DISSERTATION SUR L’INCERTITUDE DES CINQ PREMIERS SIÈCLES DE L’HISTOIRE ROMAINE

SECONDE PARTIE. — Dans laquelle on prouve l’incertitude des principaux événements de cette histoire.

CHAPITRE II. — QU’ON NE PEUT FIXER AVEC QUELQUE CERTITUDE L’ÉPOQUE DE LA FONDATION DE ROME.

 

 

Si l’on ne peut rien dire de certain sur le fondateur de Rome, il n’y a pas plus de certitude dans tout ce qu’on nous débite sur l’époque de sa fondation. Dés qu’on entre dans un examen un peu détaillé sur ce sujet, on est bientôt convaincu que les anciens et les modernes sont aussi peu fondés les uns que les autres dans leur chronologie. Je m’appuie encore de l’autorité de M. des Vignoles, et voici le jugement qu’il en porte[1]. Le temps fabuleux des Romains, dit-il, a un autre désavantage. C’est qu’il est impossible de fixer, avec quelque certitude, l’époque de cette fondation prétendue, qui pourtant a été le fondement de leurs dates historiques. Ce n’est que sur des suppositions arbitraires qu’ils l’ont réglée ; et, par cela même, ils ne sont pas d’accord entre eux. Pour la commodité des calculs, nos chronologistes modernes ont convenu de s’en tenir au sentiment de Varron, ou à celui des marbres du Capitole, qui ne diffèrent que d’un an. Mais quand on veut rechercher le fondement de l’un ou de l’autre, on ne découvre rien dans leurs plus anciennes histoires sur quoi l’on puisse s’appuyer. Comment le pourrait-on, puisqu’on ignore quantité de choses touchant la manière dont on a mesuré le temps, depuis le règne de Romulus jusqu’à l’empire de Jules César.

Qu’on consulte encore Dodwell, De veteribus Grœcor. et Romanor. Cyclis, dissert. X, § 74-75 et 109 ; Scaliger, De Emendat. temp., pag. 1, 384 et sqq. ; Marsham, Canon. chronic. Egypt., p. 499 et sqq., et Temporarii demonstrationes chronolog., lib. III, pag. 199 et sqq. Dans tous ces auteurs, on verra de très fortes raisons de douter de la véritable époque de la fondation de Rome, et qu’ils sont persuadés qu’on ne peut la fixer avec quelque certitude.

L’incertitude où l’on est par rapport à cette époque ne doit avoir rien de surprenant, après ce que j’ai prouvé de la disette où l’on était à Rome de monuments et d’historiens contemporains sur les cinq premiers siècles. Les faits étant très incertains, il est naturel que les dates en soient encore plus incertaines. C’est donc là la première et la principale cause de ce que la chronologie de Rome est si embrouillée.

 

I. Puisque, pendant cinq siècles et demi, on n’eut à Rome aucun compilateur, aucun historien, il y a bien, de l’apparence que, pendant tout ce temps-là, on s’y embarrassa fort peu de la chronologie. Il parait aussi que les premiers historiens se mirent fort peu en peine de la débrouiller ; et que même ce ne fut que fort tard qu’on s’avisa de rechercher l’époque de la fondation de Rome. Caton fut le premier qui tâcha de la fixer, si nous en croyons Denys d’Halicarnasse[2]. Mais, s’il est permis de juger de l’exactitude des autres historiens par l’exemple de Tite-Live, ils avaient fait bien peu d’attention à la chronologie dans leurs Histoires. Cet historien[3], qui devait trouver cette route aplanie, ne nous avertit en aucun endroit ni de l’ère qu’il suivait, ni de l’époque qu’il assignait à la fondation de Rome. Ce n’est que par la suite de l’histoire que l’on découvre qu’il a suivi l’ère de Caton, aussi bien que Denys d’Halicarnasse. Je crois que Polybe déférait aussi au sentiment de Caton, lorsqu’il dit, avec un air de doute que Denys d’Halicarnasse lui reproche[4], qu’il semble que Rome ait été fondée vers la seconde année de la septième olympiade. Il ne voulait pas prendre le ton affirmatif sur une chose qui lui paraissait accompagnée de tant d’incertitude. Mais Denys d’Halicarnasse, qui parait peu favorable à ce grand historien — en comparaison duquel cependant il ne peut guère passer que pour un habile faiseur de romans —, Denys d’Halicarnasse, dis-je, accoutumé à débiter avec une entière confiance les choses les plus incertaines, ose blâmer Polybe d’avoir parlé avec modestie sur ce sujet. Il voudrait qu’il en eût parlé d’un ton aussi assuré que lui : et cependant nous verrons, lorsque nous examinerons plus en détail l’ère de Caton, qu’elle n’est pas mieux fondée que les autres. Je ne sais si Caton avait déjà écrit son Histoire et publié ses recherches sur la chronologie de Rome, lorsque le poète Ennius, son contemporain et son ami, écrivait ses Annales en vers. Ce poète met sept cents ans d’intervalle entre la fondation de Rome et le temps où il vivait[5] ; quoique, selon les calculs ordinaires, il ne devait pas encore y avoir six siècles entiers. Peut-être ne trouva-t-il pas le sentiment de Caton appuyé sur des preuves assez solides pour se croire obligé d’y déférer ; et on voit plus d’un siècle de différence entre l’opinion qu’il suivait et celle de Caton. Car il faut remarquer qu’entre quelques auteurs anciens qui assignent une époque fixe à la fondation de Rome, il ne s’agit pas d’une petite différence d’une ou deux années, telle qu’est celle qu’on remarque entre les ères de Caton, de Varron et celle des fastes du Capitole. Ils différent souvent de plus d’un siècle. On peut s’en convaincre en jetant les yeux sur un Mémoire de M. Boivin[6], où toutes ces opinions se trouvent rassemblées. J’y renvoie mes lecteurs.

