Après avoir examiné, dans le chapitre précédent, quelle utilité l’histoire romaine avait retirée des traités de paix et d’alliance qui se conservaient au Capitole, je passe aux Livres des Pontifes, et particulièrement aux Grandes Annales, dont on voudrait bien nous faire croire que l’histoire a tiré beaucoup de secours. Il est sûr, comme je l’ai déjà remarqué, que du temps d’Horace il existait quelques livres de religion, que leur antiquité rendait respectables : Pontificum libros, annosa volumina vatum. Les Livres des Pontifes et les antiques volumes des devins. On a vu aussi, dans le passage de Tite-Live que j’ai rapporta ci-dessus, qu’on recueillit tout ce qu’on put trouver de ces livres qui eussent échappé aux flammes. Je comprends sous le nom de Livres des Pontifes généralement tous les livres qui traitaient des cérémonies et des traditions religieuses des Romains, comme les livres des Augures, des Aruspices, les vers ou hymnes des Saliens, les vers Saturniens, et un grand nombre d’autres livres de cette espèce[1]. Il était de la dernière importance pour les prêtres de conserver ces recueils, qui contenaient les mystères de leur religion, qui leur en enseignaient les cérémonies, et qui prescrivaient les formules dont on devait se servir suivant les différentes occasions. Mais de quelle utilité pouvaient-ils être pour rétablir l’histoire ? Leur antiquité devait les rendre précieux, puisqu’on prétendait qu’elle égalait celle du règne de Numa. Ils étaient absolument nécessaires pour conserver les traditions et les cérémonies religieuses établies par ce prince, et auxquelles les Romains paraissaient d’autant plus attachés, qu’ils les regardaient comme le fondement de la religion de leurs ancêtres. Pour ce qui est de l’histoire, quel secours pouvait-elle en retirer ? Supposons pour un moment que nous vinssions à perdre tous les monuments qui peuvent servir à l’histoire des siècles précédents, pourrait-on espérer de la rétablir par le moyen des bréviaires, des missels et même des canons des conciles ? Je crois qu’on peut dire la même chose des Livres des Pontifes, dont l’usage devait être à peu prés le même. Ce que ces livres avaient d’important ne concernait donc que les rites et les cérémonies de la religion, et, par cet endroit-là, ils n’ont que peu ou point de liaison avec l’histoire. il est cependant très naturel que les Romains, dans le rétablissement de leur ville, aient donné leur principale attention à recouvrer tout ce qu’ils purent de ces livres. Dès que les consuls de cette année, dit Tite-Live[2], furent entrés dans l’exercice de leur charge, la religion fut le premier objet qu’ils proposèrent pour les délibérations du sénat. Mais si les Romains nous donnent, en cette occasion, une preuve bien claire de leur attachement à la religion de leurs ancêtres, par le soin qu’ils prirent de recueillir ces livres, ils n’eurent pas la même précaution à s’assurer de leur authenticité qu’ils avaient eue à l’égard de leurs lois. C’est ce qui, ajouté à quelques autres raisons, pourrait faire naître quelques soupçons sur l’authenticité de ces Livres des Pontifes. On a vu, dans le chapitre précédent, de quelle façon on exposa publiquement à la lecture du peuple les lois des XII Tables, afin que chaque particulier pût se convaincre par ses propres yeux que c’étaient les mêmes lois selon lesquelles il avait été jugé jusqu’alors. Les pontifes en agirent d’une manière bien différente avec les livres de religion[3]. Ils supprimèrent tout ce qui concernait le culte religieux, afin de tenir les esprits du peuple dans leur dépendance. Ce moyen leur fournissait beaucoup de facilité à supposer ce qui n’existait plus, et à accommoder la religion avec leurs intérêts, selon qu’ils le trouveraient à propos. Cette précaution de se réserver la faculté d’en faire accroire au peuple, toutes les fois que leurs intérêts l’exigeaient, me parait suffisante pour rendre très suspects tous ces Livres des Pontifes. Le secret qu’ils gardèrent en cette rencontre, et la coutume générale des prêtres de ne négliger aucune occasion d’étendre leur autorité, et de la fonder sur l’ignorance du peuple, ne confirment