DISSERTATION SUR L’INCERTITUDE DES CINQ PREMIERS SIÈCLES DE L’HISTOIRE ROMAINE

SECONDE PARTIE. — Dans laquelle on prouve l’incertitude des principaux événements de cette histoire.

CHAPITRE VIII. — DU SIÉGE DE ROME PAR PORSENNA.

 

 

Il n’y a point d’événement qui tienne une place plus honorable dans l’histoire romaine que le siège de Rome par Porsenna, roi d’Étrurie. Si l’on en croit les historiens, les deux partis acquirent bien moins de gloire par les actions de valeur auxquelles cette guerre donna occasion, quelque éclatantes qu’elles aient été, que par les sentiments de générosité qu’ils firent briller de part et d’autre. Le merveilleux dont toutes les circonstances de ce siège sont accompagnées leur donne un air si fabuleux, qu’on peut dire sans témérité qu’elles seraient plus dignes d’avoir place dans quelque ancien roman de chevalerie que dans une histoire où on ne doit rien mettre que de bien avéré. Ce fut ce temps-là, dit Florus[1], qui produisit ces prodiges de valeur, les Horatius, les Mucius, les Clélie, que nous rejetterions comme des fables, si on ne leur avait donné place dans l’histoire. Il me semble que Florus, par cet aveu, nous autoriserait presque à les regarder comme des fables ; mais la place qu’on leur a donnée dans l’histoire et l’antiquité qui les rend recommandables ne permettent pas de rejeter ce qu’un en dit sans de bonnes raisons. C’est ce qui m’oblige d’entrer dans quelque détail sur ce sujet.

De tous les auteurs dans les ouvrages desquels l’histoire de ce siège entrait naturellement, nous n’en trouvons pas un seul qui nous apprenne que la ville de Rome se soit rendue à Porsenna. Ils avouent en général que la ville était fort pressée et même réduite à l’extrémité lorsque Porsenna, charmé de la valeur des Romains, abandonna ce siège par une générosité. Cependant Tacite, déplorant l’incendie du Capitole, où le feu fut mis par ceux du parti de Vitellius qui y assiégeaient Sabinus, frère de Vespasien, lequel s’en était emparé, ajoute[2] : Que Rome n’avait pas souffert un pareil malheur, ni lorsqu’elle fut rendue à Porsenna, ni lorsqu’elle fut prise par les Gaulois. Il est vrai que Tacite est le seul auteur où nous trouvions cette particularité, et que tous les autres historiens gardent le silence sur un événement si mémorable. Mais aussi Tacite est un auteur trop judicieux et trop exact pour qu’on puisse croire qu’il ait avancé un fait de cette nature sans en avoir de bons garants. Je ne puis croire qu’il ait dit cela au hasard ; et peut-être avait-on découvert quelque pièce originale qui, jusqu’à ce temps, était restée ensevelie dans la poussière, et où il avait puisé la connaissance d’un fait ignoré par les anciens historiens, ou qu’ils avaient passé sous silence à dessein. Ce qui sert à favoriser cette conjecture, c’est que Pline cite un traité fait entre Porsenna et les Romains, où on trouve de quoi appuyer ce qu’avance Tacite. Voici ce qu’en rapporte cet auteur[3] : Dans le traité que Porsenna accorda aux Romains, après qu’on eut chassé les rois, nous voyons qu’il y est stipulé expressément qu’ils ne feraient usage du fer que pour l’agriculture. C’était apparemment dans ce traité que Tacite s’était instruit de la vérité, et qu’outre la condition insérée qui désarme les Romains, il y avait divers autres articles qui montraient clairement qu’on avait rendu la ville à ce roi.

