DISSERTATION SUR L’INCERTITUDE DES CINQ PREMIERS SIÈCLES DE L’HISTOIRE ROMAINE

SECONDE PARTIE. — Dans laquelle on prouve l’incertitude des principaux événements de cette histoire.

CHAPITRE XI. — DE L’AVENTURE QUI FIT ADMETTRE LES PLÉBÉIENS AU CONSULAT, ET DE QUELQUES AUTRES FAITS.

 

 

Tite-Live, qui, en bien des occasions, montre beaucoup d’esprit et de jugement, aurait eu toutes les qualités qui forment un bon historien, si la plupart du temps il n’avait écrit avec trop de précipitation. Il semble que, content de répandre sur son sujet tous les agréments du style et d’amuser ses lecteurs, il donne d’ailleurs un peu trop dans le merveilleux, et qu’il se plaît à donner un air de roman à son histoire. C’est ce qui est cause qu’adoptant sans beaucoup d’examen divers faits, il y a souvent donné place à des fables peu dignes d’y figurer. Peut-être qu’un peu trop attaché à consulter les traditions des familles, il n’a pas eu assez de soin d’en écarter toutes les fictions dont elles fourmillaient, comme il en convient lui-même[1].

C’est, je crois, sur ce pied-là que nous devons regarder le conte qu’il nous fait de la jalousie de deux sœurs, qui fournit aux plébéiens une occasion de s’ouvrir le chemin au consulat dont les patriciens avaient été jusqu’alors seuls en possession. Il y avait longtemps que les prétentions des plébéiens, qui voulaient être admis à cette dignité, et l’obstination des patriciens à la leur refuser, avaient mis la discorde entre ces deux ordres et avaient excité divers troubles dans l’État. C’est ce qui rendait cet événement très intéressant, et lui faisait mériter une attention particulière.

Comme ce fut une femme qui fut cause qu’on chassa les rois de Rome et qu’on y établit la liberté, et que ce fut encore une femme qui donna occasion d’abolir la domination des décemvirs qui se préparaient à envahir l’autorité souveraine, ce sexe était, en quelque sorte, en possession de donner le branle aux principales révolutions de l’État. Les patriciens, chagrins de se voir enlever un consulat, et d’être obligés de partager cette dignité avec les plébéiens, regardèrent ce changement comme une révolution considérable, et cela fut cause peut-être que, dans la suite, on voulut donner part à une femme dans cet événement, et qu’on inventa le conte de la jalousie des deux filles de Fabius. Ce conte courait apparemment du temps de Tite-Live, et cet historien l’inséra dans son Histoire sans autre examen. En effet, pour peu qu’il y eût donné d’attention, il aurait bien remarqué qu’il ne méritait point d’y avoir place, puisqu’il est entièrement dépourvu de vraisemblance. C’est ce qu’il ne sera pas difficile de prouver. Voici ce conte, tel que nous le donne Tite-Live.

M. Fabius, patricien, avait deux filles qu’il avait mariées : l’aînée à Serviles Sulpicius, patricien ; la cadette à Licinius Stolon, homme considérable, mais qui était de famille plébéienne. Un jour que la cadette était venue faire visite à son aînée, et qu’elles causaient ensemble, un licteur vint frapper avec violence avec sa verge à la porte, pour la faire ouvrir à Sulpicius, qui alors était tribun militaire, dignité substituée au consulat. Ce bruit causa de la surprise et quelque effroi à la cadette, et sa sœur n’y répondit que par un sourire malin, qui semblait lui reprocher qu’elle ignorât une coutume qui s’observait toujours à l’égard des consuls et des tribuns militaires. La foule des gens qu’elle vit encore venir faire leur cour à sa sœur lui fit regarder avec un œil d’envie son mariage et le rang on il l’élevait au-dessus d’elle. Le chagrin que cela lui causa fut si violent qu’elle ne put le cacher à son père ; et il la pressa si fort de lui en découvrir la cause, qu’elle ne put s’en dispenser. Il entra dans la passion de sa fille, lui promit de mettre tout en œuvre pour la contenter, et d’employer tous ses soins et tout son crédit pour que son mari eût accès aux mêmes dignités, et qu’il ne cédât en rien à son beau-frère. Il communiqua ses vues à Licinius, son gendre, et à L. Sextius, plébéien aussi, mais ambitieux et entreprenant, et qui ne pouvait souffrir qu’il y eût quelque dignité au-dessus de ses espérances. Ils prirent des mesures ensemble pour faire admettre les plébéiens au consulat ; et enfin, après dix ans de troubles et de disputes, la cadette Fabia eut lieu d’être satisfaite ; et ils firent passer en loi que, des deux consuls, il y en aurait toujours un plébéien.

