Tite-Live, arrivé aux temps qui suivirent la destruction de Rome par les Gaulois, après s’être répandu en plaintes sur les ténèbres qui enveloppaient les temps qui précédaient cette époque et dont l’obscurité ne lui avait pas permis de parler avec certitude, s’arrête quelques moments, comme pour reprendre haleine, au commencement de son sixième livre. Destitué jusqu’alors de monuments sûrs et fidèles, à cause que la plupart avaient été consumés dans l’embrasement de Rome[1], il se prépare à parler avec plus de certitude des temps suivants, dont la mémoire avait pu se conserver dans les archives ou dans d’autres monuments publics que la prospérité continuelle des Romains avait mis à l’abri d’une pareille catastrophe. Je ne sais, cependant, s’il s’est bien acquitté de ce qu’il nous promet dans cet endroit, et s’il ne nous sera pas facile de découvrir encore bien des exemples de la vanité des Romains, laquelle leur faisait saisir, sans autre examen, tout ce qui pouvait contribuer à relever la gloire de leur nation. A la vérité, si les temps qui ont précédé la prise de Rome devaient naturellement être obscurs et incertains par la perte des monuments qui seuls pouvaient donner quelque certitude aux événements, la même raison ne subsiste plus à l’égard du siècle suivant. Cependant, nonobstant la facilité que les historiens doivent avoir eue de s’instruire des événements postérieurs à la prise de Rome par les Gaulois, nous en trouverons encore beaucoup d’entièrement fabuleux, ou du moins fort douteux, dès que nous y porterons le flambeau de la critique. Nous y reconnaîtrons souvent la vérité de ce que dit Plutarque, que le saccagement de Rome par les Gaulois a répandu l’incertitude et l’obscurité sur divers événements postérieurs à cette époque. Il veut même qu’on ne puisse pas bien fixer celle de ce fameux événement[2]. Brennus, dit-il, prit Rome, un peu plus de trois cent soixante ans après sa fondation ; si tant est qu’on puisse affirmer avec quelque certitude le temps de cette prise, la confusion qu’elle a causée dans l’histoire s’étendant même sur beaucoup d’événements plus récents. On a vu, dans la première partie de cette dissertation, qu’on ne pouvait citer aucun monument, aucun écrivain du milieu du cinquième siècle, et que ce ne fut même que vers le milieu du siècle suivant que les Romains commencèrent à avoir des historiens. Je crois donc pouvoir étendre jusqu’à la fin du cinquième siècle l’incertitude et la confusion qui règnent dans l’histoire romaine. Ce n’est pas que je veuille révoquer en doute généralement tous les événements de ce siècle, pour quelques traits fabuleux dont ils se trouvent accompagnés, ou parce qu’il y en a plusieurs qui sont manifestement faux. Mon intention est seulement de faire voir que divers faits des plus marqués et des plus importants se trouvant faux, et le fruit de la vaine gloire des Romains, les autres nous doivent être fort suspects. J’en tire encore de nouveaux motifs de douter de l’histoire des siècles précédents, laquelle, à plus forte raison, doit paraître fabuleuse et forgée après coup. Ce sera surtout dans les victoires que les Romains se vantent d’avoir remportées sur les Gaulois, qu’on trouvera des exemples de leur hardiesse à feindre, pour se faire honneur, ce qui n’est jamais arrivé. C’est sur ce pied-là qu’on peut regarder la prétendue victoire qu’ils attribuent à leur Camille, et que Tite-Live rapporte avec autant de confiance que si la chose eût été sûre et avérée. Cependant, il y a ‘de fortes raisons de révoquer en doute cette victoire comme des plus douteuses et inventée dans la suite. Il était trop honteux pour les Romains, parvenus au plus haut comble de gloire, d’avouer qu’après que leur armée avait été défaite et taillée en pièces par les Gaulois, leur ville saccagée et brûlée, les restes de la nation n’avaient pu échapper à leur fureur qu’en se rachetant à prix d’argent. On fait donc survenir Camille le plus à propos du monde[3] pour rompre un marché si ignominieux et pour tirer vengeance de l’état déplorable auquel les Gaulois avaient réduit sa patrie. Pour rendre cette vengeance encore plus éclatante, on nous assure que leur défaite fut si complète, qu’il n’en échappa point un seul Gaulois qui en pût porter la nouvelle dans son pays. C’est de cette manière que Tite-Live rapporte ce grand événement, et il est suivi en cela par tous les historiens romains et par la plupart des historiens grecs. Cependant Plutarque, qui dans la Vie de Camille[4] suit en ceci Tite-Live, rapporte la chose d’une manière bien différente dans son Traité de la Fortune des Romains[5]. Car il y attribue la délivrance des Romains uniquement à leur bonne fortune. C’est sur l’autorité de Polybe qu’il dit que les Gaulois, ayant reçu la nouvelle que les Vénètes avaient fait une invasion dans leur pays qu’ils ravageaient en leur absence, consentirent d’accorder la paix aux Romains et s’en retournèrent chez eux. Je crois que dans ce cas ici l’autorité de Polybe vaut bien celle de Tite-Live ; le premier ayant été beaucoup plus voisin de ces temps-là, apportant une exactitude scrupuleuse à vérifier tout ce qu’il écrit, et d’ailleurs