Après avoir recherché quels monuments il restait encore aux Romains pour donner le degré de certitude nécessaire à leur histoire, je passe à leurs historiens, et au jugement qu’on en doit porter. La perte ou la non existence de monuments anciens et contemporains aux événements doit avoir déjà prévenu les lecteurs contre la fidélité de leurs histoires ; puisque, manquant d’autres mémoires, ils ont été forcés d’avoir recours à des traditions de famille, où l’on avait eu peu d’égard à la vérité. Le premier Romain[1] qui ait entrepris d’écrire l’histoire de sa patrie a été Fabius Pictor, qui florissait du temps de la seconde guerre Punique, jusqu’où il a poussé son Histoire. Il n’est donc que du sixième siècle, et ne peut avoir rédigé son Histoire que vers le milieu du même siècle, aussi bien que Cincius Alimentus, autre historien du même temps. Ce sont là les auteurs les plus anciens que Tite-Live et Denys d’Halicarnasse puissent nous citer, pour constater la vérité de faits antérieurs de plusieurs siècles. Pour bien juger du degré de créance que méritent les Histoires de Tite-Live et de Denys d’Halicarnasse, il est nécessaire d’examiner sur quoi ils fondaient leurs relations. Nous verrons qu’eux et tous ceux qui avaient écrit des histoires, pendant l’espace de temps qui s’était écoulé depuis Fabius jusqu’à eux, ne croient pas pouvoir donner de garants plus sûrs des faits qu’ils rapportent que ce même Fabius Pictor. On ne peut donc faire de fond sur leurs Histoires, qu’autant qu’on en pouvait faire sur celle de Fabius. Ainsi, dès que l’on aura apprécié au juste le mérite de cet historien, on sera en état de porter un jugement sûr de la certitude ou de l’incertitude des relations des autres historiens. D’ailleurs cet examen mettra dans un nouveau jour la disette d’anciens monuments où étaient les Romains, et servira encore à confirmer ce que j’ai dit de la négligence des historiens à consulter le peu qui en restait, et dont ils auraient pu faire usage, pour vérifier quelques faits. Pour mettre le lecteur en état d’en juger, je rapporte en son entier un passage de Denys d’Halicarnasse assez long, que les savants regardent comme un auteur exact et judicieux. Il nous met au fait de tout ce qui avait été écrit sur l’histoire romaine, jusqu’à la fin du sixième siècle ; et, par là, nous met à même de porter un jugement sûr des premiers historiens. Voici ce qu’il en dit[2]. Jérôme de Cardie est le premier, que je sache, qui ait touché légèrement à l’histoire des Romains, dans son Histoire des successeurs d’Alexandre. Ensuite, Timéeen a parlé aussi dans son Histoire universelle et dans l’histoire particulière qu’il a écrite des guerres de Pyrrhus. Ajoutez à ceux-là Antigone, Polybe, Silène, et je ne sais combien d’autres, qui ont traité les mêmes sujets, mais de différentes manières. Or, chacun de ces historiens n’a dit que fort peu de chose des Romains, et encore ce peu est-il dit sans aucune exactitude, et n’est fondé que sur des bruits populaires. Or, les histoires que les Romains ont écrites en grec sur ces premiers temps ne diffèrent en rien de celles-ci. Leurs plus anciens historiens sont Quintus Fabius et Lucius Cincius, qui tous deux ont vécu du temps des guerres Puniques. Ces deux auteurs ont parlé avec assez d’exactitude de ce qu’ils ont vu, et dont ils ont pu s’instruire par eux-mêmes ; mais ils n’ont que légèrement parcouru ce qui était arrivé depuis la fondation de Rome jusqu’à leur temps. Ce passage de Denys d’Halicarnasse nous apprend : 1° que les premiers qui touchèrent à quelques points de l’histoire romaine étaient des Grecs ; et que tout ce qu’ils en dirent était peu fidèle, n’étant fondé que sur des ouï-dire et sur des bruits populaires ; 2° on y voit encore que les premiers historiens romains ne réussirent pas mieux que les Grecs pour ce qui regardait les premiers temps de Rome, et que leurs histoires étaient, en ce point, entièrement semblables. Par conséquent, elles étaient de même écrites sans exactitude, et n’étaient fondées que sur des bruits populaires, comme celles de Silène et d’Antigone ; 3° outre le peu d’exactitude qui régnait dans cette partie de leurs ouvrages, et le fond qu’on pouvait faire sur ce qu’ils disaient des siècles antérieurs au leur, étant obligés de suivre une tradition orale qui ne peut qu’être accompagnée de beaucoup d’incertitude, ils n’avaient fait que parcourir sommairement les principaux événements. Que pouvaient-ils, en effet, dire de bien assuré sur des temps sur lesquels ils n’avaient aucun mémoire, aucun auteur contemporain qu’ils pussent prendre pour