II. Entre les difficultés que rencontrèrent les premiers historiens dans la chronologie de Rome, il y en avait une qui ne pouvait manquer d’y mettre beaucoup de confusion : c’est qu’on n’y avait aucune ère fixe d’où l’on compt9t les années. On les comptait par consulat, et comme ces consulats n’ont pas toujours été marqués avec exactitude, et qu’on y en a même intrus de faux, on ne pouvait pas faire assez de fond sur les fastes, qui n’avaient été dressés que longtemps après.

Rome ne jouissait pas à cet égard du même avantage que diverses villes d’Italie qui avaient leur ère, laquelle commençait au temps de leur fondation. On pourrait en alléguer quelques exemples, et Scaliger cite un marbre de la ville d’INTERAMNA[7] où on voit qu’elle comptait les années de l’ère de sa fondation. Fabius Pictor et les historiens qui sont venus après lui ont suivi la méthode des Grecs, qui était de désigner les années par le nom de leurs magistrats. Cette méthode était sujette à bien des inconvénients, et n’était pas à beaucoup près aussi sûre et aussi commode que l’autre.

III. Il faut observer en troisième lieu que, quand les Romains auraient eu des fastes très exacts depuis le détrônement de Tarquin le Superbe et l’établissement des consuls, on n’en pourrait pas fixer avec plus de certitude la véritable époque de la fondation de Rome, puisqu’il n’y a rien de plus incertain que la durée des règnes des sept prétendus rois, et même que toute leur histoire. Tout ce qu’on débite sur ce sujet est destitué de preuves et n’est fondé sur aucun monument authentique ni contemporain. Censorin le reconnaît ingénument et avoue qu’on ne peut appuyer d’aucune autorité la durée de deux cent quarante-quatre ans qu’on assignait ordinairement aux règnes, de sept rois[8]. C’est une difficulté qui ne se peut lever ; et Scaliger convient que ce n’est que pour la commodité du calcul qu’on a adopté le sentiment qui détermine cette durée de deux cent quarante-quatre ans, quoique entièrement destitué de preuves. Le célèbre Newton, en voulant assujettir la chronologie à un calcul réglé et mathématique, a cru devoir diminuer de beaucoup la durée de ces sept règnes, et a prouvé que l’histoire ne fournit point d’exemple que les règnes de sept rois aient duré un aussi long espace de temps que celui qu’on assigne aux sept rois de Rome. Je n’examine point s’il est fondé dans la nouvelle chronologie de Rome qu’il propose. Je me contente de dire qu’on ne l’a peut-être contredit que parce qu’on n’aime pas à voir déranger la chronologie reçue. Mais, quoique l’on refuse de recevoir ses règles sur d’autres faits, elles servent toujours à répandre de nouveaux doutes sur une histoire qui est d’ailleurs accompagnée de tant d’incertitude.

IV. Enfin, la chronologie de Rome est-elle bien sûre depuis l’établissement des consuls ? J’ai déjà donné à entendre que je ne la regardais pas comme telle, et je crois qu’il serait aisé d’y trouver encore bien des difficultés.

Premièrement, on ignore si pendant le troisième, le quatrième et même le cinquième siècle, les Romains ont toujours mesuré leur année d’une manière constante et uniforme. On ne sera pas fâché d’entendre là-dessus le savant M. des Vignoles[9]. On ne peut marquer au juste, dit-il, les années dont se sont servis les anciens Romains, comme on ne peut marquer au juste le temps où ils ont commencé à intercaler[10]. Licinius Macer en attribue l’origine à Romulus[11] ; Valerius Antias à Numa Pompilius ; Junius à Servius Tullius ou à Tarquin l’Ancien[12] ; Tuditanus et Cassius aux décemvirs, l’an 304. Enfin Flavius dit que ce fut sous le consulat de M. Acilius Glabrio, l’an 562 de la fondation. Macrobe réfute ces deux derniers sentiments par le témoignage de Varron, qui avait cité une très ancienne loi gravée sur une colonne par les consuls Pinarius et Furius, l’an 282 de Rome, où il était fait mention du mois intercalaire. Ce n’est qu’après le milieu du sixième siècle de Rome que l’on trouve dans Tite-Live quelques endroits d’où nous apprenons que le mois intercalaire précédait le mois de mars, et commençait vers le 24 de février, jour anniversaire de l’expulsion des rois[13]. Cela étant, comment réduire les années romaines aux années juliennes ? Et quand il y aurait quelque certitude dans ce que les auteurs nous disent du temps de sa fondation, quand il règnerait là-dessus une parfaite uniformité entre eux, serait-il plus facile de trouver la véritable époque de sa fondation ? Dodwell[14] est donc parfaitement bien fondé lorsqu’il reconnaît qu’on ne peut assurer aucun calcul sur l’espèce d’année qui fut d’abord en usage à Rome, puisqu’on ne peut fixer précisément le temps où s’introduisit l’usage d’intercaler.

