Les Romains, depuis Fabius Pictor et L. Cincius, ne manquèrent pas d’historiens. Les temps suivants en furent assez fertiles ; mais ce ne fut que fort tard qu’ils en eurent de bons. C’est ce qui a fait dire à Atticus que, de son temps, on n’avait pas encore de bonne histoire[1] : Ignoratur enim nostris hominibus historia. On ne s’était pas encore appliqué à débrouiller les difficultés dont l’histoire de ces premiers temps était embarrassée. Les faits fabuleux dont elle se trouvait chargée dégoûtaient Cicéron d’entreprendre ce travail. Il aurait peut-être été obligé de rapporter, comme les autres, que Numa avait eu des entretiens particuliers avec la déesse Égérie, et que cette prétendue déesse lui avait dicté ses lois. Il n’aurait peut-être pas osé supprimer la circonstance merveilleuse qui accompagna l’arrivée de Tarquin l’Ancien à Rome ; qu’un aigle lui enleva son chapeau, et le lui remit ensuite, présage de sa future élévation. Il semblait que, jusqu’alors, on avait fait plus de cas, et qu’on se fût plus attaché à ces sortes de fables qu’à la vérité de l’histoire. On peut s’en convaincre en jetant les yeux sur quelques fragments des anciens historiens, rassemblés par Popma. On y trouve quelques morceaux de Fabius Pictor, de Caton, etc., qui ne roulent que sur des fables et sur des minuties indignes d’avoir place dans l’histoire. De pareils contes ne pouvaient être du goût de Cicéron. Ce grand homme entendait trop bien les règles de l’histoire pour n’en pas bannir toutes les fictions ; lui, qui en regardait la vérité comme l’unique fondement. Si, d’un autre côté, l’on ne se fût arrêté qu’à ce qu’il y avait de certain sur ces premiers siècles, quel corps d’histoire sec et décharné n’en aurait-on pas fait ? C’est cette raison qui apparemment obligea Fabius Pictor, pour ne point laisser de si grands vides dans ses annales, d’adopter les mensonges que les auteurs grecs avaient débités sur la fondation de Rome, et d’y joindre ce qu’il trouvait dans les traditions des familles, quelque peu de certitude que tout cela pût avoir. Les historiens qui sont venus après lui ont trouvé tant de difficulté à débrouiller ce qu’il y avait d’obscur dans l’histoire ancienne de leur patrie, qu’ils ont mieux aimé s’en fier à Fabius Pictor et le suivre, que de se donner la peine d’entrer dans de longues et pénibles discussions. En le transcrivant sur les temps anciens, ils se sont contentés d’y ajouter ce qui s’était passé depuis lui jusqu’à eux. C’est ce qu’il s’agit de prouver, et c’est ce que j’entreprends de faire, en m’appuyant principalement de l’autorité de Denys d’Halicarnasse, qui les avait tous lus et relus, puisqu’il avait été uniquement occupé de cette étude pendant plus de vingt ans qu’il avait passés à Rome. C’est contre l’intérêt de sa propre Histoire qu’il parle, lorsqu’il ne leur est pas favorable. Il est donc le juge le plus sûr que nous puissions suivre sur cette matière ; et il ne peut nous être suspect, puisqu’il était intéressé à relever, autant qu’il le pouvait, des ouvrages dont il avait tiré tout le fond de son Histoire de laquelle le mérite ne peut être fondé que sur celui des auteurs qu’il a pris pour ses garants. On a vu ci-dessus le jugement que cet auteur et Polybe portent de Fabius Pictor. Cependant, ce même Denys d’Halicarnasse[2] nous apprend que Cincius, Porcius Caton, Calpurnius Pison, et la plupart des autres, ne font que le suivre. Denys d’Halicarnasse lui-même, nonobstant le jugement peu avantageux qu’il a porté de cet auteur, et le peu d’exactitude qu’il lui reproche dans tout ce qu’il a écrit sur les premiers temps de Rome, qu’il convient n’être fondé que sur la tradition : Denys d’Halicarnasse[3], dis-je, le cite comme un auteur très respectable, et dont l’autorité seule lui suffit pour constater la vérité d’un fait qui, d’ailleurs,a tout l’air d’une fable. Tite-Live aussi ne le cite presque jamais qu’avec une espèce de vénération et en l’ornant des épithètes de vetustissimus, longe antiquissimus. Après ce que j’ai dit dans le chapitre précédent du caractère de l’Histoire de ce Fabius, on petit juger si son autorité est, en effet, aussi