DISSERTATION SUR L’INCERTITUDE DES CINQ PREMIERS SIÈCLES DE L’HISTOIRE ROMAINE

SECONDE PARTIE. — Dans laquelle on prouve l’incertitude des principaux événements de cette histoire.

CHAPITRE III. — DES PRINCIPAUX ÉVÉNEMENTS DU RÈGNE DE ROMULUS.

 

 

Il n’y a presque aucun événement, aucune particularité du règne de Romulus, que les anciens historiens rapportent d’une manière uniforme. M. de Pouilly, dans sa Dissertation sur l’Incertitude de l’histoire romaine[1], s’est contenté d’indiquer à la marge un assez bon nombre de faits qui se trouvent rapportés fort diversement pour le fond et pour les circonstances. Tels sont la mort de Remus, le triomphe de Romulus, la manière dont Tarpeia fut traitée, la mort de Tatius, celle de Romulus, etc. Il suffit de jeter la vue sur ce qu’en racontent les historiens, pour être convaincu que l’incertitude où ils étaient à l’égard de tout ce qui concernait ce règne les obligeait d’avoir recours à tout ce qui se débitait sur ce sujet.

Ils ne s’accordent pas mieux sur d’autres faits auxquels, selon eux, diverses cérémonies religieuses devaient leur établissement, et dont par conséquent la mémoire aurait dû passer sans altération à la postérité : sur l’origine des Lupercales, sur celle de Thalassius, sur celle des Vestales, sur celle des nones Caprotines, sur celle des Saturnales, etc., il y a autant de relations différentes que d’auteurs qui en ont’ écrit. L’examen où je pourrais entrer de ces différents faits me mènerait trop loin et m’engagerait dans des discussions longues et ennuyeuses. Je me contente donc de les indiquer.

Après avoir vu que les Romains avaient adopté et inséré dans leur histoire une fable aussi Mal imaginée que l’est celle de la naissance et de l’éducation de Romulus,’ on ne doit pas trouver étrange que le reste y réponde parfaitement, et que tous les événements du règne de ce prince soient également fabuleux. Tel est l’enlèvement des Sabines, dont le docte Jacques Gronovius a déjà attaqué la vraisemblance[2] par des raisons très fortes, auxquelles on peut encore enjoindre quelques autres.

Si Denys d’Halicarnasse se pique de ne point pécher contre la vraisemblance, ce n’est pas qu’il ait su mettre entre les faits cette liaison nécessaire, laquelle fait que les événements forment une suite naturelle, et qu’ils dépendent les uns des autres. C’est ce qu’il ne faut pas chercher chez cet historien, sans quoi il n’aurait pas donné place dans son histoire à un fait aussi fabuleux, et qui est encore plus destitué de vraisemblance dans son système que dans celui des autres auteurs. En effet, si les premiers habitants de Rome étaient tels que cet auteur nous les représente[3] ; s’ils étaient une colonie des Albains, dont il y en avait parmi eux des plus illustres familles ; si ceux qui s’y joignirent, quand Romulus eut ouvert son asile, étaient tous gens de condition libre, que le malheur des temps, et non aucun crime infâme ou capital, avait contraint d’abandonner leur patrie, est-il croyable que les peuples voisins eussent témoigné tant d’éloignement à s’allier avec eux ? Mais les Albains surtout eussent-ils refusé des femmes à une colonie sortie de leur sein, dont le chef était le petit-fils de leur roi ? à un prince qui les avait délivrés d’un joug tyrannique et avait rétabli sur le trône leur roi légitime ? Enfin y a-t-il la moindre apparence qu’ils aient eu quelque répugnance de s’allier avec leurs frères, leurs parents, leurs amis et d’autres honnêtes gens, que des factions contraires avaient obligés d’aller chercher un asile dans cette nouvelle ville ? Tels étaient les premiers habitants de Rome, selon Denys d’Halicarnasse ; et par là même sa narration est tout à fait destituée de vraisemblance. Une pareille colonie aurait rendu son alliance désirable ; et bien loin de la fuir, ou de la refuser, il aurait été naturel que la plupart des peuples voisins la recherchassent avec empressement.

Il est vrai que le refus des Sabins paraîtrait assez naturel, si, comme le dit Plutarque[4], ceux que Romulus rassembla autour de lui n’avaient été que des scélérats et des bandits, avec lesquels il avait été obligé d’aller chercher fortune et de s’établir ailleurs ; parce qu’on ne voulut pas les recevoir à Albe, où on craignait qu’ils n’excitassent des séditions et ne troublassent la tranquillité publique. Tite-Live fait un portrait peu différent des premiers sujets de Romulus.

