DISSERTATION SUR L’INCERTITUDE DES CINQ PREMIERS SIÈCLES DE L’HISTOIRE ROMAINE

SECONDE PARTIE. — Dans laquelle on prouve l’incertitude des principaux événements de cette histoire.

CHAPITRE V. — DU RÈGNE DE SERVIUS TULLIUS.

 

 

Si c’est avec raison qu’on se moque des fables dont on a embelli la naissance de Romulus et de Remus, des prétendus entretiens de Numa avec la déesse Égérie, et de divers autres traits fabuleux qui ont trouvé place dans l’histoire romaine, on n’aura pas beaucoup meilleure opinion de tout le merveilleux qui se trouve répandu dans les aventures de Servius Tullius, jusqu’à son avènement à la couronne. Tout ce qu’on nous en raconte jusqu’à ce temps-là tient trop du roman pour que j’y insiste. Je ne m’arrête donc qu’à ce qui ne pèche pas directement contre la vraisemblance.

Tite-Live et Denys d’Halicarnasse ne sont point du tout d’accord sur les moyens que Servius Tullius employa pour parvenir au trône et pour s’en assurer la possession. Selon le premier[1], il ne pensa qu’à s’assurer du sénat ; et, appuyé de son autorité, il se vit bientôt tranquille possesseur du royaume, et en état de mépriser les suffrages du peuple. Primus, injussu populi, voluntate patrum, regnavit. Au contraire, Denys d’Halicarnasse nous dit[2] que, désespérant de pouvoir mettre les patriciens dans ses intérêts, il s’appliqua uniquement à gagner les suffrages du peuple ; et que, dès qu’il s’en vit assuré, il se fit élire roi, malgré l’opposition du sénat, qui ne voulut jamais ratifier par un sénatus-consulte son élection, laquelle sans cette formalité ne pouvait être valide.

Quoique Denys d’Halicarnasse s’étende beaucoup, à son ordinaire, et comme un écrivain qui avait connaissance de toutes les intrigues les plus secrètes des commencements de ce règne, et de tous les ressorts que Servius Tullius avait fait jouer pour s’assurer la couronne, je crois que les changements que ce roi introduisit dans le gouvernement rendent l’opinion de Tite-Live beaucoup plus soutenable. Il est très naturel de regarder avec cet historien ces changements comme une récompense de la chaleur avec laquelle les grands avaient pris ses intérêts. Il mettait par là entre leurs mains tout le gouvernement de l’État, et ne laissait au peuple que l’apparence du pouvoir dont il avait joui. Servius, en lui ôtant par là la supériorité que son nombre lui avait donnée jusqu’alors sur les patriciens dans les assemblées générales, trouva en même temps moyen de le gagner, et de s’en faire aimer, en le soulageant considérablement dans les charges et le service qu’il devait auparavant à l’État. Le peuple, ébloui par les avantages réels qu’il retirait de ces changements, fit peu d’attention à ce qu’il perdait de son autorité, dans les assemblées générales où jusqu’alors il avait été maître dans les délibérations les plus importantes de l’État. Peu sensible à cela, cette multitude reçut avec joie des changements qui tendaient à la décharger d’un pesant fardeau, qu’on faisait retomber sur les riches. Les patriciens, au contraire, comprirent tout ce qu’ils y gagnaient. Leur ambition se trouva satisfaite ; et, s’ils devaient porter presque toutes les charges de l’État, ils s’en voyaient amplement dédommagés par l’influence qu’ils allaient avoir sur le gouvernement, auquel le peuple n’avait plus de part que pour la forme. Par ce moyen, Servius Tullius vint en même temps à bout de deux choses : la première, de récompenser et de s’attacher encore plus fortement tous les patriciens qui avaient favorisé ses brigues pour la couronne ; la seconde, de gagner les cœurs du peuple, qui, d’abord, lui avait été contraire, et qui depuis le regarda comme un bon père qui pensait au bien de tous ses sujets et qui prenait un soin tout particulier du soulagement des pauvres.

