LOUIS XVII, SA VIE, SON AGONIE, SA MORT

CAPTIVITÉ DE LA FAMILLE ROYALE AU TEMPLE

TOME PREMIER

 

LIVRE SEIZIÈME. — GOMIN ADJOINT À LAURENT.

18 brumaire an III - 9 germinal an III (8 novembre 1794 -29 mars 1795).

 

 

Nomination de Gomin. — Sa biographie. — Ses sentiments en entrant à la tour. — Ses premiers rapports avec Louis XVII. — Détails sur le service intérieur du Temple. — Fleurs -données au Prince. - Le sentencieux Delboy. — Premières paroles de l'enfant-Roi à Gomin. - Courageux article d'un journal. — Protestation du comité de sûreté générale. — Démarches diplomatiques en faveur des prisonniers du Temple. — Délibération de la Convention sur leur sort. — Mot cruel du municipal Cazeaux. — Fermeté de caractère de l'enfant. — Sa convalescence arrêtée. — Le commissaire Leroux et le quatorze de tyrans. — Cartes données au jeune Roi. — Le tabletier Debierne. — La santé de l'enfant empire. — Rapport du conseil général de la Commune au comité de sûreté générale. — Commission nommée pour examiner le Prince. — Récit de Harmand (de la Meuse). — Appréciation de ce récit. — Aucune amélioration n'est apportée au régime du Temple. — Attentions affectueuses de Gomin. — Une tourterelle au Temple. — La pensée de l'entant toujours tournée vers sa mère. — Sinistre pronostic du municipal Collot. — Laurent quitte le Temple.

 

Par décision du 18 brumaire an III (samedi 8 novembre 1794), le Comité de sûreté générale, sur la présentation de la commission de police administrative, adopte et choisit le citoyen Gomin pour être adjoint à la garde du Temple, et charge la section de police de l'appeler à son poste[1]. Mandé, le lendemain, dans le sein de cette dernière commission, le nouvel agent apprit-sa nomination, rédigée dans les termes que nous venons, d'indiquer. Il voulut s'excuser ; mais on lui fit comprendre qu'il n'avait pas le droit de refuser, et qu'il fallait se rendre immédiatement à son poste : La voiture t'attend.

Gomin y monta, fort soucieux de la charge inattendue qu'on lui imposait, mais ne laissant, du reste, nulle inquiétude derrière lui ; il n'avait plus ni son père ni sa mère ; il n'était pas marié ; il n'avait d'autre famille que des tantes, éloignées alors de Paris. Gomin était né le 17 janvier 1757[2] ; il était fils d'un tapissier de l'île Saint-Louis. La maison où le père avait tenu son magasin et où la révolution vint chercher le fils fait face à l'église Saint-Louis et porte aujourd'hui le n° 38. Gomin ne sut d'abord à quelles influences attribuer sa nomination : il jouissait dans son quartier de la réputation d'un homme doux et tranquille, n'ayant rien qui le recommandât aux suffrages des exaltés, auxquels sa modération n'aurait pu que le rendre suspect.

Il apprit plus tard que M. le marquis de Fenouil, qui avait demeuré dans l'île Saint-Louis et qui le connaissait particulièrement, avait, grâce à certaines intrigues soi-disant patriotiques qu'il avait su ménager et employer avec art, contribué puissamment à une nomination qui était une garantie pour le parti royaliste.

J'entre dans ces détails, parce que je tiens beaucoup à faire connaître cet homme, auquel je dois sur cette dernière période de la vie du Dauphin un grand nombre de particularités intéressantes auxquelles il se trouve souvent mêlé. C'était un esprit droit, un caractère prudent, qui sous la réserve officielle indispensable à ses fonctions cachait un cœur loyal, timide sans doute, mais d'une exquise sensibilité. Je l'ai beaucoup connu dans les dernières années de sa vie : cet homme, qui avait vieilli au souffle des orages, avait, à quatre-vingts ans, une mémoire et une activité de trente ans. Il avait vu s'évanouir toutes ses illusions politiques, comme cela arrive presque toujours ; et à mesure qu'elles s'en allaient, les impressions de la première moitié de sa carrière revivaient avec plus de force, escortées de leurs tardifs regrets et de leurs mélancoliques souvenirs. L'immense intérêt de curiosité que j'avais mis tout d'abord à le chercher se changea bientôt en une affection vraie, lorsque je fus à même de le connaître. J'avais senti, en l'écoutant, qu'il avait beaucoup souffert, et je m'étais attaché à lui cordialement. Sa confiance m'a largement payé de mes sentiments, en me révélant tous les vieux troubles de son âme, et en mettant devant moi sa conscience à découvert.