Mais aussi quelle différence entre ces auteurs, et qui suivre dans cette contrariété d’opinions ? Si nous recevons pour véritable une partie du narré de Denys, il n’y a nulle apparence à l’autre, savoir : que les premiers Romains ayant été aussi honnêtes gens qu’il le suppose, aient été obligés d’avoir recours à la violence pour avoir des femmes. Si, d’un autre côté, l’on suit Plutarque et Tite-Live, on trouvera que c’était une entreprise bien téméraire à un peuple naissant et peu nombreux, de s’attirer sur les bras une nation guerrière et puissante, telle que l’étaient les Sabins, qui soutinrent de longues guerres contre les Romains dans le temps que leur puissance était fort accrue. Et cependant Plutarque nous dit[5] que le motif qui porta Romulus à enlever les Sabines ne fut pas la disette des femmes, mais qu’il cherchait un prétexte pour rompre avec les Sabins et une occasion de leur faire la guerre. Quoiqu’il y eût à la vérité plusieurs auteurs qui le dissent, Plutarque reconnaît qu’il n’y avait nulle apparence que Romulus se fût engagé dans cette entreprise par cette raison. On y en trouvera, en effet, bien peu, si on fait attention à ce que pourrait être Rome dans de tels commencements. Il semble que Velleius Paterculus ait senti cette difficulté, et que, pour donner quelque vraisemblance à la narration des auteurs qui l’avaient précédé, il ait cru devoir en abandonner ce qu’elle avait de contradictoire. Sans faire mention de tout le merveilleux qui accompagne ordinairement la naissance et les actions de Romulus, il se contente de dire[6] qu’il était fils de Mars, qu’il fonda Rome, et qu’il fit toutes ses entreprises soutenu de toutes les forces de son aïeul, le roi Latinus. Il sentait sans doute assez le peu de vraisemblance qu’il y avait à soutenir que Romulus se fût maintenu avec une troupe de bergers et de gens ramassés, contre des voisins aussi puissants que l’étaient les Veïens, les Toscans et les Sabins. Mais, s’il avait été soutenu par un roi puissant, n’aurait-il pas trouvé des femmes dans ses États, ou cette protection n’aurait-elle pas engagé ses voisins à lui en accorder de bonne grâce ?

On voit qu’il serait inutile de vouloir concilier ces auteurs sur ce fait, qui se trouvera toujours accompagné de difficultés et de contradictions. Car, enfin, est-il croyable qu’un prince, bien fait et orné de tant de belles qualités, tel que les historiens nous représentent Romulus, eût été réduit à la nécessité de vivre dans le célibat, s’il n’avait eu recours à la violence pour avoir une femme ? C’est un de ces épisodes que les premiers historiens ont trouvé propre à embellir l’histoire romaine ; et y ayant une fois trouvé place, on a craint qu’elle n’y perdît quelque chose, si on l’en retranchait, quelque destitué qu’il fût de vraisemblance.

Il semble cependant que Romulus, auteur de ce fameux enlèvement, devait bien du moins avoir une de ces femmes enlevées pour sa part. Cependant, cela même est encore douteux. Tite-Live[7], à la vérité, lui donne pour femme une de ces Sabines nommée Hersilie. Plutarque dit que la chose se trouvait rapportée différemment[8] : que les uns disaient que cette Hersilie avait été mariée à Hostus Hostilius, un des plus considérables d’entre les Romains ; que d’autres disaient qu’elle avait été mariée à Romulus, et qu’elle en avait même eu un fils et une fille. Denys d’Halicarnasse[9] ne dit point du tout qu’elle ait été mariée à Romulus. Il dit qu’Hersilie avait une fille, qui fut enlevée, et que, n’ayant pas voulu la quitter, elle la suivit et resta avec elle à Rome. Plutarque convient aussi que quelques auteurs disaient qu’elle avait été la seule femme mariée qui se fût trouvée parmi les Sabines enlevées. Pour Denys d’Halicarnasse, ayant oublié au commencement de son troisième livre[10] ce qu’il avait dit dans le précédent, que cette Hersilie était restée à Rome, sans s’y marier, il la fait femme de Hostus Hostilius et aïeule du roi Tullus Hostilius. Telle est l’uniformité qui règne dans les récits de ces auteurs sur cette Hersilie. On voit que Denys d’Halicarnasse n’est pas seulement d’accord avec lui-même ; comment le serait-il avec les autres ? Cependant le pauvre Romulus reste sans femme, du moins est-il très incertain s’il en a eu une.

