Rien n’aurait été plus propre à faire transmettre à la postérité, d’une manière fidèle et exacte, les événements de quelque importance, que les Actes de la Ville et du Sénat[1], ou les journaux qui se dressaient de tout ce qu’il arrivait d’important dans la ville et de ce qui faisait l’objet des délibérations et des résolutions du sénat ; si l’usage de dresser de cette sorte de journaux avait été fort ancien et qu’on en eût conservé des collections qui eussent remonté jusqu’aux premiers temps de Rome. Suivant l’idée que d’anciens historiens[2] nous donnent de ces Actes, ils contenaient un journal exact de tous les événements, tant grands que petits, qui arrivaient journellement à Rome, et par conséquent les recueils qu’on en aurait pu faire auraient bientôt formé des volumes immenses. Tacite, en parlant de la troisième année du règne de Néron[3], dit qu’elle fournissait peu d’événements dignes d’avoir place dans l’histoire, à moins qu’il ne voulait remplir ce vide des éloges de l’amphithéâtre et de la description des poutres et des autres matériaux qu’on avait employés à ses fondements, mais que ces sortes de choses faisaient plutôt la matière de ces Actes ou journaux (nommés Acta diurna) que de l’histoire. Par rapport au sujet que je traite, il s’agit principalement d’examiner jusqu’à quel siècle de Rome on peut faire remonter l’usage de dresser de pareils journaux. A en juger par un passage de Suétone[4], cette coutume doit son origine à Jules César, dans son premier consulat, en l’an de Rome 695, et par conséquent n’est que de la fin du septième siècle. Inito honore, primas omnium instituit, ut tam senatus quam populi diurna Acta conficerentur et publicarentur. Dès que César fut entré dans l’exercice du consulat, il ordonna qu’on dressât et qu’on publiât des journaux de tout ce qui se traitait dans le sénat et de ce qui se passait dans la ville. Il est vrai que Dodwell[5] a cru devoir faire remonter beaucoup plus haut l’origine de la coutume de dresser de pareils Actes, et qu’il s’est efforcé de prouver que cet usage avait eu lieu dans tous les siècles de Rome. Il se fonde principalement sur deux prétendus fragments de ces Actes qui lui furent communiqués par Beverland, qui les avait extraits des papiers d’Isaac Vossius. Le premier de ces morceaux avait déjà été publié par Pighius, dans ses Annales, sous l’an de Rome 585. Il le tenait de Susius, qui l’avait extrait des papiers de Louis Vivès. Reinesius l’a aussi inséré dans son recueil d’inscriptions antiques[6]. C’est après eux que Dodwell l’a publié, en y ajoutant un autre fragment que Vossius avait copié sur un manuscrit de Paul Petau. Ce dernier fragment est de l’an 691 de Rome. Dodwell, qui faisait un cas infini de ces morceaux, y a joint une savante dissertation où il s’efforce de prouver l’ancienneté de l’usage de dresser de pareils Actes à Rome, et peu s’en faut même qu’il ne le fasse antérieur à la fondation de Rome. Il suppose que c’était sur ces Actes que le grand pontife dressait ses Annales. Quelque vaste qu’ait été l’érudition de Dodwell, on peut dire qu’il l’a étalée ici à pure perte, et qu’il n’a fait qu’embrouiller la matière en entassant citations sur citations sans peser les termes. Il ne pouvait se persuader que ces pièces fussent supposées, et il a fait tous les efforts imaginables pour lever les difficultés qui rendaient leur authenticité très problématique. Cependant, à bien examiner les choses, on ne peut citer personne qui ait vu l’original de ces Actes. Ceux qui les ont publiés ne les tenaient que de la seconde ou troisième main. Susius, qui communiqua un de ces morceaux à Pighius, l’avait entrait des papiers de Louis Vivès. Beverland, de qui Dodwell tenait l’un et l’autre de ces fragments, les avait tirés des papiers de Vossius, qui lui-même n’avait fait que copier un manuscrit de Paul Petau. Personne n’en peut parler en témoin oculaire, et personne n’a vu l’original ; cependant Dodwell prétend que ces Actes étaient gravés sur des tables de marbre qui se gardaient au Capitole. C’est une pure supposition, et on voit bien que, quelque récent qu’eut été cet usage, on aurait bientôt eu un si prodigieux amas de ces tables de marbre, vu l’étendue que l’on donnait à ces Actes, que tout le Capitole