Cependant l’article que Pline nous en a conservé suffit pour confirmer ce que dit Tacite. Si Porsenna s’est vu en état de prescrire aux Romains une condition par laquelle il les désarmait, ce n’était sans doute qu’après les avoir domptés et qu’après les avoir obligés de se rendre. Car défendre à un peuple l’usage du fer en toute autre chose que dans l’agriculture, n’est-ce pas le désarmer ? Pour imposer une condition si dure aux Romains, il fallait bien que Porsenna se vît en état de leur donner la loi, et les Romains tellement énervés et affaiblis, qu’ils fussent obligés de se soumettre à toutes les conditions qu’il voudrait leur prescrire. Celle-ci est telle, qu’on ne peut l’imposer à un peuple, qu’on ne l’ait assujetti et contraint de recevoir la loi du vainqueur. L’Histoire sainte nous fournit un exemple qui convient parfaitement ici[4]. Les Philistins, ayant subjugué les Israélites, poussèrent la sévérité encore plus loin que Porsenna. Pour ôter aux Juifs tout moyen de se procurer des armes, ils avaient banni tous les forgerons du pays ; de sorte que pour avoir les instruments nécessaires à l’agriculture, et même pour les faire raccommoder, ils étaient obligés d’aller dans le pays des Philistins. Si les Romains se virent obligés d’accepter la paix à une condition à peu prés pareille, ils ne restèrent pas un peuple libre, tel que les historiens nous les représentent. Ils étaient sujets de Porsenna, puisque l’usage des armes leur ayant été interdit, ils n’avaient plus droit de faire ni la guerre, ni la paix : ce qui est la marque d’un peuple libre et indépendant.

Nonobstant le silence de tous les historiens sur la prise de Rome par Porsenna, peut-être y trouvera-t-on leurs narrations accompagnées de diverses circonstances, auxquelles eux-mêmes ne paraissent pas avoir fait attention, et qui cependant favorisent l’opinion de Tacite et de Pline, qui soumettent les Romains à Porsenna. Peut-être même y trouvera-t-on qu’ils ont reconnu sa souveraineté. Nous apprenons de Denys d’Halicarnasse[5] que le sénat envoya à ce roi la chaire d’ivoire, le sceptre, la couronne d’or et la robe triomphale, qui étaient des présents par lesquels, selon le même historien, les Toscans avaient, quelque temps auparavant, reconnu la souveraineté de Tarquin l’Ancien. Quoique le sénat ait fait, dans la suite, très souvent de pareils présents à des rois, dans lesquels, bien loin de reconnaître aucune supériorité, il ne considérait qu’une dépendance servile, cependant il semble que dans ces temps c’était un aveu par lequel on reconnaissait la souveraineté d’un roi. Et, en effet, si l’on veut que la démarche des Toscans, en envoyant les marques de la royauté à Tarquin l’Ancien, ait signifié qu’ils se soumettaient à l’autorité de ce roi, d’où vient qu’on n’expliquerait pas de la même manière la démarche des Romains à l’égard de Porsenna, puisqu’elle n’en diffère en rien ?

A la vérité, il est étrange qu’on ne se soit pas expliqué plus clairement sur un événement de cette importance. Le silence de tous les historiens ne doit-il pas l’emporter sur l’autorité de Tacite qui n’en a parlé qu’en passant, et peut-être sans faire beaucoup d’attention à une circonstance qui ne regardait qu’indirectement son sujet, et qu’il ne s’était pas donné la peine d’examiner ? Mais il me semble que c’est faire tort à cet historien, que de croire qu’il ait avancé à la légère, et trompé par sa mémoire, un fait de cette importance, lui qui, dans beaucoup d’occasions, remonte à l’antiquité la plus reculée, et montre qu’il était assez bien instruit de l’histoire ancienne de sa patrie, pour ne pas ignorer ce que les historiens avaient écrit sur le siège de Rome par Porsenna. D’ailleurs, on pouvait, dans le siècle où il vivait, avoir fait quelque découverte qui avait échappé aux anciens historiens. Apparemment qu’on avait découvert, depuis quelque temps, l’original du traité que Porsenna avait accordé aux Romains, et dont Pline rapporte une des conditions, qui sert merveilleusement à confirmer ce que dit Tacite de la prise de Rome, et à réfuter ce que nous trouvons sur ce siège et sur son issue, dans les autres historiens. Le premier de ces historiens n’entreprit son Histoire qu’environ trois siècles après cet événement ; et il n’appuyait sa narration que du témoignage de la tradition, témoignage peu propre à y donner la certitude requise. C’était cependant sur le témoignage de cet historien que ceux qui ont écrit après lui se sont appuyés, comme je l’ai fait voir. Pline, au contraire, appuie ce qu’il dit du témoignage d’une pièce authentique qu’il a lue et examinée : Nominatim comprehensum invenimus. On ne peut donner de garant plus sûr de ce qu’on avance, et on ne peut révoquer en doute un fait appuyé sur une pareille preuve, contre laquelle les relations des historiens ne peuvent avoir de force.