Si la narration de Denys d’Halicarnasse est véritable, l’habileté et la profonde politique de Servius Tullius mériteraient bien moins d’être admirées. Au contraire, on trouvera qu’il fallait plus de bonheur que de prudence pour réussir par de pareils moyens. Y a-t-il, en effet, la moindre apparence que si le sénat lui avait été aussi contraire que cet historien le prétend, il se fût servi d’un expédient aussi dangereux pour le gagner que l’était celui de le rendre maître absolu dans les assemblées générales et d’y ôter tout pouvoir au peuple, duquel il tenait sa couronne ? Il n’est donc pas croyable qu’il ait été assez imprudent pour mettre ses ennemis en état, en les rendant maîtres du gouvernement, de le priver d’une autorité dont il s’était emparé malgré eux. Si, au contraire, on suppose avec Tite-Live que le sénat tenait son parti, on conviendra qu’il ne risquait rien, en augmentant l’autorité de cette compagnie et en tâchant de gagner le peuple par le soulagement que lui procuraient ces nouveaux arrangements.

II était assez naturel que le peuple se laissât éblouir par les avantages réels qu’il trouvait dans le nouveau gouvernement ; dé sorte qu’il fut facile à Servius de le gagner par ce moyen et de l’empêcher de s’apercevoir de la diminution de son autorité dans les assemblées générales. Le peuple y conservait toujours son droit de suffrage et ne fit que peu d’attention à la supériorité que les patriciens acquéraient par la nouvelle manière de recueillir les suffrages. Aussi Tite-Live nous apprend-il que, dès que Servius vit qu’il avait gagné le peuple par là, et qu’il se frit encore assuré de ses suffrages par la distribution qu’il lui fit des terres conquises, il ne pensa plus qu’à se faire assurer la couronne contre les brigues, qu’il s’aperçut que Tarquin le Superbe, son gendre, commençait à faire contre lui ; et jamais roi ne vit une plus parfaite unanimité de suffrages dans son élection. Tout ce qu’en dit Tite-Live, dans la suite, s’accorde parfaitement avec ce qu’il en a dit au commencement ; et sa narration est beaucoup mieux liée et plus naturelle en ce qui concerne ce règne, que celle de Denys d’Halicarnasse.

Selon ce dernier[3], les patriciens favorisaient les brigues de Tarquin le Superbe contre son beau-père, parce qu’ils étaient mécontents du dessein qu’il avait formé d’abolir la monarchie, et d’établir un gouvernement démocratique. Mais y a-t-il la moindre vraisemblance, et ce que dit cet historien ne se détruit-il pas de soi-même, dès qu’on réfléchit sur la forme de gouvernement que ce roi venait d’établir peu auparavant ? Elle prouve bien clairement qu’il jugeait le gouvernement aristocratique préférable au démocratique, puisqu’il venait de l’établir d’une façon que le peuple n’y avait de part qu’en apparence et pour la forme, et que les patriciens étaient maîtres de toutes les résolutions qui se prenaient dans les assemblées générales. Il y a donc de la contradiction à supposer que Servius Tullius ait voulu détruire sitôt son ouvrage ; et que, venant d’abolir presque tout ce qu’il y avait de démocratique dans l’ancien gouvernement, il ait pensé à établir une république, où le peuple eût la principale autorité. Si cet historien suppose que ce roi ait eu dessein de laisser le gouvernement à peu prés sur le pied sur lequel il venait de le mettre, d’où pouvait provenir le mécontentement des nobles, puisqu’il y avait tout à gagner pour eux ? Ils se voyaient en quelque sorte dépositaires de l’autorité royale, puisque tous les autres étaient exclus des dignités ; et que, de la façon dont se recueillaient les suffrages par le nouveau règlement de Servius, le peuple n’en pouvait encore disposer que selon la volonté des nobles.

Tous les beaux raisonnements de Denys d’Halicarnasse n’ont donc ni conséquence, ni liaison, et j’aime beaucoup mieux suivre Tite-Live. Il nous apprend que le mécontentement des nobles et du sénat contre leur roi provint de ce que la distribution des terres conquises aux pauvres citoyens s’était faite contre leur avis ; et que Tarquin le Superbe profita de la disposition où il les trouva pour les aigrir encore davantage contre lui et pour mettre une partie dans ses intérêts.

