Si les historiens se trouvent souvent en opposition sur divers événements du règne de Romulus, les temps suivants ne nous fournissent rien de plus certain. Les trois auteurs auxquels je me suis principalement arrêté dans le chapitre précédent ne conviennent pas mieux sur la durée de l’autorité de chaque sénateur et sur la manière dont ils partagèrent le gouvernement entre eux, pendant l’interrègne qu’il y eut après la mort de Romulus. Plutarque dit[1] que les sénateurs prirent tour à tour les marques de l’autorité royale qu’ils gardaient chacun pendant douze heures, six heures du jour et six heures de la nuit, après quoi leur autorité était finie. Denys d’Halicarnasse[2] et Tite-Live[3], dont le premier fait monter le nombre des sénateurs à deux cents, et dont le second n’en met que cent, disent que les sénateurs furent partagés en décuries ou dizaines, qui tour à tour étaient dépositaires de l’autorité royale, et que, de la décurie régnante, les sénateurs étaient les uns après les autres revêtus des ornements royaux. Denys fait durer cinquante jours l’autorité de chaque décurie, et cinq jours la prééminence de chaque sénateur de la décurie. Il semble que, pour la durée de l’autorité de chaque sénateur, Tite-Live s’accorde plutôt avec Plutarque, et qu’il ne fasse durer que cinq jours l’autorité de toute la décurie, ce qui reviendrait à un demi-jour ou douze heures pour chacun des dix sénateurs. Les paroles de cet historien paraissent, à la vérité, susceptibles de l’un et de l’autre sens[4]. Aussi Casaubon et Saumaise les ont-ils expliquées différemment[5]. Le premier croit que Tite-Live s’accorde parfaitement avec Denys d’Halicarnasse sur la durée de l’autorité de chaque décurie et de chaque sénateur. Mais, selon Saumaise, Tite-Live restreint à cinq jours l’autorité d’une décurie entière, et n’accorde que pour douze heures à chaque sénateur les marques de la dignité royale, de même que Plutarque. Ces auteurs conviennent du moins sur la durée de l’interrègne, laquelle, selon eux, ne fut que d’un an. Vopisque, dans la Vie de l’empereur Tacite, y donne une plus longue durée ; car il ne croit pas que chaque sénateur ait été revêtu de l’autorité royale pendant un temps égal, mais que les uns l’exercèrent pendant trois jours, d’autres pendant quatre, et d’autres enfin pendant cinq jours, de manière que l’interrègne ne finit que lorsque chaque sénateur eût goûté de la souveraineté. Il y a donc encore bien des difficultés sur cet interrègne. Il est vrai qu’on pourrait objecter que, Vopisque étant un auteur beaucoup plus récent que les trois autres, son autorité ne peut contrebalancer celle de Denys d’Halicarnasse, de Tite-Live et de Plutarque. Outre qu’il est à présumer qu’il avait aussi des garants de ce qu’il avançait, il y a toute apparence que, dans le siècle on il vivait, on pouvait avoir autant de lumière sur l’histoire des rois de Rome que dans le septième ou huitième siècle de l’ère romaine. On ne peut, d’ailleurs, faire beaucoup valoir l’autorité de ces trois historiens, puisqu’on voit qu’il est bien rare qu’ils soient d’accord sur quelque fait. Il régnait une prodigieuse différence entre toutes les histoires romaines, et c’est, je crois, la cause des inconséquences qui nous frappent encore dans celles qui nous restent. Leurs auteurs consultant différentes histoires qui se contredisaient sur tous les faits qu’elles rapportaient, et empruntant tantôt quelque chose de l’une et tantôt quelque chose de l’autre, les mêmes faits devenaient méconnaissables, tant ils se trouvaient altérés dans leurs circonstances. Ces faits prenaient en quelque sorte une nouvelle forme et ne convenaient plus avec aucune des relations précédentes. Mais revenons-en à l’interrègne. Le peuple, las de changer si souvent de maîtres