Voici quels étaient ses combats intérieurs, ses dispositions morales au moment de sa nomination :

Forcé d'obéir, me dit-il, j'acceptai, non pas avec l'accent facile et naturel d'un cœur à l'aise, oh ! non, la crainte secrète, l'inquiétude tacite, qu'il n'en résultât quelque accident pour moi, agitaient mon esprit Enfin, vous dirai-je le triste effet que produisit sur mo ; la vue de l'échafaud : j'eus peur, et je me soumis.

J'avais une immense compassion pour cette famille, pour ces enfants : je savais les vertus de l'une, l'innocence des autres, les malheurs de tous... Il s'élevait un combat dans mon âme pour essayer de me cacher que moi-même je pouvais et devais les secourir.

Il m'était donc impossible de régler mes sentiments et mes pensées de manière à les avouer sans restriction devant Dieu et devant ma conscience.

Mais la peur ne parvint pas toutefois à fausser mon jugement et à dénaturer mon cœur. Je fus prudent, mais je restai homme. Je serais devenu suspect, si l'on m'avait cru capable de faire le bien ; mais je serais devenu un monstre à mes yeux, si je n'eusse pas eu pour des malheureux tous les égards que ne défendaient point les devoirs de ma charge.

Pourquoi Dieu m'a-t-il donné une nature si disposée à compatir aux souffrances, et si peu de moyens pour faire le bien ? L'affection que j'avais dans le cœur devenait un trésor de colère ; la pitié sans là bienfaisance est un cruel tourment.

J'ai eu des regrets, presque des remords : ils se sont accrus avec le temps, car en s'éloignant de la révolution on en a senti beaucoup plus l'odieux. Dans sa clémence, Dieu voulait que ces regrets me profitassent ; il m'a donné cinquante ans à survivre à mon cher et innocent prisonnier, afin que je pusse paraître devant lui absous par la durée même de mes regrets.

 

Tels sont les sentiments que j'ai lus dans le cœur ou saisis sur les lèvres du bon et sensible Gomin. Lui-même, après avoir reçu communication de toute la partie de ce travail empruntée à ses souvenirs, il m'a remercié par écrit de l'exactitude avec laquelle je les ai rapportés, et de la justice que je lui ai rendue. Et maintenant, je l'espère, le lecteur, pour qui Gomin n'est plus un inconnu, se fera une idée des mouvements intérieurs qui l'agitaient en se rendant, le dimanche 9 novembre 1794, de la section de police à la prison d'État du Temple. Il était accompagné d'un agent qui garda le silence pendant toute la route. Il se présenta avec sa nomination au commissaire, qui inscrivit son entrée sur les registres, et à Laurent, qui le reçut comme son adjoint. Il était nuit. Les deux gardiens montèrent ensemble, accompagnés du commissaire — nommé Buisson jeune —, pour voir les prisonniers.

Gomin éprouvait une vive émotion en touchant pour la première fois cet escalier que le Roi avait descendu pour aller à l'échafaud, et les guichets et les portes de fer encore fermés sur ses enfants orphelins. Je ne dirai rien ici de sa première visite chez Madame Royale ; les nombreux détails que je tiens de lui et de Lasne sur la captivité de cette Princesse trouveront leur place plus tard. Entré au second étage, dont la première pièce, comme je l'ai dit, servait d'antichambre, Laurent demanda a son collègue s'il avait vu autrefois le Prince Royal. Je ne l'ai jamais vu, répondit Gomin. — En ce cas, il se passera du temps avant qu'il vous dise une parole. Ils ouvrirent la seconde pièce, qui avait été la chambre à coucher de Cléry. Sur un lit de fer placé dans le coin à gauche, était couché le royal enfant. Au premier bruit que fit l'arrivée des visiteurs, il leva sa petite tête coiffée d'un bonnet de coton blanc. Son premier aspect était triste à fendre le cœur : son teint plombé, son air languissant, révélaient ses longues misères ; il y avait sur ses traits et jusque dans son regard comme un sceau de douleur et de mort imprimé par les tortures physiques et morales qu'il avait souffertes. Après avoir jeté un coup d'œil, les gardiens se retirèrent.

Gomin s'établit avec Laurent au rez-de-chaussée. Leur chambre, comme je l'ai dit, s'appelait la salle du conseil : elle avait trois lits, l'un pour Laurent, l'autre pour Gomin, et le troisième pour le membre du comité civil que chaque section de Paris envoyait tour à tour au Temple, pour y remplir pendant vingt-quatre heures les fonctions de commissaire.