n’étant porté par aucun motif à déguiser la vérité. Cet auteur, en deux ou trois endroits de son Histoire, s’exprime avec tant de précision sur les causes de la retraite des Gaulois, qu’on voit bien ou qu’il ignorait absolument la prétendue victoire de Camille, ou qu’il la regardait comme un conte qui ne méritait pas seulement qu’il se donnât la peine de le réfuter. Les Gaulois, dit cet historien, étaient alors maîtres de Rome, excepté du Capitole. Cependant les Romains, contre toute espérance, recouvrèrent leur patrie, et firent un traité avec les Gaulois, où ils se soumirent aux conditions que ceux-ci voulurent leur prescrire[6]. Cet historien se serait-il exprimé ainsi, s’il était vrai que Camille, les armes à la main, leur eût enlevé l’or qu’on était déjà occupé à leur peser ? Lui qui écrivait à Rome, sous les yeux des Romains, aurait-il osé passer sous silence une victoire aussi mémorable, si, de son temps, elle eût été regardée comme bien certaine ? Ne devait-il pas craindre qu’on lui reprochât qu’il supprimait un événement des plus glorieux pour les Romains ? Apparemment donc que, de son temps, on n’avait pas encore inventé ce conte, ou que, du moins, on ne l’osait pas encore débiter avec tant de hardiesse. Ce fut donc volontairement que les Gaulois abandonnèrent Rome ; et bien loin que les Romains les aient inquiétés dans leur retraite, ils leur laissèrent emporter tout le butin qu’ils avaient fait, avec les mille livres d’or au prix desquelles ils avaient racheté leur ville. C’est ce que le même historien nous apprend lorsque, rapportant les différentes guerres qu’il y eut entre les Romains et les Gaulois, il s’exprime de la manière suivante : Quelque temps après, les Gaulois ayant remporté une victoire complète sur les Romains et sur leurs alliés, et après avoir mis trois jours à poursuivre les fuyards, ils marchèrent vers Rome, qu’ils prirent, excepté le Capitole. Peu après, les Vénètes ayant fait irruption dans leur pays, cet accident les rappela chez eux, et ils y retournèrent, après avoir fait la paix avec les Romains et leur avoir rendu leur ville[7]. Ce n’est pas tout. Cet historien est encore plus exprès là-dessus un peu plus bas ; et, bien loin de parler du carnage affreux que Camille fit de ces Gaulois ; dont il ne doit pas être échappé un seul à l’épée des Romains, il nous apprend[8] que ce ne fut que par pure grâce qu’ils remirent les Romains en possession de leur ville, et qu’ils se retirèrent dans leur pays chargés du butin qu’ils avaient fait sur eux et de l’or qu’on leur avait donné pour les engager à se retirer, sans avoir fait la moindre perte. Que se peut-il de plus exprès et de plus fort, pour démontrer la fausseté de cet événement, que le silence de ce judicieux historien, qui, dans le détail où il entre sur les différentes guerres entre les Romains et les Gaulois, n’aurait sans doute pas omis une victoire si mémorable si elle avait été fondée sur la vérité ? Ce que j’en ai rapporté suffit donc pour réfuter tout ce qu’en disent divers historiens, et pour prouver que ce conte n’a d’autre fondement que la vanité des Romains. J’ajoute que tous les Romains n’ont pas regardé non plus ce fait comme bien certain. Suétone nous cite les Mémoires de la famille Livienne, qui réfutent absolument cette prétendue victoire de Camille. Ces traditions portaient[9] que celui qui avait acquis le surnom de Drusus et l’avait transmis à ses descendants, l’avait pris à cause qu’il avait tué de sa propre main le chef des ennemis nommé Drausus ; qu’on y trouvait encore que le même, étant propréteur, avait rapporté de la Gaule l’or que les Romains avaient autrefois donné aux Gaulois pour les engager à lever le siège du Capitole, et qu’il était faux que Camille le leur eût enlevé, comme cela se disait communément. Outre Suétone, nous voyons encore Trogue-Pompée, ou son abréviateur Justin, qui insinue que ce n’est que par argent que les Romains sont venus à bout de se délivrer des Gaulois. C’est ce qui leur est reproché en deux endroits[10] par les Étoliens et par Mithridate. Tite-Live lui-même[11] met des reproches tout semblables dans la bouche des Samnites. Il se contredit encore plus manifestement ailleurs ; car, quoiqu’il nous ait dit que Camille avait enlevé aux Gaulois l’or que les Romains leur avaient donné pour les engager à lever le siège du Capitole, il nous dit dans la suite[12] que ce ne fut que deux ans après qu’on restitua aux dames le prix des bijoux qu’elles avaient donnés pour fournir à la quantité d’or qu’on était convenu de payer aux Gaulois. Mais, si Camille avait repris cet or avant même que les Gaulois l’eussent eu entre les mains, comme Nous le dit cet historien, pourquoi ne pas rendre ces bijoux en nature, et pourquoi ce délai de deux ans ? J’ajoute que cet or même fut fourni aux Romains par la ville de Marseille. Elle avait envoyé des députés à Delphes, qui à leur retour, passant par l’Italie, apprirent le désastre des Romains et en apportèrent la nouvelle à Marseille. Tout le monde y fut si touché de la catastrophe des Romains, que l’État et les particuliers s’empressèrent à l’envi de contribuer de leurs biens à la somme que les