Tout ce conte n’est fondé que sur une supposition manifestement fausse, qui est que Servius Sulpicius, le mari de l’aînée de ces deux sœurs, était revêtu d’une dignité dont la qualité de plébéien excluait le mari de la cadette. Or Sulpicius était tribun militaire, dignité à laquelle les plébéiens étaient admis aussi bien que les patriciens. Elle n’avait même été introduite que pour les satisfaire. Les patriciens, voyant les efforts que faisaient les plébéiens pour s’ouvrir l’accès au consulat, ne pouvant se résoudre à leur en faire part, et craignant qu’enfin ils ne vinssent à bout de le leur arracher, imaginèrent ce moyen de les contenter en quelque manière, et il y avait prés de cinquante ans qu’on n’avait créé que fort rarement des consuls. Licinius n’était donc point exclu de la dignité dont son beau-frère était revêtu, et rien ne l’empêchait de la briguer et de l’obtenir. Plusieurs autres du même nom et de la même famille avaient été tribuns militaires avant lui. Le nombre de ces tribuns n’était pas fixe, et il n’était pas déterminé combien il devait y en avoir de patriciens. Il était même déjà arrivé[2] que de six il n’y en avait eu qu’un patricien ; et même, trois ans après, ils furent tous six plébéiens. Il est vrai que la plupart du temps les patriciens l’emportaient sur les plébéiens ; mais aussi il n’est pas moins vrai que ceux-ci, en se saisissant de quelques circonstances favorables, pouvaient l’emporter sur les patriciens, comme l’expérience le prouvait.

La jalousie de la cadette Fabia était assez mal fondée, puisque rien n’excluait son mari Licinius de la charge de tribun militaire dont son beau-frère Sulpicius était revêtu. Disons plus : elle n’avait aucun sujet d’envier cette dignité au mari de sa sœur, puisque le sien avait exercé la charge de tribun militaire l’année d’auparavant. Tite-Live[3] nous apprend que le Licinius, qui fut nommé général de la cavalerie peu après par le dictateur Manlius, était le même qui avait été tribun militaire quelque temps auparavant. Or il le nomme aussi ailleurs C. Licinius Stolo, en disant qu’il avait été le premier plébéien élevé à la dignité de général de la cavalerie. Ce qui achève de lever tous les doutes de ce sujet, et prouve que ce Licinius était le même que le gendre de Fabius, c’est que Plutarque dit bien expressément[4] que ce fut ce même Licinius Stolon, auteur de la sédition, que Manlius, nomma général de la cavalerie.

Licinius Stolon, mari de la cadette Fabia, avait donc été revêtu de la dignité de tribun militaire, et par conséquent sa femme devait être accoutumée à voir, dans sa maison, tout ce qui causa sa surprise chez sa sœur et réveilla sa jalousie contre elle. Mais, quand la supposition sur laquelle ce conte est fondé serait vraie, savoir que Licinius n’avait jamais été tribun militaire, et que même il était exclu de cette charge par sa naissance, la surprise de la cadette Fabia ne pouvait venir que de ce qu’elle ignorait l’usage qui y donna lieu, et de ce qu’elle n’était pas accoutumée à ce qui se pratiquait chez les gens qui étaient revêtus de cette dignité. Il faudrait donc encore supposer, pour que cela eût quelque vraisemblance, qu’elle était d’une maison où ces dignités n’étaient pas ordinaires.

Cependant nous voyons qu’elle était d’une famille patricienne des plus illustres de Rome, où les principales dignités étaient comme héréditaires, et que son père même y avait exercé cette charge. D’ailleurs une maison si considérable ne pouvait manquer d’avoir de grandes alliances ; et Fabia avait sans doute bien d’autres parentes que sa sœur, où elle aurait pu voir pratiquer la même formalité. Quelle apparence y a-t-il donc qu’elle ait trouvé rien d’étrange à ce qui se passait chez sa sœur, et que ce soit à la jalousie qu’elle conçut de la voir élevée à un rang auquel elle ne pouvait prétendre, que l’on doive attribuer l’ardeur avec laquelle les plébéiens travaillèrent à arracher un consulat aux patriciens et le succès avec lequel ils vinrent à bout de vaincre leur obstination ?

Ces faisons suffisent pour nous faire regarder ce conte comme un de ces épisodes intéressants dont les anciens aimaient à orner leurs histoires. Plutarque, qui, dans la Vie de Camille, a suivi Tite-Live en plusieurs choses, n’a pas cru devoir le suivre en ceci ; et, parlant des troubles qu’excitèrent Sextius et Licinius, tribuns du peuple, pour ouvrir aux plébéiens le chemin du consulat, il n’a garde de dire que le motif qui les fit agir ait été une aventure aussi peu vraisemblable.

En effet, ce trait d’histoire fait peu d’honneur au jugement de Tite-Live ; et, pour peu qu’il l’eût examiné en critique, il en aurait aisément découvert la fausseté.