Voici de quelle manière se faisait, à cette époque, l'installation de cet officier municipal. Arrivé à midi, il recevait de celui qu'il remplaçait les instructions des comités de la Convention relatives aux devoirs à remplir pour la surveillance de chacun des prisonniers, et l'injonction de ne point laisser le frère et la sœur se rencontrer ou se promener en même temps.

Le commissaire sortant et les gardiens conduisaient le nouveau municipal pour reconnaître les prisonniers : il en était fait sur le registre du Temple une mention que signait celui qui entrait en fonction.

Toutes les clefs de la tour étaient enfermées dans une armoire de la salle du conseil. Cette armoire avait deux serrures de dimension différente, dont chaque gardien avait une clef. Ils dépendaient donc l'un de l'autre, et le porte-clefs de tous les deux. Depuis la mort de Louis XVI, les postes du Temple ne se composaient que de cent quatre-vingt-quatorze hommes de la garde nationale et de quatorze de l'artillerie parisienne.

Afin de conserver la moitié des hommes de service, les gardiens ne donnaient jamais de cartes de sortie que pour la moitié du nombre. Personne ne pouvait entrer ni sortir sans être porteur d'une carte signée des deux préposés.

Indépendamment de la garde nationale commandée pour ce poste, il y avait quatre ou cinq gendarmes d'ordonnance. Tous les soirs, les gardiens envoyaient au comité de sûreté générale, section de la police, un bulletin de tout ce qui s'était passe, pendant les vingt-quatre heures.

L'adjonction de Gomin fut très-profitable à Laurent, qui, jusqu'alors, presque aussi esclave que l'avait été Simon, avait renoncé à ses goûts et à ses habitudes : l'arrivée d'un collègue lui rendait le moyen de retourner parfois à ses fleurs et à son club ; mais elle changea, du reste, peu de chose à l'ordre établi. Le service continua à peu près comme par le passé. Tous les matins vers neuf heures, les deux gardiens et le commissaire montaient ordinairement ensemble dans la chambre du Dauphin ; Gourlet les accompagnait ; il habillait le Prince ; pendant que l'enfant déjeunait, il faisait son lit et balayait l'appartement en présence de ses chefs.

Le déjeuner, consistant en une tasse de lait ou des fruits, était apporté par Caron, garçon d'office.

La chambre faite et le déjeuner pris, on laissait le Prince seul jusqu'à l'heure du diner, c'est-à-dire jusque vers deux heures. Les gardiens remontaient alors avec le nouveau commissaire civil. Le dîner consistait en une soupe, un petit morceau de bouilli et un plat de légumes secs, le plus ordinairement des lentilles.

Puis on laissait l'enfant seul jusqu'à huit heures du soir.

Quand le jour baissait, l'un des gardiens, le plus habituellement Gomin, montait soit avec Caron, soit avec Gourlet, pour allumer le réverbère, qui, placé dans la première pièce, éclairait, à travers un vitrage, la chambre à coucher.

A huit heures le souper.

Le souper ressemblait au dîner, moins le bouilli.

Après cela, on couchait l'enfant et on le laissait seul jusqu'au lendemain matin à neuf heures. On voit que, si le régime du Temple n'était pas sensiblement modifié, les rouages en étaient du moins très-simplifiés depuis le 9 thermidor.

Et tous les jours-se succédaient ainsi. Quelques petits événements, quelques légers épisodes que nous allons rapporter d'après des notes fidèles[3], en variaient seulement la monotone et cruelle uniformité.

Gomin, comme nous l'avons dit, n'avait point désiré l'emploi qu'on lui donnait, et sa nomination était venue le surprendre : il en fut bien autrement contrarié, quand il eut vu de près dans quel état se trouvait le royal orphelin, Introduit le soir dans sa chambre, il n'avait pu, à sa première visite, se faire une idée complète de son état réel ; mais le lendemain, il en fut bouleversé. Laurent lui dit qu'il l'avait pourtant trouvé dans une position bien autrement affreuse. Gomin, maître de ses actions, aurait donné sa démission ; mais la peur d’être, pour cette démarche même, classé parmi les suspects, le retint dans une position où il voyait tant de mal, et où il ne pouvait faire que si peu de bien.