Il faudrait, en second lieu, être bien assuré que les fastes sont sûrs et exacts. Or, on a des preuves bien claires du contraire et par les historiens qui les arrangent souvent d’une manière très différente, et par les difficultés que nous y rencontrons encore aujourd’hui. Tite-Live se plaint si souvent de leur inexactitude, qu’on ne peut douter, sur son témoignage et sur celui de divers autres, qu’il n’y ait eu beaucoup de consulats intrus et beaucoup d’omis. Sur quoi pouvait-on les arranger et redresser ce qu’ils avaient de défectueux ? Il parait assez qu’on n’avait guères de secours pour y remédier. Dodwell croit[15] que, par le moyen des clous qu’on fichait chaque année dans la muraille du temple de Jupiter Capitolin, on pouvait du moins trouver le nombre des années qui s’étaient écoulées depuis la dédicace de ce temple. Cette dédicace s’était faite sous les premiers consuls, et, en comptant le nombre des clous, on avait celui des années qui s’étaient écoulées depuis la révolution qui avait affranchi Rome de la tyrannie de Tarquin. En comparant ce nombre d’années avec les fastes, on pouvait les corriger sur bien des articles. C’est par cette méthode que Dodwell prétend que Cincius Alimentus, un des premiers historiens, vint à bout de débrouiller la chronologie de Rome, depuis les premiers consuls jusqu’au temps où il écrivait. Si on avait été bien exact à ficher un clou chaque année dans la muraille de ce temple, il est certain qu’on aurait pu, par ce moyen, fixer l’époque du régifuge. Mais Dodwell n’a point fait assez d’attention à ce que dit Tite-Live dans l’endroit qu’il cite ; sans quoi il y aurait vu que ces clous ne pouvaient être d’aucun secours pour la chronologie de Rome. Dodwell suppose une chose que Tite-Live ne dit point[16] : c’est que Cincius Alimentus avait rétabli la chronologie romaine par le moyen de ces clous. Or, Tite-Live se contente de dire que Cincius Alimentus avait fait beaucoup d’attention à ces sortes de monuments, et avait remarqué que cette coutume de marquer les années par des clous avait été fort en usage dans les anciens temps. Mais il ne dit point que Cincius en ait tiré beaucoup d’avantage pour fixer la chronologie. Au contraire, ce qu’il ajoute dans le même endroit montre évidemment que ces clous ne pouvaient plus être d’aucun secours à cet égard dans le siècle où vivait Cincius. Cet historien nous apprend que cet usage de marquer les années par des clous avait été interrompu fort longtemps, et que ce ne fut que sur la tradition des vieillards qu’on le renouvela : ex seniorum memoria repetitum. Or, peur qu’on pût ajuster un calcul juste sur le nombre de ces clous, il aurait du moins fallu avoir au juste le temps auquel cette coutume avait cessé ; mais si, dès la fin du quatrième siècle, il n’y avait que les vieillards qui se ressouvinssent que cet usage avait eu lieu, peut-on présumer qu’au milieu du sixième siècle on en ait été mieux instruit ?

Il faut même ajouter qu’après cette interruption dont on ne peut fixer la durée ; après qu’on eut rétabli l’usage de ficher le clou, ce clou ne servit plus à marquer le nombre des années, mais devint une cérémonie religieuse, à laquelle en avait recours dans quelques calamités publiques et pour laquelle on créait souvent un dictateur, clavi figendi causa : preuve bien claire qu’on ne pouvait faire aucun fond sur ces clous pour fixer un nombre d’années, et qu’il n’était pas possible d’en tirer du secours pour redresser la chronologie. Celle des Romains, depuis l’établissement des consuls, n’est donc guère plus sûre que celle qui est antérieure à cette époque ; et puisqu’on ne peut pas fixer avec quelque certitude l’année de cette dernière époque, à plus forte raison sera-t-il impossible d’établir, sur des preuves bien sûres, celle de la fondation de Rome.

Après avoir considéré la chronologie romaine en général et avoir démontré, d’une manière qui me parait évidente, qu’elle ne peut être juste, puisqu’elle n’est fondée sur aucune preuve solide, je passe à l’examen des deux ères qui, ayant été le plus généralement suivies et qui d’ailleurs ne différant que de deux ans, doivent naturellement paraître les mieux fondées : c’est l’ère de Caton et celle de Varron.

On croit connaître l’ère de Caton par Denys d’Halicarnasse[17], qui nous apprend qu’il plaçait la fondation de Rome quatre cent trente-deux ans après la prise de Troie. Comme le temps de cette prise est très incertain, et qu’on lui assigne presque autant d’époques différentes qu’il y a d’auteurs qui en font mention, il n’est guère possible d’asseoir un calcul un peu sûr sur une chronologie si embrouillée. Denys d’Halicarnasse, ayant ajusté la chronologie de Caton à celle d’Ératosthène, trouve que l’année qu’il assignait à la fondation de Rome concourt avec la première de la VIIe olympiade ; et comme il met aussi la fondation de Rome sous cette même année, on en conclut qu’il a suivi l’ère de Caton et qu’il n’a fait que l’ajuster à la chronologie grecque. Je suppose donc aussi que si Denys a suivi la chronologie de Caton et que son système est fondé sur les mêmes principes, ils se trouveront également destitués de preuves.

L’un et l’autre posent pour fondement de leur chronologie[18], qu’on sait exactement la durée du règne de chaque roi ; et c’est cependant ce qu’il y a de plus incertain. Il aurait fallu commencer par la prouver sur le témoignage de quelque historien ou de quelque monument contemporain. Comme on ne leur en voit alléguer aucun, quel fond peut-on faire sur leur chronologie, puisque tout ce que l’on débite des règnes des rois de Rome est destitué de preuve ?

