LOUIS XVII, SA VIE, SON AGONIE, SA MORT

CAPTIVITÉ DE LA FAMILLE ROYALE AU TEMPLE

TOME PREMIER

 

LIVRE DIX-SEPTIÈME. — LASNE ADJOINT À GOMIN.

11 germinal an III (mardi 31 mars 1795).

 

 

Nomination de Lasne. — Sa biographie. — Son installation au Temple. — Première visite à Louis XVII. — Ordre donné à Gourlet. — Bonne entente de Lasne et Gomin. — Leurs soins et leurs attentions pour le petit prisonnier. — Premières paroles du Dauphin à Lasne. — Promenades sur la plate-forme. — Musique. — Conversation. — Le jeu de dominos de Palloy. — L'épée de Louis XVII. — Progrès toujours croissant de la maladie.

 

Le 11 germinal (mardi 31 mars 1795), arriva à la tour le citoyen Étienne Lasne, nouveau préposé à la garde du Temple et successeur de Laurent. Il avait appris sa nomination par un message de la police ; comme il ne s'était pas rendu sur-le-champ à un appel qui était un ordre, deux gendarmes étaient allés le prendre à son domicile, rue Culture-Sainte-Catherine, et l'avaient conduit immédiatement à son poste. Lasne était peintre en bâtiments : ancien garde-française, il avait, en 1789, endossé l'uniforme de garde national. Sa profession l'avait fait connaître dans son quartier, et il dut à son titre d'artiste aussi bien qu'à ses antécédents militaires d'être nommé, en 1791, capitaine des grenadiers du bataillon du Petit-Saint-Antoine.

C'était un honnête homme, qui n'avait peut-être pas le cœur de Gomin, mais qui avait plus de caractère. Les influences révolutionnaires avaient fait nommer Lasne, comme les influences royalistes avaient fait nommer Gomin ; mais l'un et l'autre appartenaient au parti modéré. Lasne avait été arrêté le 9 thermidor par la Commune rebelle, et mis en liberté par un ordre de la Convention nationale[1].

Avide de connaître tous ceux qui pouvaient me donner des renseignements sur cette vie si douloureuse et si ignorée, à laquelle j'avais fait vœu d'élever un modeste et pieux monument clans l'histoire, j'ai recherché Lasne comme j'ai recherché Gomin, comme j'ai voulu voir et entendre les trois pauvres femmes par les souvenirs desquelles je pouvais pénétrer dans l'intérieur du ménage de Simon, et retrouver ainsi les traces presque effacées d'un des plus lamentables épisodes des annales du Temple.

Ce fut le jeudi 16 février 1837 que je vis Lasne pour la première fois ; et la pensée que j'allais me trouver en présence de celui qui avait donné les derniers soins au fils de Louis XVI, et l'avait tenu agonisant entre ses bras, me remplissait l'âme de mélancoliques émotions. Ce fut Lasne lui-même qui vint m'ouvrir : je le devinai à-son-âge, à sa tenue, à tout son extérieur grave et sévère comme celui d'un homme jadis mêlé à de grands et tristes événements qui lui ont laissé d'ineffaçables souvenirs. Les portraits de la famille royale, plusieurs portraits de Louis XVII décoraient la pièce où il me reçut. Lasne était un homme de cinq pieds sept pouces environ, maigre, se tenant fort droit, comme les anciens militaires, d'une figure ouverte, s'exprimant axec facilité et un peu d'emphase ; il était à cette époque dans sa quatre-vingtième année, et très-vert pour ce grand âge. Ce ne fut que peu à peu que j'obtins la confiance de ce dernier et solennel témoin des souffrances du Temple. Je le trouvai sobre de paroles dans nos premières entrevues, et ja fus moi-même sobre de questions. Lorsque, après des relations plus longues, il vit que ce n'était pas une vaine et froide curiosité qui m'avait amené chez lui, mais un culte pieux pour le noble enfant qu'il avait aimé et vu mourir, son cœur s'ouvrit tout entier.