Peut-être ce traité humiliait-il trop l’orgueil des Romains, pour que leurs historiens pussent se résoudre d’avouer qu’un peuple si belliqueux, qui n’avait presque d’autre métier que celui des armes, eût été contraint de souffrir qu’on le désarmât ? Plutôt que de se voir réduits à faire cet aveu, ils ont enseveli dans l’oubli une circonstance si flétrissante. Ils ont tâché d’éblouir leurs lecteurs par l’intrépidité d’un Horatius Coclès, par la fermeté d’un Mucius Scævola et par 1a hardiesse d’une Clélie ; et par là leur ont fait détourner la vue de dessus un objet qui avait quelque chose de trop humiliant pour eux. Pour leur donner encore mieux le change, ils les ont arrêtés sur quelques circonstances plus glorieuses pour les Romains et qui, quelque destituées qu’elles fussent de preuves et de vrai semblance, devenaient croyables par la gloire qu’ils s’étaient acquise par cette suite de victoires qui leur avait soumis la plus grande partie du monde alors connu. On nous représente donc Porsenna charmé de la vertu et du courage des Romains, et content de trouver un prétexte honnête de lever le siège, se laissant en quelque sorte donner la loi. Pas un mot de la reddition de la ville, ni du joug que ce roi imposa aux Romains, quoiqu’on ne pût dissimuler qu’il ne les eût réduits à la dernière extrémité.

On pourrait objecter que, si Porsenna obligea les Romains de se rendre et de subir les conditions qu’il voulut leur prescrire, il eût sans doute rétabli Tarquin sur le trône. Car tous les historiens conviennent que ce ne fut que par ce seul motif qu’il entreprit la guerre contre les Romains. Il n’est pas fort difficile de répondre à cette objection. I,e prétexte que Porsenna prit pour colorer son entreprise contre les Romains fut, en effet, le rétablissement de Tarquin ; et c’en était un fort spécieux que celui de prendre en main la cause d’un roi allié qui se voyait dépouillé de son royaume. Mais on connaît assez la coutume des princes, de colorer leurs desseins de semblables prétextes et de les faire servir à l’avancement de leurs propres affaires, pour que l’exemple de Porsenna ait ici quelque chose de singulier. Peut-être que Porsenna, se voyant maître du sort des Romains, aima mieux en faire ses sujets et profiter pour lui-même de l’avantage qu’il pourrait retirer de cette guerre, que de les remettre sous la domination de Tarquin. Peut-être aussi que, voyant l’extrême aversion qu’ils témoignaient de retomber sous le joug qu’ils venaient de secouer, il craignit de révolter une nation naturellement féroce et de la rendre intraitable, s’il insistait trop sur le rétablissement de Tarquin. Peut-être, enfin, que, voyant qu’il n’y aurait pas moyen de porter les Romains à se remettre sous un joug dont ils connaissaient toute la pesanteur, et considérant d’un autre côté qu’ils ne refusaient pas de se soumettre à sa domination, pourvu qu’il ne rétablît pas les Tarquins, il ne crut pas devoir négliger une conquête si avantageuse, et se mit peu en peine de mécontenter ces derniers.