Mais, en accordant que la chronologie de Denys d’Halicarnasse est fondée et qu’elle est appuyée sur des preuves claires et évidentes, dès qu’on examine avec attention son sentiment, on trouve qu’il y a eu de l’erreur dans ses calculs et que les modernes, en adoptant ce qu’il y avait de fautif, l’ont abandonné lorsque son calcul était juste. Après avoir assigné deux cent quarante-quatre ans de durée aux règnes des sept rois, il se sert, pour fixer l’espace de temps qui s’était écoulé depuis le régifuge jusqu’à la prise de Rome par les Gaulois, d’un monument auquel il donne le titre de Mémoires des censeurs, et dont j’ai parlé dans la première partie de cette dissertation[19]. Dans un de ces mémoires, il avait trouvé que le cens qui s’était fait sous le consulat de L. Valerius Potitus et de T. Manlius Capitolinus était arrivé l’an 119 après le régifuge. Ce fut l’année suivante que les Gaulois firent leur invasion en Toscane, et Denys d’Halicarnasse remarque que cette année concourait avec l’an premier de la XCVIIIQ olympiade et l’archontat de Pyrrhion à Athènes. Ce fut l’année d’après que Rome fut prise par les Gaulois, et cette année, selon Denys d’Halicarnasse, est la cent vingt et unième depuis le régifuge et la seconde de la XCVIIIe olympiade. Ces cent vingt et un ans, ajoutés aux deux cent quarante-quatre assignés à la durée des règnes des sept rois, fixent ce grand événement à l’an 365 de Rome ; et cette année concourt avec l’an 390 des olympiades, ou l’an second de la XCVIIIIe olympiade. Il s’ensuit donc que Rome a été fondée l’an 26 des olympiades, ou l’an second de la VIIIe olympiade, selon le calcul de Denys d’Halicarnasse lui-même. Cependant cet historien met la fondation de Rome à l’an 25 des olympiades, ou la première année de la VIIIe olympiade. Il s’est donc trompé d’une année qu’il faut retrancher de son calcul ; et c’est à quoi la plupart des modernes n’ont point fait attention.

Petau[20], sans avoir fait attention à cela, reproche une autre faute à Denys d’Halicarnasse. C’est celle d’avoir placé la prise de Rome sous l’an 121, au lieu qu’il devait la mettre sous l’an 126 ; puisqu’on ne compte que cent dix-neuf consulats dans les Fastes jusqu’au tribunat de Fabius, sous lequel Rome fut prise. De sorte que, si l’on suit les Fastes, Rome fut prise l’an 122 après le régifuge ; au lieu que, selon les Mémoires des censeurs que cite Denys d’Halicarnasse, ce ne fut que l’an 121. Il faut donc ou que les Fastes soient fautifs, ou que ces Mémoires des censeurs fussent peu sûrs. A l’égard des Fastes, ce que j’ai dit ci-dessus prouve assez qu’on ne peut y faire beaucoup de fond ; et à l’égard des Mémoires des censeurs, comme ils faisaient partie des Mémoires des familles, ainsi que je l’ai prouvé, on ne peut pas trop s’y fier non plus. Pour lequel des deux qu’on se déclare, il s’ensuit toujours que la chronologie qui précède la prise de Rome est très incertaine. Je crois même qu’il n’y a point d’époque bien sûre dans l’histoire romaine avant cet événement. Les anciens l’ont marquée de tant de caractères distinctifs que, de tous les événements de l’histoire romaine, il n’y en a pas un dont la date ait été fixée avec plus de précision. Cependant, ce qui est surprenant, les chronologistes modernes n’y ont fait aucune attention et ont avancé cet événement de deux ou de trois ans ; de sorte que, pour le remettre à sa véritable place, il faut renverser toute la chronologie reçue.

Denys d’Halicarnasse[21] nous assure que presque tous les auteurs convenaient que l’invasion des Gaulois dans la Toscane tombait sur l’an premier de la XCVIIIe olympiade, sous l’archontat de Pyrgion ou de Pyrrhion. Cette année, ils attaquèrent Clusium et, l’année suivante, ils marchèrent contre les Romains et détruisirent Rome. Dodwell[22] se trompe donc, de même que Casaubon, lorsqu’ils assurent que Denys d’Halicarnasse place ce grand événement un an plus tôt que Polybe. Ces deux historiens conviennent parfaitement, puisque le dernier nous dit[23] que l’année où les Gaulois se rendirent maîtres de Rome était la dix-neuvième après la défaite des Athéniens auprès de la rivière de la Chèvre, seize ans après la bataille de Leuctres, l’année même que fut conclue la paix d’Antalcidas, entre les Perses et les Grecs, et que Denys, roi de Syracuse, après avoir vaincu les Grecs, assiégeait Reggio. Tous ces caractères se réunissent à l’an second de la XCVIIIe olympiade, qui est le même que celui que Denys d’Halicarnasse assigne à la prise de Rome. Strabon[24] répète les paroles de Polybe. Diodore de Sicile[25] place aussi sous la même année l’archontat de Théodote à Athènes, la prise de Rome et la fameuse paix d’Antalcidas. Trogue-Pompée[26] joint aussi ces deux événements. Hic annus non eo tantum insignis fuit, quod repente pax tota Grœcia facta est ; sed etiam eo quod eodem tempore urbs Romana a Gallis capta est. Cette année est fameuse et parla paix générale qui fut établie dans toute la Grèce, et parce que la même année la ville de Rome fut prise par les Gaulois.