que trop ces soupçons. Cet artifice a été en usage de tout temps, et à Rome plus qu’ailleurs. Les principaux de l’État y étaient en même temps revêtus des charges de prêtrise. L’histoire romaine fournit quantité d’exemples que les grands faisaient servir la religion à leur politique, et tâchaient de tenir dans la dépendance, par le pouvoir de la superstition, ce peuple naturellement féroce, et qui ne portait le joug qu’avec peine. Le moyen le plus sûr, pour parvenir à ces fins, était de tenir ce peuple dans l’ignorance et de se réserver les moyens de lui faire croire ce que l’on voudrait, selon les occurrences. On sera convaincu que je n’avance rien sans fondement, et même on se persuadera aisément que tous ces livres de religion n’étaient pas aussi anciens qu’on le prétendait, si on veut faire attention à un fait attesté par plusieurs auteurs célèbres[4], et que Tite-Live raconte avec toutes ses circonstances. Il dit entre autres qu’un particulier, ayant découvert dans son fonds de terre le tombeau de Numa, y avait trouvé dans un coffre à part les livres de ce roi. Il les communiqua d’abord à un magistrat de sa connaissance, qui, après les avoir lus, jugea qu’ils ne tendaient qu’à détruire la religion. Il en fit son rapport au sénat, et offrit d’affirmer par serment la persuasion où il était à cet égard. Le sénat, sur son rapport, fit brûler ces livres dans la place publique. Si nous considérons à présent que, de l’aveu même des Romains, ils tenaient toutes leurs créances et toutes leurs cérémonies religieuses de ce roi, comment concilierons-nous l’opposition qui se trouvait entre ces livres et la religion des Romains quelques siècles après ? Ne sera-t-on pas obligé de convenir qu’il fallait que leur religion eût extrêmement changé de face, pour se trouver dans une opposition entière avec celui qui l’avait établie ? Ce qui, joint aux raisons alléguées ci-dessus, ne confirme que trop les doutes qu’on peut se former sur l’authenticité de ces Livres des Pontifes. Les Romains, il est vrai, ont toujours témoigné beaucoup d’attachement, à la religion de leurs ancêtres ; mais ce que je viens de dire des livres de Numa n’est pas la seule preuve qu’on puisse donner des grands changements que cette religion avait soufferts. Plutarque, dans la vie de Numa[5], nous apprend que ce roi avait défendu de représenter la divinité sous quelque forme que ce fût, et que les Romains avaient été cent soixante-dix ans sans avoir aucune image ni statue dans leurs temples. Ce même roi avait encore défendu les sacrifices sanglants. On ne peut donc disconvenir que la religion n’ait souffert de grands changements à Rome, et que, dans le sixième siècle, elle ne fût entièrement différente de la doctrine que renfermaient les livres de Numa, qu’on trouva alors. On ne pouvait donc les conserver sans que le peuple ne découvrit les changements arrivés dans sa religion, et qu’il ne remarquât que celle que les pontifes lui enseignaient était très différente de celle qui avait été enseignée dans les temps précédents. C’est sans doute ce qui fit prendre le parti de brûler ces livres, de peur qu’ils ne découvrissent la supposition de ceux des pontifes. Je me suis un peu étendu sur les Livres des Pontifes, non que je croie que, quand nous serions assurés qu’ils sont véritables et dignes de foi, ils eussent pu répandre beaucoup de jour sur l’histoire romaine ; mais parce qu’ils nous fournissent de nouvelles preuves de la disette générale d’anciens monuments où étaient les Romains, puisque leurs livres de religion même, dont ils nous vantent si fort l’antiquité, paraissent forgés après coup aussi bien que le reste. Il s’en faut bien que cette partie des Livres des Pontifes soit d’une aussi grande importance à mon sujet que ceux qui sont connus sous le nom d’Annales des Pontifes[6] ou de Grandes Annales. Ceux-ci devaient former une chronique complète ; et si cet ouvrage, dressé avec toute l’exactitude que lui suppose Cicéron, avait existé, les plaintes que font les anciens historiens étaient bien mal fondées, puisqu’ils trouvaient dans ces Annales une histoire suivie et chaque fait rangé sous sa date. Il est vrai