guides ? C’est ce que Denys d’Halicarnasse dit encore d’une manière bien claire ailleurs[3] : Il n’y a pas un seul ancien historien ou autre auteur romain, et tout ce qu’ils disent, ils l’empruntent de ce qu’on en conserve dans les livres sacrés. J’ai déjà parlé de ces livres sacrés en traitant des Livres des Pontifes, et j’ai remarqué que ce n’était qu’un recueil de fables qui se contredisaient les unes les autres, comme on le peut voir par ce que cet auteur lui-même en rapporte. Ainsi, leur nom ne doit pas nous en imposer. Quels secours Fabius Pictor a-t-il donc eus pour la composition de son Histoire ? Sur quels mémoires, sur quels monuments a-t-il pu vérifier les faits qu’il rapportait ? Personne ne peut mieux nous l’apprendre que Denys d’Halicarnasse. Nous ne pouvons suivre de guide plus sûr et mieux instruit sur cette matière, et l’on ne risque rien en s’en rapportant à ce qu’il en dit. Il avait intérêt à faire valoir l’autorité de Fabius, puisqu’il le suit très souvent et se contente de le donner pour garant des faits qu’il rapporte. Or, il nous dit lui-même qu’une partie de son Histoire n’était fondée que sur des bruits populaires ; que, pour le reste, il rapportait ce qu’il avait pu voir et connaître par lui-même. Voici ses propres termes : Cet auteur, le plus ancien historien romain, assure ce qu’il rapporte, non seulement sur ce qu’il a ouï dire aux autres, mais aussi sur ce qu’il a pu savoir par lui-même[4]. Il faut donc distinguer deux parties dans le travail de Fabius. La première contient l’Histoire des cinq premiers siècles de Rome. C’était sur les événements de ces temps éloignés qu’il avait surtout eu besoin de secours pour lui donner quelque certitude. Mais on voit que ce qu’il en disait n’était appuyé que sur ce qu’il en avait ouï dire : Έξ ών ήκουσε. Qu’on juge par là du fond qu’on pouvait faire sur cette partie de son Histoire. Quand on supposerait qu’il eût consulté les plus âgés, les mieux instruits et ceux qui avaient le plus d’expérience dans les affaires entre ses compatriotes, leur témoignage pourrait-il être suffisant pour donner quelque certitude à des faits dont plusieurs siècles qui s’étaient écoulés depuis leur dérobaient une pleine connaissance ? Quel cas faire d’un historien qui n’appuie ce qu’il rapporte des événements antérieurs de trois, quatre et cinq siècles, que du témoignage de ses contemporains ? Telle était l’Histoire de Fabius Pictor : et ce que Denys d’Halicarnasse en dit nous convainc clairement, qu’on ne pouvait faire aucun fond sur tout ce qu’il disait des premiers siècles de Rome. Ajoutons à cela les fréquents exemples que nous avons du peu de vraisemblance de bien des faits qu’il rapporte, de son peu de soin à éviter les contradictions, de sa négligence dans la recherche de la vérité, et enfin de son inexactitude en fait de chronologie. Denys D’Halicarnasse s’en plaint quelquefois, et entre autres à l’occasion de l’âge des Tarquins. Je ne puis me dispenser, dit-il, de reprendre Fabius de son inexactitude en fait de chronologie[5] ; et un peu plus bas : Tant cet historien, ajoute-t-il, a été négligent, et s’est peu soucié de rechercher la vérité de ce qu’il rapporte. En voilà suffisamment pour nous faire connaître le peu de créance que mérite l’ouvrage de Fabius sur les premiers temps de Rome. On voit que tout ce qu’il en disait n’était fondé que sur des ouï-dire, sur des traditions populaires, on la vraisemblance n’était pas toujours observée, et que l’historien ne s’était pas même donné la peine d’examiner. Il avait emprunté une partie de ce qu’il disait des commencements de Rome, de quelques auteurs grecs, qui n’avaient jamais été à portée de s’instruire des affaires des Romains, et qui avaient commis de lourdes fautes, toutes les fois qu’ils en avaient voulu parler, on n’en avait rien dit que de fabuleux. Il y a du moins beaucoup d’apparence[6] qu’ayant suivi, sur un fait aussi important que l’est la fondation de Rome, un auteur aussi peu connu que Dioclès le Péparéthien, il avait adopté bien d’autres fables qu’il avait trouvées dans les auteurs que Denys d’Halicarnasse nomme, et qui assurément valent bien ce Dioclès. Encore peut-on dire que Denys d’Halicarnasse est favorable à Fabius Pictor, dans le jugement qu’il en porte ; car, en marquant peu d’estime pour ce que cet auteur a écrit sur les premiers siècles de Rome, il ne laisse pas de louer ce qu’il avait écrit sur le temps où il a vécu et où il a eu part aux affaires. Mais si nous nous en rapportons à cet égard à Polybe, on doit encore lui refuser cette louange. Personne n’était mieux