Tous les historiens[6] donnent les plus grands éloges à Porsenna, parce qu’il usa avec beaucoup de modération des avantages qu’il avait sur les Romains, et ils reconnaissent que ceux-ci eurent tout lieu de se louer de la manière dont il les traita. Mais Denys d’Halicarnasse et Plutarque y ajoutent que les Tarquins se retirèrent fort mécontents, après avoir fait d’inutiles efforts pour faire rompre la négociation entamée avec les Romains. Selon Plutarque[7], ces derniers ne refusèrent pas de prendre Porsenna pour arbitre de leurs différends avec les Tarquins, et consentirent même qu’il décidât si ce n’était pas avec justice qu’ils l’avaient déclaré déchu de la couronne. Peut-être qu’avant que d’en venir là, les Romains s’étaient bien assurés des intentions de Porsenna, et qu’il leur avait donné parole qu’il ne déciderait pas en faveur des Tarquins. La suite du récit de Plutarque fait voir que Porsenna s’était rendu très suspect à Tarquin. La hauteur et la fierté avec laquelle ce roi détrôné refusa de s’en remettre à la décision de son allié, pour le différend qu’il avait avec le peuple Romain, fait croire qu’il se doutait bien que le jugement de Porsenna ne devait pas lui être favorable. Denys d’Halicarnasse[8] dit bien aussi que les Romains consentirent de prendre Porsenna pour arbitre de leurs différends avec les Tarquins ; mais selon cet auteur, ce ne fut que par rapport aux biens patrimoniaux de ce prince, dont Porsenna demandait tout au moins la restitution. Comme cet historien ne songeait, comme je l’ai déjà remarqué, qu’à flatter les Romains, il n’avait garde de convenir qu’ils eussent été réduits à subir des lois si dures. Il paraît même par sa narration que Porsenna, ayant perdu toute espérance de pouvoir rétablir Tarquin sur le trône, se borna à demander qu’il fût remis en possession de ses biens patrimoniaux.

Cependant Tarquin, mécontent de la paix qui se traitait entre Porsenna et les Romains, entreprit pour rompre la négociation d’enlever les otages qu’ils envoyaient à Porsenna. Ce roi en fut si irrité, qu’il ordonna à Tarquin et à Mamilius, son gendre, de sortir de son camp dès le jour même. C’est ce que raconte Denys d’Halicarnasse, car Tite-Live et Plutarque ne disent mot de cette dernière circonstance. Le premier[9] ne dit rien non plus ni du dessein de Tarquin d’enlever les otages, ni que Porsenna ait dès lors abandonné la cause de ce roi fugitif. Au contraire, il veut que Porsenna ait encore insisté sur ce que Tarquin fût compris dans le traité ; et même, l’année suivante, il sollicita encore les Romains de le recevoir.

Les récits de ces historiens, qui doivent avoir puisé dans les mêmes sources, se trouvant si peu uniformes, on voit aisément qu’on n’y peut faire aucun fond. Au contraire, Tacite et Pline paraissent seuls mériter qu’on ajoute foi à ce qu’ils disent, puisqu’il se trouve confirmé par une pièce originale, un traité fait entre Porsenna et les Romains, autorité à laquelle on ne peut opposer rien de solide. Car enfin, de quelles preuves la narration de ces historiens se trouve-t-elle appuyée, si ce n’est de traditions incertaines, et de Mémoires de familles qui ne méritaient aucune créance ? Le peu de conformité qui se trouve entre les narrés de ces auteurs nous fournit des doutes très légitimes sur leurs histoires ; à combien plus forte raison en douterons-nous, lorsque nous les voyons convaincus de faux par un traité original que Pline l’Ancien avait lu et dont il rapporte un des articles ?

