DISSERTATION SUR L’INCERTITUDE DES CINQ PREMIERS SIÈCLES DE L’HISTOIRE ROMAINE

PREMIÈRE PARTIE. — Dans laquelle cette incertitude est prouvée par la disette des monuments.

CHAPITRE III. — DES MONUMENTS QUI ÉCHAPPÈRENT À L’INCENDIE, ENTRE AUTRES DES LOIS DES XII TABLES ET DES TRAITÉS DE PAIX.

 

 

Après la manière formelle dont Cicéron, Tite-Live et Clodius s’expriment sur leur propre histoire, il ‘paraît presque inutile de s’étendre à en prouver l’incertitude. Deux de ces auteurs nous assurant que la plupart des monuments qui pouvaient servir à l’histoire avaient été consumés dans l’embrasement de Rome, et le troisième ne témoignant que du mépris pour les commencements de l’histoire de sa patrie ; tous trois nous autorisent à regarder cette histoire comme fort douteuse. Ils étaient à portée d’en juger, et à moins que nous ne les trouvions manifestement contredits par des auteurs du moins aussi anciens et aussi graves, nous ne sommes pas en droit de révoquer en doute ce qu’ils en disent. Les croirons nous sur une infinité d’autres faits, pendant que nous refuserons de leur ajouter foi pour une chose au sujet de laquelle ils s’expriment si clairement, qui doit naturellement être arrivée, et que mille circonstances rendent d’ailleurs fort croyable ? Il serait injuste de les démentir sur quelque fait que ce fût, dès qu’il ne renferme rien de contradictoire, ni qui sorte des bornes de la vraisemblance. Celui-ci est de nature à ne pouvoir avoir de garants plus sûrs. Si Tite-Live ne répète pas la même chose dans les mêmes termes, il la confirme en bien des endroits, par les fréquentes plaintes qu’il fait sur l’incertitude dans laquelle il se voit obligé de flotter.

On tâche, à la vérité, d’éluder la force de ses termes, et de leur donner le sens le moins étendu qu’il est possible. On cite quelques monuments antérieurs à la prise de Rome et qui échappèrent à la fureur des Gaulois. Je n’en disconviens point, et je ne veux qu’examiner, sur le témoignage des auteurs anciens, quelles étaient ces pièces, et apprécier au juste leur mérite, pour qu’on puisse juger de quel usage elles pouvaient être pour l’histoire. Un examen un peu détaillé va nous convaincre qu’elles ne pouvaient en fournir qu’une très imparfaite.

On soutient donc qu’il échappa encore assez de monuments à l’incendie pour fournir des matériaux à une histoire complète. On insiste principalement sur ces mots de Tite-Live, dans le passage qui a été rapporté ci dessus : Plerœque interiere ; la plus grande partie périt ; preuve que tout ne périt pas, et qu’on sauva quantité de morceaux qui servirent ensuite aux historiens. Voyons donc, sur l’autorité de Tite-Live et d’autres auteurs, en quoi consistaient ces pièces.

Il semble qu’Horace ait voulu renfermer dans les vers suivants à peu près tout ce qui, de son temps, restait d’antérieur à l’époque de la prise de Rome[1].

Sic fautor veterum, ut tabulas peccare vetantes,

Quas bis quinque viri sanxerunt, fœdera regum

Vel Gabiis, vel cum rigidis æquata Sabinis,

Pontificum libros, annosa volumina vatum,

Dictitet Albano musas in monte locutas.

Il est si grand partisan des anciens qu’il jure que les muses mêmes ont dicté sur le mont d’Albe les lois des XII Tables établies par les décemvirs, les traités de nos rois avec les peuples de Gabies ou avec les rigides Sabins, les Livres des Pontifes et les antiques volumes de nos vieux devins. J’ai suivi la traduction de Dacier.