Romains avaient été obligés de fournir aux Gaulois[13]. Concluons-en que les Gaulois ont emporté cet or chez eux, et qu’outre les diverses autorités que j’ai alléguées et qui rendent la victoire de Camille très douteuse, la contradiction où Tite-Live tombe prouve clairement que cette prétendue défaite des Gaulois ne doit son origine qu’à la vanité des Romains. Ce peuple était parvenu à un si haut degré de gloire et de puissance, qu’il ne put souffrir qu’un événement si humiliant pour lui eût place dans son histoire. Ayant soumis à sa domination la plus grande partie du monde alors connu, pouvait-il se résoudre d’avouer qu’il descendait d’une poignée de gens échappés à l’épée des Gaulois, et qui ne s’étaient sauvés d’une entière destruction qu’en se rachetant moyennant mille livres d’or ? Cette tache était insupportable au nom romain, et il y avait peu de gens qui fussent assez hardis pour oser dire la vérité, à moins qu’ils ne fussent des ennemis déclarés, tels que les Samnites, les Étoliens, ou Mithridate. Il fallait donc tirer le rideau sur une circonstance si flétrissante. Il fallait que la fiction suppléât à la vérité de l’histoire, et les aidât à tirer vengeance de ces ennemis qu’ils n’avaient pu vaincre les armes à la main. On voit, par le passage de Tite-Live que je cite en marge[14], quelle peine il avait à digérer l’affront que t’eût été pour les Romains s’ils se fussent rachetés à prix d’argent. C’est sans doute ce motif seul qui a donné cours à cette fausseté qui peut-être ne se trouvait que dans les mémoires de la famille Furia, où quelqu’un des descendants de Camille avait fourré cette victoire, pour augmenter le nombre des triomphes de ce grand homme. Les historiens romains n’y étaient pas difficiles ; et dès qu’un événement était glorieux pour leur nation, ils souhaitaient trop qu’il fût vrai pour se donner la peine de l’examiner à la rigueur. J’ai déjà fait voir, dans la première partie de cette dissertation, combien ces mémoires des familles ont introduit de faussetés dans l’histoire romaine ; et il y a beaucoup d’apparence que c’est de la même source que partent non seulement cette victoire de Camille, mais encore plusieurs autres que les Romains se glorifiaient avec aussi peu de fondement d’avoir remportées sur les Gaulois, et qui disparaîtront bientôt, dès qu’elles seront éclairées de près. En effet, combien de triomphes n’effacera-t-on pas des fastes, si l’on confronte la narration de Polybe avec celle de Tite-Live ? Quoi qu’il en soit, avant que de passer outre, nous pouvons remarquer que Tite-Live, et les autres historiens romains, ont adopté un peu à la légère ce fait, parce qu’il flattait la vanité de leur nation. Quand on n’opposerait à leurs narrations que les contradictions et les différences qui s’y trouvent, dans l’examen desquelles je n’entre point, de peur d’être trop long, elles suffiraient pour les rendre très, douteuses. Maintenant qu’elles se trouvent démenties par Polybe sur un événement si marqué, on peut en conclure hardiment que ce qu’elles contiennent sur cette victoire est faux et inventé à plaisir. Il suffit de connaître Polybe pour juger que son témoignage est préférable, sûr un fait de cette nature, à celui de tous les historiens latins. Cet auteur a écrit son histoire un peu plus de deux siècles après la prise de Rome. Il avait passé une partie de sa vie dans cette ville, uniquement occupé de l’histoire qu’il avait dessein de publier. Il était d’une naissance, d’un mérite, et d’un rang, à pouvoir lier commerce avec tout ce qu’il y avait de personnes illustres à Rome. Aussi fut-il ami intime de Scipion l’Africain, le destructeur de Carthage et de Numance. Il y a bien de l’apparence qu’il a été mieux au fait de l’histoire des temps sur lesquels il a écrit, que Tite-Live qui n’a vécu qu’environ tin siècle et demi plus tard. Il était donc plus à portée que lui de s’en instruire, et on sait qu’il ne négligeait rien pour cela. Au contraire Tite-Live ne passe pas pour fort exact ; et j’ai donné déjà quelques exemples de la légèreté avec laquelle il adoptait tout ce qui faisait honneur à sa nation, et cela d’une manière qui souvent fait peu d’honneur à son discernement. Comme Polybe n’avait aucun intérêt à déguiser la vérité, et qu’au contraire il montre dans toute son Histoire une impartialité et un discernement peu communs, il paraîtra toujours plus croyable que Tite-Live ; et le récit des guerres entre les Gaulois et le Romains se trouvant totalement différent dans ces auteurs, on ne peut se dispenser de donner l’avantage à l’historien grec. Pour mettre les lecteurs en état de juger de cette différence, je rapporterai les narrations de ces auteurs le plus en abrégé que je pourrai. Voici celle de Polybe[15]. Les Gaulois, après avoir pris Rome et en être restés en possession pendant sept mois, rendent cette place aux Romains ; et, leur ayant accordé la paix, ils s’en retournent dans leur pays, chargés de butin et sans avoir souffert aucune perte. Trente ans après cette expédition, ils reviennent avec une nombreuse armée et s’avancent jusqu’à Albe, sans que les Romains, qui n’étaient pas encore revenus de la frayeur que