Quand le commissaire était un honnête homme, les gardiens en obtenaient toujours quelque petite concession favorable aux prisonniers : ils lui disaient par exemple qu'il était d'usage de les promener sur la plate-forme, ou de passer dans l'après-midi quelques instants avec le petit Capet.

C'est ainsi qu'ayant su que cet enfant avait toujours aimé les fleurs, Gomin, dès le troisième jour de son installation (le 21 brumaire an III, mardi 11 novembre 1794), profita du bon vouloir du municipal de service, du nom de Bresson[4], pour faire monter dans sa chambre quatre petits pots de fleurs qu'il avait choisis lui-même et qui étaient dans tout leur éclat. La vue des fleurs produisit sur la physionomie de l'enfant un effet magique : surpris d'un témoignage d'affection si nouveau pour lui, il pleura.

Des fleurs ! il y avait si longtemps qu'il en était privé ! Il tournait autour d'elles avec ivresse, il les prenait à deux mains pour en respirer les odeurs ! il les dévora des yeux toutes ensemble, il les examina les unes après les autres, et après avoir longtemps cherché, il finit par en cueillir une !... Puis il regarda Gomin d'un regard profondément mélancolique : une pensée filiale lui avait traversé le cœur. Pauvre enfant ! il n'y a plus de fleurs pour elle : il ne vous sera pas donné d'aller en porter une sur sa tombe !

Le 24 brumaire an III (14 novembre 1794), six jours après l'entrée de Gomin au Temple, vint un commissaire du nom de Delboy[5]. Ses allures étaient brusques, son ton tranchant. Il se fit tout ouvrir avec une exigence presque brutale ; mais sous ces formes vives et hautaines se révéla bientôt une certaine élévation de sentiments qui surprit grandement les gardiens et les prisonniers. Pourquoi ces mauvais aliments ? S'ils étaient aux Tuileries, nous leur disputerions toute nourriture ; mais ici en nos mains ! il faut envers eux se montrer cléments : la nation est généreuse. Pourquoi ces abat-jour ? Sous le règne de l'égalité, le soleil luit pour tout le monde ; il faut qu'ils en aient leur part. Pourquoi les empêcher de se voir sous le règne de la fraternité ?

A cette dernière exclamation, le Prince avait ouvert de grands yeux : il épiait chaque mouvement du fougueux visiteur. N'est-ce pas, mon garçon, que tu serais bien aise de jouer avec ta sœur ? Je ne vois pas pourquoi la nation se souviendrait de ton origine, si tu l'oublies ? Puis se tournant vers Laurent et Gomin : Ce n'est pas sa faute s'il est fils de son père. Ce n'est plus là qu'un malheureux et qu'un enfant ; ainsi, ne soyez pas durs envers lui : le malheureux appartient à l'humanité, et la patrie est la mère de tous ses enfants.

Et comme pendant le dîner on parlait d'arrestations préventives : Il y a des gens qui ne sont pas suspects, s'écria le sentencieux commissaire, car ils ne peuvent faire que du mal ; d'autres, qui sont hypocrites, qui font du mal sans faire de bruit : ils ont inventé le fusil à vent.

Presque toute la soirée il fut absent. Le lendemain, en prenant congé des deux gardiens, il leur dit : Comment nous rencontrer désormais ? Nous suivons des routes qui ne se croisent pas : c'est égal, les bons patriotes se retrouvent toujours, les gens d'esprit chan gent d'opinion, les gens de cœur gardent leurs sentiments. Nous ne sommes pas septembriseurs : salut et fraternité.

Rien ne peut donner une idée des sensations qu'excita chez les préposés du Temple l'apparition de cet étrange commissaire, qui avait du sans-culotte dans les manières, du chevaleresque dans les sentiments : espèce de bourru bienfaisant, qui avait quelque peu du cynisme de Diogène, et quelque peu de la charité de Fénelon ; qui semblait respecter tout ce qui est fort aux yeux des hommes et aux yeux de Dieu ; qui honorait la faiblesse comme la puissance, et le malheur comme le mérite.

Toujours aux aguets de toute occasion favorable qui s'offrait d’améliorer le sort des captifs, Gomin demanda, ce jour-là, que le réverbère qui jetait la lumière dans la chambre du Dauphin fût allumé dès la brune, chose qu'on négligeait depuis longtemps, et à laquelle l'enfant attachait beaucoup de prix. A dater de ce moment, l'éclairage eut lieu tous les jours à la tombée de la nuit.