Le mercredi 6 septembre 1837, comme je me rendais chez Lasne, qui venait d'être malade, je le rencontrai profitant d'un rayon de soleil pour se promener sur le quai de l'Île-Saint-Louis, où il habitait. Il m'assigna rendez-vous pour le lendemain, en me disant : Venez de bonne heure, nous nous enfermerons, et je vous communiquerai sur le Temple tous les renseignements qui pourront vous intéresser. A qui donner ma confiance, si ce n'est à vous ? Il tint fidèlement sa parole, et, soit dans cette première conversation, soit dans les entrevues qui suivirent, il évoqua pour moi ses souvenirs et me raconta des détails que lui seul pouvait m'apprendre.

Un jour je lui apportai mon album, et le priai d'y écrire de sa main l'attestation de la mort du fils de Louis XVI, et qu'il fit.

A cette époque, il reçut la visite de Gomin, son vieux collègue de la tour du Temple, qu'il n'avait pas revu depuis vingt ans, et qu'il croyait mort. La Providence, qui avait mis sur ma route un précieux témoin de l'agonie du Dauphin, m'en envoyait un second avec lequel je devais avoir des liens encore plus étroits et des relations plus utiles pour l'œuvre que j'avais entreprise.

La vie de Lasne offre quelques particularités qui ne sont pas sans intérêt. En voici un fragment que j'ai écrit en quelque sorte sous sa dictée :

Je suis né le 19 septembre 1757, à Dampierre-sur-Doubs, paroisse Saint-Pierre, juridiction de Besançon. Mon père était adjudant au régiment de la Marche. Je vins fort jeune à Paris, et j'entrai, à douze ans, au dépôt du régiment des gardes françaises, dont l'hôtel occupait l'emplacement de la rue du Helder et de la Chaussée-d'Antin, sur le boulevard des Italiens, en face du pavillon de Hanovre. J'entrai, quelques années après, dans les grenadiers de la compagnie de Fourche, sous le nom de Carette, qui est celui de ma mère. Le maréchal de Biron, notre colonel, craignant sans doute que mon nom de Lasne ne m'attirât quelques méchantes plaisanteries qui m'eussent contraint de dégainer mal à propos, m'avait fait inscrire au contrôle sous la dénomination d'Etienne Lasne, dit Carette. Les quolibets, comme on sait, n'épargnaient pas les gardes-françaises : les uns les appelaient des pierrots, à cause de leurs gros boutons qui ressemblaient à ceux des paillasses du boulevard ; d'autres les nommaient les canards du Mein, depuis qu'ils avaient été repoussés à une affaire sur le Mein, et forcés de se jeter dans cette rivière.

Je n'ai jamais été loin de Paris qu'une seule fois, c'était en 1778. J'avais vingt et un ans. Le marquis de la Moussaye, mon lieutenant, me choisit pour l'accompagner dans un de ses voyages en Bretagne. Il m'avait laissé quelque argent pour payer ses dettes criardes à Paris ; cela fait, je me mis en route pour le rejoindre. Arrivé à deux lieues de Lamballe, je rencontrai un carrosse à la livrée de la famille de la Moussaye ; le cocher me demanda si j'appartenais à M. le marquis, et me dit qu'en ce cas je n'avais qu'à suivre la voiture, et que j'arriverais au château. Je venais de faire cent lieues à pied, et de bon cœur ; mais ces deux dernières lieues, dont il était si simple et si facile de m'épargner la fatigue en me faisant monter derrière la voiture, me furent plus pénibles que tout le reste de la route. Je conservai longtemps rancune à ce maudit cocher de ses dures paroles jetées au front suant d'un pauvre voyageur. Pour surcroît de guignon, quand j'arrivai à la grille du château, le concierge me barra le passage, et me dit qu'il avait ordre de ne point me laisser entrer. J'eus beau me réclamer de M. le marquis, m'autoriser de ses ordres, tout fut inutile, et le cerbère me parut encore moins gracieux que l'automédon. Je m'assis sur une borne, l'esprit livré à mille conjectures désagréables, et j'attendis avec anxiété que le ciel m'envoyât mon lieutenant pour me relever de cette malencontreuse faction. Enfin je le vis paraître ; il était vêtu en chasseur ; il se montra fort aise de me revoir, mais il me dit que sa mère ne voulait pas que j'entrasse au château. Tu vas aller à la ville, me dit-il ; tu trouveras à t'y loger à ton gré, et je te donnerai vingt sous par jour. — Non pas, mon lieutenant ; je ne vous ai point accompagné à ces conditions ; ce n'est pas pour vous être à charge que notre sergent-major Berlier m'a donné un congé. Si je vous suis inutile ici, je m'en retourne à Paris. M. de la Moussaye insista tellement qu'il me fallut céder. Je logeai à Lamballe chez un M. Delacroix. C'était le bon temps alors. Pour douze sous par jour j'eus un logement convenable et une nourriture excellente ; et, comme l'on pense bien, je ne retins pas à mon profit l'excédant des vingt sous que voulait m'octroyer la munificence de mon chef. Je dus d'ailleurs à sa protection d'utiliser dans cette province mon petit talent de peintre, que réclamèrent bientôt plusieurs de ses amis dans leurs châteaux enfumés. M. de la Provoté, son oncle, me confia la restauration de sa maison, dont les boiseries gluantes avaient, été peintes à l'huile d'olive par un Raphaël du pays. Madame de la Mirandais m'appela ensuite, et la vogue s'attacha tellement à mes pinceaux, que je ne pus suffire seul aux demandes qui m'arrivaient de toutes parts. Je fus obligé de prendre un jeune gars de l'endroit pour broyer mes couleurs.