leur causait le seul nom des Gaulois, osent se montrer devant eux. Douze ans après, les Romains ayant eu avis que les Gaulois se préparaient à faire une nouvelle irruption dans leur pays, se préparèrent de leur côté à les bien recevoir ; et, ayant rassemblé tous les secours de leurs alliés, ils leur vinrent présenter bataille. Les Gaulois, à leur tour, surpris de la contenance fière des Romains, et la division s’étant mise parmi eux, firent, de nuit, une retraite qui avait tout l’air d’une fuite. Treize ans après, voyant l’accroissement de la puissance des Romains, ils conclurent avec eux une paix qu’ils observèrent pendant trente. ans. Au bout de ce temps, les Gaulois d’Italie se voyant menacés d’une invasion des Gaulois d’au-delà des Alpes, pour détourner l’orage prêt à fondre sur eux, leur proposèrent une ligue pour envahir ensemble le territoire des Romains. Ils traversèrent la Toscane ; et, après s’être regorgés de butin, sans avoir trouvé aucune opposition, ils retournèrent dans leur pays avec leur proie. Quatre ans après, c’est-à-dire quatre-vingt-neuf ans après la prise de Rome, ils firent une ligue avec les Samnites, et défirent entièrement les Romains près de Clusium. Mais ceux-ci, ayant rassemblé toutes leurs forces, en tirèrent revanche dès la même année, et remportèrent une victoire complète sur les Gaulois. Dix ans s’étant encore écoulés, les Gaulois revinrent avec une nombreuse armée, et mirent le siège devant Arezzo. Les Romains, sous la conduite du préteur Lucius, s’étant avancés pour secourir la place, ils furent entièrement défaits et leur général fut tué. Manius Curius, qui lui fut subrogé, lava la honte de cette défaite, et défit à son tour les Gaulois ; et les ayant chassés de leur pays, il se vit en état d’y établir des colonies romaines. Voilà, selon Polybe, le détail des guerres qu’il y eut pendant un siècle entre les Gaulois et les Romains. Si nous le comparons avec l’Histoire de Tite-Live, nous y trouverons une différence totale ; et, afin qu’on la puisse mieux sentir, je joins ici une table chronologique des narrations de ces deux auteurs.
Quelle différence entre ces deux récits ! Et si l’on reçoit celui de Polybe qui met quatre-vingt-neuf ans entre la prise de Rome et la première victoire que les Romains obtinrent sur les Gaulois, que deviendront tous les triomphes dont Tite-Live parle avec tant d’emphase ? Non seulement la première victoire de Camille passera pour fausse, mais on ne jugera pas plus favorablement de celle que Plutarque[16] et Tite-Live[17] nous disent qu’il remporta vingt-deux ans après, sur la même nation. En examinant un peu de prés cette dernière, peut-être trouverons-nous qu’il n’y a pas plus de certitude que dans la première. Plutarque et Tite-Live ne suivent pas la même opinion sur cette bataille, touchant laquelle on voit qu’il y avait beaucoup de diversité entre les historiens. Claudius rapportait[18] que cette bataille s’était livrée prés de la rivière anciennement appelée Anio ; et c’est son sentiment que Plutarque a suivi dans la vie de Camille. Claudius croyait encore que c’était dans cette occasion que Manlius s’était battu en combat singulier et avait tué un Gaulois en présence des deux armées, et qu’il l’avait dépouillé d’un collier d’or, qui lui mérita le surnom de Torquatus. Pour Tite-Live, accoutumé à suivre le nombre, sans s’embarrasser beaucoup de’ rechercher la vérité, il aime mieux encore en cette occasion suivre la pluralité des auteurs, et différer cette victoire de dix ans. Il veut donc que ç’ait été prés d’Albe, et non auprès de l’Anio, que Camille acquit l’honneur d’un second triomphe sur les Gaulois. Cette victoire fut complète, selon lui, et coûta peu aux Romains. On voit donc, par la manière dont Tite-Live rapporte la chose, qu’on ne convenait ni du temps ni du lieu où l’action s’était passée ; et par là même elle devient très douteuse. Polybe n’en dit mot, et, outre cela, il met quatre-vingt-neuf ans entre la prise de Rome et la première victoire que les Romains aient remportée sur les Gaulois. Il nous autorise donc pleinement à mettre celle-ci au même rang que la précédente, dont je crois avoir prouvé clairement la supposition. On a pu remarquer, dans le passage de Tite-Live que j’ai cité en marge, que cet historien rapproche de dix ans l’expédition des Gaulois où leur armée et celle des Romains en vinrent aux mains auprès de la rivière d’Anio, et où se passe le combat singulier de Manlius Torquatus avec un Gaulois[19]. Cependant on la lui voit rapporter cinq ans après ; et, l’année suivante, il met encore une sanglante bataille entre ces deux peuples, qui se passe sous les murailles de Rome, prés de la porte Colline, où les Romains, qui combattaient sous les yeux de tout ce qu’ils avaient de plus cher, mirent en fuite les Gaulois[20]. Le peu d’exactitude de l’historien, la confusion qui règne dans les faits et le triomphe adjugé au consul Pétélius, quoique ce fût au dictateur créé à l’occasion de cette guerre qu’appartint tout l’honneur de cette victoire, montrent assez qu’il n’y avait qu’incertitude dans ces événements. On ne peut ajouter foi à des récits accompagnés de tant de