que Cicéron nous en donne une idée avantageuse[7]. Erat enim historia nihil aliud, nisi Annalium confectio : cujus rei memoriœque retinendæ causa, ab initio rerum Romanarum, usque ad P. Mucium Pontificem Maximum, res omnes sinqulorum annorum mandabat litteris Pontifex Maximus. Efferebatque in Album, et proponebat tabulam domi, potestas ut esset populo cognoscendi : ii qui etiam nunc ANNALES MAXIMI vocantur. — L’histoire n’était autre chose que le soin de ranger les événements par années. Pour cet effet, et pour conserver la mémoire de ce qui arrivait, le grand pontife avait soin d’écrire les événements de chaque année ; et cette coutume s’était observée depuis le commencement de Rome jusqu’au pontificat de P. Mucius. Il les écrivait sur une table blanchie, et les exposait dans sa maison pour que le peuple pût s’en instruire et en juger : c’est là ce qu’on nomme les Grandes Annales. Nous avons encore un passage du grammairien Servius, qui n’est. pas moins curieux, et qui entre encore dans un plus grand détail sur là manière dont se dressaient ces Annales[8]. Ita etiam Annales conficiebantur, tabulam dealbatam quotannis Pontifex Maximus habuit, in quâ, præscriptis Consulum nominibus, et aliorum magistratuum, digna memoratu notare consueverat, domi, militiœ, terra, mari, gesta per singulos dies. Cujus diligentiæ annuos Commentarios in octoginta libros Veteres retulerunt, eosque a Pontificibus Maximis, a quibus fiebant, ANNALES MAXIMOS appellarunt. — Voici la manière dont se dressaient les Annales. Le grand pontife faisait faire tous les ans une table blanchie, au haut de laquelle il mettait les noms des consuls et des autres magistrats de l’année. Ensuite, il y marquait chaque jour tout ce qui arrivait de remarquable, tant dans la ville qu’à l’armée, ou sur terre ou sur mer. Les anciens ont fait une collection de cet ouvrage en quatre-vingts livres, qu’ils ont intitulée Grandes Annales, parce qu’elles avaient été rédigées par les grands pontifes. Ajoutons encore le témoignage de Vopiscus[9] et de Macrobe[10], qui témoignent l’un et l’autre que les grands pontifes étaient chargés de recueillir l’histoire de leur temps. Quelle ressource pour l’histoire, si un pareil ouvrage, commencé dès la fondation de Rome, eût échappé à la fureur des Gaulois ! Quels mémoires plus sûrs aurait-on pu trouver pour en rétablir l’autorité ? Ou plutôt l’histoire ne subsistait-elle pas en son entier ? Je ne puis donc croire que Cicéron et Servius veuillent dire qu’un pareil ouvrage, commencé dès les premiers temps de Rome, et continué jusqu’au pontificat de P. Mucius, existât de leur temps. Ils veulent simplement dire que cette coutume avait été observée, sans déterminer jusqu’à quelle époque remontait ce qu’on en avait de leur temps. Il n’y a rien, dans ces deux passages, qui puisse nous déterminer à fixer au juste à quel temps commençait cette ample collection, ou à quel temps elle se terminait. Il est vrai que du premier coup d’œil on serait porté à juger très favorablement de l’histoire romaine, laquelle, si une pareille coutume eût été observée dès les premiers siècles, n’aurait contenu que des faits attestés le plus authentiquement, et dont tout le peuple romain aurait, en quelque sorte, été garant. Mais quelques réflexions nous feront bientôt voir qu’il ne faut pas donner un sens si étendu aux paroles de Cicéron et de Servius, et que les quatre-vingts livres d’Annales dont parle ce dernier ne remontaient pas si haut qu’on pourrait se le figurer sur leur nombre. I. Il est sûr que la partie historique des Livres des Pontifes, ou leurs Annales, si tant est qu’elles aient existé, périrent dans la destruction de Rome par les Gaulois. Tite-Live est si exprès là-dessus, qu’il nous ôte tout sujet d’en douter. En effet, cela paraît visiblement, si l’on fait attention à ses termes, lorsqu’il se plaint de la peine qu’il a eue de débrouiller les ténèbres qui enveloppaient les temps précédents, tant à cause du peu de soin qu’on avait d’écrire l’histoire dans ces premiers temps, que parce que les mémoires, conservés dans les archives, qui étaient entre les mains des particuliers, ou qui faisaient partie des