DISSERTATION SUR L’INCERTITUDE DES CINQ PREMIERS SIÈCLES DE L’HISTOIRE ROMAINE

SECONDE PARTIE. — Dans laquelle on prouve l’incertitude des principaux événements de cette histoire.

CHAPITRE VII. — DE LA CONFUSION QUI RÈGNE DANS L’HISTOIRE DES PREMIÈRES ANNÉES DE LA RÉPUBLIQUE. DIFFÉRENTES OPINIONS SUR LE PREMIER DICTATEUR.

 

 

Si l’histoire des rois de Rome a paru pleine d’incertitude par la manière différente dont les principaux événements en sont rapportés par les auteurs anciens, les temps suivants demeurent encore longtemps embarrassés de difficultés qui ne sont guère moindres. Il y règne une extrême confusion, soit pour le temps auquel les événements se doivent rapporter, soit pour les événements mêmes que les auteurs rapportent rarement d’une manière uniforme. Il ne règne pas moins de confusion dans les noms des consuls qui servent à marquer les années et qui se trouvent différents dans presque tous les auteurs. En confrontant Denys d’Halicarnasse avec Tite-Live, on y reconnaît à peine la même histoire. Excepté ce qui se passa d’abord après qu’on eut chassé les Tarquins, le siège de Rome par Porsenna et la venue d’Appius Claudius à Rome, on ne les trouve d’accord presque sur rien. Encore ces événements varient-ils beaucoup dans quelques-unes de leurs circonstances. Car, selon Tite-Live[1] et Plutarque[2], Porsenna met le siège devant Rome dès la seconde année après qu’on eut secoué le joug de la domination de Tarquin, sous le second consulat de Valerius Publicola et celui de Titus Lucretius. Denys d’Halicarnasse ne met ce siège qu’en l’année suivante, sous le troisième consulat de Valerius Publicola et le second de M. Horatius. Au lieu de ce dernier, Tite-Live met P. Lucretius comme collègue de Publicola dans son troisième consulat.

Je passe légèrement là-dessus ; car si je voulais faire sentir toutes les différences qu’il y a entre ces auteurs, je ne pourrais passer de page entière sans en relever quelqu’une. Il y aurait souvent lieu d’être étonné de voir que Tite-Live passe si légèrement sur quelques événements, on même les omet entièrement, pendant que Denys d’Halicarnasse les charge de détails aussi circonstanciés que s’il en eût été le témoin oculaire. Tite-Live a prévenu les reproches qu’on pourrait lui faire à cet égard, en rejetant toute la faute sur le manque d’éclaircissements nécessaires pour démêler la vérité dans ce chaos d’opinions différentes ; chacun rapportant les événements à sa manière, sans convenir ni sur le temps, ni sur les circonstances. Ces temps[3], dit-il, sont embarrassés de tant de difficultés, les uns rangeant les consulats d’une manière toute différente des autres, que dans un si grand éloignement et des événements et des auteurs qui nous les ont transmis, on ne peut bien dire ni quels ont été les consuls, ni ce qui est arrivé chaque année. Cet historien ne nous cache pas les difficultés qu’il rencontre, et il nous avertit de l’incertitude de bien des événements que Denys d’Halicarnasse rapporte avec autant de confiance que si on n’avait pu y former le moindre doute. Ainsi Tite-Live, sur l’an 280 de Rome[4], nous donnant pour consuls de cette année L. Æmilius et Virginius, nous avertit en même temps que quelques Annales nomment Vopiscus Julius au lieu de Virginius ; mais il ne décide pour aucun des deux. Denys d’Halicarnasse[5] donne aussi Vopiscus Julius pour collègue à Æmilius, mais sans nous avertir qu’il y eût la moindre différence là-dessus dans les histoires.

II en est de même pour le reste de l’histoire. Il ne paraît pas que Denys d’Halicarnasse y rencontre la moindre difficulté, rien qui l’arrête ; au contraire, tout y parait clair et de plain-pied.

Il rapporte, dans un détail fort étendu, bien des choses dont nous ne trouvons rien dans Tite-Live ; et les années que celui-ci nous dit n’avoir été marquées par aucun événement digne d’avoir place dans l’histoire, en fournissent à Denys d’Halicarnasse de quoi remplir plusieurs pages. Il est facile de vérifier ce que j’avance, en comparant les narrations de ces deux historiens. Si nous trouvons quelquefois ces deux auteurs d’accord sur un fait, nous les trouverons d’un autre côté contredits par d’autres ; et ce même fait, qui nous paraissait certain sur le témoignage de ces deux historiens, redevient douteux et incertain. Ils conviennent sur le nom du premier dictateur, que l’un et l’autre nomment Titus Lartius, mais ils différent pour l’année. Car Tite-Live[6], qu’Eusèbe, Eutrope et Cassiodore ont suivi, place la première dictature sous l’an de Rome 253, sous le consulat de Posthumus Cominius et de Titus Lartius ; au lieu que Denys d’Halicarnasse la met trois ans plus tard, sous le consulat de Q. Clœlius et de T. Lartius. Mais Tite-Live nous assure[7] que cette année et les deux suivantes se sont passées sans qu’on fût assuré de la guerre ou de la paix, et par conséquent sans fournir d’événements remarquables. Il ajoute cependant que c’est à cette année que bien des auteurs rapportent la bataille de Régille. C’est, en effet, sous cette même année que la rapporte Denys d’Halicarnasse[8] ; mais Tite-Live l’avait rapportée trois ans plus tôt.