contradictions et de marques de doute dans l’historien romain, pour la refuser au narré simple et uni de l’auteur grec. Ce dernier nous dit que, lorsque trente ans après la prise de Rome les Gaulois vinrent faire des courses jusqu’à Albe, les Romains n’osèrent se montrer, et que ce ne fut que quarante-deux ans après cette prise qu’ils osèrent se présenter en bataille devant les Gaulois, et qu’ils furent quatre-vingt-neuf ans avant que de pouvoir les vaincre. II n’avait aucun intérêt à déguiser la vérité, et je crois que, sur son autorité, nous pouvons hardiment effacer des fastes et ces deux triomphes et divers autres, quine doivent le jour qu’à la vanité des Romains. Je regarde donc comme partant de la même source la victoire dont le même Tite-Live fait honneur au dictateur Sulpicius[21] en l’an de Rome 397, et qui selon cet historien fut la plus complète qu’on eut encore remportée sur les Gaulois depuis Camille. Le stratagème auquel ce dictateur en fut redevable n’est peut-être pas plus fondé sur la vérité. Je crois que nous pouvons rayer pareillement les victoires des années 405 et 406 de Rome et les triomphes des consuls Popilius et Furius. Ce dernier était fils du grand Camille. Le combat singulier et miraculeux de Valerius, surnommé Corvus, pourra paraître aussi fabuleux que celui de Manlius Torquatus ; puisque, jusqu’à ce temps-là, les Romains n’eurent pas la hardiesse de se montrer en campagne devant les Gaulois, si nous en croyons Polybe. Ces traits si propres à embellir l’histoire étaient fort du goût des Romains ; et, les trouvant dans quelques traditions des familles, ils se mettaient peu en peine d’en examiner la vérité, et ne faisaient point de difficulté de leur donner place dans l’histoire. Polybe, qui ne puisait pas dans de pareilles sources, se sera peu arrêté à de pareils contes. Peut-être pourrait-on concilier ces historiens, du moins sur quelques faits, et montrer que Tite-Live, à la victoire prés qu’il attribue aux Romains, s’accorde en quelque chose avec Polybe : car les quarante-deux ans que Polybe met entre la prise de Rome et la troisième invasion des Gaulois, on les Romains furent assez hardis pour leur présenter la bataille, finissent à l’an 407 de Rome, et par conséquent conviennent assez au temps où Tite-Live a placé cette dernière bataille. On pourrait donc croire qu’outre la surprise que causa aux Gaulois la contenance hardie avec laquelle les Romains vinrent au-devant d’eux, ils tirèrent mauvais augure du désavantage que le champion de leur nation avait eu dans le combat singulier contre Valerius Corvus, et que ce fut encore une des causes de leur retraite précipitée. D’un autre côté, les Romains crurent peut-être devoir regarder comme une victoire la retraite de cette nation dont le nom seul les avait fait trembler jusqu’alors. Quoi qu’il en soit, comme Polybe passe sous silence tous ces trophées imaginaires des Romains, Tite-Live ne fait de même aucune mention de la paix conclue entre ces deux nations, cinquante-cinq ans après la prise de Rome. Cet historien trouve une abondante moisson de lauriers pour sa nation dans les victoires qu’elle remporta sur les Samnites. Uniquement occupé de ces guerres, il épargne pendant quelques années de honteuses défaites aux Gaulois. Polybe, comme nous l’avons vu, dit que les Gaulois observèrent exactement la paix qu’ils avaient conclue avec les Romains pour trente ans ; que ce terme étant expiré, ils firent une irruption dans leurs terres, en traversant la Toscane, et qu’après les avoir pillées sans rencontrer d’obstacle, ils revinrent chez eux, chargés d’un riche butin. Les historiens romains ont taché d’ensevelir dans l’oubli cette circonstance comme peu glorieuse pour leur nation, et ont gardé là-dessus un profond silence. Polybe nous apprend que les Gaulois ayant fait alliance avec les Samnites revinrent quatre ans après, et qu’ils remportèrent une victoire complète sur les Romains près de Clusium, mais dont les derniers tirèrent revanche peu de jours après, taillèrent en pièces la plus grande partie des Gaulois et mirent le reste en fuite. C’est là, selon Polybe, le premier avantage que les Romains pussent se vanter d’avoir eu sur les Gaulois. Il met cet événement quatre-vingt-neuf ans après la prise de Rome : ce qui répond à l’an 454 de la fondation de Rome et à l’an 3 de la CXXe olympiade, selon la chronologie de Polybe. Tite-Live convient assez avec Polybe pour le fait, mais il le place un peu plus tard. Du reste il raconte que Scipion, ayant été chargé du commandement de l’armée en l’absence des consuls, se laissa surprendre par les Gaulois qui assiégeaient Clusium ; que la légion qu’il commandait fut taillée en pièces par les ennemis[22]. Mais il rapporte cet événement d’une manière confuse ; et il paraît qu’on variait tant sur ce sujet, qu’on en peut tirer une nouvelle preuve de l’incertitude qui règne encore dans l’histoire de ce siècle, et du peu de fond qu’on peut faire sur les historiens. Du reste Tite-Live et Polybe conviennent, et sur la jonction des Samnites et des Gaulois, et sur le lieu où se donna la bataille, et en ce que les Romains furent d’abord battus, mais qu’ils