Il serait donc inutile de travailler â concilier les historiens. Il est plus sûr de s’en tenir au témoignage de cette pièce, qui nous montre que Porsenna réduisit les Romains à une telle extrémité qu’ils furent obligés de se soumettre à lui, à des conditions assez dures, et que sans doute on lui rendit la ville, comme le dit Tacite. Si Porsenna ne remplit pas les engagements qu’il avait contractés avec Tarquin, c’est que, voyant l’aversion que les Romains avaient de retomber sous le joug d’un roi, duquel la sévérité et la dureté avaient rendu le gouvernement insupportable, et que ses malheurs avaient encore aigri, il ne voulut pas irriter leur désespoir, en les forçant, comme il le pouvait, à le recevoir ; surtout voyant qu’ils ne témoignaient aucune répugnance de se soumettre à lui, il ne crut pas devoir négliger ses propres intérêts. Il profita donc pour lui-même des avantages qu’il avait eus sur eux, et plutôt que de perdre une conquête facile pour lui, en s’opiniâtrant à maintenir les droits de Tarquin, il accepta les offres des Romains. Ils consentaient de lui rendre leur ville, de subir la loi du vainqueur ; et, à l’exception du rétablissement de Tarquin, de souscrire à toutes les conditions qu’il voudrait leur prescrire.

Ce qu’il y a de sûr, c’est que dès lors Porsenna n’en usa plus avec les Romains comme avec des ennemis, et qu’au contraire il les traita en anciens alliés ou en bons sujets[10]. Comme c’était la famine qui les avait forcés de se rendre, son premier soin fut de les pourvoir de vivres et de faire succéder l’abondance à la disette ; selon les historiens, il abandonna aux Romains son camp qui était abondamment fourni de vivres. Du reste, la manière dont il usa de sa victoire et la douceur du joug qu’il leur imposa leur rendirent sa mémoire si chère, qu’on lui dressa une statue[11] qui subsista à Rome pendant plusieurs siècles.

Il parait à la vérité difficile de concilier ce que dit ce traité, que Porsenna avait interdit l’usage des armes aux Romains, avec ce qu’on trouve dans leur histoire, où l’on voit que, deux ans après, ils étaient en guerre avec les Sabins, et que même ils remportèrent des avantages assez considérables sur cette nation. Mais comme Porsenna, d’abord après avoir conclu le traité en question, tourna ses armes contre ceux d’Aricie, guerre qui eut une malheureuse issue, puisque ses troupes, sous la conduite de son fils Aruns, furent entièrement défaites, il se peut que les Romains aient saisi cette occasion de secouer le joug, et que Porsenna affaibli par cet échec ne se soit pas trouvé en état de les châtier de leur révolte ; peut-être aussi que, touché de reconnaissance de la manière pleine d’humanité dont les Romains avaient recueilli les débris de son armée, et avaient fourni toutes sortes de secours aux malades et aux blessés, il les remit en liberté et leur rendit le droit de faire la paix et la guerre.

Mais il est inutile d’entreprendre de concilier les historiens avec ce traité sur les circonstances de cette guerre, qui varient presque en autant de manières qu’il y a d’auteurs qui les rapportent. Il suffit de remarquer que, sur le point le plus essentiel, les historiens se trouvent en opposition avec une pièce originale, dont le témoignage ne peut être récusé ; leur silence sur un événement si marqué ne peut contrebalancer le témoignage de Pline et de Tacite, dont la vérité se trouve attestée par le traité authentique qui fut conclu à cette occasion, et dont Pline avait lu l’original. Cette opposition avec une pièce de cette nature forme un préjugé bien fort contre la vérité de l’histoire romaine ; et si les historiens nous trompent sur un fait si important, quel fond pourrons-nous faire sur le reste de leur narration ? Si le fond de l’histoire est faux, il n’est plus surprenant que les auteurs varient sur les circonstances. Maîtres de leur sujet, chacun l’ornait de tout ce qu’il croyait propre à relever la gloire de sa nation. Pour qu’on soit encore mieux convaincu de l’incertitude qui y règne, je m’arrêterai sur les trois circonstances les plus brillantes de cette guerre, lesquelles, en s’attirant toute l’attention des lecteurs, les éblouissent sur le reste.