respectable qu’on pourrait le croire, si on s’arrêtait à ces ; apparences. Pour rendre la chose encore plus sensible, j’ajouterai ici quelques exemples du peu de jugement de cet historien dans les choses contradictoires qu’il rapporte et du peu de discernement des historiens qui l’ont copié. Denys d’Halicarnasse[4], après avoir fait voir qu’il est impossible que les deux pupilles que Tarquin l’Ancien laissa sous la tutelle de Servius Tullius fussent ses fils, à cause du grand âge de Tarquin et de sa femme Tanaquil ; après avoir bien établi son sentiment et montré combien il était absurde de les supposer fils de Tarquin, ajoute que l’historien Pison était le seul qui se fût aperçu de la contradiction, et que tous les autres les faisaient fils de Tarquin. C’est cette foule qui a entraîné Tite-Live. Malgré le peu de vraisemblance qu’avait cette opinion, le plus court fut de suivre le grand nombre, sans s’arrêter à prouver que le fait impliquait contradiction[5]. Sic L. Tarquinius Prisci Tarquinii regis filius neposne fuerit, parum liquet : pluribus tamen auctoribus filium ediderim. Ce trait fait peu d’honneur au discernement de quantité d’historiens, entre lesquels on n’en trouve qu’un seul qui se soit, aperçu de la contradiction manifeste qu’il y avait de faire laisser des fils en bas âge à un homme âgé de quatre-vingt-dix ans, et dont la femme en devait avoir au moins soixante-quinze lorsqu’il mourut. Pison était le seul qui eût senti la contradiction. De tous les autres, il n’y en a pas eu un seul qui n’ait suivi aveuglément Fabius Pictor, sans se mettre en peine de la vraisemblance ou de la possibilité de ce qu’il rapportait. Quoique Tite-Live, qui est venu longtemps après Pison, paraisse sentir la difficulté, il passe légèrement dessus, et s’en rapporte au grand nombre. Cet agréable historien n’avilit sans doute pas employé plus de soin à examiner la vérité, lorsqu’il a fait combattre Tarquin le Superbe à la bataille de Régille, quoiqu’il dût avoir pour lors au moins cent ans. En cela, Tite-Live suivait les historiens Licinius et Gellius, que Denys d’Halicarnasse critique d’avoir rapporté une chose si peu vraisemblable. Il serait facile de rassembler bien des traits de cette force, propres à caractériser ces anciens historiens. Car on peut dire, qu’outre leur peu de critique pour des faits qui appartenaient uniquement à leur histoire, ils étaient encore fort négligents à s’instruire des histoires étrangères qui auraient pu répandre du jour sur la leur, par la liaison qu’il pouvait y avoir entre elles. C’est ce qui leur a fait commettre des anachronismes surprenants. Denys d’Halicarnasse[6] reprend Gellius et Licinius d’en avoir commis un d’environ quatre-vingt-dix ans. C’est sur l’an 262 de Rome, où ces historiens rapportent que, dans une grande disette, le sénat avait envoyé deux députés de son corps en Sicile, pour acheter des blés ; et que Denys, roi de Syracuse, leur en avait fait présent d’une grande quantité. Or, ce n’était pas Denys qui régnait alors à Syracuse, c’était Gélon. Denys n’était pas même né, et ce ne fut que quatre-vingt-cinq ans après qu’il envahit la tyrannie. L’auteur grec, qui remonte à la source de cette bévue, croit que quelqu’un de ces historiens aura trouvé dans quelque histoire plus ancienne que, cette année 262, on envoya chercher des grains en Sicile, et qu’un roi de Syracuse en avait fait libéralité au peuple romain. Eux, sans examiner quel était ce roi, et sans se donner la peine de rechercher son nom dans l’histoire de Sicile, mirent le nom de Denys, comme celui qui leur était le plus connu et qui se trouva le premier au bout de leur plume. C’est un défaut dont nous avons déjà vu que Denys d’Halicarnasse a blâmé Fabius Pictor, et qu’on peut dire avoir été commun à presque tous les historiens romains, de n’avoir pas apporté tout le soin et toute l’exactitude nécessaires pour bien discerner le vrai d’avec le faux, et pour n’adopter aucun fait contradictoire. J’en pourrais joindre encore ici divers exemples ; mais je les réserve pour la seconde partie de cette dissertation, et je passe à présent au caractère de Denys d’Halicarnasse. |