Je crois qu’on ne peut fixer avec plus d’exactitude la date d’un événement que l’ont fait tous ces auteurs. Cet événement n’est point aussi éloigné et ne remonte pas jusque dans les temps fabuleux, comme la fondation de Rome. Polybe, qui en établit la date avec tant de précision, n’écrivait qu’un peu plus de deux siècles après, et son exactitude ordinaire ne nous permet pas de croire qu’il en eût parlé si positivement, s’il ne se fût bien assuré de la vérité. Il ne parle pas d’un ton à beaucoup prés aussi décisif lorsqu’il s’agit de fixer l’ère de Rome, et il se contente de dire qu’il semble qu’elle a été fondée l’an second de la VIIe olympiade.

Le temps de la prise de Rome se trouvant si bien établi par Polybe, par Diodore, de Sicile, par Denys d’Halicarnasse, par Strabon et par Trogue-Pompée, il doit paraître étrange que les chronologistes modernes n’y aient eu aucun égard dans l’arrangement de leur chronologie. A peine même font-ils mention du sentiment de ces auteurs, et aucun d’eux ne s’est donné la peine de dire les raisons pour lesquelles ils ne déféraient pas à leur autorité sur ce point. Petau n’y a aucun égard[27] ; et, sans faire la moindre mention de ce sentiment, il place la prise de Rome par les Gaulois sous la troisième année de la XCVIIe olympiade, c’est-à-dire trois ans plus tôt. Scaliger se trompe[28] en disant que Denys d’Halicarnasse place ce grand événement sous l’archontat de Pyrrhion à Athènes, puisqu’on voit clairement qu’il le place un an plus tard. J’ai déjà remarqué que Casaubon et Dodwell avaient commis la même faute ; et on peut y ajouter Samuel Petit. Le premier, dans la chronologie qu’il a ajoutée à son édition de Polybe, n’a aucun égard au sentiment de l’auteur qu’il commente, et met la prise de Rome sous l’an quatrième de la XCVIIe olympiade ; quoique, dans ses notes sur ce passage de Polybe, il ait confirmé ce que disait son auteur du témoignage de tous les auteurs que je viens d’alléguer, sans donner à connaître qu’il y eût le moindre sujet de révoquer leur témoignage en doute. Dodwell[29] croit que la chronologie de Polybe diffère d’un an de celle de Caton ; mais je la crois plutôt la même. Ce qui a fait croire qu’elle en était différente, c’est la faute que Denys d’Halicarnasse a commise dans son calcul. Car, ayant assigné la prise de Rome à l’an second de la XCVIIIe olympiade, qui, selon lui, doit concourir avec l’art 365 de Rome, il s’ensuivrait aussi que Rome a été fondée l’an second de la VIIe olympiade, et non l’an premier de 14 même olympiade, comme il le dit. Ce qui a été cause que Scaliger et Dodwell ne se sont pas aperçus de la bévue de Denys d’Halicarnasse, c’est la bévue qu’ils ont commise eux-mêmes, en expliquant mal cet auteur et croyant qu’il rapportait la prise de Rome à l’an premier de la XCVIIIe olympiade, au lieu que c’est à cette année qu’il rapporte l’invasion des Gaulois dans la Toscane, qui précède d’un an la prise de Rome. Il s’ensuit donc que Polybe place la prise de Rome sous la même année que Denys d’Halicarnasse ; et que, si ce dernier n’avait eu une erreur d’un an dans son calcul, il aurait placé la fondation de Rome sous la même année que Polybe.

Quoi qu’il en soit de cette bévue de Denys d’Halicarnasse, il reste toujours sûr que, dans les quatre premiers siècles de l’histoire romaine, il n’y a point d’événement dont l’époque ait été établie avec plus de précision que celle de la prise de Rome par les Gaulois. Quelle peut donc avoir été la cause du peu d’attention que les chronologistes modernes ont fait à cette époque fixée avec toute l’exactitude possible par les anciens historiens ? Je crois pouvoir assurer qu’ils ne l’ont abandonnée, quelque certaine qu’elle frit, que parce que, s’ils l’avaient adoptée, il aurait fallu rapprocher de deux pu trois ans l’époque de la fondation de Rome. On a généralement préféré, je ne sais sur quel fondement, la chronologie de Varron à celle de Polybe ; et ayant une fois adopté l’époque que Varron assigne à la fondation de Rome, il fallait abandonner celle que les auteurs que j’ai cités assignaient à la prise de Rome. Les fastes Varroniens placent cette prise sous l’an de Rome 364. Si cette année doit concourir avec l’an 390 des olympiades, ou l’an second de la XCVIIIe olympiade, il s’ensuit que Rome aura été fondée, selon Varron, l’an 27 des olympiades ou l’an troisième de la VII° olympiade. Et cependant Varron commence son ère à la quatrième année de la VIe olympiade. Alors l’ap 364 de Rome, auquel il assigne la prisé de cette ville par les Gaulois, concourt avec l’an troisième de la XCVIIe olympiade ; et, par conséquent, il faut abandonner l’époque fixée à la prise de Rome par les auteurs que j’ai cites, dès qu’on peut suivre celle que Varron a assignée à sa fondation. C’est le parti qu’on a pris, à ce qu’on voit, sans aucune bonne raison ; et jusqu’ici on n’a eu aucun égard à la chronologie de Polybe, quoique la seule qui ait quelque exactitude.