 

I. Il n’y a guère d’action[12] qui réveille plus notre admiration que celle d’Horatius Cœlès, qui, seul, soutint assez longtemps l’effort des ennemis, pour donner aux Romains le temps de rompre le pont qui était derrière lui. La valeur d’un Romain si illustre aurait dû mettre son sort à couvert de l’oubli. Nous trouverons cependant qu’on varie du moins autant sur ce fait que sur les autres[13]. Tite-Live, Florus, Valère Maxime et Sénèque nous le représentent comme sortant victorieux de ce combat, sans avoir reçu la moindre blessure. Plutarque, Denys d’Halicarnasse, Dion Cassius et Servius sur Virgile nous apprennent qu’il fut blessé à la cuisse ; et les deux premiers assurent même qu’il en resta boiteux pendant lé reste de sa vie. Mais ces auteurs conviennent du moins en ce qu’Horace, après avoir soutenu seul avec la plus grande intrépidité les efforts de toute l’armée ennemie, jusqu’à ce qu’on eût rompu le pont, se jeta dans- le Tibre, se sauva à la nage, et reçut les récompenses que méritait sa valeur. Cependant Polybe qui, sans contredit, est l’auteur le plus sûr qu’on puisse suivre, puisqu’il apportait le soin le plus scrupuleux à examiner les faits qu’il insérait dans son histoire, ne convient pas avec eux sur cette dernière circonstance. Faisant l’éloge de cet attachement que les Romains avaient pour leur patrie, à l’amour de laquelle ils sacrifiaient leurs vies et leurs biens, il en donne un exemple en Horatius Coclès, dont il rapporte l’histoire d’une manière assez circonstanciée ; mais il ajoute[14], qu’après avoir soutenu longtemps, avec une valeur surprenante, l’effort des ennemis, il se jeta tout armé dans le Tibre et qu’il y périt. Il est vrai que Polybe est le seul auteur qui dise qu’Horace succomba dans cette entreprise, et que, si la chose doit se décider par la pluralité des suffrages, Horace doit avoir survécu à la gloire qu’il avait acquise dans cette occasion. Mais, si l’on pèse les voix, je crois que l’autorité de Polybe seule contrebalance celle de tous les autres historiens, et que l’on tiendra pour très suspecte une narration, où l’on voit qu’on a la plupart du temps préféré le merveilleux au vrai. Tite-Live, qui généralement reconnaît avec assez d’ingénuité l’incertitude de divers faits qu’il rapporte, convient aussi que celui-ci est plus célèbre que digne de foi : Rem ausus plus famœ habituram ad posteros, quam fidei.

II. Je crois qu’il y a encore moins de vérité dans ce qu’on nous raconte de l’action de Mucius, laquelle, à ce qu’on prétend, lui acquit le surnom de Scævola. Ce fut de se brûler la main, qui ne l’avait pas servi selon sa volonté, lorsqu’il entreprit d’assassiner Porsenna. Cette circonstance se trouve dans Plutarque[15] et dans Tite-Live[16] ; mais Denys d’Halicarnasse[17] n’en fait aucune mention, quoiqu’il entre dans un détail assez étendu sur tout ce qui concerne l’entreprise de ce Mucius, et que même il soit informé de quel pays était sa nourrice. Il ne dit point qu’il se soit brûlé la main droite, et ne parle point du tout du surnom de Scævola.

Cette particularité était cependant assez remarquable, pour qu’on ait dû convenir tant là-dessus que sur quelques autres circonstances qui se trouvent rapportées très différemment. Tite-Live et Denys d’Halicarnasse disent que Mucius, avant que de partir pour exécuter le dessein qu’il avait formé sur la personne de Porsenna, le communiqua au sénat, et qu’il n’en vint à l’exécution qu’après s’être assuré de son approbation. Plutarque ne dit point que le sénat en ait eu connaissance. Mais il ne doit pas paraître étrange qu’on ne convienne pas sur les circonstances d’une pareille aventure, puisque Plutarque nous apprend[18] qu’elle avait été célébrée par plusieurs auteurs, mais qu’il y avait peu d’uniformité dans leurs narrations.