Livres des Pontifes, avaient été enveloppés dans la ruine de la ville. Et quod etiam si quæ in commentariis Pontificum, aliisque publicis privatisque erant monumentis, incensa urbe, plerœque interiere. Il est clair que ce qu’il dit là ne peut regarder que la partie historique des Livres des Pontifes, comme la seule qui servait à son sujet. Il aurait eu tort de se plaindre que la perte de ces livres était cause de l’obscurité et de l’incertitude répandues sur l’histoire des siècles précédents, si l’on avait conservé des annales rédigées avec toute l’exactitude que Cicéron et Servius leur attribuent. Concluons de là que, n’y ayant rien dans leurs paroles d’où l’on puisse inférer qu’ils aient affirmé que les annales, qui existaient de leur temps, remontassent plus haut que la prise de Rome par les Gaulois, ils rie contredisent point ce que nous pouvons assurer sur l’autorité de Clodius, de Tite-Live et de Plutarque : que la partie historique des Livres des Pontifes, c’est-à-dire les Grandes Annales, se perdit, avec quantité d’autres monuments, dans le sac de Rome. Si quelque auteur ancien nous disait formellement le contraire, il contrebalancerait leur autorité, et nous ne saurions à quoi nous en tenir. Mais comme personne n’assure que les Grandes Annales[11], commencées dès la fondation de Rome et continuées jusqu’à son temps, existassent en entier, nous ne devons donner aux passages de ces auteurs que le sens qu’ils renferment naturellement, et croire qu’ils ne contredisent point Tite-Live. II. La manière dont Cicéron et Servius nous apprennent que se dressaient ces Annales, les soins que l’on prenait de n’y insérer aucun fait dont la vérité n’eût été, pour ainsi dire, attestée par tout ce qu’il y avait de citoyens à Rome, qui avaient droit d’en juger et de donner leurs avis sur ce qu’on en devait retrancher, ou sur ce qu’on devait y ajouter, nous donne une idée des plus avantageuses de cette espèce d’ouvrage, et nous le ferait regarder comme le corps d’histoire le plus complet et le plus authentique qu’on aurait pu désirer. L’on y transmettait à la postérité la mémoire des événements, lorsqu’ils étaient encore récents, et que chacun pouvait se souvenir des circonstances qui les avaient accompagnés. On les mettait par là à l’abri de toute contestation, et la vérité en était établie d’une manière indisputable. Que se peut-il de plus beau, de plus exact et de plus sûr, en fait d’histoire ? Plus nous admirerions une pareille compilation, plus nous aurions lieu d’être surpris qu’on n’en eût pas fait usage si elle avait existé. Que les plaintes des historiens sur l’obscurité qui couvrait les premiers temps de leur histoire, que celles de Cicéron lui-même sur ce sujet seraient mal fondées ! D’où vient qu’aucun ; de ces écrivains ne citerait les Grandes Annales, et d’où, vient qu’ils auraient négligé de consulter le monument le plus précieux qu’il y eût à Rome, et qui n’exigeait d’autre peine que celle de transcrire et de lier les faits ? Denys d’Halicarnasse, qui a eu soin de nous indiquer dans quelle source il puisait, et qui entre dans un assez long détail sur les mémoires qu’il avait consultés, ne met point de ce nombre ces fameuses Annales[12]. Y a-t-il apparence qu’après un séjour de vingt ans à Rome, employé à des recherches continuellement l’histoire, ces Annales lui fussent restées inconnues ? Si elles lui avaient été connues, eût-il négligé de les consulter, puisqu’elles pouvaient lui être d’un si grand secours ? On ne fui en aurait sûrement pas refusé la communication ; et, s’il en avait fait usage, quelle apparence que dans le catalogué qu’il nous donne dès monuments qu’il a consultés, il eût omis celui qui, par toutes sortes de raisons, devait y tenir le premier rang ? Nous ne voyons pas, non plus, que Tite-Live en ait eu connaissance, puisqu’il ne le cite jamais. S’il les avait consultées, il n’aurait pas eu tant de peine à démêler la vérité dans les auteurs qu’il cite, et à lever les difficultés qu’il y rencontrait. Enfin, il ne se peut que ces auteurs n’en eussent appelé très souvent à ces Annales, comme au garant le plus sûr qu’ils pouvaient donner des faits insérés