A la vérité, Tite-Live reconnaît[4] que Servius Tullius avait eu dessein d’abdiquer la couronne, et d’établir un gouvernement républicain. Il l’aurait fait, dit cet historien, si une mort violente n’eut prévenu l’exécution du projet qu’il avait formé de rendre la liberté à sa patrie, en abolissant le gouvernement monarchique. Idipsum tam mite ac tam moderatum imperium, tamen quia unius esset, deponere eum in animo habuisse quidam auctores sunt ; ni scelus intestinum liberandœ patriœ consilia agitanti supervenisset. Mais il n’y a pas la moindre apparence qu’il ait pensé à établir un gouvernement démocratique, comme le veut Denys d’Halicarnasse. Au contraire, il est clair qu’il ne voulait changer que peu de chose à la forme de gouvernement qu’il venait d’établir ; et que, craignant l’abus que pouvait faire de son autorité un seul homme, qui se voyait revêtu pour toute sa vie de la puissance souveraine, il voulait partager l’autorité royale entre deux consuls qui ne seraient qu’annuels. Ce gouvernement n’était donc point un gouvernement purement démocratique, qui pût ex-citer le mécontentement des nobles. Ce fut ce plan même que suivirent ceux qui affranchirent Rome de la domination des Tarquins, comme nous l’apprend Tite-Live[5]. Duo consules inde comitiis centurialis a prœfecto urbisex Commentariis Servii Tullii creati sunt. Ces paroles de l’historien montrent bien clairement que ce fut des mémoires que ce roi avait dressés que les Romains empruntèrent l’idée du gouvernement qu’ils établirent d’abord après avoir chassé Tarquin le Superbe ; et qu’en substituant à l’autorité royale celle de deux consuls, ils ne tirent que suivre le plan que Servius en avait dressé. Je sais bien que Sigonius prétend[6] que ce n’est qu’en ce qui concerne les comices des centuries qui devaient leur établissement à Servius, qu’on suivit ses mémoires, et que cela ne regarde pas la création des consuls. Mais assurément ce savant homme n’avait point fait assez d’attention à ce que Tite-Live avait dit plus haut du dessein qu’avait formé Servius d’établir un gouvernement républicain. Mais M. Crévier a fort bien remarqué la liaison qu’il y a entre ces deux passages.

Tite-Live et Denys d’Halicarnasse conviennent du moins en ce qu’ils attribuent l’un et l’autre à Servius le dessein d’abdiquer la couronne et de substituer le gouvernement républicain au monarchique. Mais ils différent en ce que l’auteur grec prétend que Servius avait projeté d’établir un gouvernement démocratique ; au lieu que, selon Tite-Live, ce gouvernement tenait beaucoup plus de l’aristocratie, quoiqu’il y entrât un peu de démocratie ; parce que le peuple donnait ses suffrages pour la création des magistrats, pour l’établissement des lois, etc., mais d’une manière que les nobles, lorsqu’ils étaient unis, prédominaient toujours dans les assemblées générales. Enfin, c’était cette même forme de gouvernement que Brutus, après avoir chassé les rois, proposa, fit approuver et établit à Rome, et qui, dans le fond, ne différait de celui que Servius avait établi de son vivant qu’en ce que l’autorité royale était confiée à deux consuls qui se changeaient tous les ans, au lieu que la dignité royale était à vie ; car, du reste, le pouvoir l’ut d’abord le même.

Toute cette narration est suivie et liée, au lieu que celle de Denys d’Halicarnasse est absolument destituée de vraisemblance. Il faudrait, selon lui, que Servius Tullius eût été bien inconstant dans ce qu’il entreprenait, si, après avoir établi un gouvernement aristocratique, approuvé par tous les membres de l’État, il avait formé le dessein de le changer aussitôt après, et de mécontenter le sénat et les patriciens, pour rendre au peuple une autorité dont il venait de le dépouiller, sans, exciter le moindre mécontentement.