Peut-être ne serait-il pas difficile de découvrir la source de cette fable, et qu’il y a beaucoup d’apparence que c’est des Mémoires des Familles, qu’elle s’est glissée dans l’histoire. J’en ai déjà dit quelque chose dans la première partie de cette dissertation, et j’ajouterai ici quelques preuves de ce que j’y ai avancé, que je croyais que le surnom de Scævola, qui distinguait une branche de la famille, avait pu donner occasion au conte que l’on nous fait que ce Mucius se brûla la main. On a voulu faire croire par la conformité des noms et des surnoms que cette famille tirait son origine de ce Mucius qui entreprit de tuer Porsenna.

On ignorait l’origine du surnom de Scævola, et on ne croyait pas pouvoir en trouver une plus propre à illustrer cette maison, qu’en la dérivant de cet intrépide Mucius, auquel, pour surcroît, on attribue cette fermeté étonnante de se voir tranquillement brûler la main qui avait manqué de le servir à sa volonté. Le silence de Denys d’Halicarnasse sur cette particularité dont non seulement il ne fait aucune mention, non plus que du surnom de Scævola, me parait former un préjugé bien fort contre la vérité de ce fait. Cet historien aime assez le merveilleux, et aime trop à adopter tout ce qui peut faire honneur aux Romains, pour avoir omis une circonstance aussi singulière. Il faut qu’il l’ait regardée comme absolument fausse, puisqu’il ne lui a point donné place dans son Histoire, d’où il ne bannissait que ce qui était absolument contradictoire ou impossible. Il ne se peut que lui, qui avait lu tous les historiens romains, n’y ait point trouvé cette circonstance, et il faut qu’il l’ait regardée non seulement comme trop fabuleuse pour être insérée dans son Histoire, mais même pour mériter d’être réfutée. Le silence de Valère Maxime me confirme dans cette pensée. Cette action de Mucius Scævola devait naturellement tenir place dans le recueil de cet auteur, qui n’était pas extrêmement difficile sur le choix des matières, puisqu’il nous raconte bien des choses moins vraisemblables que celle-ci.

C’est ce qui nie fait croire que le conte de cette main brûlée a été tiré des Mémoires de la famille Mucia, laquelle, voulant se trouver quelque origine illustre, prétendit qu’elle descendait de ce Mucius que Denys d’Halicarnasse ne désigne que par le surnom de Cordus. Afin de trouver en même temps une origine au surnom de Scævola qu’elle portait, elle inventa le conte dont j’ai fait mention. La fermeté et la constance que ce Mucius fait paraître, en se brûlant lui-même la main qui l’avait mal servi, parut aux historiens un de ces épisodes propres à exciter l’admiration des lecteurs, et quelques-uns d’entre eux lui donnèrent place dans l’histoire, sans en examiner fort scrupuleusement la vérité. Ce qui me confirme dans ce soupçon, c’est qu’il me semble que cette famille ne fondait cette prétention que sur la conformité du nom de famille ; car elle était plébéienne. Or, nous voyons, par Denys d’Halicarnasse, que Mucius Cordus était patricien. Nous sommes, dit Mucius, s’adressant à Porsenna, trois cents jeunes Romains, tous du même âge, tous patriciens[19], qui avons juré votre mort. Ce que Tite-Live confirme aussi en les appelant les Principaux de la Jeunesse Romaine, Principes Juventutis Romanœ ; ce qui ne peut convenir qu’à des patriciens.

Cependant, il est certain que la famille Mucia était plébéienne, puisqu’il y en a eu des tribuns du peuple, et qu’elle ne fut admise au consulat que vers la fin du sixième siècle de Rome, et prés de deux cents ans après que l’accès en eut été ouvert aux plébéiens. D’ailleurs, les deux premiers consuls de cette maison ont eu pour collègues des patriciens, dans un temps où jamais deux patriciens n’étaient revêtus en même temps du consulat. J’ai fait voir ci-dessus, assez au long, combien les Romains donnaient dans la chimère des généalogies, et combien leur passion de se forger des origines illustres avait contribué à altérer l’a vérité de l’histoire. On peut considérer comme partant de la même source l’action de ce Mucius, et qu’on n’a inventé le conte qui lui a fait brûler la main droite que pour trouver une origine au surnom de Scævola, que portait une famille, laquelle était bien aise de faire croire qu’elle était issue de lui.