dans leurs histoires. Ces raisons me paraissent prouver d’une manière évidente que les Annales en question n’existaient pas dans le temps que ces auteurs écrivaient leurs histoires. III. Tout ce que l’on trouve cité dans quelques auteurs, sous le nom de Grandes Annales, bien loin de confirmer l’opinion avantageuse que Cicéron et Servius nous en donnent, ne sert qu’à les décrier et à nous les faire considérer comme un rainas de fables et de contes, et par conséquent comme lin ouvrage supposé. Si ce que Denys d’Halicarnasse cite sous le nom d’Ίεραί Δέλτοι[13] ou de Livres sacrés faisait partie de ces Annales des Pontifes, nous n’en concevrions pas une idée fort avantageuse, puisqu’il paraît que ce n’était qu’un recueil de fables, et que c’est aussi sur ce pied-là que cet auteur les cite. Il cite encore ailleurs[14] quelque chose des Livres des Pontifes ; mais je ne crois pas qu’on en veuille inférer que ce fait soit tiré des Grandes Annales ; car s’il était vrai que ce fait y eût été inséré, il en donnerait assez mauvaise opinion. L’auteur de l’Origine des Romains cite deux fois le VIe livre des Annales des Pontifes[15], et diverses fois les Livres des Pontifes, mais ce n’est que sur des faits fabuleux et antérieurs même à la fondation de Rome. Aulu-Gelle cite le XIe livre de ces mêmes Annales[16], mais ce n’est point sur quelque trait d’histoire intéressant, sur quelque fait important. C’est sur des choses fabuleuses, indignes d’occuper une place dans l’histoire. Sénèque cite les Livres des Pontifes sur un fait[17], mais il les cite d’une manière qui fait voir qu’il ne les citait que sur la foi d’autrui, et que même il n’y faisait pas grand fond. Convenons donc que ce que nous trouvons cité de côté et d’autre des Livres ou Annales des Pontifes, non seulement ne peut convenir à un ouvrage composé avec cette exactitude que Cicéron et Servius nous décrivent, mais est fort au-dessous de l’idée qu’ils nous en donnent. Il ne sert, au contraire, qu’à confirmer ce que Tite-Live, Clodius et Plutarque nous disent de la perte de l’un, et à prouver la supposition de l’autre, que les pontifes auront substitué au premier. IV. Il faut surtout nous tenir en garde contre ceux qui voudraient nous faire croire que, toutes les fois que Cicéron ou quelque autre auteur cite des Annales simplement et sans rien ajouter qui détermine, il faut entendre par là les Annales des Pontifes. Ils ont recours à cette supposition, pour nous persuader que ce qui existait de ces Annales remontait fort au delà de la prise de Rome par les Gaulois, et qu’on les trouve citées sur divers faits antérieurs à cette époque. Mais ils avancent cela sans la moindre preuve, car on sait que tous les premiers historiens ont donné ce titre d’Annales à leurs ouvrages, et que c’était en général sous ce nom qu’on désignait l’histoire. Nous n’avons donc aucune raison de croire que lorsque Cicéron donne pour garants des faits qu’il rapporte[18] Annalium monumenta, il ait voulu désigner par là les Annales des Pontifes, plutôt que tant d’autres histoires qui portaient ce même titre. Au contraire, il est aisé de remarquer que tous les auteurs ont soin, toutes les fois qu’ils les citent, d’y joindre les épithètes qui les distinguent, Annales Maximi ou Pontificum Commentarii, etc. Il faut encore moins s’en rapporter à quelques modernes, qui s’imaginent que toutes les fois que les auteurs citent de fort anciennes historien[19], des livres d’une grande antiquité, il faut entendre par là les Annales des Pontifes, ou des mémoires d’auteurs contemporains. Je prouverai ci-dessous qu’il ne faut entendre par là que des ouvrages du sixième siècle de Rome, et qu’au commencement du huitième siècle de Rome on qualifiait souvent de très anciens des écrits dont les auteurs n’avaient même fleuri que tout à la fin du sixième siècle. V. Comme tout ce que j’ai dit jusqu’ici tend à prouver qu’on ne peut pas inférer dès paroles de Cicéron et de Servius qu’il existât de leur temps en entier un ouvrage tel qu’ils nous décrivent les Annales des Pontifes, j’ajouterai, pour éclaircir encore davantage toute cette matière, que nous n’en pouvons pas même conclure