Tous les dimanches à onze heures — et les vieillards de Lamballe se rappelleront cela encore — je servais la messe en uniforme. J'étais assez bien sous les armes à vingt ans ; on peut dire cela quand on en a quatre-vingts, surtout lorsque votre bonne mine et votre bonne tournure vous ont attiré. plus de désagréments que d'avantages. Deux messieurs de la ville — ils s'appelaient Rétif, et l'un d'eux était militaire— ne voyaient pas sans dépit qu'un garde-française, debout près du maître-autel, attirât pendant l'office l'attention des belles dames de la ville, et leur mauvaise humeur ne tarda pas à se manifester. Sortant un soir d'hiver de chez M. Blanchandin, qui demeurait à la porte du Maltrait, je les rencontrai tous les deux à peu de distance de mon logis ; ils s'arrêtèrent tout à coup, et fixèrent sur moi des yeux qui semblaient me narguer. Je m'étais arrêté de mon côté, comme pour attendre les paroles hostiles que leur attitude semblait m'annoncer. Quand vous m'aurez assez regardé, leur dis-je, peut-être me parlerez-vous. Ils approchèrent, j'approchai. On prétend que vous êtes grenadier, me dit l'un d'eux ; mais c'est une plaisanterie, sans doute ; les militaires ne servent pas la messe. — Si vous êtes capucin, me dit l'autre, reprenez votre froc ; et si vous êtes grenadier, je vous arracherai vos grenades. On devine la fièvre qui me monta à la tête, et quelles paroles amères l'indignation me dicta. L'un d'eux leva son bâton : Etes-vous des assassins ou d'honnêtes gens ? m'écriai-je. Un assassin peut attaquer ainsi, mais un honnête homme donne à son adversaire le temps de prendre une épée : je vous demande cinq minutes pour aller chercher la mienne. Je cours chez moi, je m'arme et je reviens. L'un des Rétif, grenadier au régiment du Roi, était allé de son côté querir son épée, mais il fut très-long à revenir. Je drogue à Paris, mais non pas à Lamballe, dis-je à son frère, et je n'attendrai pas davantage. Je pris rendez-vous pour le lendemain matin, à six heures, près du château, et je rentrai chez moi. A peine avais-je touché ma porte, que j'entendis derrière moi la voix de mon adversaire ; mais je ne revins pas sur mes pas, et la réflexion calme de la nuit me fit approuver ma conduite, et me féliciter même d'un retard qui avait empêché un duel sans témoins et dans les ténèbres.

J'avoue que je ne dormis pas ; j'étais debout avec le jour, et j'arrivai avant l'heure au lieu du rendez-vous. Il y a près de là une chapelle : j'y entrai, et dans une courte prière je donnai mon âme à Dieu.