Casaubon, Petau, Dodwell et divers autres chronologistes modernes n’ont pu ignorer que plusieurs auteurs dignes de foi avaient fixé la prise de Rome par les Gaulois à l’an second de la XCVIIIe olympiade ; et il est à présumer que, s’ils avaient pu leur opposer de bonnes raisons, ils n’auraient pas négligé de les mettre dans tout leur jour. Dodwell[30], qui d’ailleurs aime assez les discussions, glisse légèrement sur cette difficulté dans sa chronologie romaine. Il s’y arrête davantage dans sa chronologie grecque qu’il a dressée sur les histoires de Thucydide et de Xénophon[31] ; mais ce n’est que pour rejeter le témoignage des auteurs grecs qu’il ne croit pas avoir été assez bien instruits de la chronologie romaine. Mais les Romains eux-mêmes y étaient-ils fort habiles ? et ne leur préfère-t-on pas la plupart du temps Polybe et Denys d’Halicarnasse ?

Je ne vois donc point d’autre raison d’abandonner l’époque assignée à la prise de Rome par Polybe et d’autres auteurs graves, que le dérangement que leur sentiment eût apporté dans la chronologie reçue. Dés qu’on voulait placer la fondation de Rome sous l’an quatrième de la VIe olympiade, selon Varron, ou sous l’an premier de la VIIe, selon l’ère de Caton, il fallait, pour placer la prise de Rome sous l’an 364 de la fondation, abandonner les auteurs que j’ai cités sur l’époque de la prise de Rome et avancer cet événement de deux ou de trois ans pour l’ajuster à l’une ou à l’autre de ces ères. On a donc abandonné ce qu’il y avait de plus sûr dans la chronologie romaine pour s’attacher à l’époque la plus incertaine, savoir celle de la fondation de Rome. Car il semble qu’on pouvait et qu’on devait même être beaucoup mieux instruit du temps d’un événement assez récent que d’un autre qui lui était antérieur de trois ou de quatre siècles, et qui d’ailleurs n’était attesté par aucun auteur, par aucun monument contemporain. Nous voyons donc qu’on a abandonné une époque revêtue de toute la certitude possible et fixée avec toute l’exactitude imaginable, pour suivre les ères de Caton ou de Varron, qui ne sont fondées que sur des traditions destituées de toutes preuves et sur des calculs arbitraires. Plutôt que de déranger rien à la chronologie reçue, on a avancé la prise de Rome de deux ou de trois ans, sans se mettre en peine de donner des raisons de cette conduite, ni de réfuter ceux qui disaient le contraire, parce qu’on ne le pouvait faire avec quelque solidité.

Qu’on juge à présent du fond que l’on peut faire sur la chronologie qui précède la prise de Rome par les Gaulois.

On a vu que l’ère de Caton n’était fondée que sur la supposition qu’on savait exactement la durée des règnes de chaque roi, supposition entièrement destituée de preuves, et d’où on peut conclure qu’on ne peut faire aucun fond sur cette ère. D’un autre côté, on voit que si on veut s’arrêter au sentiment des auteurs les plus graves sur l’époque de la prise de Rome, qui se trouve fixée par tous les caractères qui peuvent lui donner une entière certitude, on renverse entièrement la chronologie reçue. Que penser, après cela, de cette chronologie, surtout quand on considère que les auteurs modernes ne se mettent point en peine de nous dire les raisons qui leur font abandonner une date marquée avec tant de clarté par les anciens historiens ? Il est à présumer qu’ils les auraient réfutés s’ils avaient eu de bonnes raisons à leur opposer. Leur silence forme donc un préjugé qui n’est pas avantageux à leur chronologie. Il s’agissait ou d’abandonner l’ère de Varron ou de récuser le témoignage de divers auteurs graves. Ils ont pris ce dernier parti, sans en donner de raisons, n’en ayant point de bonnes à alléguer. Pour voir si l’ère de Varron méritait, en effet, cette préférence, il faut voir sur quelles preuves elle est fondée.

On a jugé, jusqu’à présent, qu’elle était appuyée de preuves plus sûres que celle de Caton, parce que Varron posait pour fondement de ses calculs des éclipses qui doivent avoir paru à la conception et à la naissance de Romulus. Mais le malheur veut que ces éclipses ne sont pas attentées par des auteurs contemporains on par des historiens qui pussent en parler avec quelque certitude. Les calculs astronomiques que Tarrutius Firmanus fit à la prière de Varron le conduisirent à dire, sept siècles après, qu’il devait y avoir en une éclipse dans le temps de la naissance de Romulus. On voit assez que ce Tarrutius n’assurait cela qu’en supposant vraie l’opinion commune de sa naissance et du temps auquel Rome avait été fondée ; et que, dès qu’on a prouvé l’incertitude de cette opinion, les calculs de Tarrutius qui sont fondés là-dessus ne signifient plus rien.