que, depuis le premier établissement de cet usage, les pontifes aient eu soin, chaque année, de rédiger par écrit ces Annales. Cicéron fait remonter cet usage jusqu’aux premiers temps de Rome, ab initio rerum. Peut-être ne veut-il désigner par là que le règne de Numa, et encore serait-ce en faire remonter l’origine assez haut. C’était, en effet, à ce prince que les Romains attribuaient l’établissement de quantité d’usages qui avaient lieu à Rome. Il n’en faut pas conclure qu’ils eussent de meilleurs mémoires sur ce qui concernait son règne, que sous ceux des autres rois et sur les commencements de la république. Au contraire, comme ils ignoraient entièrement l’origine de plusieurs coutumes, lois et cérémonies religieuses, la seule ressource à laquelle leur ignorance leur permît de recourir était d’en attribuer l’établissement à Numa. C’est Scaliger qui fait cette remarque[20]. Mais enfin, ceux qui voudront que Numa ait été l’auteur de cette coutume, ou même la faire remonter jusqu’à Romulus, pourront encore fortifier leur cause du témoignage de Vopiscus, qui en fait remonter l’origine fort haut[21]. Quod post excessum Romuli, novellœ adhuc romanœ urbis imperio, factum pontifices, penes quos scribendœ historiœ, potestas fuit, in litteras retulerunt. — Les pontifes, qui avaient la charge d’écrire l’histoire, rapportent qu’il arriva après la mort de Romulus, etc. Je pourrais disputer que ce passage prouve que cette coutume fût aussi ancienne, puisqu’il ne détermine pas que les pontifes, qui rapportent ce fait, fussent contemporains. Je pourrais même pour cela m’appuyer de la leçon d’une ancienne édition des auteurs de l’Histoire Auguste, qui, selon le savant Saumaise, porte : Pontifices, penes quos (serius) scribendœ historiœ potestas fuit, — que ce ne fut que plus tard que les pontifes furent chargés du soin d’écrire l’histoire. Mais je consens que Numa, ou même Romulus, si l’on veut, leur ait donné cette commission ; et je prétends néanmoins démontrer que l’histoire n’y a rien gagné. Supposons donc que Numa, comme il donna charge aux pontifes d’instruire le peuple de la religion, en en exposant les principaux dogmes et devoirs sur une table blanchie, pour que chacun pût s’en instruire, ainsi que le dit Tite-Live[22], leur ait aussi donné la commission d’écrire l’histoire et de la publier. Il y a bien de l’apparence que cette commission n’a pas été exécutée avec plus de ponctualité à un égard qu’à l’autre. Or nous voyons que l’usage de publier ce qui concernait la religion dura si peu, qu’il fut entièrement négligé sous Tullus Hostilius, successeur de Numa. Ancus Martius, petit-fils de Numa et successeur de Tullus Hostilius, pour honorer la mémoire de son aïeul, voulut faire revivre les lois qu’il avait établies. Ainsi, il ordonna que le pontife exposât de nouveau au peuple, sur une table blanchie, tout ce que son aïeul avait réglé par rapport à la religion. On doit assez naturellement conclure de là que ce qui concernait la religion ayant été négligé, l’histoire n’a pas eu un meilleur sort. Denys d’Halicarnasse[23], qui nous apprend la même chose, ajoute encore que, comme on ne se servait dans ce temps-là que de planches de chêne pour y graver ces monuments, le temps les détruisit bientôt : qu’après que le gouvernement républicain eut été établi à Rome, un certain C. Papirius les avait rétablies du mieux qu’il avait pu ; mais qu’on ne les communiqua plus au peuple. Les patriciens eurent grand soin de lui cacher ce qui était contenu dans les Livres des Pontifes, et s’en réservèrent la connaissance à eux seuls, comme nous l’apprenons du même historien[24]. Nous avons vu, dans le passage de Tite-Live que j’ai rapporté, le soin qu’on eut, dans le rétablissement de Rome, de cacher au peuple ce qu’on sauva des Livres des Pontifes ; et que l’historien s’exprime fort clairement sur la perte de la partie historique de ces mêmes livres. Peut-être que les patriciens furent bien aises de la supprimer, parce qu’elle contenait bien des choses qui ne s’accordaient pas avec leurs intérêts, et qu’ils voulaient cacher au peuple. Quoique j’avance ceci comme une simple conjecture, je ne sais