On ne saurait donner de meilleur commentaire à ce passage d’Horace, que ce que nous dit Tite-Live du soin que prirent les Romains, dès que par la retraite des Gaulois ils furent rentrés en possession de leur ville, de rechercher toutes ces pièces qui étaient de si grande importance pour eux. Voici ce qu’en dit cet historien[2] : Imprimis fœdera ac leges (erant autem eœ duodecim tabulœ et quœdam regiœ leges) conquiri, quœ comparerent, jusserunt : alia ex eis edita etiam in vulgus ; quœ autem ad sacra pertinebant, a Pontificibus maxime, ut religione obstrictos haberent multitudinis animos, suppressa. — Les magistrats ordonnèrent que sur toutes choses on recherchât les traités de paix et les lois. Ces lois étaient les lois des XII Tables et quelques lois royales. On en communiqua une partie à la connaissance du peuple ; mais les pontifes eurent grand soin de tenir cachée celle qui regardait la religion, afin de tenir toujours dans leur dépendance les esprits superstitieux du peuple.

On voit donc ici le poète et l’historien parfaitement d’accord : et les Romains avaient trop d’intérêt à la conservation de ces monuments, qui contenaient tout ce qui servait à régler l’État au dedans et à l’assurer au dehors, pour en négliger la recherche. Ils donnèrent donc leurs premiers soins à recueillir tout ce qu’ils en purent ramasser. Pour qu’on ne pût pas douter de l’authenticité de ces pièces, et de peur que le peuple ne conçût quelque soupçon qu’elles eussent été supposées, les magistrats eurent la précaution de les mettre à même d’être lues par le peuple, afin qu’il vît par lui-même si c’étaient là les anciennes lois, selon lesquelles il avait été jugé jusqu’alors.

Ces précautions ne nous permettent pas de douter de la vérité et de l’authenticité de ces lois, et nous assurent qu’au bout de plusieurs siècles elles étaient telles qu’elles avaient été publiées par les décemvirs et par les rois. Il était de la dernière importance pour les Romains de sauver ce corps de lois, qu’on avait recueilli avec tant de soin, et qu’ils avaient presque acheté au prix de leur liberté.

On voit donc que les Romains donnèrent tous leurs soins à recueillir les lois et les traités de paix, pièces qui servaient à assurer également leur tranquillité au dedans et au dehors. Comme c’était pour eux ce qu’il y avait de plus important, ils appliquèrent tous leurs soins à la recherche de ce qui pouvait en avoir échappé aux flammes. S’ils ne sauvèrent pas tous les traités de paix, du moins en sauvèrent-ils quelques-uns, qui se sont conservés très longtemps, et qu’on ne peut raisonnablement soupçonner de supposition.

Les monuments que l’on recueillit alors, et dont l’étude faisait encore du temps d’Horace les délices de quelques Romains, se réduisent donc : 1° aux lois des XII Tables ; 2° à quelques traités de paix, et 3° enfin à quelques livres des pontifes et des devins. Il ne s’agit, par rapport à mon sujet, que d’examiner de quelle utilité ces pièces pouvaient être pour l’histoire, et l’usage que les historiens en ont fait.

On voit assez que de ces monuments il n’y a guère que les traités de paix, ou les traités d’alliance, qui pussent fournir des secours pour rétablir l’histoire. Car, pour ce qui est des lois des XII Tables et des Livres des Pontifes, ils servaient, à la vérité, à faire connaître la constitution de l’ancien gouvernement, et à découvrir l’origine de quelques coutumes ou cérémonies religieuses ; mais d’ailleurs ils ne pouvaient être d’aucun secours pour constater des faits, débrouiller les événements et en fixer les dates, ce qui est l’essentiel de l’histoire.

Les traités de paix, au contraire, sont les matériaux les plus authentiques pour l’histoire, et on ne peut former aucun, doute raisonnable sur des faits appuyés de pareilles preuves. Je ne veux pas entrer dans le détail de tous les traités que nous trouvons cités par les anciens. Cela me mènerait trop loin, si j’étais obligé de les examiner chacun en particulier. Je me contente d’en produire deux qui, considérés avec attention, nous fournissent de nouvelles preuves de l’incertitude de l’histoire romaine, et du peu de soin que les anciens historiens ont eu de consulter ces pièces originales, et d’en tirer les secours qu’elles pouvaient leur fournir. Cette négligence les a fait tomber dans des anachronismes et dans des bévues très grossières, comme on aura occasion de s’en convaincre, en faisant quelques remarques sur la teneur de deux traités, de la conservation desquels nous avons obligation à Polybe et à Pline.