III. Les hommes ne furent pas les seuls qui se distinguèrent dans cette guerre[20]. Clélie, jeune dame romaine, y montra un courage au-dessus de son sexe. Elle était du nombre des otages qu’on avait donnés à Porsenna ; et, ayant trouvé le moyen de tromper ses gardes, elle se sauva en passant le Tibre à la nage, après avoir exhorté ses compagnes à suivre son exemple. Cette action est célèbre dans l’histoire romaine. Cependant, on n’y trouve pas plus de certitude que dans tout le reste.

Sans m’arrêter à examiner combien cette histoire varie dans les circonstances, dans les trois auteurs que j’ai cités en marge, je me contenterai de remarquer, après Plutarque, qu’il est très incertain si cette courageuse fille passa le Tibre, à cheval ou non, sans quoi cependant on ne voit pas pourquoi on lui aurait élevé une statue équestre. Aussi Denys d’Halicarnasse ne dit-il point que cette statue ait été équestre ; il dit simplement une statue de bronze. Il n’est pas bien sûr non plus que ç’ait été à Clélie qu’on ait érigé cette statue. Il y en avait qui prétendaient qu’elle avait été érigée à Valérie, fille du consul, qui s’était trouvée parmi les otages. C’est ce que témoignent Pline[21] et Plutarque[22]. Selon Pline, Annius Fecialis voulait aussi que c’eût été Valérie, et non Clélie, qu’on avait honorée d’une statue équestre. Un des Pisons soutenait que ce n’était pas l’État, mais les compagnes de Clélie qui avaient été en otage avec elle, qui lui avaient dressé cette statue. Un autre Pison prétendait que tous les otages étaient péris dans les embûches que Tarquin leur avaient dressées, et que Clélie seule s’était sauvée. Valère Maxime[23] rapporte ce fait tout autrement que Tite-Live et que Denys d’Halicarnasse. Le père Rapin[24] croit que ces historiens sortent tout à fait de la vraisemblance en attribuant à cette Romaine une entreprise aussi téméraire que celle de passer à la nage une rivière dont les bords sont aussi escarpés que ceux du Tibre. Ajoutons qu’il paraît assez étrange de donner de jeunes filles en otage.

Il y aurait encore bien d’autres différences à relever dans les historiens sur ce fait, de même que sur tout le reste ; mais je les passe, de peur d’être trop long, et je ne m’arrête qu’à ce qu’il y a de plus essentiel. Il semble que ce soit le sort de toute cette histoire des premiers siècles de Rome, qu’à peine il s’y trouve un seul fait qui soit rapporté d’une manière uniforme.

 

 

 



[1] Lib. I, cap. X.

[2] Hist., lib. III, cap. LXXII.

[3] Lib. XXXIV, cap. XIV.

[4] I Samuel, chap. XIII, V. 19.

[5] Lib. V, p. 303.

[6] Livius, lib. II, cap. XIV. — Dion. Halic., lib. V, p. 303. — Plutarch., in Poplicola, p. 107, C.

[7] In Poplic., p. 106, E.

[8] Lib. V, p. 301.

[9] Lib. II, cap. XIII et XV.

[10] Dion. Hallic., Livius et Plutarch., ubi supra.

[11] Plutarch., ubi supra.

[12] Livius, lib. II, cap, X. — Dion. Halicarn., liv. V, p. 296. — Plutarch., in Popl., p. 104, E.

[13] V. Diction. de Bayle, art. Publius Horatius.

[14] Lib. VI, cap. LIII.

[15] In Poplicola, p. 106.

[16] Lib. II, cap. XII.

[17] Lib. V, p. 298.

[18] Plutarch., in Poplicola, p. 106.

[19] Lib. V, p. 299.

[20] Livius, lib. II, cap. XIII. — Dion. Halic., lib. V, p. 302. — Plutarch., in Poplicola, p. 107.

[21] Lib. XXXIV, cap. VI.

[22] In Poplicola.

[23] Lib. III, cap. II, n. 2.

[24] Comparaison des Grands Hommes, p. 234.