n’aurait pu les contenir. Mais, sans m’engager à réfuter Dodwell pied à pied, je me contente de remarquer que Reinesius, homme d’une profonde érudition, avait déjà conçu des soupçons assez forts contre l’authenticité du premier de ces fragments, qu’il a inséré dans son recueil d’inscriptions. Mais un très habile critique[7] vient de donner tant de preuves de la supposition de l’un et de l’autre de ces fragments, qu’on ne peut, sans un extrême entêtement, refuser de se rendre à ses raisons. Un savant anglais[8], en embrassant son sentiment, vient d’y ajouter encore une nouvelle preuve de la supposition du dernier de ces fragments. Il ne s’agit pas de prouver de quelle utilité de pareils journaux auraient pu être. On conçoit assez qu’avec un pareil secours il aurait été très facile aux historiens de s’assurer de tous les faits et d’en fixer les dates. On peut mémé dire qu’ils avaient une histoire toute formée, à laquelle il ne s’agissait que d’y donner le tour et d’en orner le style. Si les historiens romains avaient trouvé de pareils secours, il y a bien de l’apparence qu’ils en auraient averti leurs lecteurs et que nous trouverions souvent ces Actes cités dans leurs écrits. D’ailleurs, ce que j’ai établi dans les chapitres précédents montre assez que cet usage doit avoir été assez moderne à Rome. Puisque dans le cinquième siècle de Rome on faisait peu d’usage de l’écriture, y a-t-il la moindre apparence qu’on y ait dressé des journaux aussi exacts et aussi circonstanciés que ceux dont on veut qu’il nous reste encore des fragments ? Si, dans ce siècle, l’ignorance où ils étaient encore ne leur permettait pas de dresser les inscriptions les plus simples, à plus forte raison ne leur permettait-elle pas de tenir dès registres aussi détaillés dé toua ce qui se passait à Rome, et de ce qui se traitait dans le sénat. Rien ne nous empêche donc de nous rendre au témoignage de Suétone, qui nous apprend que César est celui auquel on doit l’établissement de cet usage ; usage qui, par conséquent, ne remonte pas fort haut. Il est vrai que jusqu’ici on s’en est peu rapporté au témoignage de cet historien, mais c’était dans la supposition que le premier des fragments de ces Actes, dont j’ai parlé ci-dessus, était bien authentique. Dès qu’on a prouvé qu’il est supposé, on ne peut refuser de se rendre à l’autorité de Suétone, et par conséquent l’usage de dresser des Actes de la Ville et du Sénat n’est que de la fin du septième siècle de Rome. On nous cite à la vérité un recueil de onze livres que Mucien avait rassemblés, et auquel il avait donné le titre de Recueil d’actes[9]. Si les partisans de la certitude de l’histoire des cinq premiers siècles de Rome se croient en droit de nous accabler de titres de livres, de mémoires et d’autres pièces prétendues anciennes, je me flatte qu’ils ne nous contesteront pas le droit d’examiner ce que c’était que ces pièces, à quel temps elles remontaient et si, en effet, elles pouvaient répandre du jour sur l’histoire de ces premiers temps. Souvent, lorsqu’on recherche avec quelque exactitude le temps et le contenu des livres, mémoires ou autres pièces qu’on nous cite, on n’en est que mieux convaincu que c’est faute de meilleures armes qu’on se munit de tout ce qui tombe sous la main. Si l’on pouvait prouver qu’un recueil d’Actes pareils à ceux qui font le sujet de ce chapitre se gardait dans les archives de Rome ; que ces actes remontaient jusques aux premiers siècles, et qu’enfin les historiens y ont puisé les événements qu’ils rapportent, je serais le premier à convenir que l’histoire romaine est appuyée des meilleures preuves, et qu’il n’y a aucune raison de douter de la bonne foi des historiens. Mais quand on nous cite un Recueil d’actes pareil à celui de Mucien pour nous prouver qu’on avait de bons mémoires sur l’histoire des premiers siècles de Rome, c’est chercher à éblouir ses lecteurs par une vaine conformité de noms, et non pas à les convaincre par des raisons solides. Quel rapport, en effet, y a-t-il entre les Actes de Mucien et les Actes de la Ville et du Sénat ? L’auteur qui nous parle de ce recueil[10] nous explique aussi fort clairement en quoi il consistait. On voit que ce n’était qu’un recueil de harangues ou d’oraisons de