Je vis bientôt apparaître MM. Rétif ; ils me proposèrent pour champ clos un petit espace, creusé en forme d'entonnoir, dont le fond offrait, il est vrai, un terrain plat et uni, mais tellement resserré qu'il était difficile d'y avoir ses coudées franches. Je ne sais quel sot amour-propre de jeune homme me fit accepter un tel champ de bataille ; il avait bien l'avantage de cacher les deux adversaires aux regards indiscrets, mais il avait le petit inconvénient de livrer l'un d'eux à une mort presque certaine.

Nous étions au mois de janvier : il gelait à pierre fendre ; une neige épaisse et durcie couvrait la terre, et rendait difficiles les abords du trou où nous devions nous battre. Rétif y descend le premier ; il s'était, selon l'usage, dépouillé de son habit et de sa chemise, et présentait au vent glacial qui soufflait la poitrine et les bras nus. Il avait sur le corps trois ou quatre cicatrices, et il semblait les montrer avec orgueil. Je l'avais suivi dans le bas-fond, et, pour ôter mon habit plus facilement, j'avais planté mon épée devant moi dans la neige. Bien que je ne manquasse pas de courage, que je fusse élève de M. Languedoc, sergent au régiment des gardes, et que j'eusse soutenu un défi avec le maître d'armes du régiment de Schomberg, j'avoue franchement que je n'étais pas très-rassuré : le lieu et le manque de témoins m'inquiétaient, mais il n'y avait plus à reculer, et je ne songeai qu'à sortir de mon mieux du guêpier où j'étais tombé. Je retire mon épée de terre, la pointe se casse : je ne m'en aperçois pas, et je me mets en garde. Nous nous battons quelques minutes ; le frère de mon adversaire, qui du haut de l'entonnoir observait la lutte, s'écrie tout à coup : Mon frère, prends garde, son épée est cassée. Le combat cesse ; je demande dix minutes pour faire aiguiser ma pointe. Mais le premier feu des Rétif était jeté ; la température pouvait bien aussi l'avoir éteint, et ils en vinrent bientôt à des excuses. Nous fûmes dès lors bons amis, et mon pompon reparut en paix et dans tout son éclat à la grand'messe du dimanche. M. le marquis sut l'affaire, et pour réparer l'échec de mon épée, il voulut m'offrir la sienne. Mais je n'en eus plus besoin pendant mon séjour en Bretagne. Mon voyage finit beaucoup mieux qu'il n'avait commencé, et je revins à Paris le gousset garni comme il ne l'avait jamais été.

Excepté à cette époque, unique dans ma vie, je n'ai guère perdu de vue les tours de Notre-Dame et vous voyez, Monsieur, que j'ai fini par me loger encore plus près d'elles, et en quelque sorte sous leur ombre. J'ai demeuré trente ans rue Culture-Sainte-Catherine, n° 7, dans une des trois maisons de madame Lamy, puis dix-huit ans rue des Carmes, n° 34, et me voici rue Regrattière, n° 14, à mon troisième établissement, qui sera le dernier. J'ai acheté cette maison le 2 juin 1829.

J'ai quitté les gardes-françaises le 11 mai 1782, après la revue du Roi à la plaine des Sablons, jour où l'on ne parlait que de l'exécution de Desrues, rompu vif en place de Grève. J'avais dix-sept ans de service, pendant lesquels j'ai successivement habité le dépôt, la caserne de la rue Verte, celle de la Pépinière, puis enfin celle de l'Estrapade, où j'ai eu mon congé. Mon sergent-major me voulait du bien : il me proposa de me renvoyer au dépôt, en me disant que je serais nommé, sergent ; mais j'avais hâte d'être bourgeois et de reprendre mes pinceaux.

Quand vint 89, je fus obligé de prendre l'uniforme de garde national ; ma profession de peintre en bâtiments m'avait fait connaître dans mon quartier ; on savait aussi que j'étais un ancien militaire, et les suffrages de mes concitoyens m'élevèrent, en 91, au grade de capitaine des grenadiers du bataillon du Petit-Saint-Antoine.