s’en vengèrent peu de jours après, et firent un grand carnage des Gaulois. Tite-Live nomme les consuls Q. Fabius Maximus et P. Decius, l’un pour la cinquième et l’autre pour la quatrième fois ; et ce fut dans cette occasion que le dernier se dévoua à la mort, pour mettre la victoire du côté des Romains. Polybe, à la vérité, n’en fait aucune mention ; mais, comme il ne parle de ces guerres que fort en abrégé, on peut croire qu’il a regardé cette action de Decius comme étrangère à son sujet. Polybe ajoute que dix ans après les Gaulois vinrent mettre le siège devant Arezzo, et que le préteur Lucius, qui s’avançait pour secourir la place, fut entièrement défait et tué. Manius, qui lui fut subrogé, lava la honte de cette défaite ; et, vengeant la mort de son prédécesseur, il punit les Gaulois de la perfidie dont ils avaient usé à l’égard de ceux qu’il leur avait envoyés pour traiter de la rançon des prisonniers, lesquels ils avaient fait mourir contre le droit des gens. Cette défaite affaiblit si fort les Gaulois Sénonais — car c’est particulièrement de ceux-ci qu’il est question dans les premières guerres des Romains et des Gaulois, et non de tous ceux de cette nation qui étaient établis en Italie —, que Manius, profitant de sa victoire, fit la conquête de leur pays, et se vit en état d’y établir des colonies. Comme il ne nous reste que des abrégés de la seconde décade dé Tite-Live, on ne peut pas bien juger de la différence qu’il y avait entre sa narration et celle de Polybe. Cependant, alitant qu’on le peut deviner par ce qui nous en reste dans ces abrégés, ils ne seraient guère mieux d’accord en ceci que dans tout le reste ; ou du moins Tite-Live aurait extrêmement embrouillé les événements. Le temps où Polybe les place tombe sur l’an 464 de Rome, qui, selon la chronologie de cet historien, tombe sur l’an 1 de la CXXIIIe olympiade, quatre-vingt-dix-neuf ans après la prise de Rome. Il est bien difficile de le concilier avec les autres historiens, aussi tous les modernes l’ont-ils abandonné. Cependant, comme Polybe fixe la date de ces événements à la quatre-vingt-dix-neuvième année après la prise de Rome, je ne crois pas qu’on doive l’abandonner sans de fortes raisons. Il est vrai que, selon les abrégés de Tite-Live[23], selon Florus[24], Aurelius Victor[25] et Orose[26], Manius Curius triompha des Samnites et des Sabins, sans qu’il soit fait aucune mention des Gaulois. Selon ces auteurs, il mit fin à la guerre des Samnites et vainquit ensuite les Sabins, qui s’étaient révoltés ; et, selon Florus, il soumit une vaste étendue du pays. Il paraît, par Tite-Live, qu’immédiatement après ces victoires, il envoya des colonies à Castrum, à Séna et à Adria, villes qui n’ont jamais appartenu aux Sabins, mais qui étaient dans le territoire des Gaulois Sénonais. Il y a donc beaucoup plus de vraisemblance au narré de Polybe, et l’établissement des colonies romaines dans le pays des Gaulois parait une suite toute naturelle de la défaite de cette nation, que Manius Curius avait chassée de ses terres. C’étaient eux, apparemment, qui avaient engagé les Sabins dans la révolte, et non les Samnites, comme on le trouve dans le texte de Tite-Live, quoique immédiatement auparavant il eût dit qu’on venait de renouveler le traité avec les Samnites[27]. C’est ce qui me fait croire que, dans ce passage, au lieu de Samnitibus cœsis et Sabinis, il faut lire Senonibus cœsis. Les paroles qui précédent immédiatement celles-ci confirment cette conjecture. On y voit que les Romains venaient d’accorder la paix aux Samnites, et qu’ils avaient renouvelé l’ancien traité. Manius Curius, après avoir vaincu les Samnites et les avoir obligés de se soumettre, marcha contre les Sénonais et les Sabins. Ce léger changement dans le texte de Tite-Live rend naturel l’établissement des colonies romaines dans le pays des Sénonais. Il fallait pour cela qu’ils eussent été vaincus et mis hors d’état de défendre leur territoire. Il fallait que la victoire de Manius Curius eût été des plus complètes, puisqu’il les avait chassés de leurs villes et s’en était mis en possession. Je ne sais cependant s’il faut faire aucun changement dans le texte de Tite-Live, car tous les auteurs s’accordent à ne nommer que les Samnites et les Sabins dans cette guerre, sans faire mention des Sénonais. Il est vrai qu’en examinant leurs narrés, on s’apercevra aisément que c’est faute d’avoir fait attention à ce qu’ils rapportaient qu’ils ont omis une chose si essentielle. Orose, Florus, Aurelius Victor[28] disent que, dans le rapport que Manius Curius fit au sénat de ses victoires, il dit qu’il avait conquis une si grande étendue de pays qu’elle serait devenue une vaste, solitude, s’il n’eût en même temps fait prisonniers un nombre d’hommes proportionnés. Ils disent aussi que les conquêtes de Manius Curius s’étendaient jusqu’à la mer Adriatique. Or, ni le pays des Samnites, ni celui des Sabins ne s’étendaient jusque-là. C’était donc sur les Gaulois Sénonais qu’il avait fait une grande partie de ses conquêtes ; et ces historiens auront confondu ici les Samnites avec les Sénonais. II se pourrait donc que cette erreur ait été générale, et