Il était expressément défendu de laisser se rencontrer les enfants de Louis XVI. Mathieu avait signifié cette prohibition de la manière la plus formelle. Aussi on ne tint aucun compte de l'observation philanthropique du philosophe Delboy. Depuis leur séparation, le 3 juillet, et leur confrontation, le 7 octobre 1793, Madame Royale n'avait point vu une seule fois son frère. Aujourd'hui, 3 frimaire an III (23 novembre 1794), elle l'a aperçu par l'escalier au moment où elle rentrait dans sa chambre avec Laurent, et où Gomin, escorté du commissaire de service du nom d'Alavoine[6], sortait de celle du Dauphin, emmenant l'enfant se promener avec lui sur la terrasse ; mais il ne lui a été donné ni de l'embrasser ni de lui parler.

L'événement avait justifié la prédiction de Laurent : Gomin, depuis son entrée au Temple, bien que des jours et des jours se fussent écoulés, n'avait pu obtenir encore une seule parole de son prisonnier. Le pauvre enfant avait eu tant à souffrir des hommes qu'il les craignait tous : son nouveau surveillant essayait de le réconcilier avec eux. Accoutumé à fouiller avec sensibilité dans les mystères de cette lamentable destinée, il ne faisait point, hélas ! pour lui tout ce qu'il aurait voulu faire, mais il faisait du moins tout ce qu'il pouvait. Aussi peu à peu l'enfant le regardait d'un œil moins inquiet, et finit même par devenir assez expansif. Le premier mot qui sortit de ses lèvres fut un mot de gratitude : c'était toujours une parole de cœur qui lui déliait la langue. C'est vous qui m'avez donné des fleurs ! je ne l'ai pas oublié, lui dit-il avec un air reconnaissant et des yeux pleins de douceur.

Depuis l'arrivée de Laurent, et surtout depuis celle de Gomin, une fugitive couleur semblait remonter à ses joues et lui rendre un peu de cette souriante beauté qui étincelle sur les jeunes fronts. On eût dit que le cœur du pauvre Prince commençait à s'ouvrir à l'espérance, au moment où ses amis recommençaient d'espérer en lui.

Le Courrier universel du 6 frimaire an III (26 novembre 1794), journal que rédigeaient Nicolle, Bertin l'aîné et Poujade, contenait ces lignes, que reproduisirent toutes les feuilles périodiques du temps :

Le fils de Louis XVI profitera aussi de la révolution du 9 thermidor. On sait que cet enfant avait été abandonné aux soins du cordonnier Simon, digne acolyte de Robespierre dont il a partagé le supplice. Le comité de sûreté générale, persuadé que pour être fils d'un roi on ne doit pas être dégradé au-dessous de l'humanité, vient de nommer trois commissaires, hommes probes et éclairés, pour remplacer le défunt Simon. Deux sont chargés de l'éducation de cet orphelin, le troisième doit veiller à ce qu'il ne manque pas du nécessaire comme par le passé.

Ce courageux article, conçu dans le dessein de raviver le parti royaliste, jeta l'alarme dans le camp des gouvernants ; ils lancèrent un mandat d'amener contre les trois rédacteurs du Courrier universel, et, dans la séance de la Convention du 12 frimaire (2 décembre), Mathieu, membre du comité de sûreté générale, lut le rapport suivant :

Citoyens, je viens au nom du comité de sûreté générale donner le démenti le plus formel au récit calomnieux et royaliste inséré depuis plusieurs jours dans des feuilles publiques, et répété avec une sorte d'affectation au moins très-répréhensible. Le comité y est présenté comme ayant donné des instituteurs aux enfants de Capet enfermés au Temple, et porté des soins presque paternels pour assurer leur existence et leur éducation.

Voici le journal et l'article dont les autres périodistes n'ont été que les trop dociles échos.

Puis ayant fait lecture des lignes du Courrier universel que nous avons rapportées, il ajouta :

Le premier devoir du comité, pour écarter cette fable du royalisme, est de présenter à la Convention un récit simple des mesures par lui prises pour assurer le service du Temple et la garde des enfants du tyran.

A l'époque du 9 thermidor, un nouveau gardien avait été placé au Temple par le comité de salut public. Un seul gardien a depuis paru insuffisant au comité de sûreté générale. Un citoyen, d'un républicanisme éprouvé, fut demandé à la commission de police administrative de Paris. Indiqué par elle, il fut adjoint au premier pour remplir cette fonction ; et comme, aux yeux des hommes prévenus et ombrageux, la permanence de deux individus au même poste éveille l'idée d'une séduction possible avec le temps, pour compléter et assurer d'autant mieux la détention des enfants du tyran, le comité arrêta que, chaque jour et successivement, l'un des comités civils des quarante-huit sections de Paris fournirait un membre pour remplir, pendant vingt-quatre heures, les fonctions de gardien, concurremment avec les deux nommés à poste fixe.