Aucun des anciens historiens de Rome, excepté Polybe, ne fait mention d’un traité que les Romains conclurent avec les Carthaginois, l’année même que les rois eurent été chassés de Rome, sous le consulat de L. Junius Brutus et de Marcus Horatius. Il paraît même assez qu’ils n’en ont eu nulle connaissance, puisqu’on trouve dans leurs histoires des choses qui le contredisent manifestement. C’est Polybe[3] qui nous a conservé ce traité en entier, et, de ce traité même, on peut tirer bien des inductions peu favorables à l’histoire romaine, en remarquant sur combien d’articles il contredit les historiens les plus accrédités. Un monument de cette authenticité, s’il s’accorde avec la narration de l’histoire, y donne une entière certitude. Tout au contraire, s’il le contredit, l’historien se trouve convaincu de faux, et on est autorisé à lui refuser toute créance. Je m’en vais donc examiner sur combien d’articles essentiels ce traité se trouve en opposition avec les histoires de Tite-Live et de Denys d’Halicarnasse : et rien n’est plus propre à nous mettre en état de juger du degré de créance que méritent ces deux auteurs, et l’histoire ancienne de Rome, en général, dont ils sont les principaux garants.

I. La date seule de ce traité contredit ce que nous trouvons dans les histoires et dans les fastes, sur les consuls de l’année où il fut conclu, qui est celle où Tarquin le Superbe fut détrôné et où Rome créa ses deux premiers consuls. Tous les historiens, tous les fastes les nomment Brutus et Collatin. Brutus, après avoir fait bannir son collègue Collatin, à cause qu’il était de la maison des Tarquins, lui subrogea Valerius Publicola. Brutus n’eut que ces deux collègues, et ayant été tué, sa mort laissa Publicola seul consul. Celui-ci subrogea à Brutus Sp. Lucrétius, père de Lucrèce, lequel, étant mort peu de jours après, laissa la place ouverte à Horace que Publicola fit élire consul. Ce fut donc de Valerius qu’Horace fut collègue, selon ces historiens et selon tous les fastes généralement, et non pas de Brutus. Cependant voici un traité, dont la date porte expressément qu’il a été conclu sous le consulat de Brutus et d’Horace. Que peut-on opposer à une pareille autorité ? Je crois qu’il faut avouer de bonne foi que tout ce que les historiens nous disent des événements de cette année, étant en partie fondé sur les noms des consuls, est peu digne de créance.

Ce n’est pas le parti qu’ont pris quelques critiques modernes[4]. Ils ont mieux aimé accuser Polybe d’avoir altéré ce traité, que de convenir de l’incertitude que ce monument répandait sur l’histoire ancienne. A la vérité, Perizonius[5] a tâché de concilier Polybe avec les fastes. Il croit que cet historien, n’ayant trouvé que le nom seul d’Horace dans l’original du traité, y a ajouté de son chef le nom de Brutus, afin de mieux désigner la véritable date de cette pièce ; et que, comme le nom d’Horace avait été mis seul au temple du Capitole, il avait peut-être aussi été mis seul à ce traité. Je passerais cette conjecture, si en ayant recours à cet expédient on levait toutes les autres difficultés qui se trouvent dans la pièce en question, et si on la conciliait par là avec le reste des historiens. Mais outre que je crois Polybe trop bien versé dans l’histoire romaine pour avoir donné à Horace un collègue qui ne l’aurait jamais été, je le crois encore trop exact et trop scrupuleux pour avoir rien ajouté du sien à une pièce originale.

On est donc obligé de se retrancher à dire que ce traité est supposé : chose à laquelle il n’y a nulle apparence ; ou il faut avouer que les historiens ont fort embrouillé les événements de ce temps-là. Je ne vois pas qu’on puisse prononcer autrement sur le témoignage d’une pièce dont l’authenticité ne peut être révoquée en doute.