J’ai donné diverses preuves de l’ingénuité avec laquelle cet historien reconnaît, en d’autres occasions, que l’histoire qu’il écrivait était accompagnée de beaucoup d’incertitude. Pour ne pas passer pour trop crédule, il aurait bien dû avertir ses lecteurs qu’il n’ajoutait pas foi à de pareils contes, comme il l’a dit à l’égard de la fondation de Rome. Quoi qu’il en soit, il me serait facile de rassembler encore divers traits, tirés de cet historien, qui montrent combien l’histoire du cinquième siècle est incertaine. Il parle, à la fin de son septième livre, d’une sédition qui s’éleva dans l’armée, et qui eut de si grandes suites qu’il semble qu’on devait en savoir jusqu’aux moindres circonstances. Cependant, après avoir rapporté assez au long l’histoire de la sédition, telle qu’il l’avait trouvée dans quelques auteurs, il convient que, dans d’autres écrivains, elle se trouvait rapportée d’une manière entièrement différente, et pour le fond et pour les circonstances. De sorte qu’il est obligé d’avouer[5] qu’il n’y avait rien de certain dans tout ce qu’on en disait, sinon qu’il y avait eu une sédition, et qu’elle avait été apaisée. Il est cependant surprenant qu’on eût si peu de lumière sur un événement de cette importance, car on voit que cette sédition avait eu de grandes suites et avait donné occasion à des changements considérables dans le gouvernement. Je renvoie à l’historien lui-même, de peur d’être trop long. Du moins cet événement, qu’il place sous l’an 413 de Rome, montre-t-il que l’incertitude régnait encore dans l’histoire romaine ; et je pourrais y en ajouter encore d’autres exemples sur le reste de ce siècle ; mais je me contente de les indiquer[6], et de ce que j’ai rapporté des guerres des Gaulois dams le chapitre précédent.

Je passe à deux faits dont la mémoire noirs a été conservée par des historiens étrangers, et qui ne se trouvent point dans l’Histoire de Tite-Live, soit qu’il n’en ait point eu connaissance, soit qu’il n’ait point trouvé à propos de les rapporter. Le premier se trouve dans Théophraste[7]. Il s’agit d’une expédition des Romains dans l’île de Corse, on ayant voulu faire une descente, les mats de leurs vaisseaux se brisèrent, s’étant engagés dans les branches des arbres dont d’épaisses forêts bordaient les rivages de cette île. Il semble que la perte que les Romains firent dans cette occasion et cette expédition même, qui fut apparemment la première entreprise qu’ils firent sur cette île, étaient des événements assez remarquables pour mériter une place dans l’histoire. On n’en voit cependant aucune trace dans l’Histoire de Tite-Live, bien que les dix premiers livres qui nous en restent aillent au delà du temps auquel Théophraste écrivait son livre, et qui était l’an 460 de Rome, comme nous l’apprend Pline l’Ancien[8]. Le fait que Théophraste rapportait devait être, du moins, de quelques années antérieur, et par conséquent devait trouver place dans la première décade de Tite-Live que nous avons encore tout entière.

On pourrait croire que Théophraste, étant étranger et assez éloigné de Rome, n’était pas bien instruit, et n’avait rapporté ce fait que sur quelque bruit vague et sans en avoir approfondi la vérité ; mais le témoignage que Pline lui rend détruit cette supposition. Cet auteur dit[9] que Théophraste est le premier étranger qui ait écrit avec quelque exactitude de ce qui concernait les Romains. Il est clair que Pline n’aurait pas loué son exactitude, s’il se fût trompé dans cette occasion, la seule où il paraît avoir fait mention des Romains.

Peut-être est-ce à l’occasion de ce naufrage de la flotte romaine que la tempête fut déifiée à Rome, et qu’on lui éleva un temple. Ce qu’il y a de sûr est que, la flotte romaine ayant essuyé une furieuse tempête dans la mer de Corse, où elle pensa périr, on crut devoir à Rome se concilier cette nouvelle divinité en lui consacrant un temple. C’est ce qu’Ovide nous apprend dans ces deux vers[10] :

Te quoque, Tempestas, meritam delubra fatemur,

Cum pane est Cursis obruta classis aquis.

Il est vrai que ses commentateurs rapportent à une autre occasion la consécration du temple de la Tempête, et qu’ils appuient leur sentiment du témoignage d’une inscription ancienne trouvée à Rome[11] ; mais je ne sais si le passage de Théophraste ne déterminerait pas à donner une origine encore plus ancienne au culte qu’on rendit à cette nouvelle déesse à Rome. Quoi qu’il en soit, ce n’est qu’une conjecture sur laquelle je n’insisterai pas davantage.