Le comité a regardé cet ensemble de mesures comme nécessaire pour ôter aux récits fabuleux tout air de vraisemblance, et à la malveillance, soit active, soit calomniatrice, tout prétexte de plaintes ou d'agitations.

Pour la partie militaire du service de ce poste, le comité de sûreté générale s'est concerté avec le comité militaire. Plusieurs représentants l'ont visité, et les deux comités se sont assurés que le service s'y faisait avec exactitude et ponctualité.

Par cet exposé, l'on voit que le comité de sûreté générale n'a eu en vue que le matériel d'un service confié à sa surveillance ; qu'il a été étranger à toute idée d'améliorer la captivité des enfants de Capet, ou de leur donner des instituteurs. Les comités.et la Convention savent comment on fait tomber la tête des rois, mais ils ignorent comment on élève leurs enfants.

Si le royalisme voulait élever la voix, il serait à l'instant anéanti. Pour en ôter la pensée aux amis de la chose publique, et prévenir les conspirations qui, trop souvent, sont le produit de la faiblesse des gouvernements, le comité doit annoncer qu'il a pris, dans cette circonstance, des mesures contre les coupables, et qu'il saura, fidèle aux principes, faire respecter les lois et le gouvernement, et empêcher qu'on ne provoque une perfide pitié sur les restes de la race de nos tyrans, sur un enfant orphelin, auquel il-semble qu'on voudrait créer des destinées.

Depuis plusieurs jours, le bruit se répandait que les assignats démonétisés reprenaient quelque crédit ; on s'efforçait de leur donner une sorte de valeur dans l'opinion ; nui doute que tous ces bruits, les uns relatifs aux rejetons d'une race abhorrée, les autres à des signes retirés de la circulation, ne dussent concourir au même but et s'étayer mutuellement. Ainsi, l'esprit public s'affaiblissait, des fluctuations étaient imprimées à l'opinion publique ; mais, en dépit de toutes les manœuvres et de toutes. les trames, le crédit national s'affermira sur les plus solides bases, la tranquillité publique sera maintenue, et le fils de Capet, ainsi que les assignats à effigie, restera démonétisé[7].

 

Aucune voix ne s'éleva, dans la Convention devenue libre, pour défendre deux enfants innocents et malheureux. Quelques députés proscrits au 31 mai étaient pourtant depuis longtemps revenus siéger dans la Convention ; mais l'inhumanité des paroles de Mathieu rencontra la complicité de leur silence.

Nous avons cru devoir transcrire dans son entier cette pièce importante, parce qu'elle nous a paru faire 'connaître la véritable situation du jeune Roi après le 9 thermidor. Les successeurs de Robespierre n'avaient point, comme on le voit, plus que lui l'intention d'ouvrir les portes du Temple. La révolution avait changé de guides sans changer de route. Les mêmes appréhensions tenaient constamment en éveil les nouveaux dictateurs, troublés dans leur toute-puissance par le fantôme de la royauté sous les traits d'un enfant. Tout ce qui remuait sous leur verge de fer leur semblait conspirer contre eux : chaque parole, chaque écrit, chaque mouvement qui révélait encore un peu de vie dans le corps social passait incessamment sous leur regard scrutateur. La peur retenait dans les rangs de la milice nationale des vieillards pour qui l'heure de la retraite était sonnée : parfois aussi elle y enrôlait des adolescents, incapables encore du service militaire. Une lettre des gardiens du Temple, portant la date du 1er nivôse an III (21 décembre 1794), avertit le comité de sûreté générale que le détachement de canonniers qui avait, la veille, relevé la garde du Temple, n'était composé que d'enfants sans armes et hors d'état de faire le service de l'artillerie. Le comité s'alarme d'un tel état de choses, auquel, écrit-il dans un ordre envoyé au comité militaire, il est d'autant plus instant de remédier, que des avis particuliers apprennent que des ennemis de la tranquillité se promettent de la troubler sous peu de jours.