J'ai été blessé, le 20 juin, aux Tuileries, sur la terrasse du bord de l'eau, où stationnait mon bataillon. J'eus plusieurs fois, vers cette époque, l'occasion de voir M. le Dauphin, et je ne me doutais guère assurément que ce jeune et malheureux prince mourrait un jour entre mes bras.

Je n'ai plus rien à vous dire sur mon séjour au Temple, et sur la longue agonie dont j'ai été témoin. Tout ce que vous avez écrit sur mes souvenirs concernant Sa Majesté Louis XVII[2] est de la plus scrupuleuse exactitude.

Mais ma charge ne finit pas avec lui. Sa sœur vivait encore ; elle vivait, pleine de force et de courage. Madame Royale était debout tous les jours dès cinq heures du matin ; elle était habillée, elle était coiffée, sa chambre était balayée, son lit était fait, comme si elle avait eu des bras pour la servir. Elle était admirable de résignation et de volonté.

Je n'entrais jamais chez elle sans frapper.

Bientôt elle fut échangée et elle partit. Je restai encore quinze ou vingt jours au Temple pour rendre mes comptes à M. Benezech, ministre de l'intérieur. Je lui remis tout ce qui appartenait à la tour du Temple, et tout ce que la famille royale y avait laissé. Il y vint lui-même un jour.

Je rentrai chez moi, et je repris ma brosse, espérant que je n'aurais plus à la quitter ; mais, quelque temps plus tard, on vint me dire qu'il fallait revenir au Temple ; que j'allais avoir à y garder des prisonniers, entre autres sir Sidney Smith, son secrétaire Wright et son domestique, lequel était un bon j gentilhomme français, qui parlait anglais et hollandais en perfection, et qui joua admirablement son emploi de valet.

Je vous ai dit, Monsieur, tout ce que mes souvenirs fidèles me retracent ; il est sans doute bien des particularités intéressantes qui m'échappent en ce moment ; mais le peu que je vous donne a du moins le mérite de la vérité. On a tenté près de moi bien des séductions pour me la faire méconnaître, mais jamais je ne servirai de marchepied à un imposteur. Ce n'est pas à mon âge que l'on doit se vendre, car on pourrait bien n'avoir pas le temps de se racheter[3].

 

Lasne, conduit, comme je l'ai dit, à son poste du Temple par la force armée, fut reçu et installé à la tour par son collègue et par le sieur Lacroix (jardinier), commissaire civil Je service, qui, dans la soirée même, le conduisirent chez le frère et la sœur captifs. Le maintien sévère de Lasne fit croire à ceux-ci que c'était un ennemi de plus que la municipalité ou les comités leur envoyaient ; mais, avec le temps, ils durent revenir sur son compte.

Quoique Lasne eût en commun avec Gomin la surveillance des enfants de Louis XVI, il s'occupa peut-être davantage du Dauphin, et Gomin 'plus spécialement de Madame Royale. Aussi la Princesse eut-elle toujours une préférence marquée pour Gomin, qu'elle demanda pour l'accompagner à la frontière lors de sa délivrance, et qu'elle fit nommer, en 1814, concierge au château de Meudon.

Le nouveau gardien fut effrayé de l'état dans lequel il trouva le Dauphin. Il avait plusieurs fois, étant de garde aux Tuileries, aperçu le royal enfant dans son petit jardin et sur la terrasse du-bord de l'eau. Je le reconnus parfaitement, me dit-il ; sa tête n'était point changée : elle était toujours belle et telle que je l'avais remarquée dans un temps meilleur ; mais son teint était mat et sans couleur, ses épaules étaient hautes, sa poitrine resserrée, ses jambes, ses bras menus et frêles ; de larges tumeurs couvraient son genou droit et son poignet gauche.

Le lendemain de son entrée au Temple, le 12 germinal (mercredi 1er avril), Lasne voulut prendre possession de sa change en prouvant au Prince qu'il venait à lui comme un serviteur bien plus que comme un geôlier. Gomin lui laissa donc le soin quotidien de peigner l'enfant, de le laver et de brosser ses vêtements. Bien qu'effarouché au premier abord, l'enfant se prêta cependant aux soins de l'inconnu et l'examina attentivement sans répondre un seul mot à ses questions.