et voyant qu’au lieu d’un roi il y en avait des centaines, résolut de mettre fin à ce gouvernement. Ses murmures obligèrent le sénat de consentir à l’élection d’un roi, et il permit au peuple d’y procéder. C’est ainsi que le raconte Tite-Live[6]. Mais, selon Denys d’Halicarnasse[7], le sénat donna le choix au peuple d’établir tel gouvernement qu’il jugerait à propos, soit qu’il voulût être gouverné par des magistrats dont l’autorité ne durât pas au delà d’une année, soit qu’il préférât de se remettre sous la domination d’un roi. Le peuple, satisfait de la déférence du sénat et content qu’il eût reconnu son droit dans cette occurrence, s’en remit entièrement à la volonté du sénat pour la forme de gouvernement qu’il jugerait à propos d’établir. Le sénat se détermina pour la royauté, et il ne fut plus question que de savoir sur qui le choix tomberait. Il faut remarquer que Denys d’Halicarnasse est le seul qui dise que l’on ait délibéré si l’on établirait des magistrats annuels, ou si l’on s’en tiendrait au gouvernement monarchique. On ne voit rien de pareil dans Plutarque ni dans Tite-Live. Il y est dit simplement que le peuple, craignant que le sénat ne prit goût à se voir maître du gouvernement et ne perpétuât l’interrègne pour ne pas donner de successeur à Romulus, l’obligea à consentir à l’élection d’un roi. Mais Plutarque diffère encore ici de Tite-Live et de Denys d’Halicarnasse ; car il ne dit pas, comme le premier, que le sénat reconnut le droit du peuple dans l’élection, ni, comme le second, qu’il remit au choix du peuple d’établir telle forme de gouvernement qu’il trouverait convenable ; pas un mot, par conséquent, de ce que disent ces deux auteurs que le peuple, content que le sénat eût reconnu son droit d’élire un roi, ne voulut pas lui céder en générosité et le laissa maître de l’élection. Plutarque paraît, au contraire, établir[8] que le droit d’élire un roi appartenait pleinement au sénat et que le peuple ne songea pas seulement à le lui disputer. On voit donc que ces auteurs ne convenaient guère mieux sur ce qui regarde les lois fondamentales de l’ancien gouvernement de Rome que sur les événements, et que tout y est également incertain. Ils conviennent tous trois qu’il y eut de la jalousie entre les Romains et les Sabins pour savoir dans laquelle des deux nations on élirait le nouveau roi. Les Sabins prétendaient que Romulus ayant régné seul après la mort de Tatius, c’était à leur tour de donner un roi à Rome. Denys d’Halicarnasse ne s’exprime pas bien clairement sur cette prétention des Sabins[9]. Mais lorsqu’il en vient à la résolution qui fut prise d’élire un roi, il parle, aussi bien que Plutarque, de la difficulté qui survint, si on le prendrait d’entre les Romains ou d’entre les Sabins, et de la convention qui se fit entre les anciens et les nouveaux sénateurs : que si l’élection d’un roi était remise aux anciens sénateurs, ils le prendraient d’entre les Sabins ; et qu’au contraire, si le choix en appartenait aux Sabins, ils éliraient un Romain. Enfin les Sabins ayant donné aux Romains à opter de ces deux conditions, ceux-ci aimèrent mieux se donner un roi Sabin qui leur eut obligation de son élection, que d’en recevoir un Romain de la main des Sabins, et ils élurent Numa Pompilius. Tite-Live, qui n’a point dit qu’on eut admis dans le sénat un nombre de Sabins égal à celui des Romains qui le composaient avant la réunion des deux peuples, ne pouvait pas non plus parler de ce partage qu’il y eut entre les deux partis, ni de la convention qui les réunit, ni de la politique des sénateurs romains qui préférèrent de se donner un roi Sabin à leur choix. Selon lui, les grandes qualités de Numa et son mérite reconnu déterminèrent le sénat en sa faveur, et lui firent vaincre la répugnance