Ce fut donc plutôt, comme nous le dit Tite-Live, sur le plan que Servius Tullius en avait tracé, que fut établi le gouvernement que Brutus fit recevoir à Rome. Cela devient d’autant plus croyable, qu’il est difficile de concevoir autrement comment les Romains auraient pu convenir sitôt d’une forme de gouvernement, et comment elle aurait pu s’établir en deux jours, sans aucune contradiction. C’est ce qui devrait être arrivé, selon Denys d’Halicarnasse, qui fait tenir à Brutus un discours où il étale une connaissance parfaite de l’ancien gouvernement des principales républiques de la Grèce. C’est de ce qu’il y avait de meilleur dans les gouvernements d’Athènes et de Lacédémone, que Brutus compose celui qu’il conseille d’établir à Rome. A peine a-t-il proposé son sentiment, qu’il est approuvé et suivi sans la moindre opposition ; et il nomme un entre-roi qui préside à l’élection de deux consuls. En ceci, Denys d’Halicarnasse diffère encore de Tite-Live, car celui-ci dit que ce fut le gouverneur de Rome qui présida aux comices des centuries qu’on assembla pour l’élection des consuls. Mais cette différence est peu considérable au prix du reste.

En effet, si nous suivons Denys d’Halicarnasse, il ne paraît pas concevable que, dans une révolution qui fit entièrement changer de face à l’État, après qu’on eût chassé les Tarquins, tout se soit passé aussi tranquillement qu’il nous le représente ; qu’on voie les Romains dans un temps qui devait naturellement être rempli de troubles et de défiances, délibérer avec autant de sang-froid que si l’on avait été en pleine paix. On y voit un de leurs chefs étaler avec beaucoup d’érudition et d’éloquence, dans un discours étudié, une vaste connaissance de tous les gouvernements étrangers, et en choisir les plus sages maximes pour en composer le gouvernement de Rome. Son discours persuade aussitôt qu’il est prononcé, et son plan est aussitôt mis en exécution. Ce n’est pas le seul endroit où le caractère romanesque de l’Histoire de Denys d’Halicarnasse éclate, et où l’on voit que cet auteur s’est bien plutôt attaché à faire montre de son savoir et de son éloquence, qu’à se renfermer dans les bornes de l’exacte vérité. On y voit encore une preuve, des inconséquences que j’ai dit ci-dessus se retrouver dans la plupart des histoires romaines, mais surtout dans celle de Denys d’Halicarnasse, qui, consultant différents auteurs, dont les relations ne s’accordaient point, a fait du mélange de ces différentes opinions un tout qui n’a ni liaison ni suite.

Pour peu que l’on veuille faire attention à ce que Tite-Live nous donne à entendre que Brutus et Valerius Publicola, les principaux auteurs de la liberté, avaient leur plan tout formé dès auparavant, et qu’ils ne faisaient que suivre celui qu’un roi, dont la mémoire devait être extrêmement chère aux Romains, leur avait tracé, et qu’il avait même eu dessein de mettre lui-même en exécution, on y trouvera beaucoup plus de vraisemblance et tout y paraîtra naturel. Les Romains ne crurent pas qu’on pût leur proposer rien qui vînt de meilleure main, et ils ne firent aucune difficulté de le recevoir. D’ailleurs, le changement qu’on introduisait dans l’État était peu sensible, on ne faisait que substituer à l’autorité royale celle de deux consuls, que le peuple était maître de se choisir tous les ans. L’expérience venait de les convaincre, que le pouvoir des rois dégénérait aisément en tyrannie ; et ils n’avaient pas à craindre le même inconvénient dans une autorité égale, mais partagée entre deux personnes, et dont la durée n’était qu’annuelle. On comprend de cette façon comment cette révolution n’entraîna point après elle les troubles et l’agitation qui en sont les suites ordinaires, et comment un état monarchique prit sitôt la forme d’une république et put s’y maintenir.