Ce jour-là, à l'heure du dîner, Gourlet montait avec Lasne dans la tour, et faisait, selon l'usage établi, du bruit avec ses grosses clefs en les tournant dans les serrures, et en agitant les verrous. L'esprit ponctuel mais bienveillant de Lasne n'accepta pas ce vacarme capable de tourmenter une tête affaiblie et une imagination malade. Pourquoi, dit-il à Gourlet, en sortant de la chambre de Madame Royale, affectez-vous de faire tant de tapage ? Vous devez concevoir quelle impression cela doit produire sur l'âme de ces enfants. — Citoyen, répondit le porte-clefs, plusieurs commissaires m'ont ordonné de le faire ; d'autres comme vous ont trouvé que c'était inutile, ce qui me fait penser que c'est indifférent. — Je ne suis pas venu ici, dit le gardien, pour être l'instrument de la terreur ; je vous invite à faire moins de bruit à l'avenir, et à mettre de l'huile et du suif à ces gonds et à ces serrures. Je ne comprends pas non plus la nécessité de fermer ces trois portes ; celle de fer est inutile.

Le guichetier se conforma aux ordres de Lasne ; mais, dès le lendemain, 13 germinal (jeudi 2 avril), en se retirant de l'appartement, le commissaire de service — nommé Lemétayer, rue Honoré, 138 — lui demanda pourquoi il négligeait de fermer à clef toutes les portes. Le citoyen Lasne, répondit-il, m'a dit d'agir ainsi. — Ces portes, reprit le citoyen Lemétayer, sont là pour être fermées ; il faut se conformer aux intentions de la Commune, aux ordres de la Convention. N'oubliez plus de fermer tous les verrous comme par le passé. Lasne, qui était présent, se tut ; il avait senti que toute insistance serait intempestive, et ne ferait que le compromettre.

Ce nouveau gardien ne tarda pas à s'apercevoir que la race des punaises, malgré la guerre acharnée que Laurent lui avait faite, n'avait pas tout entière émigré de la tour. Tous les lits furent de nouveau démontés et lessivés ; leurs vieux rideaux de damas vert furent nettoyés et raccommodés[4].

Les deux gardiens ne pouvaient rien contre la volonté des commissaires ; mais ils s'arrangèrent entre eux pour se donner mutuellement le plus de liberté possible. Ainsi, l'usage établi pour la garde des clefs, qui rendait les deux gardiens dépendants l'un de l'autre, fut supprimé. Malgré leur différence d'humeur et de caractère, ou peut-être à cause de cette différence même, les deux collègues vivaient dans la plus parfaite harmonie. La mutuelle estime qu'ils se portaient leur rendait leur charge plus douce et leur permettait plus d'indépendance ; la discipline intérieure en devenait aussi moins sévère ; ils s'entendaient mutuellement pour se relayer et se ménager tour à tour quelque loisir. Seulement ils agissaient toujours collectivement dans les démarches officielles, et rédigeaient ensemble le bulletin que chaque soir ils envoyaient au comité de sûreté générale. Je signais le premier, m'a dit Gomin, et le nom de Lasne venait toujours comme adjectif à mon nom.

Ils se réunissaient souvent aussi pour faire un peu de musique. Il y avait longtemps que sommeillait le violon de Gomin ; les chansons de Lasne le réveillèrent, et très-souvent le ténor et son accompagnateur égayèrent les tristes solitudes de la tour. Malgré la faiblesse de leur talent, c'était chose nouvelle et bien douce pour le prisonnier que d'entendre parfois chez lui-même quelques sons d'une chétive musique.

Le pauvre Gomin jouait médiocrement du violon, mais il connaissait à merveille l'histoire de son art. Il avait retenu quelques noms d'artistes et quelques mots techniques, et avec leur appui, il se posait en connaisseur. Je me souviens de l'enthousiasme avec lequel il me parla un jour de Corelli. Il m'apprit comment ce grand maître avait donné au violon, et partant au violoncelle, une perfection qu'obtinrent bien plus tard le hautbois et le basson. Il savait par cœur la vie de Handel, de ce Handel qui toucha d'une manière nouvelle et l'orgue immuable de nos églises, et le clavecin progressif de nos salons. On eût certes écouté avec plaisir le rhéteur, si, à chaque membre de phrase, l'artiste n'eût levé son archet.