en état d’en juger que cet habile historien, qui a vécu peu après ces temps-là, et a mis toute son application à s’instruire avec exactitude de tous les événements de la seconde guerre Punique, à laquelle Fabius avait assisté, et dont il avait écrit l’Histoire. C’était même cette seule partie de son Histoire sur laquelle on pût faire quelque fond, selon le jugement de Denys d’Halicarnasse, que j’ai rapporté ci-dessus. Cependant Polybe en juge d’une manière bien différente[7]. On demandera peut-être, dit-il, d’où vient que je fais ici mention de Fabius ? Ce n’est pas que je juge sa narration assez vraisemblable pour devoir craindre qu’on n’y ajoute foi. Car ce qu’il écrit est si absurde et a si peu d’apparence, que les lecteurs remarqueront bien, sans que je les en avertisse, le peu de fond qu’on peut faire sur cet homme dont la légèreté se découvre elle-même. Ce n’est que pour avertir ceux qui liront son livre de faire moins d’attention au titre du livre qu’à ce qu’il contient. Car il y a bien des gens qui, faisant plus d’attention à celui qui écrit qu’à ce qu’il raconte, croient devoir ajouter foi à tout ce qu’il dit, parce qu’il a été contemporain et qu’il était sénateur romain. Pour moi, comme je ne crois pas devoir lui refuser toute créance, je ne veux pas non plus qu’on s’y fie tellement qu’on ne fasse aucun usage de son propre jugement ; mais plutôt, que le lecteur, sur la nature des choses mêmes qu’il a rapportées, juge de ce qu’il en doit croire. Voilà le cas que Polybe faisait de la partie de l’Histoire de Fabius qui, selon Denys d’Halicarnasse, était la seule qui eût quelque solidité, puisqu’il y rapportait ce qui s’était passé sous ses yeux. Les jugements réunis de ces deux historiens nous mettent en état de prononcer sui ce corps d’Histoire, et de dire que c’était un très mauvais ouvrage. Leur jugement est décisif sur cette matière. Denys d’Halicarnasse ayant entrepris l’Histoire des cinq premiers siècles de Rome, doit être considéré comme juge compétent de ceux qui l’ont précédé dans la même carrière. Or il prononce, comme nous avons vu, d’une manière peu favorable à cette partie de l’ouvrage de Fabius. La seconde partie roulait sur les événements d’une partie du sixième siècle. C’est sur cette partie que prononce Polybe, qui avait passé plusieurs années à Rome, uniquement occupé de la compilation de son Histoire ; ne songeant qu’à s’instruire à fond de tout ce qui pouvait y donner une entière certitude. Son Histoire roule en grande partie sur les mêmes événements que celle de Fabius : ainsi, il était très en état d’en bien juger aussi. Il n’y a dans le fond que la première partie de cette Histoire, c’est-à-dire celle qui regarde les temps antérieurs à Fabius, qui appartienne à mon sujet. Mais j’ai cru qu’il était bon qu’on connût bien le caractère du premier historien que Rome a produit ; parce que ceux qui sont venus après lui n’ont fait que le copier, sans autre examen. Puisqu’ils se sont presque tous attachés à le suivre dans ce qu’ils ont rapporté des premiers temps de Rome, c’est sur son mérite qu’il faut régler l’estime qu’on doit faire de leurs ouvrages. Or, si Fabius Pictor et L. Cincius, les deux premiers historiens romains, n’ont puisé ce qu’ils ont dit de la fondation de Rome et de ces premiers temps que dans les traditions contenues dans les livres sacrés, comme nous le dit Denys d’Halicarnasse, ou dans des auteurs grecs mal instruits et tous également décriés pour les mensonges et les fables dont leurs Histoires étaient remplies : quel cas pouvons-nous faire de ce qu’ils ont écrit ; et quel jugement porterons-nous des historiens postérieurs, si nous voyons que c’est sur leur autorité seule qu’ils ont fondé tout ce qu’ils ont écrit sur les premiers temps de Rome ? C’est ce que je tâcherai de prouver dans le chapitre suivant. |
[1] Vossius, de Hist. latin., lib. I, cap. III.
[Fabius Pictor a-t-il écrit ses Annales en grec ou en latin ?
Denys d’Halicarnasse soutient la première opinion. L’opinion contraire semble établie par plusieurs auteurs latins, notamment par Cicéron, Quintilien, Aulu-Gelle, Nonius. Il est possible que Fabius Pictor ait écrit dans les deux langues. D’ailleurs, on connaît deux autres historiens du nom de Fabius : Servius Fabius Pictor et Q. Fabius Maximus Servius. Les fragments attribués à Fabius Pictor appartiennent peut-être à ces derniers.] A. Blot.
[2] Dionys. Halicarn., lib. I, chap. 6.
[3] Dionys. Halicarn., lib. I, p. 59.
[4] Dion. Halicarn., lib. VII, p. 475.
[5] Lib. IV, p. 134.
[6] Plutarch., in Romulo, p. 19, A.
[7] Polybe, lib. III, p. 165.