Il y a une chose qui rend la narration de Tite-Live encore plus digne de foi : c’est que nous y entrevoyons que ce fut ce même dessein de Servius qui, étant parvenu à la connaissance de Tarquin, l’engagea à se défaire, par la violence, d’un homme, dont d’ailleurs le grand âge ne l’éloignait pas pour longtemps du trône. Mais voyant que si Servius exécutait ses projets, le chemin lui en serait fermé pour toujours, il ne crut pas devoir attendre tranquillement que le sort en décidât.

Peut-être aussi Servius, qui était d’un esprit doux et qui avait gouverné avec beaucoup de modération, n’avait-il songé à établir un gouvernement républicain, et à exclure par là son gendre du trône, que parce qu’il le connaissait naturellement violent et impérieux, et qu’il craignait qu’il n’abusât de l’autorité souveraine dès qu’il s’en verrait revêtu. De là vient que celui-ci, dès qu’il se fut défait de son beau-père et qu’il Se vit maître du royaume, fit casser toutes les lois de son prédécesseur, sans doute parce qu’elles favorisaient le penchant que les Romains avaient à l’indépendance. Il n’était pas possible que le dessein que Servius avait eu de les mettre en liberté fût demeuré si secret, qu’il ne l’eût communiqué à quelques-uns de ses confidents, et qu’il n’en eût transpiré quelque chose qui, par les espérances qu’elle avait fait naître, avait fortifié dans les Romains ce désir naturel qui les portait à la liberté. C’est pourquoi Tarquin, lorsqu’il se vit la force en main, ne crut pas même devoir entreprendre de faire confirmer par leur suffrage le pouvoir qu’il venait d’usurper, quoique jusqu’alors le peuple eut eu le droit d’élire ses rois, et le sénat de confirmer l’élection. Mais il aima mieux négliger cette formalité que de s’exposer à essuyer un refus qui aurait rompu toutes ses mesures. Si l’on ne suppose dans les Romains un désir formé de s’affranchir de l’autorité royale, il n’est pas facile de comprendre pourquoi Tarquin eût négligé une formalité qui pouvait lui assurer le trône et le faire considérer comme un roi légitime. Il y a toute sorte d’apparence que, s’il n’avait pénétré les dispositions où était le peuple romain, il n’aurait pas méprisé ses suffrages, et qu’il serait aisément venu à bout de se faire reconnaître roi dans une assemblée générale. Mais voyant ce peuple irrité de l’action qu’il venait de commettre, et de ce qu’il l’avait frustré des espérances de liberté que Servius lui avait fait concevoir, il ne voulut pas risquer d’essuyer les marques de son ressentiment, et négligea une formalité que les tyrans les plus injustes ne méprisent pas, à cause de l’impression qu’elle fait sur les esprits faibles du peuple, qui se laisse toujours éblouir par les apparences.

Tarquin prit donc un parti tout à fait opposé. Il voulut qu’on regardât un royaume, qui avait toujours été électif, comme son patrimoine qui lui appartenait par le droit de la naissance, et qu’on regardât Servius comme un usurpateur qui le lui avait retenu injustement. Se voyant également haï du peuple et du sénat, il ne consulta pas seulement celui-ci, et se mit peu en peine du droit dont le peuple avait joui jusqu’alors d’élire ses rois. Aussi Tite-Live reconnaît-il[7] qu’il ne possédait pas la couronne à juste titre, puisqu’il ne l’avait obtenue ni des suffrages du peuple, ni de l’autorité du sénat. Neque enim ad jus regni prœter vim quicquam habebat ; ut qui, neque populi jussu, nec auctoribus patribus regnaret.