Quoi qu'il en soit, les bienveillantes intentions des deux artistes étaient reçues avec une vive gratitude par le Prince malade ; tous deux étaient compatissants, tous deux lui faisaient un peu de bien, tous deux avec leur talent, Lasne avec son caractère, et Gomin avec son cœur.

Malgré toutes ses attentions, depuis trois semaines qu'il était au Temple, Lasne n'avait pu tirer une seule parole du Dauphin. L'enfant, grave et triste en sa présence, acceptait ses soins sans paraître les apprécier. Le nouveau venu était traité comme l'avait été Laurent, comme l'avait été Gomin- ! mais nous avons vu que le silence du royal enfant n'était que relatif ; dans ses tortures, il avait retrouvé la voix pour dire à Simon qu'il lui pardonnerait ; il l'avait retrouvée dans sa reconnaissance pour remercier le docteur Naudin de sa protection ; il l'avait retrouvée à la longue devant les attentions de Laurent, devant les soins de Gomin ; il la retrouva enfin devant les bons offices de Lasne, que, contre son habitude, il tutoya et traita avec familiarité.

Lasne devint dès lors fort assidu auprès de lui. Dès le matin, entre huit et neuf heures, il montait chez lui avec le commissaire de service, et dans presque tout le cours de la journée, il ne le quittait guère que pour les repas. Après le souper, selon l'ordre établi, il le couchait, et se retirait jusqu'au lendemain.

Il ne négligeait rien pour lui procurer quelque distraction ; il le promenait souvent sur la plate-forme pendant une heure ou deux, selon le temps. L'enfant le tenait par le bras gauche ; il marchait avec peine et en boitant ; Lasne le soutenait de son mieux, et le pauvre enfant lui exprimait sa reconnaissance par un regard, par un mot, par un geste.

Quand le temps était mauvais, le gardien jouait aux caries avec le Dauphin, ou cherchait dans sa mémoire quelques anecdotes empruntées au Royal-Dauphin ou à l'histoire de la famille royale. Ces souvenirs qui jetaient à l'enfant un reflet de sa vie passée étaient les bienvenus ; s'ils ne calmaient pas ses souffrances, ils les lui faisaient un moment oublier. Mais comme un jour Lasne discourait sur la révolution et sur la belle devise de la liberté, l'enfant, avec un sourire maladif où il y avait un peu de gaieté nuancée de malice, montra de la main les murs que l'architecte Palloy, devenu le patriote Palloy, avait bâtis ou exhaussés pour fortifier la prison du Temple, après avoir démoli la Bastille.

Un geste que Lasne fut obligé de traduire, ce fut tout ce que la conduite de Palloy inspira à l'enfant ; mais il ne se lassait pas d'entendre parler de ce petit régiment qu'il avait tant aimé. Un dernier éclair de joie illumina ses yeux languissants quand Lasne lui dit, en sa qualité de vieux soldat, que ce régiment manœuvrait comme une troupe d'élite, et qu'un peu plus tard le colonel aurait été digne du régiment. A ces mots l'enfant releva la tête, en jetant un regard oblique comme pour s'assurer qu'il ne pouvait être entendu de personne : M'as-tu vu, lui dit-il, avec mon épée ? C'étaient les dernières gouttes du sang héroïque que l'enfant avait reçu de ses aïeux, qui, refluant vers son cœur déjà près de cesser de battre, y faisaient naître ce sentiment et mettaient dans sa bouche ces paroles qui allèrent remuer le cœur militaire de Lasne. Il se souvint en effet d'avoir vu aux Tuileries le Dauphin avec sa petite épée ; et sa réponse sur ce point satisfit l'enfant, inquiet cependant de savoir ce qu'elle était devenue. Lasne pensait qu'elle devait avoir été brisée ou perdue dans.la journée du 10 août. Lasne se trompait, l'épée n'était point perdue. La couronne de Louis XVII, car elle ne fut pas de ce monde, n'a point été portée à Saint-Denis, comme celle de ses aïeux[5] ; mais son épée existe encore. Longtemps déposée au cabinet des médailles de la Bibliothèque royale, elle fut, en 1848, envoyée au musée d'artillerie ; puis, en 1859, placée au musée des souverains, au Louvre[6], où on peut la voir, avec sa poignée d'agate et sa garde d'argent incrustée d'émeraudes, reposant dans un fourreau de galuchat richement orné, et portant cette simple inscription : Épée du fils de Louis XVI. Roi sans couronne, mort sans tombeau. Que reste-t-il, par une dernière dérision de la fortune, du fils, des Rois forts, qui ne combattit jamais que Simon et le vainquit par la patience ? une épée !