II. Nous voyons encore par ce traité que les Romains exerçaient déjà la navigation et la piraterie : choses dont on ne trouve que très peu de traces dans leur histoire, où il parait que, jusqu’à la première guerre Punique, leur marine se réduisait à quelques vaisseaux marchands ; ou qu’elle ne se perfectionna qu’à l’occasion de cette guerre, comme le remarque Polybe lui-même[6].

III. Ce traité nous apprend que les Romains étaient maîtres de toute cette côte de la mer qui s’étend jusqu’à Terracine, et même des villes d’Antium et d’Ardée ; chose en laquelle il se trouve dans une opposition manifeste avec Tite-Live[7] et Denys d’Halicarnasse[8]. Ces auteurs nous apprennent que la première était capitale des Volsques, et que les Romains ne la prirent que plus de quarante ans après, sous le consulat de Titus Quinctius et de Quintus Servilius. La ville d’Ardée[9], selon ces mêmes historiens, était assiégée par Tarquin le Superbe, lorsque le peuple romain secoua le joug de sa domination. Ceux d’Ardée, ayant après cela les mêmes intérêts que les Romains, conclurent avec eux une trêve de quinze ans. Depuis ce temps, Ardée resta dans l’alliance des Romains, jusqu’à l’an de Rome 310[10] que, pour quelques mécontentements particuliers, elle se ligua avec les Volsques. Mais, dès l’année suivante, l’ancienne alliance fut renouvelée.

Cette ville, selon les mêmes historiens, était donc indépendante et seulement alliée des Romains ; au lieu que le traité rapporté en entier par Polybe porte que cette ville de même qu’Antium, Laurentum, Circée, Terracine, étaient sujettes, et les distingue expressément des villes alliées. Ces historiens nous donnent donc une idée très fausse de l’état des Romains dans ce commencement de la république, en réduisant l’étendue de sa domination presque au simple territoire de Rome ; au lieu qu’on voit par ce traité qu’elle s’étendait sur plusieurs villes et sur toute la côte de la mer jusqu’à Terracine.

IV. Ce n’est pas tout. On voit par ce traité que dès lors les Carthaginois avaient commencé à faire des entreprises sur la Sicile, et même en avaient conquis une partie. Si Tite-Live avait eu connaissance de cette pièce, il n’aurait pas placé[11] la première expédition des Carthaginois dans cette île sous l’an 324 de Rome, près de quatre-vingts ans plus tard que n’est la date de ce traité. Il y aurait vu qu’ils y avaient des établissements dès avant l’expulsion des rois, et qu’ils étaient déjà maîtres de la Sardaigne. S’il avait eu soin de s’instruire des événements des autres parties du monde et de les concilier avec son histoire, il aurait su que, longtemps avant la même époque, les Carthaginois avaient souffert de rudes échecs dans cette île, et que leur première expédition était fort antérieure au temps où il la plaçait. Enfin, s’il avait consulté ce monument, il n’aurait pas attendu sis tard[12] à nous parler d’un traité entre les Romains et les Carthaginois, sans faire mention qu’il y en avait eu d’antérieurs.

Voilà donc un monument authentique qui, au lieu d’appuyer ce que rapportent ces historiens, ne sert qu’à fortifier les doutes qu’on peut se former à juste titre sur leurs histoires, et à prouver le peu de fond qu’on peut faire sur ce qu’ils nous disent de l’état des Romains au commencement de la république. Si ces auteurs avaient eu recours à des pièces originales et authentiques, ils nous auraient donné quelque chose de plus sûr ; au lieu de cela, ce qui nous en reste ne sert qu’à mettre leur négligence au grand jour, et à les convaincre d’avoir apporté peu d’attention à rechercher avec exactitude la vérité des faits. Je passe à un autre traité qui en fournit de nouvelles preuves.