Pour mettre mes lecteurs en état de juger si l’on peut, en effet, se fier avec quelque sûreté à l’époque que Varron a assignée à la fondation de Rome, et pour qu’ils voient sur quoi elle était fondée, je transcris ici un assez long passage de Plutarque, en suivant la version de M. Dacier[32] : Varron, qui était le plus savant des Romains dans l’histoire, avait un ami particulier, nommé Tarrutius, qui, étant grand philosophe et grand mathématicien, se mêlait par curiosité de tirer des horoscopes par le moyen des tables astronomiques, et passait pour le plus habile de ce temps-là. Il lui proposa de trouver le jour et l’heure de la naissance de Romulus, en remontant depuis les actions connues, comme on fait par les analyses et par les résolutions des problèmes de géométrie ; car il soutenait qu’un art qui, sur une naissance donnée, peut prédire la vie qui suivra, peut et doit, à plus forte raison, sur une vie connue, démêler précisément le point de la naissance qui a précédé. Tarrutius fit ce que Varron souhaitait. Après avoir considéré les inclinations et les actions de Romulus, le temps de sa vie et le genre de sa mort, et comparé tous ces accidents ensemble, il prononça hardiment, pomme une chose très certaine, qu’il avait été conçu la première année de la seconde olympiade, le vingt-troisième jour du mois que les Égyptiens nomment chioak, vers la troisième heure du jour, à laquelle il y eut une éclipse entière du soleil ; qu’il vint au monde le vingt et unième jour du mois thot, environ le soleil levant ; et qu’il fonda Rome le neuvième du mois appelé parmouthi, entre les deux et trois heures ; car ces gens-là prétendent qu’il y a un certain temps fixe qui gouverne la fortune des villes comme celle des hommes, et que, par la position et par le différent aspect des astres, on peut le découvrir jusqu’au premier moment de leur fondation.

 

Je ferai trois remarques sur ce passage : I. La première est que tout ce que Tarrutius fit accroire à Varron sur ce sujet, aussi bien que l’horoscope de Romulus et de la ville qu’il fonda, n’est fondé que sur ce qu’on savait de sa vie et de ses actions. Ainsi, si tout ce qu’on en dit est incertain et fabuleux, on ne peut, quelque confiance qu’on ait d’ailleurs en l’astrologie judiciaire, se fier à un horoscope tiré sur des aventures peu certaines. Or, j’ai prouvé dans le chapitre précédent que tout ce qu’on disait de ce prétendu fondateur de Rome n’avait rien de vrai, et n’était fondé que sur des contes qui étaient le fruit de l’imagination de quelques auteurs grecs.

II. Il est aisé de remarquer que Tarrutius, dans ses calculs, eut grand soin de ne pas trop s’écarter de l’opinion reçue ; qu’il y a eu plus d’égard pour le temps qu’il a assigné à la naissance de Romulus qu’aux inductions qu’il pouvait tirer de ce qu’il savait de sa vie et de ses actions. Il avait suivi l’opinion commune dans le jour auquel il assignait la fondation de Rome, comme il paraît par ce qu’en dit Cicéron[33] qui s’exprime clairement là-dessus, et qui ne s’accorde pas avec Plutarque sur le jour auquel Tarrutius voulait que Rome eût été fondée. Selon Cicéron, c’était le jour des Palilies, c’est-à-dire le vingt et unième d’avril : en quoi l’on voit que ce calcul de Tarrutius cadrait parfaitement avec l’opinion commune. L. Tarrutius Firmanus... Urbis nostrœ natalem diem repetebat ab iis Palilibus quibus eam a Romulo conditam accipimus. Selon Plutarque, au contraire, c’était au neuvième du mois parmouthi, qui selon Petau, répond au quatrième d’octobre. Quoi qu’il en soit de cette différence entre ces auteurs, elle regarde bien moins notre sujet que le jugement que Cicéron porte sur cette façon de découvrir la véritable époque de la fondation d’une ville. Il se moque agréablement de ce Tarrutius et de son horoscope[34]. Quel n’est pas le pouvoir de l’erreur ? s’écrie-t-il. La lune et les étoiles avaient-elles aussi quelque influence sur le jour de la fondation de notre ville ? Quand nous accorderions qu’il importe beaucoup sous quel aspect des planètes un enfant a été conçu, croirons-nous qu’elles auront les mêmes influences sur les briques et sur le ciment, avec quoi la ville a été construite ?

III. Enfin, ce qui renverse entièrement cette opinion est que, jusqu’ici, les plus habiles chronologistes[35] se sont vainement appliqués à trouver par leurs calculs ces prétendues éclipses qu’il doit y avoir eu du temps de la conception de Romulus. Toutes les recherches qu’ils ont faites n’ont servi qu’à convaincre de faux les calculs de Tarrutius. Mais quand cet habile tireur d’horoscopes aurait rencontré beaucoup plus juste, je ne vois pas qu’on en pût fixer l’époque de la fondation de Rome avec plus de certitude. Comme il est facile à tout astronome de prédire les éclipses qui arriveront, en ajustant son calcul au cours réglé des planètes, il lui est facile aussi de rechercher toutes celles qui sont arrivées depuis la création. Cela est d’un très grand usage pour la chronologie ; et, toutes les fois que les anciens historiens font mention d’éclipses, ils nous mettent en état de fixer avec certitude les dates des événements dont ils parlent. Il n’en est pas de même des calculs de Tarrutius. L’éclipse dont il parle n’est attestée par aucun monument authentique, par aucun écrivain qui soit voisin de ces temps-là. Tarrutius n’a dit qu’il y avait eu une éclipse à la conception de Romulus, que dans la supposition que l’âge de ce prétendu fondateur de Rome était connu ; et ainsi il importerait peu qu’il eût rencontré juste ou non, dès qu’il reste incertain dans quel temps Romulus est né, et même s’il a jamais existé. Il importe donc peu à l’ère de Varron que les calculs de Tarrutius soient justes ou non, et Varron aurait bien mieux fait de se moquer, avec Cicéron, de cette méthode de découvrir le jour de la fondation d’une ville, que de donner ce calcul chimérique de Tarrutius pour une preuve de la certitude de l’époque qu’il assignait à la fondation de Rome.