Ce qui paraît encore plus étonnant, et montre que ces historiens se mettent aussi peu eu peine du vrai que du vraisemblable, c’est qu’ils ne font aucune mention des droits légitimes que Romulus devait avoir sur le royaume d’Albe. Il était petit-fils du roi Numitor, et seul et unique héritier de son royaume. Cependant on ne parle pas seulement du droit qu’il avait à cette succession, et il ne paraît pas même qu’il ait pensé à le faire valoir. Il n’y a que Plutarque[11] qui dise qu’après la mort de Numitor, il renonça à ses droits et permit à ceux d’Albe de s’élire un magistrat pour les gouverner. Mais quelle apparence y a-t-il qu’un prince, qui n’était attentif qu’à empiéter sur ses voisins et qui ne songeait qu’à faire de nouvelles conquêtes, renonçât avec tant de facilité à un héritage qui était si fort à sa bienséance ? Peut-on croire qu’uniquement occupé à étendre ses frontières par les armes, il ait consenti d’un autre côté à les borner en renonçant aux droits qu’il avait sur un royaume qu’il pouvait posséder au plus juste titre ?

On trouve à peu prés les mêmes contrariétés sur le nombre des sénateurs qu’il y avait à la mort de Romulus. On convient à la vérité, assez généralement, que d’abord il en établit cent. Selon Tite-Live[12], ce nombre était encore le même du temps de l’interrègne. Cependant Plutarque nous apprend[13] qu’après le traité qui unit en un seul corps les Romains et les Sabins, on en ajouta un égal nombre de ces derniers, de sorte que le sénat fut composé de deux cents membres. Denys d’Halicarnasse dit aussi[14] que c’était le sentiment de la plupart des auteurs, quoiqu’il y en eût quelques-uns qui disaient qu’on n’en avait augmenté le nombre que de cinquante ; mais il est pour le nombre de cent, comme cela se voit peu après[15]. Au contraire, on a lieu d’être surpris de voir que Plutarque, qui a fixé à deux cents le nombre des sénateurs et n’a fait aucune mention de l’opinion de ceux qui disent qu’on n’en avait ajouté que cinquante, fixe leur nombre à cent cinquante, au commencement de la Vie de Numa[16], en parlant de l’interrègne. Mais peut-être cette faute doit-elle être attribuée aux copistes, comme l’a déjà remarqué Xylandre.

Le nombre des sénateurs se trouvant donc différent, suivant ces trois auteurs, lors de l’interrègne, il vaut la peine de voir comment ils peuvent dans la suite en revenir au même nombre. Ils conviennent que Tarquin Ier, pour se faire des créatures, en ajouta cent à l’ancien nombre. Après cette addition, le nombre total devrait être différent dans ces trois auteurs. Selon Denys d’Halicarnasse, il devait être de trois cents ; selon Plutarque, de deux cent cinquante ; et selon Tite-Live, il ne devait être que de deux cents, puisqu’il ne parle dans son Histoire que de l’augmentation faite sous Tarquin Ier. Cependant on en trouve également trois cents dans tous les trois lorsqu’ils parlent de la diminution que le sénat avait soufferte sous Tarquin le Superbe, et de ceux qu’on y fit entrer, après la révolution, pour remplir le nombre de trois cents. Mais ce que Tite-Live et, en général, tous les auteurs attribuent à Brutus, d’avoir créé de nouveaux sénateurs, et ce que Denys d’Halicarnasse attribue à Brutus et à Publicola conjointement, Plutarque[17] et Festus[18] l’attribuent au dernier seul, après la mort de Brutus, son collègue. Ce n’est là qu’une petite partie des contrariétés qu’on trouve dans les historiens sur ce règne. Il serait bien facile d’en ajouter beaucoup d’autres, puisqu’on peut dire avec vérité qu’il ne se rencontre pas un seul fait dans l’histoire de ce règne qui soit rapporté d’une manière uniforme. Ces exemples suffisent, je pense, pour nous faire voir qu’on ne peut faire fond sur rien de ce que les historiens nous en disent, et que tout en est également incertain.

 

 

 



[1] P. 44.

[Les deux mémoires de Pouilly sur l’Incertitude des quatre premiers siècles de l’histoire romaine se trouvent dans le tome VI du Recueil de l’Académie des Inscriptions. Les conclusions de ce savant sont plus négatives que celles de Beaufort et de Niebuhr.] A. Blot.

[2] Dissertat., De Origine Romuli, p. 23.

[3] Lib. I, p. 72, et lib. II, p. 88.

[4] In Romulo, p. 22.

[5] In Romulo, p. 25.

[6] Velleius Paterculus, lib. I, cap. VIII.

[7] Lib. I, cap. II, p. 26, A.

[8] In Romulo.

[9] Lib. II, p. 110.

[10] P. 136.

[11] In Romulo, p. 34, B.

[12] Lib. I, cap. XVII.

[13] In Romulo, p. 30, R.

[14] Lib. II, p. 3.

[15] Lib. II, p. 119.

[16] P. 60, F.

[17] In Poplicola, p. 102, C.

[18] Voce : Qui patres.