si elle ne pourrait pas se changer en une espèce de démonstration. Les plaintes que Tite-Live met dans la bouche d’un tribun du peuple feraient croire que la chose est très vraie[25]. Puisque nous ne sommes admis, dit ce tribun, ni à la communication des Fastes, ni à celle des Livres des Pontifes, ne sommes-nous pas obligés d’ignorer ce que les étrangers mêmes savent : que les consuls ont succédé aux rois, et que leur pouvoir est le même que celui des rois ? Ce passage me parait renfermer une preuve bien formelle que, dans le quatrième siècle, les pontifes ne rédigeaient et ne publiaient point leurs Annales, de la façon dont Cicéron et Servius le décrivent. On voit, au contraire, que la politique des patriciens, qui alors étaient seuls en possession de toutes les dignités de l’État et de la religion, les portait à cacher au peuple les événements un peu éloignés, et à le tenir dans une ignorance entière de sa propre histoire. S’il se dressait des Annales, il n’y avait que ceux qui avaient intérêt à déguiser la vérité qui en eussent connaissance. Les autres étaient obligés de s’en rapporter à la tradition. Si donc on nie que ces Annales aient été enveloppées dans la ruine de Rome, il faut qu’on reconnaisse que l’intérêt particulier les a fait supprimer, ou tellement falsifier que ; les historiens n’ont osé en faire usage, puisqu’on ne les trouve jamais citées dans leurs ouvrages. Il faut nécessairement en venir à une de ces alternatives. Un membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres[26], en rapportant le même passage, ne peut croire que les historiens aient puisé dans ces Annales, puisqu’en ce cas on ne pourrait rendre raison de la contrariété qui se trouve entre eux sur les mêmes faits. Comme c’est cette contrariété des historiens entre eux qui sera le sujet de la seconde partie de cette dissertation, je n’y insiste pas davantage ici. Tout ce que je viens de dire nous mène à croire que les Annales des Pontifes avaient eu le même sort que leurs autres livres, par rapport à la coutume de les exposer à la lecture et au jugement du peuple : et cette coutume, par rapport à ces derniers, ayant souffert diverses interruptions, il est à présumer qu’il en a été de même à l’égard des premiers, qui, dans le fond, n’en étaient que la partie la moins importante. De sorte que, quand nous n’aurions pas le témoignage positif de Tite-Live que ces Annales périrent dans la prise de Rome, nous serions toujours fondés à regarder cet ouvrage comme quelque chose de très imparfait, et où l’on avait rarement eu égard à la vérité. Mais il est inutile d’en venir là, et je crois avoir prouvé assez clairement que ce monument avait eu le même sort que les autres, et était péri dans les flammes qui détruisirent Rome. |
[1] [Beaufort distingue avec raison les Livres des Pontifes, qui comprenaient les livres des Augures, des Aruspices, les vers ou hymnes des Saliens, les vers saturniens, etc., des Annales, Grandes Annales, ou Annales des Pontifes. Ces derniers étaient purement historiques. Les autres traitaient des cérémonies et des traditions religieuses des Romains.] A. Blot.
[2] Lib. IV, cap. I.
[3] Lib. IV, cap. I.
[4] Liv., lib. XL, cap. XXIX. — Pline, lib. XIII, cap. XIII. — Val. Max., lib. I, cap. I, n. 12. — Plutarque, in Numa, p. 74. — Festus, V. Numa. — Lactance, de Fals. Relig., lib. I, cap. XXII.
[5] P. 65, B. C.
[6] Annales Pontificum, Annales Maximi.
[7] De Orat., lib. II, cap. XII.
[8] Virgile, Æneide, lib. I, v. 377.
[9] In Tacito, cap. I.
[10] Saturnales, lib. III, cap. II.
[11] Pontificum Annales, Annales Maximi.
[12] Lib. I, p. 6.
[13] Lib. I, p. 58.
[14] Lib. VIII, p. 525.
[15] Cap. XVII. Vid. cap. VII, IX et XXII.
[16] Lib. IV, cap. V.
[17] Provocationem ad populum etiam a regibus fuisse, id ita in Pontificalibus libris aliqui putant, et Fenestella. Épist. CVIII.
[18] De Finib., lib. II, cap. XXI. — De Divinat., lib. I, cap. XVII et XLIV.
[19] Annales vetustissimi, antiquissimi, etc.
[20] De Emend. Temp, p. 178.
[21] In Tacito, cap, I.
[22] Lib. I, cap. XXXII.
[23] Lib. III, p. 178.
[24] Lib. X, p. 627.
[25] Lib. IV, cap. III.
[26] L’abbé Couture, Mémoires, t. I, p. 88.