On voit par là que des deux différentes ères, celle de Varron et celle de Caton, il n’y en a aucune qui soit appuyée de quelque preuve solide, et qu’elles ne peuvent soutenir le moindre examen. C’est cependant pour suivre l’une ou l’autre de ces ères qu’on a abandonné la seule époque fixée avec quelque certitude par les anciens, et qu’on a déplacé un événement, distingué par tous les caractères de la chronologie qui pouvaient en assurer la date. Le motif qui a engagé les chronologistes modernes à y faire si peu d’attention ne peut avoir été que la crainte de déranger la chronologie des temps postérieurs à la prise de Rome. S’ils avaient suivi Polybe, Strabon, Diodore de Sicile, Denys d’Halicarnasse et Trogue-Pompée, en plaçant cet événement avec eux sous la seconde année de la XCVIIIe olympiade, qui concourt avec l’an Varronien 367, il aurait fallu retrancher trois consulats des Fastes postérieurs à la prise de Rome. Or ces Fastes leur paraissaient plus sûrs que ceux qui sont antérieurs à cette époque. Mais peut-être sont-ils aussi peu sûrs les uns que les autres ; et que, s’il s’agissait de retrancher trois on quatre consulats des Fastes de la fin du quatrième siècle ou du commencement du cinquième, on y trouverait encore assez d’endroits faibles pour pouvoir les retrancher sans scrupule. J’en donnerai deux preuves.

Il est sûr que tous les Fastes mettent vingt-quatre ans entre la prise de Rome et le premier consul plébéien. Cependant Fabius Pictor, ce père de l’histoire romaine, ne mettait que vingt-deux ans d’intervalle entre ces deux événements[36]. Comme il est le plus ancien historien et le plus voisin de ces temps-là, sur son autorité on pourrait, ce me semble, retrancher deux années aux Fastes ordinaires. Je tire ma seconde preuve de Tite-Live. Cet historien, vers le milieu du cinquième siècle, dit[37] que Pison avait omis deux consulats, soit par oubli, soit qu’il les crût supposés. Voilà donc encore deux consulats peu sûrs, et qu’on pouvait sans scrupule retrancher des Fastes, pour ne point déplacer un événement dont la date avait été fixée par tous les caractères de chronologie qui peuvent la rendre bien sûre. On voit arasai que les Fastes postérieurs à la prise de Rome ne sont pas encore assez sûrs pour que, sur leur autorité, nous refusions d’ajouter foi à des auteurs aussi graves que ceux que j’ai cités sur l’époque de la prise de Rome. J’en pourrais peut-être donner encore d’autres preuves, mais je crains de ne m’être déjà que trop avant engagé dans des discussions chronologiques.

Je pense, qu’après tout ce que je viens de dire, on ne pourra disconvenir que tout ce qui regarde la fondation de Rome par Romulus ne soit très incertain et destitué de toutes les preuves nécessaires pour en établir la vérité d’une manière solide. Il en est de même de l’époque de la fondation de cette fameuse ville, dont non seulement il n’est pas possible de fixer l’année, mais même très difficile de prouver à quel siècle il la faut rapporter.

 

 

 



[1] Chronolog. sacrée, t. II, p. 848.

[2] Lib. I, p. 60.

[3] Dodwell, dissertat. X.

[4] Lib. I, p. 60.

[5] Varron, De re Rustica, lib. III, princip.

[6] Mémoires de l’Académie des inscriptions, t. III, p. 40.

[7] Scaliger, De Emendat, temp., p. 385.

[8] Cum ab urbis primordio ad reges exactos annos 244 factos esse, nemo sit auctor. Censorin., De Die natali, cap. XVII.

[9] Chronolog. sacrée, t. II, p. 848.

[10] Macrobe, Saturnales, lib. I, cap. XIII.

[11] Censorin., cap. XI.

[12] Macrobe, ibidem.

[13] Lib. XXXVII, cap. V ; lib. XLIII, cap. II ; lib. XLV, cap. LIV.

[14] Dissertat. X, § CVIII, p. 672.

[15] Dissertat. X, §§ LXXIV et LXXV.

[16] Lib. VII, cap. III.

[17] Lib. I, p. 60.

[18] Scaliger, Canon. Isagog., lib. III, p. 345.

[19] Chap. VII.

[20] De Doctrina temp., lib. IX, cap. LII.

[21] Lib. I, p. 60.

[22] Dissertat. X, § CII, p. 657. — Casaubon, in not. ad Polybe. — Vid. etiam Sam. Petiti Eclogæ Chronol., lib. V, cap. I.

[23] Lib. I, cap. VI.

[24] Lib. VI, p, 439.

[25] Lib. XIV, princip.

[26] Justin., lib. VI, cap. VI.

[27] De Doctr. temp., lib. X, cap. XXXI.

[28] Ad Eusebii Chronol., MDCXXV, p. 122.

[29] Dissertat. X, § CIV.

[30] Dissertat. X, § CII, p. 657.

[31] Annal., Thucyd. et Xenoph., p. 263.

[32] T. I, p. 114, de l’édit. de Hollande.

[33] De Divinat., lib. II, cap. XLVII.

[34] De Divinat., lib. II, cap. XLVII.

[35] Vossius, De Idol., lib. II, cap. XX. — Marshami, Canon. Chronol., p. 501. — Petavius, De Doctr. temp., lib. IX, cap. LIV. — Temporarii demonstr. Chronol., lib. III, p. 198.

[36] Quapropter tum primum ex plebe alter consul factus est, duo et vicesimo anno postquam Romam Galli ceperunt. Fabius, apud Gell., lib. IV, cap. V.

[37] Liv., lib. IX, cap, XLIV.