L’historien grec ne donne pas à connaître qu’il y ait la moindre difficulté sur le temps auquel cette bataille fat livrée, ni sur le nom du premier dictateur ; au lieu que Tite-Live reconnaît qu’on ne convenait sur aucune de ces choses[9]. Il ajoute les raisons qui le portaient à croire que Titus Lartius avait été le premier dictateur, plutôt que Manius Valerius, que d’autres disaient avoir le premier exercé cette suprême dignité ; et, en effet, nous le trouvons ainsi nommé par Festus[10], qui ne fait pas seulement mention de Lartius, non plus que Denys d’Halicarnasse n’en avait fait de M. Valerius. Tite-Live, au contraire, nous explique les raisons qui l’ont déterminé en faveur de Lartius plutôt que de Valerius : c’est qu’il y avait bien plus d’apparence qu’on avait revêtu de cette haute dignité un consulaire et un homme âgé que Valerius, qui était encore un jeune homme et qui n’avait pas encore exercé le consulat. On n’aurait point à se plaindre de Denys d’Halicarnasse si, à l’exemple de Tite-Live, il nous eût du moins averti que l’on ne convenait pas tout à fait là-dessus, et s’il nous eût communiqué les raisons qui l’avaient déterminé à préférer une opinion à l’autre. Si Tite-Live a trouvé les historiens qu’il consultait peu uniformes dans ce qu’ils rapportaient, Denys d’Halicarnasse, qui a puisé dans les mêmes sources, doit y avoir trouvé les mêmes difficultés, et devait en avertir ses lecteurs. C’est ce qu’il néglige la plupart du temps, et on lui voit rapporter comme clair et bien avéré ce qu’il y a de moins certain et de plus obscur.

Sur bien des années, on est surpris de trouver les événements renversés d’une si étrange manière dans ces deux historiens, qu’on a de la peine à y reconnaître la même histoire ; ou plutôt, à peu de chose prés, on ne la reconnaît point du tout. Peut-on porter un jugement favorable sur une histoire qui se trouve écrite d’une manière si peu uniforme par les deux historiens les plus célèbres, qui écrivaient à peu prés dans le même temps et qui doivent avoir puisé dans les mêmes sources ?

Il est vrai qu’un de ces historiens convient d’assez bonne foi qu’il marche à tâtons dans les ténèbres d’une antiquité si reculée ; qu’il ne trouve point de bons guides auxquels il puisse s’en rapporter ; qu’il ne veut point décider sur certaines difficultés, et qu’il ne veut point garantir ce qu’il rapporte. Il découvre donc assez clairement que, s’il a omis bien des choses ou passé légèrement sur d’autres, c’est parce qu’il n’en pouvait parler avec aucune exactitude.

L’autre, au contraire, rapporte avec une confiance entière les plus douteuses, et en impose aisément par là à ses lecteurs, qui croient qu’il n’avance rien sans preuve. On s’y laisse tromper d’autant plus facilement, que cet auteur affecte en quelques endroits une critique et une exactitude qui feraient croire qu’il n’a admis aucun fait qu’après l’examen le plus scrupuleux. Cela étant, nous ne pouvons refuser d’ajouter foi à Tite-Live, et de croire qu’il est très bien fondé dans ses plaintes sur les difficultés qu’il rencontre dans son entreprise ; et nous pouvons conclure de la prodigieuse différence qui se trouve entre les narrés de ces auteurs, qu’il était impossible d’écrire avec quelque certitude l’histoire des premiers siècles de Rome.

En ajoutant les remarques que je viens de faire dans ce chapitre à celles que j’ai faites dans le dernier chapitre de la première partie de cette dissertation, où j’ai traité du jugement qu’on doit porter de l’Histoire de Denys d’Halicarnasse, on sera convaincu que je n’ai rien avancé sur le caractère de cet historien qui ne soit fondé sur de bonnes preuves. Puisque, nonobstant l’étendue qu’il a donnée à son Histoire, et les détails superflus où il entre sur des circonstances dont il était impossible qu’il fût bien instruit ; et que, nonobstant cette exactitude affectée en quelques occasions, il glisse sur les difficultés essentielles et donne pour certaines les choses les plus douteuses, il ne mérite certainement pas la réputation d’historien sûr et exact.

 

 

 



[1] Lib. II, cap. IX.

[2] In Poplicola, p. 105, C.

[3] Lib. II, cap. XXI.

[4] Lib. II, cap. LIV.

[5] Lib. IX, p. 594.

[6] Lib. II, cap. XVIII.

[7] Lib. II, cap. XXI.

[8] Lib. VI, p. 342.

[9] Nec quo anno, nec quibus consulibus, nec quis primum dictator creatus sit satis constat. Lib. II, cap. XVIII.

[10] In optima lex.