qu’il avait à se donner un roi Sabin. Nous trouvons dans Plutarque[10] deux particularités remarquables touchant Numa, sur lesquelles les autres écrivains gardent un profond silence. La première, qu’il était né le jour même de la fondation de Rome. La seconde, que le roi Tatius, en considération de son mérite, lui avait donné en mariage sa fille unique Tatia. Il ajoute même qu’elle vécut treize ans après son mariage, que Numa passa ce temps-là à Rome ; mais qu’après la mort de sa femme, il se retira à la campagne où il demeura jusqu’à son élection. Il est surprenant que Tite-Live et Denys d’Halicarnasse aient omis deux particularités si dignes de remarque ; surtout le dernier, qui a écrit l’histoire de ce règne avec beaucoup d’étendue, et qui n’aurait pas sans doute manqué d’en orner son histoire, si, dans le grand nombre d’auteurs qu’il consultait, quelqu’un en avait fait mention. Cependant la circonstance du mariage de Numa avec la fille de Tatius ferait croire qu’outre son mérite on avait encore eu égard, dans son élection, à son alliance avec un roi de Rome. On s’accorde encore moins sur les enfants que laissa Numa. Tite-Live n’en parle point du tout. Il se contente de dire[11] qu’Ancus Martius, quatrième roi de Rome, était son petit-fils par sa fille, mais il ne dit nulle part qu’il ait laissé des fils. Plutarque[12] et Denys d’Halicarnasse[13] disent que, selon quelques auteurs, il en avait laissé quatre ; mais ils donnent en même temps à connaître qu’ils regardaient la chose comme très incertaine, quoique quatre maisons considérables de Rome prétendissent tirer leur origine de ce roi par ses quatre fils. J’ai prouvé assez au long, dans la première partie de cette dissertation, que c’était encore là une de ces falsifications que les familles tâchaient d’introduire dans l’histoire pour se donner des origines illustres. J’ai déjà remarqué que le combat des Horaces et des Curiaces étant un des événements les plus célèbres de l’histoire romaine, et dont, par conséquent, la mémoire aurait dû être transmise à la postérité d’une manière sûre, était cependant aussi accompagné de beaucoup d’incertitude, puisqu’on ne savait pas bien[14] pour quel parti les Horaces ou les Curiaces avaient combattu. Outre que Denys d’Halicarnasse ne fait nulle mention de cette diversité, il entre dans un si grand détail sur ce sujet, que, quand il aurait été témoin oculaire de tout ce qui s’était passé à cette occasion, il n’en aurait pas mieux pu recueillir jusqu’à la moindre particularité. Pour y donner encore un air plus romanesque, il nous apprend[15] que les Horaces et les Curiaces étaient fils de deux sœurs qui se marièrent et accouchèrent, dans le même temps, chacune de trois jumeaux. Tite-Live a eu tort, en vérité, d’omettre des particularités si singulières et si merveilleuses. Du reste, ces auteurs ne s’accordent sur presque aucune des circonstances de la ruine d’Albe, ni sur la manière dont Tullus Hostilius en transporta les habitants à Rome. Mais Tite-Live a omis des choses bien plus importantes dit règne de Tarquin Ier et qui, si elles sont vraies, le rendent coupable d’une négligence inexcusable. Car, selon Denys d’Halicarnasse[16], ce roi remporta de grandes victoires sur les Toscans ; et les douze villes de cette riche province furent obligées de se soumettre à sa domination et de reconnaître leur dépendance en lui envoyant les marques de la souveraineté, qui consistaient en un siège d’ivoire, un sceptre au bout duquel s’élevait une aigle, etc. Cependant l’historien latin ne dit pas un mot des avantages que Tarquin remporta sur les Toscans ; il ne dit pas seulement qu’il leur ait fait la guerre. Il ne paraît pas naturel qu’il eût passé sous silence un événement si considérable qui soumettait aux Romains