Il est presque aussi ancien que le précédent. C’est celui que Porsenna accorda aux Romains, et dont Pline nous a conservé une des conditions[13], qui ne s’accorde guère avec l’idée que nous en donnent Tite-Live, Denys d’Halicarnasse, Plutarque et les autres. Selon ces historiens, le peuple romain traita avec Porsenna comme d’égal à égal, et aucun d’eux ne nous apprend que ce prince leur avait imposé des conditions très dures, et leur avait même interdit l’usage des armes, ne leur permettant de se servir du fer que pour les instruments nécessaires à l’agriculture. In fœdere quod, expulsis regibus, populo romano dedit Porsenna, nominatim comprehensum invenimus ne ferro ni in agricultura uterentur. J’ai lu dans le traité que Porsenna accorda au peuple romain, après qu’on eut chassé les rois de Rome, que l’on y avait stipulé expressément qu’il ne ferait usage du fer que pour l’agriculture.

Voilà encore un traité dont ces historiens n’ont eu aucune connaissance, ou, s’ils l’ont consulté, ils ‘l’ont trouvé trop humiliant pour leur nation, et ils ont mieux aimé manquer à la bonne foi que de blesser en quelque sorte la gloire de leur patrie. Cependant les lois que Porsenna impose aux Romains sont des marques bien évidentes de leur assujettissement. On ne défend l’usage des armes qu’à un peuple réduit à l’esclavage. Il est aisé de remarquer que l’amour-propre des Romains aurait trop souffert d’un pareil aveu et que les historiens ne pouvaient accommoder leurs récits ampoulés à des circonstances si flétrissantes. Ils ont mieux aimé adopter les narrations fabuleuses auxquelles l’ignorance et la vaine gloire avaient déjà donné cours.

Quel jugement porter après cela d’une histoire qui se trouve démentie sur des faits si importants, par des pièces dont personne ne peut contester l’authenticité ! Il semble que ce grand nombre de siècles qui se sont écoulés depuis devaient la mettre à l’abri de la critique ; mais on voit qu’elle n’est pas même à l’épreuve de l’examen le plus superficiel.

Nous avons vu que les Romains avaient employé leurs premiers soins, tant à la recherche de leurs lois, qu’à recueillir tous les traités qu’ils avaient faits avec leurs voisins. Il est à présumer qu’ils sauvèrent un assez bon nombre de ces derniers, parce qu’ils étaient gardés dans le temple de Jupiter, au Capitole, qui demeura à l’abri de la fureur des Gaulois. Ceux qui, dans la suite, s’appliquèrent à écrire l’histoire, ce qui ne fut que vers le milieu du sixième siècle de Rome, auraient trouvé des secours considérables dans ces pièces originales, s’ils s’étaient donné la peine de les consulter. Elles auraient répandu de grandes lumières sur leurs ouvrages, en leur donnant un degré de certitude qui les eût mis à l’abri de toute contradiction. Par malheur, ce n’est pas dans des sources aussi pures qu’ils ont puisé, et nous leur voyons très rarement alléguer de telles preuves de ce qu’ils avancent. Un traité que Polybe nous a conservé en entier, et qui est apparemment un des plus anciens de la république, puisqu’il fut conclu sous les premiers consuls, ne sert qu’à nous aider à découvrir diverses bévues dans Tite-Live, et une opposition manifeste entre ce monument et tous les historiens, qui se trouvent contredits sur les faits les plus considérables.

Un autre traité, cité par Pline, nous apprend que Porsenna avait imposé aux Romains, dans ce traité, des conditions telles, qu’on pourrait eu inférer qu’il les avait assujettis à sa domination, puisqu’on ne peut désarmer un peuple qu’on ne l’ait subjugué. Il y a grande apparence que cela est arrivé, et même que Porsenna n’a point levé le siège de Rome, mais qu’il se rendit maître de cette place, comme je me propose de le prouver plus au long dans la seconde partie de cette dissertation. Il faut absolument qu’on en vienne, ou à dire que ces traités sont supposés, ce, qu’on ne peut faire sans de fontes raisons (et je ne vois pas qu’on en ait aucune pour douter de leur authenticité) ; ou que l’on convienne de bonne foi que tout ce qu’on nous débite dans l’histoire romaine n’est qu’incertitude, et qu’on n’y peut compter sur rien, puisque, sur les faits les plus importants, elle se trouve démentie par des pièces originales qui eu démontrent la fausseté.