que Tite-Live l’eût suivie comme les autres, ne faisant pas attention que l’établissement des colonies à Castrum, à Séna et à Adria ne pouvait être qu’une suite de la défaite des Gaulois Sénonais. Ainsi, en ne changeant rien dans les textes de ces auteurs, on est obligé de convenir qu’ils ont absolument ignoré la victoire de Manius Curius sur les Sénonais, et qu’ils lui en ont substitué une sur les Samnites avec qui les Romains venaient de faire la paix. Il reste encore quelques difficultés sur le véritable temps de cet événement et sur la défaite du préteur Lucius, que Polybe place sous l’an de Rome 464 On reconnaît à la vérité en partie la même histoire dans l’abrégé du livre XII de Tite-Live et dans Orose ; mais l’ordre des événements y est entièrement renversé, car la défaite du préteur L. Cæcilius, lequel est apparemment le même que le préteur Lucius de Polybe, y est précédée par la violation du droit des gens en la personne des envoyés des Romains ; et ces événements ne sont placés qu’après les victoires de Curius et l’établissement des colonies romaines, au lieu qu’ils les précédent dans la narration de Polybe. Voici ce qu’on trouve dans l’abrégé de Tite-Live[29] : Les Gaulois Sénonnais ayant tué les envoyés des Romains, ceux-ci leur déclarèrent la guerre. Le préteur L. Cæcilius fut taillé en pièces avec son armée. Il y a bien de l’apparence que le préteur L. Cæcilius de Tite-Live est le même que le Lucius de Polybe, et les envoyés des Romains tués par les Gaulois les mêmes que ceux qui leur furent envoyés par Manius Curius : ce qui ne fut, selon Polybe, qu’après la défaite et la mort de Lucius. Tite-Live et Orose ont déplacé cet événement, qui, comme nous le voyons dans Polybe, devait, précéder les victoires de M. Curius et l’établissement des colonies romaines dans le pays des Sénonais. Il est bien plus naturel que cela se soit passé dans l’ordre où Polybe le raconte, et où l’on reconnaît un enchaînement de faits qui sont comme des conséquences du premier événement qui y donna lieu. Pour ce qui est du temps auquel ces événements doivent se rapporter selon Polybe, il convient assez avec le premier consulat de Manius Curius ; mais la grande difficulté est de le concilier avec Tite-Live et Orose sur le préteur Cæcilius. Il y a eu un L. Cæcilius consul six ans après le consulat de M. Curius ; et c’est ce qui a fait abandonner Polybe par la plupart des modernes[30], et leur a fait placer la défaite et la mort de Cæcilius sept ans plus tard que l’établissement des colonies romaines. Mais l’autorité de Tite-Live et d’Orose ne me parait pas devoir contrebala4cer celle de Polybe sur ce sujet, et les modernes ne me paraissent pas avoir eu d’autre raison de l’abandonner que parce qu’ils ne voyaient pas qu’il fût possible de le concilier avec les deux premiers. La confusion qui règne dans leurs histoires sur ces événements me fait préférer la narration de Polybe, qui est beaucoup mieux liée et plus suivie. En effet, il place la fin des guerres des Romains et des Gaulois à la troisième année avant la venue de Pyrrhus en Italie, qui n’y passa que dix ans après le premier consulat de M. Curius. Or Polybe rapporte encore deux grandes victoires des Romains sur cette nation dans cet intervalle. Car les Boïens, peuple gaulois établi dans les environs du Pô, irrités de ce qu’on avait chassé les Sénonais de leurs terres, se liguèrent avec les Toscans, et, s’étant avancés jusqu’au lac Vadimon, ils y furent si totalement défaits qu’il n’en réchappa qu’un très petit nombre. Comme Florus et Orose attribuent cette victoire à Dolabella, on la place sous son consulat, en l’an de Rome 470. Il ne paraît pas par les abrégés de Tite-Live qu’il en ait seulement fait mention. Polybe parle encore d’une dernière prise d’armes de ces peuples qui doit avoir suivi l’autre de prés. Ils n’y furent pas plus heureux que dans la précédente, et ils furent forcés de demander la paix aux Romains. Tel est le récit que Polybe fait des guerres que les Romains ont eu à soutenir contre les Gaulois avant la venue de Pyrrhus en Italie. Je ne le suivrai pas plus loin ; et ce que j’en ai rapporté suit pour nous convaincre de la confusion qui règne encore dans l’histoire romaine de ce siècle, par rapport à divers faits des plus marqués sur lesquels il est impossible de concilier les historiens. Je ne crois pas que la différence qui se trouve entre le récit de Polybe et celui des autres historiens de Rome fournisse une raison suffisante pour révoquer en doute la vérité de sa narration. Cet historien est exact et judicieux, et était à portée de s’instruire des faits qu’il rapporte. D’ailleurs, en l’abandonnant, on ne lève pas toutes les difficultés ; au contraire, il règnera dans l’histoire tant de confusion, il y aura si peu de liaison entre les événements, qu’on n’y gagnera rien. Ajoutons que Polybe écrivait dans un temps où les guerres des Romains et des Gaulois étaient encore d’assez fraîche date ; qu’il écrivait sous les yeux des premiers de Rome dont les ancêtres avaient eu part à ces guerres, et qu’ils n’auraient jamais gardé le silence sur le tort qu’il faisait à leur nation, s’il avait, en effet, supprimé