Quand la conversation fatiguait l'enfant malade, le gardien lui chantait quelques airs pour l'égayer. Le refrain de l'opéra de Richard Cœur-de-Lion le faisait toujours rire :

Et zig et zoc,

Et fric et froc,

Quand les bœufs vont deux à deux

Le labourage en va mieux.

Sa physionomie s'épanouissait lorsque le chanteur entonnait ce couplet de Sedaine :

Ô Richard, ô mon roi,

L'univers t'abandonne,

Etc., etc.

Mais lorsque Lasne passait à une chanson révolutionnaire, il ne paraissait plus écouter, ou bien il levait les épaules, et une petite moue remplaçait le sourire.

Une chose digne de remarque, et dont nous avons donné plus d'une preuve, c'est que dans la captivité, exténué, mourant, le descendant de Henri IV gardait le sentiment de son origine et de son droit royal. Ce droit, bien que brisé, toujours menaçant, apparaissait comme l'épée de Damoclès aux yeux de ses oppresseurs.

Le temps marchait ; le mal qui consumait l'enfant, et dont les progrès avaient d'abord été lents, quoique continus, prenait des allures plus rapides. La constitution de Louis XVII, minée par ses longues souffrances, ne résistait plus que faiblement aux atteintes de plus en plus vives de la maladie. La crise approchait.

 

 

 



[1] Extrait du procès-verbal de la Convention nationale du neuvième jour de thermidor, l'an deuxième de la République française une et indivisible.

La Convention nationale, sur là pétition de la section des Droits de l'Homme, convertie en potion par un membre, décrète que le citoyen Lasne, commandant la force armée, et un autre citoyen de ladite section, et le citoyen Ilot, lieutenant de gendarmerie, incarcérés par un ordre arbitraire de la municipalité rebelle, seront mis en liberté ; charge les deux comités de salut public et de sûreté générale de l'exécution du présent décret, qui ne sera point imprimé,

Visé par l'inspecteur,

S. E. MONNEL.

Collationné à l'original par nous, secrétaire de la Convention nationale, à Paris, le 11 thermidor, l'an II de la République une et indivisible.

BAR.

LE VANNEUR (de la Meurthe), secrétaire.

[2] En parlant du Dauphin, Lasne ne disait jamais que Sa Majesté.

[3] Lasne est mort, le 17 avril 1841, âgé de quatre-vingt-quatre ans, dans sa maison, rue Le Regrattier, n° 14, à Paris.

[4] Nous avons trouvé la note informe de l'ouvrier qui fit ce travail ; la voici avec son orthographe.

Memoir pour le service dans les toure du Temple ce cinq foreale l'an 3me de la Repu. (24 avril 1795.)

Savoir,

Avoir dé montée quatre lit à colonne et les avoir netoyer, à causse des punais, et remonter en place deux lit, pour Charles Cabet et sa seœur, les autre pour les commissair plus racommodes les rideaux de damas vert... 36.

[5] Il était d'habitude, quand les Rois de France mouraient, que leur couronne fût portée à l'abbaye de Saint-Denis, et déposée dans le trésor de l'église.

[6] On y voyait déjà figurer un petit canon d'ivoire et d'or que l'on dit avoir appartenu au Dauphin ; mais on ne sait sur quel témoignage s'appuie cette assertion : les recherches que j'ai faites à cet égard me portent à croire que c'est à son frère, mort à Meudon en 1789, que ce jouet a appartenu.