Un sera surpris, et avec raison, que les principaux historiens aient été comme étrangers dans leur propre histoire, et qu’ils n’aient pas eu la moindre connaissance de ces monuments, qu’ils étaient à portée de consulter et qui devaient servir de base à leurs histoires. Cependant Tite-Live et Denys d’Halicarnasse, comme on le voit par leurs histoires, ne les avaient point consultés. Il est vrai que l’on aura lieu d’être moins surpris que ces traités aient été inconnus à des auteurs du huitième siècle de Rome, si nous faisons réflexion sur ce que Polybe dit à ce sujet[14] : Il y a tant de différence entre l’ancienne langue latine et celle de ce temps, que les plus habiles ont bien de la peine, avec toute leur application, de venir à bout d’en expliquer certains mots. Et un peu plus bas, il ajoute[15] : Il n’est pas étrange que Philinus ait ignoré que ce traité existât, puisque, de mon temps, les plus avancés en âge des Romains et des Carthaginois, et ceux même qui étaient le plus au fait des affaires, n’en avaient aucune ce connaissance.

Si, dès le temps de Polybe, la langue latine avait si fort changé, que les plus savants même d’entre les Romains aient eu beaucoup de peine à entendre les termes de ces traités ; si les magistrats les plus expérimentés, et ceux qui étaient le plus rompus dans les affaires d’État, ignoraient même que ces traités existassent, il n’y aura plus aucun lieu d’être surpris qu’ils aient été inconnus à Tite-Live et à Denys d’Halicarnasse. Les premiers historiens, Fabius Pictor et ceux qui le suivirent de prés, avaient ignoré qu’il y eût de pareils traités ou n’en avaient point fait usage. On n’avait fait depuis que les copier sans autre examen, et on croyait en faire assez que de les donner pour garants de ce qu’on écrivait. Le traité dont il s’agit serait donc demeuré dans un oubli profond, si Polybe ne l’eût produit au grand jour. Nous voyons par là que, quand même les Romains eussent sauvé de l’incendie un plus grand nombre de monuments, leur histoire n’y aurait pas beaucoup gagné, parce que les historiens ne s’appliquèrent pas assez à la recherche de ces pièces, et ne songèrent pas à appuyer de pareils témoignages la vérité de leurs narrations. Les deux traités les plus anciens qui nous restent ne servent qu’à montrer la fausseté de quelques faits des plus importants, que les historiens rapportent néanmoins avec une entière confiance. Après cela, quel fond faire sur tout le reste de ce qu’ils avancent ? Ces traits seuls suffisent pour nous le rendre très suspect ; mais nous avons encore bien d’autres raisons de nous en défier, et plus nous avancerons, plus nous trouverons à nous confirmer dans nos doutes.

 

 

 



[1] Ep., lib. II, ep. I, v. 23.

[2] Lib. VI, cap. I.

[3] Lib. III, cap. XXII.

[4] Dodwel, de Cyclis Rom., diss. X, p. 104. Ryckius, de Capitol. Rom., cap. XI.

[5] Dissert. VII, n. 8. Vid. etiam Residua ad Rychium de Capitol., p. 22.

[6] Lib. I, cap. XX. V. Huët, Hist. du Commerce des Anc., chap. XXI. — Gronov., de Centes. Usuris., ant. III, p. 583 et sqq.

[7] Lib. II, in fine.

[8] Lib. IX, p. 615.

[9] Dion. Halic., lib. IV, p. 277.

[10] Dionys., lib. XI, p. 730 et 736. — Livius, lib. IV, cap. V et sqq.

[11] Lib. IV, cap. XXIX.

[12] Lib. VII, cap. XXVII.

[13] Lib. XXXIV, cap. XIV.

[14] Lib. III, cap. XXIII.

[15] Lib. III, cap. XXVI.