quelques grands hommes sur les affaires importantes de leur temps : ce qui le confirme, c’est, premièrement, que Mucien avait tiré ces pièces des bibliothèques. Or, ce n’était pas là la place des Actes de la Ville ; c’était dans les archives qu’il les fallait chercher. Secondement, si c’eût été un recueil de pareils Actes, l’auteur du dialogue n’aurait pas eu occasion d’en parler dans un ouvrage où il ne s’agit que de l’éloquence des orateurs des siècles précédents. Enfin, ce qui prouve encore mieux que ce n’était qu’un recueil de harangues de quelques illustres Romains sur les affaires auxquelles ils avaient eu part, c’est que la seconde partie de ce recueil ne contenait que des lettres. Il est donc évident que le recueil d’Actes que Mucien avait compilé n’a aucun rapport aux Actes qui font le sujet de ce chapitre. Il est vrai qu’il importe peu à mon sujet de savoir desquels Actes il s’agit dans ce passage ; puisque, quand ce recueil d’Actes de Mucien aurait, en effet, été un recueil dé ces mémoires ou journaux qu’on dressait de tout ce qui arrivait dans la ville ou de ce qui se traitait dans le sénat, il ne remontait pas plus haut que les temps de Pompée, de Crassus, de Lucullus, etc., et qu’il s’agirait toujours de prouver que la coutume de dresser de semblables Actes était antérieure au cinquième siècle de Rome. Or c’est ce qui est destitué de toute apparence, et il paraît même qu’on n’en peut fixer l’époque que beaucoup plus tard. En effet, Tite-Live aurait-il dit de ce siècle[11] qu’on y faisait encore peu d’usage de l’écriture, si dès lors on avait dressé des journaux aussi exacts de tout ce qui arrivait ? Cet historien aurait-il dit qu’on ne se servait que de clous pour marquer les années, si l’on avait dressé des mémoires aussi sûrs et aussi complets que l’étaient ces journaux. Mais enfin, quand on aurait prouvé qu’on avait pris ce soin dès les temps les plus anciens, il s’agirait encore de prouver que ce monument avait échappé à la fureur des Gaulois. A moins qu’on ne nous le puisse prouver, tout nous oblige d’étendre les paroles de Tite-Live et de Clodius jusqu’à ce monument, et de croire qu’il périt avec le reste ; puisque nous n’en retrouvons aucune trace dans les anciens écrivains. Ils ne les citent pas sur des temps postérieurs à la prise de Rome, et même ils continuent à nous peindre les Romains comme des gens si ignorants et si grossiers, à la fin du quatrième et au commencement du cinquième siècle, qu’ils ne se servaient que de clous pour marquer le nombre des années. Enfin, si les historiens avaient puisé dans cette source, ne se seraient-ils pas fait honneur de donner des garants des faits qu’ils rapportaient, aussi sûrs que l’étaient ces Actes ? Et quand même on nous citerait quelque vaste recueil de ces Actes, ce qu’on ne peut faire, on n’en pourrait pas conclure qu’ils remontassent fort haut. Le sixième et le septième siècles de Rome sont si fertiles en grands événements, que, vu la manière dont on prétend que se dressaient ces Actes, et dont on peut s’instruire dans les fragments que j’ai cités, ils devaient bientôt fournir matière à d’immenses volumes. Il est bien facile à présent de juger si l’on a pu avoir de pareils Actes antérieurs au sixième siècle de Rome ; et que, si on le suppose, on l’avance sans aucune preuve solide, et que même la chose est destituée de toute vraisemblance. |
[1] Acta urbana, Acta populi, Acta senatus.
[2] Cicero, ad Attic., lib. VI, ep. II. — Sueton, in Claud., cap. XLI. — Lips. ad Tacit., Ann., lib. V, cap. IV, exc. A.
[3] Annal., lib. XIII, cap. XXXI. Vid. lib. III, cap. III.
[4] In Jul., cap. XX.
[5] Append. Prœlect. Cambden. — Vid. Grau, ad Sueton., in Jul., cap. XX.
[6] Class. IV, n. 8.
[7] Wesseling, Probab., cap. XXXIX.
[8] Tunstall, Epist. ad vir. Clariss. Cont. Middlet., p. 33.
[9] [Le recueil de Mucien, dont il est parlé dans ce chapitre, n’a aucun rapport avec les Actes de la ville et du Sénat. Tacite nous apprend que l’auteur l’avait divisé en deux parties : la première intitulée Acta, collection de discours prononcés sous la période républicaine, au temps de Crassus, de Lucullus et de Pompée ; la seconde sous le titre d’Epistolœ.] A. Blot.
[10] Dialog. de Oratoribus, cap. XXXVII.
[11] Lib. VII, cap. III.