Il ne pensa donc qu’à maintenir par la force un droit qu’il avait fait valoir par le même moyen. Voyant bien que le gouvernement que Servius avait établi était peu compatible avec ses desseins, il cassa toutes ses lois qui tendaient au soulagement du peuple, et qui le rassuraient contre les entreprises des patriciens. I1 n’eut pas plus d’égard pour ceux-ci, et fit périr une partie du sénat, sans la remplacer, afin de faire tomber cette illustre compagnie dans le mépris ; et, contre ce qui s’était pratiqué jusqu’alors, il gouverna l’État, sans prendre les avis du sénat sur les affaires les plus importantes. Enfin, il ne pensa qu’à établir le despotisme sur les ruines de l’ancien gouvernement, dont il ne laissa plus aucune trace ; et, pour se maintenir sur le trône, il ne songea plus qu’à chercher de l’appui chez les étrangers.

Tarquin n’était pas destitué des qualités nécessaires pour bien gouverner un État ; et il y a bien de l’apparence qu’étant petit-fils et gendre de roi, il n’aurait pas eu de peine à obtenir la couronne des suffrages du peuple, et à se faire considérer comme un maître légitime, si quelque raison particulière ne s’y fût opposée. Il est même très vraisemblable qu’il aurait préféré cette voie, si toute espérance de réussir de ce côté-là ne lui eût été ôtée par les semences du désir de la liberté que Servius avait jetées dans l’esprit des Romains, et qui produisirent dans la suite leur effet.

Si on ne suppose cela, comment pourra-t-on se figurer que, dans une révolution, on ait trouvé le moyen, en deux ou trois jours de temps (car les historiens n’en mettent pas davantage), d’établir une forme de gouvernement ferme et durable, et qu’une révolution qui devait naturellement remplir la ville de troubles et de défiances mutuelles n’altère pas plus la tranquillité intérieure de l’État que si l’on n’avait eu à se défendre que contre un ennemi étranger ? Mais si l’on suppose qu’on avait un plan de gouvernement républicain, formé par Servius, qui avait été communiqué à quelques-uns de ses confidents et goûté par la plupart des Romains, comme conforme au zèle que ce peuple eut toujours pour la liberté, tout devient facile à concevoir, et toute cette suite d’événements découle naturellement de cette cause comme de sa source.

Les premiers de Rome, surtout Brutus et Publicola, n’attendaient qu’une occasion favorable pour faire éclater leur ressentiment contre Tarquin. Ils avaient apparemment pris ensemble leurs mesures et les avaient communiquées à quelques personnes, sur la fidélité desquelles ils pouvaient compter. Ils avaient jugé à propos de suivre le plan de gouvernement que Servius leur avait tracé, et ils attendaient seulement que quelque circonstance favorable leur permît d’exécuter ce dessein. Ils savaient le mécontentement de tous les ordres de l’État contre Tarquin, et que ce prince était généralement haï. L’horreur que causa la brutalité de Sextus et la violence qu’il avait faite à Lucrèce, suivie de la mort tragique de«cette dame, leur parurent le sujet. le plus propre à émouvoir les esprits du peuple et à le soulever contre le tyran. Ils profitèrent de la disposition où ils le trouvèrent polir établir leur nouveau gouvernement. Ils en proposèrent le plan et le firent recevoir dans la première chaleur ; et comme il venait d’un roi dont la mémoire devait être chère aux Romains, il mérita par cette raison même leur approbation. Si on ne suppose cela, il n’est pas concevable que, dans un temps où tout devait être dans une confusion et dans un désordre extrêmes, tout se passe pourtant à Rome avec autant d’ordre que s’il avait été réglé et prémédité de longue main.

C’est ce qui m’a fait suivre en cette occasion Tite-Live, dont la narration parait plus naturelle et plus suivie que celle de Denys d’Halicarnasse. A la vérité, Tite-Live ayant écrit fort en abrégé sur ces premiers temps, il n’a pas assez développé ses pensées, ce qui est cause qu’on ne fait pas toujours attention à tout le sens que renferment ses paroles. Denys d’Halicarnasse, au contraire, s’est beaucoup étendu sur le même sujet ; mais tout ce qu’il dit de ce règne n’a ni suite, ni liaison, et si on compare sa narration à celle de Tite-Live, on trouvera celle de ce dernier beaucoup plus vraisemblable. Il est vrai qu’on pourra reprocher à Tite-Live d’y avoir laissé quelque obscurité, pour avoir voulu être trop concis ; mais je crois avoir dissipé cette obscurité par les explications que je viens de donner.