Neuf jours après, Duhem dénonça à son tour, à la tribune nationale, un ouvrage qui venait de paraître sous le titre de : Le Spectateur français pendant le gouvernement révolutionnaire, et qui exprimait le désir que le peuple fût consulté individuellement sur la constitution de 1793 : De deux choses l'une, disait l'auteur, ou la majorité de la nation est pour la république, ou elle est contre. Si, comme nous le présumons, elle est en sa faveur, vous donnez à l'Europe entière la preuve bien importante que vous n'avez fait que suivre le vœu de la nation et que vous n'avez été que l'organe de sa volonté. Si elle est contre, la Convention n'aura à se reprocher qu'une erreur d'autant plus excusable que l'effervescence populaire et une idée sublime l'y auraient entraînée. Elle en acquerra plus de gloire à se départir de son opinion et à la sacrifier au vœu national, qui lui sera alors bien connu. Duhem, qui avait appelé Louis XVI le plus grand des traîtres, et qui, à travers sa haine, envisageait la royauté du fils comme la plus grande des hontes, ne manqua pas de voir dans cet écrit un moyen adroit imaginé par un royaliste pour faire rejeter la constitution par le peuple. Sa dénonciation non-seulement conduisit devant le tribunal révolutionnaire l'auteur de la brochure[8], mais elle donna lieu dans le sein de la Convention à des débats assez animés. Lequinio, député du Morbihan, qui, en votant la mort du Roi, avait regretté que la sûreté de l'État ne permît pas de le condamner aux galères perpétuelles, s'élança à la tribune et s'écria :

Déjà, depuis plusieurs jours, il est manifeste à tout homme que les malveillants et les intentions perfides des royalistes prennent une nouvelle action. Jamais vous n'imposerez silence aux royalistes, si vous ne leur ôtez l'espérance qui leur reste : je veux parler du dernier rejeton de la race impure du tyran, qui est au Temple. On a déjà demandé l'expulsion de cet enfant. Je demande que vos comités de gouvernement prennent des mesures et vous présentent les moyens de purger le sol de la liberté du seul vestige de royalisme qui y reste[9].

 

La demande de Lequinio fut renvoyée aux comités ; l'opinion de ceux-ci, comme nous l'avons dit, était partagée sur cette grave question ; que les plus habiles — est-ce là le mot dont on doit se servir ? — espéraient bien résoudre avec le temps, complice de la mort ; mais dans la séance du 19 nivôse an III (8 janvier 1795), Barras ayant fait la motion de célébrer par une fête l'anniversaire du jour où le dernier tyran roi avait expié sur l’échafaud les crimes dont il s’était souillé, un membre de la Convention, dont le Moniteur ne dit pas le nom, profita de l'entraînement que le discours de Barras avait produit dans l'Assemblée, pour demander que le lendemain de celle fête on entendît le rapport des comités sur la famille de Capet. Cette mesure fut également adoptée par acclamation.

Pendant que les partis intérieurs s'agitaient autour de la prison de l'enfant-Roi, les princes étrangers, ses alliés par le sang et ses amis par le cœur, faisaient leurs efforts pour l'arracher aux maux dont il était accablé.

L'Espagne mettait pour première condition de la paix et de la reconnaissance du gouvernement républicain la délivrance des prisonniers du Temple. Elle disait que non-seulement Sa Majesté Catholique, mais que le Roi de Sardaigne ne consens tiraient jamais à aucun rapprochement avec la République française avant d'avoir obtenu une satisfaction fondée sur les sentiments les plus forts de la nature.

La Toscane négociait dans le même but ; le comité de salut public s'en trouvait embarrassé ; il s'abstenait de répondre, et prescrivait en ces termes la même réserve à ses négociateurs :

Trop d'empressement pourrait être considéré comme une espèce d'avance ; or, une grande nation n'en doit jamais faire quand elle est menacée.

Cette hauteur vis-à-vis de l'étranger se révèle dans tous les actes de cette époque. Le gouvernement révolutionnaire, atroce et impitoyable au dedans, avait, en face de l'ennemi, quelque chose de la fierté et de la rudesse romaines. Simonin, commissaire du gouvernement, envoyé à Madrid pour traiter de l'échange des prisonniers, avait écouté et transmis au gouvernement la proposition suivante : Le Roi d'Espagne est disposé à traiter de la paix sur les bases suivantes : 1° l'Espagne reconnaîtra la République française ; 2° la France remettra les enfants de Louis XVI à Sa Majesté Catholique ; 3° les provinces françaises limitrophes de l'Espagne formeront un État indépendant pour le fils de Louis XVI, qu'il gouvernera comme roi de Navarre.

Le comité de salut public prescrivit immédiatement en ces termes le rappel de cet agent : Faites revenir sur-le-champ Simonin, il compromet la dignité du peuple français. La démarche maladroite du Roi d'Espagne nuisait donc au fils de Louis XVI au lieu de lui servir ; elle rangeait le sentiment de la fierté nationale du côté de la révolution, et fournissait un motif plausible à un refus cruel.