Il est toujours visible parle silence que Tite-Live garde sur ce fait, qu’outre les péchés de commission, on pourrait lui en reprocher beaucoup d’omission. Tel est encore celui dont je vais faire mention, et où il est facile de découvrir la raison du silence que cet historien garde sur une démarche qui n’est pas des plus honorables. Théophraste[12] ajoute que Clitarque, autre historien grec, disait que les Romains avaient envoyé une ambassade à Alexandre, et que ce n’était qu’à cette seule occasion qu’il avait fait mention d’eux. On ne trouve rien de semblable dans aucun historien romain. Tite-Live, bien loin de convenir que les Romains aient fait une pareille démarche, croit[13] que le bruit des exploits d’Alexandre n’avait pas même pénétré jusqu’à eux. II n’avait donc garde de dire que les Romains, dans la crainte qu’il ne tournât ses armes contre eux, l’avaient prévenu par une ambassade. Il n’y avait point de romain qui aurait voulu avouer que sa nation eût fait cette démarche, et qu’elle eût envoyé jusqu’à Babylone féliciter Alexandre sur ses conquêtes. Il n’y avait que des étrangers ou quelques Grecs qui osassent dire la vérité, dès qu’elle n’était pas à l’avantage des Romains. C’est sans doute cette raison qui a empêché Quinte-Curce de faire mention de cette particularité qui se trouvait aussi rapportée par Ariste et par Asclépiade, deux historiens grecs qui avaient écrit l’histoire d’Alexandre. C’est d’Arrien que nous l’apprenons[14], qui paraît cependant douter de la vérité de cette ambassade.

Mais, en faisant attention aux caractères de Tite-Live et de Clitarque, il ne sera pas difficile de décider de quel côté se trouve la vérité. Comme nous avons vu que l’historien romain a ignoré une particularité que le seul Théophraste nous a conservée, on pourrait croire que de même il n’a pas su que les Romains eussent fait cette démarche envers Alexandre. Mais, quand il en aurait eu connaissance, à en juger par la manière dont il s’exprime à l’égard de ce conquérant, on voit assez que son amour-propre eût souffert d’un pareil aveu, et qu’il eût trouvé quelque chose d’humiliant pour sa patrie dans cette démarche qui aurait un peu trop marqué qu’elle redoutait les armes d’Alexandre. Au contraire, ce que Clitarque en dit ne doit pas nous être suspect, parce que c’est la seule chose qu’il dise des Romains. Parmi cette foule de nations qui envoyèrent féliciter Alexandre à Babylone sur ses conquêtes, il nomme les Romains, qui apparemment ne lui étaient connus que par cette ambassade. Nonobstant le jugement que Quintilien fait de Clitarque[15] dont il loue l’esprit, mais dont il dit que la fidélité était fort décriée, sa bonne foi ne peut nous être suspecte sur cet article. Si cet historien, qui accompagna Alexandre dans son expédition et qui en écrivit l’histoire, avait imaginé cette ambassade contre la vérité, pour la gloire de son héros, il n’y a pas d’apparence qu’il se fût contenté simplement de nommer les Romains ; pour faire plus d’honneur à Alexandre, il se serait étendu sur cette circonstance, et aurait fait remarquer qu’il fallait que sa réputation eût répandu la terreur jusqu’au bout du monde, puisqu’un peuple aussi éloigné et aussi belliqueux que l’étaient les Romains l’avait prévenu en lui envoyant des ambassadeurs jusqu’à Babylone. Cependant nous voyons, par le rapport de Pline, qu’il disait simplement que les Romains avaient envoyé des ambassadeurs à Alexandre : legationem tantum ad Alexandrum missam. Il semble donc qu’ils ne lui étaient connus que par cet endroit, et il n’y a point d’apparence qu’il ait inventé ce fait. Il n’y en a point non plus que Pline eût rapporté ce que disait Clitarque, sans y ajouter quelque correctif, s’il avait cru que la chose fût fausse.

 

 

 



[1] Lib. VIII, cap. ult.

[2] Livius, lib. V, cap. XIII et XVIII.

[3] Lib. VI, cap. XXXIX. — Vid. lib. X, cap. VIII.

[4] In Camillo, p. 150, B.

[5] Lib. VII, cap. ult.

[6] Vid. lib. IX, cap. XLIV ; lib. X, cap. III, IX, XXVI, XXX, XXXVII.

[7] Hist. Plantar., lib. V, cap. IX.

[8] Hist. nat., lib. III, cap. V.

[9] Hist. nat., lib. III, cap. V.

[10] Fastor., lib. V, v. 193.

[11] Reines., Inscript. class. VI, n. 34.

[12] Pline, Hist. nat., lib. III, cap. V.

[13] Lib. IX, cap. XIX.

[14] Lib. VII, cap. XV, p. 294, édit. Gronov.

[15] Lib. X, cap. I.