tant de victoires des Romains sur les Gaulois. Quoique ces raisons me paraissent assez fortes pour nous faire décider en faveur de Polybe, j’y en ajouterai encore deux autres, qui achèveront de mettre tout l’avantage de son côté. Je tire la première des historiens romains eux-mêmes. Ils nous parlent souvent de la frayeur que causa pendant longtemps aux Romains le seul nom des Gaulois, et de la consternation où ils étaient toutes les fois qu’ils furent menacés de quelque invasion de la part de cette nation. Il n’y a nulle apparence que, si Camille eût vengé sur eux la ruine de sa patrie d’une manière aussi éclatante que le prétend Tite-Live, et que, si lui et divers autres généraux romains eussent érigé tant de trophées aux dépens des Gaulois ; il n’y a point d’apparence, dis-je, qu’ils eussent été si longtemps un objet de terreur pour les Romains. Cette terreur, au contraire, se serait bientôt convertie en mépris pour une nation dont ils triomphaient avec tant de facilité, et qui leur avait fourni matière à tant de trophées. La seconde raison qui me fait préférer la narration de Polybe à celle de Tite-Live, je la tire d’un passage de Cicéron[31] que j’ai déjà rapporté dans la première partie. On y a vu que la vanité des familles romaines avait beaucoup contribué à altérer la vérité de l’histoire ; qu’elle y avait fait entrer bien des faux triomphes, des faux consulats dont ces familles se faisaient honneur. On peut donc mettre au rang de ces triomphes supposés une partie de ces victoires que les Romains se vantaient d’avoir remportées sur les Gaulois, et qui ne devaient leur origine qu’à l’orgueil de quelques familles qui les avaient inventées pour en orner leurs mémoires. Tite-Live parait avoir cru qu’il ne devait point y avoir dans son Histoire d’année qui ne fût marquée par quelque bataille ou par quelque événement considérable, et a transcrit sans autre examen ce que les anciens historiens avaient puisé dans les mémoires de quelques familles. C’est apparemment ce qui est cause qu’il y a donné place à quantité de faits qu’il regardait lui-même comme très incertains. C’est encore ce qui me fait juger que, si quelque historien, aussi judicieux que Polybe, nous eût donné sur de bons mémoires une histoire suivie des premiers siècles de Rome, il n’en aurait pas moins rabattu des triomphes sur les Èques, sur les Volsques et sur les Samnites — que, malgré leurs fréquentes défaites, nous voyons continuellement reparaître sur la scène — qu’il en a retranché des trophées que les Romains s’étaient élevés aux dépens des Gaulois. Je crois ces raisons suffisantes pour nous convaincre qu’il n’y a rien de plus incertain que tous ces triomphes que les Romains s’attribuent sur les Gaulois, qu’ils furent cependant prés d’un siècle sans oser regarder en face. Ce ne fut que depuis que le haut degré de gloire auquel ils étaient parvenus rendait tout croyable de leur valeur, qu’ils commencèrent à effacer de, l’histoire tout ce qui pouvait diminuer leur réputation, et qu’ils y substituèrent ces victoires imaginaires. Cicéron nous indique la source de ces faussetés, et nous apprend que l’orgueil de quelques familles considérables avait beaucoup contribué à altérer la vérité de l’histoire, en y introduisant de faux consulats, de faux triomphes et bien des choses qui n’étaient jamais arrivées. Nous voyons aussi que, malgré la promesse que Tite-Live nous a faite au commencement de son sixième livre, l’obscurité et l’incertitude de l’histoire des premiers siècles de Rome s’étend encore plus d’un siècle au delà du ravage qu’y firent les Gaulois. Comme les Romains ne commencèrent à avoir des historiens que pendant la seconde guerre Punique, ce n’est proprement qu’avec le sixième siècle que leur histoire commence à avoir quelque certitude. Afin de ne rien avancer sans preuves, j’en donnerai encore quelques exemples qui mettront la chose hors de doute. |
[1] Liv., lib. VI, cap. I.
[2] Plutarque, in Camillo, p. 139, F.
[3] Livius, lib. V, cap. XLIX.
[4] P. 144.
[5] T. II, p. 325, C.
[6] Polybe, lib. I, cap. VI, p. 7.
[7] Polybe, lib. II, cap. XVIII, p. 148.
[8] Polybe, lib. II, cap. XXII, p. 153.
[9] Suétone, in Tiberio, cap. III.
[10] Lib. XXVIII, cap. II, et lib. XXXVIII, cap. IV.
[11] Lib. X, cap. XVI.
[12] Lib. VI, cap. IV.
[13] Justin., lib. XLIII, cap. V. — Vid. Rupert, ad Flor., lib. I, cap. XIII.
[14] Livius, lib. V, cap. XLVIII et XLIX.
[15] Lib. II, cap. XVIII et sqq.
[16] In Camillo, p. 150.
[17] Lib. VI, cap. ultimo.
[18] Livius, lib. VI, cap. ultimo.
[19] Lib. VII, cap. X.
[20] Ibid., cap. XI.
[21] Lib. VII, cap. XV.
[22] Lib. X, cap. XXVI.
[23] Epit. XI.
[24] Lib. I, cap. XV.
[25] De vir. illus., cap. XXXIII.
[26] Lib. III, cap. XXII.
[27] Epit. XI. — Velleius Paterculus, lib. I, cap. XIV, ne parle point du tout de l’établissement de ces deux premières colonies ; mais il place quelques années plus tard l’établissement de la dernière.
[28] Ubi supra, 385.
[29] Ep. XII.
[30] Pighius, ad An. CDLXX. — Petavius ad An. mundi, 3701. Gronov., ad Polybe, t. III, p. 406. — Freinsheim, in Suppl. ad Liv., lib. XII, cap. XXII, et Drakenb., ad Livii ep. XII.
[31] In Bruto, cap. XVI.