Tout cela sert encore à nous confirmer dans l’idée que j’ai donnée, dès le commencement, des historiens romains, et à nous convaincre qu’ils étaient peu instruits (le leur propre histoire, soit qu’ils n’y aient pas apporté toute l’application nécessaire, soit que ces anciens temps leur aient paru couverts de si épaisses ténèbres, qu’ils aient désespéré de pouvoir les dissiper, quelque travail qu’ils y apportassent.

Cependant ce règne méritait toute leur attention, puisque c’était à Servius Tullius, en quelque sorte, qu’ils avaient toute l’obligation de la liberté dont ils jouirent pendant plusieurs siècles. Ils adoptèrent la même forme de gouvernement qu’il avait établi, excepté que deux consuls, qui se renouvelaient tous les ans, y exerçaient l’autorité royale. Le dessein de Servius, de rendre la liberté aux Romains, fut ce qui facilita l’entreprise de Brutus de les affranchir de la tyrannie de Tarquin. Brutus gagna d’abord la confiance du peuple romain en proposant de rétablir l’ordre que Servius avait introduit dans l’État, et que Tarquin avait aboli comme peu compatible avec le pouvoir absolu dont il était entêté.

Je ne puis finir ce qui concerne le règne de Servius Tullius sans faire quelques remarques sur un épisode tout à fait destitué de vraisemblance dont on a orné son histoire[8]. Selon les historiens, il avait deux filles qu’il avait mariées aux deux Tarquins. Il avait donné à Aruns Tarquin, qui était d’un caractère doux et modéré, sa fille Tullie, dont l’humeur était altière et ambitieuse. L’autre, dont l’humeur était assez conforme à celle d’Aruns, fut mariée à Tarquin le Superbe, dont le caractère est assez connu. Servius avait espéré que ces mélanges d’humeurs et de caractères opposés adouciraient ce qu’il y avait d’altier et de féroce d’un côté. Il se trompa. Tullie et Tarquin ne s’accommodèrent pas de ces vues politiques ; ils trouvèrent qu’ils se convenaient mutuellement, et, pour réunir deux caractères qui sympathisaient si bien, ils résolurent de se défaire, par le poison, Tarquin de sa femme et Tullie de son mari, afin de pouvoir ensuite se marier ensemble ; et l’exécution de ce détestable crime fut en effet suivie de leur mariage. Tout cela se passe du vivant de Servius qui, non seulement laisse ces crimes impunis, mais voit même d’un œil tranquille le mariage de ces empoisonneurs.

Il n’y a guère de vraisemblance dans ce conte, et il ne méritait assurément pas de tenir place dans l’histoire. Cependant nous le voyons rapporté par tous les historiens, qui eussent sans doute craint de faire tort à leurs histoires s’ils avaient omis un épisode si intéressant. Comme ils étaient assez maîtres de leur sujet, je leur aurais conseillé de renvoyer du moins jusqu’après la mort de Servius le mariage de ces assassins. Il aurait été mieux placé, et n’aurait pas démenti le caractère qu’ils donnent à ce prince, qui ne manquait ni de courage ni de fermeté, et qui réunissait toutes les qualités d’un grand roi. Cependant quelle faiblesse dans ce prince, s’il permet, non seulement que des crimes si énormes restent sans punition, mais s’il ne parait pas même s’opposer au mariage des assassins de sa fille et de son gendre, et les laisse jouir tranquillement du fruit de leurs crimes !

 

 

 



[1] Liv., lib. I, cap. XLI.

[2] Dion. Halicarn., lib. IV, p. 213 et sqq.

[3] Lib. IV, p. 246.

[4] Lib. I, cap. XLVIII.

[5] Lib. I, in fine.

[6] Sigonius, ad hunc locum.

[7] Lib. I, cap. XLIX.

[8] Dion. Halicarn., lib. IV, p. 232. — Livius, lib. I, cap. XLVI.