une province fort étendue, et des villes riches et puissantes, s’il avait cru que la chose fût bien véritable. Elle méritait d’autant plus d’être remarquée qu’elle nous donne une idée de la puissance et de l’étendue de ce royaume, bien différente de celle qu’on s’en forme ordinairement. Cependant, ce qui devrait faire croire que Rome était alors bien plus puissante qu’on ne se le figure, en resserrant ses bornes ail petit territoire de Rome, ou de quelques petites villes des environs, ce sont les ouvrages que Tarquin l’Ancien entreprit et qui étaient dignes d’un grand roi. Ce fut lui qui entreprit et qui acheva les cloaques de Rome[17], ouvrage qui, malgré l’usage sale auquel il était destiné, se faisait encore admirer dans le comble de la grandeur et de la magnificence romaines. On peut juger de ce que devait en avoir coûté la construction, par le prix auquel les censeurs s’accordèrent avec des entrepreneurs, auxquels on paya mille talents pour les réparer et les nettoyer. Ce fut encore Tarquin Ie, qui fit environner Rome de fortes murailles de pierres de taille. Ce fut lui qui bâtit le grand cirque qui contenait cent cinquante mille personnes, et dont Denys d’Halicarnasse nous donne la description. Il entreprit encore de bâtir le Capitole ; mais la mort le prévint avant qu’il pût en jeter les fondements. Tous ces ouvrages font croire qu’il devait avoir élevé bien haut la puissance romaine, et que Rome devait être dès lors très peuplée et très riche pour pouvoir fournir à de si grandes dépenses, si l’on pouvait faire fond sur ce qu’en rapportent les historiens. Tite-Live attribue[18] à Tarquin le Superbe la construction du grand cloaque ; mais Denys d’Halicarnasse et Pline[19] en donnent l’un et l’autre la gloire à son aïeul ; et, selon Tite-Live[20] lui-même, il en avait déjà fait une partie. Quoiqu’il en puisse être du véritable auteur de ces ouvrages somptueux, je pense que ce qu’on nous dit du haut degré de gloire et de puissance auquel Tarquin l’Ancien est parvenu, et de la magnificence des bâtiments qu’il entreprit, peut servir d’une nouvelle preuve de l’obscurité et de l’incertitude de l’histoire des premiers siècles de Rome, et nous convaincre que les historiens ne voyaient pas bien clair dans ces temps reculés. En effet, les dépenses qu’exigeaient de pareils bâtiments ne pouvaient être fournies que par une ville riche et puissante, et ne conviennent point du tout à l’état de pauvreté où on nous dit que Rome resta pendant cinq siècles, qu’on n’y vit point de monnaie d’or ni d’argent. Pline nous apprend[21] que ce ne fut que vers la fin du cinquième siècle et pendant la guerre contre les Tarentins, qu’on commença à y frapper de la monnaie d’argent. Quand on accorderait qu’il est très possible que Rome, de l’état où on la peint sous Romulus, ait pu s’accroître à ce point en un siècle et demi, on aurait toujours de la peine à comprendre qu’elle soit retombée sitôt après dans cet état de pauvreté ; de sorte que sous Servius Tullius, successeur de Tarquin, les plus riches de Rome étaient ceux dont les biens montaient à la somme d’environ six mille livres, sur le pied où la monnaie de France est aujourd’hui. |
[1] In Numa, p. 60 et sqq.
[2] Lib. II, p. 119.
[3] Lib. I, cap. XVII.
[4] Liv., lib. I, cap. XVII.
[5] Vide Casaub. et Salmas., in Vopisci Tacit., cap. I.
[6] Lib. I, cap. XVII.
[7] Lib. II, p. 112.
[8] In Numa, p. 61, B.
[9] Dion. Hallic., lib. II, p. 120.
[10] In Numa, p. 61, E.
[11] Lib. I, cap. XXXII.
[12] In Numa, p. 73, E.
[13] Lib. II, in fine.
[14] Livius, lib. I, cap. XXIV.
[15] Dion. Halicarn., lib. III, p. 150.
[16] Lib. III, p. 196.
[17] Dion. Halicarn., lib. III, p. 200.
[18] Lib. I, cap. LVI.
[19] Lib. XXXVI, cap. XXXVIII.
[20] Lib. I, cap. XXXVIII.
[21] Lib. XXXIII, cap. II.