Les comités de salut public, de sûreté générale et de législation réunis, tinrent l'engagement qu'ils avaient pris d'apporter à la Convention, le 3 pluviôse an III (22 janvier 1795), l'examen de la question que Lequinio[10] avait soulevée, et Cambacérès, en leur nom, fit le rapport suivant :

..... Jusqu'ici la prudence avait écarté la question dont il s'agit. Aujourd'hui les circonstances paraissent exiger qu'elle soit examinée, autant pour tromper des espérances criminelles ou pour déjouer des manœuvres perfides, que pour fixer irrévocablement l'opinion du peuple. Il n'y a que deux partis à prendre à l'égard des individus dont il s'agit : ou il faut les rejeter tous du territoire de la République, ou il faut les retenir en captivité. En les retenant, vous pouvez craindre qu'ils ne soient au milieu de vous une source intarissable de désordres et d'agitations. S'ils sont bannis, au contraire, n’est-ce pas mettre entre les mains de nos ennemis un dépôt funeste, qui peut devenir un sujet éternel de haine, de vengeance et de guerre ? N'est-ce pas donner un centre et un point de ralliement aux lâches déserteurs de la pairie ?... Si le hasard des événements ou le succès de nos armes eût remis dans vos mains le fils et l'héritier du dernier des rois, qu'auriez-vous fait de ce rejeton ? L'auriez-vous rendu ?... Non, sans doute. — Non ! non ! crie-t-on de toutes parts. — Un ennemi est bien moins dangereux lorsqu'il est en notre puissance que lorsqu'il passe aux mains de ceux qui soutiennent sa cause ou qui ont embrassé son parti. Supposons que l'héritier de Capet se trouve placé au milieu de nos ennemis, bientôt vous apprendrez qu'il est présent sur tous les points où nos légions auront des ennemis à combattre ; lors même qu'il aura cessé d'exister, on le retrouvera partout, et cette chimère servira longtemps à nourrir les coupables espérances des Français traîtres à leur pays. La calomnie cherchera toujours à vous atteindre, soit que les restes de Capet soient bannis, ou que vous les gardiez en captivité ; on pourra également dire que vous conservez les rejetons des rois pour relever le trône, ou que vous les livrez aux ennemis pour leur fournir un moyen nouveau d'attaquer la République. Suivez donc la route que vous prescrivent la sagesse et l'énergie. La sagesse vous ordonne la défiance, l'énergie veut que vous frappiez tous les ennemis de la liberté. Dites à vos concitoyens que la révolution du 9 thermidor a été faite pour affermir la République ; en l'établissant sur les bases immortelles de toutes les vertus... C'est donc sur la raison autant que sur l'intérêt public qu'est fondé l'avis de vos comités. Il y a peu de danger à tenir en captivité les individus de la famille Capet ; il y en a beaucoup à les expulser. L'expulsion des tyrans a presque toujours préparé leur rétablissement, et si Rome eût retenu les Tarquins, elle n'aurait pas eu à les combattre...

 

L'avis du gouvernement fut adopté sans discussion. Les habiles d'es comités savaient que c'était la mort du Dauphin que la Convention venait de voter.

Laurent et Gomin eurent connaissance par les feuilles publiques de cette décision, qui, bien qu'elle assurât le maintien de leurs fonctions, ne leur apportait qu'une médiocre satisfaction, tous les deux ayant de quoi vivre, et tous les deux se trouvant dans une position qu'ils n'avaient point ambitionnée : l'un l'avait prise pour ne pas déplaire à Barras, l'autre pour ne pas se compromettre ; le premier l'occupait par dévouement, et le second la gardait par peur.

Les jours s'écoulaient pour eux et pour leur prisonnier sans amener aucun incident nouveau. Quelques visites domiciliaires, chose trop ordinaire pour qu'on y fit beaucoup d'attention, avaient seules rompu la monotone uniformité de leur vie.

Le 6 pluviôse an III (dimanche 25 janvier 1795), il faisait un temps affreux ; le vent s'engouffrait avec violence dans les cheminées des étages supérieurs ; une fumée épaisse remplissait les appartements du frère et de la sœur. Il vaut mieux qu'ils aient froid que d'être asphyxiés, avait dit Laurent, et le feu fut éteint. Gomin avait ajouté : Si le citoyen commissaire n'y voyait pas d'inconvénient, ne pourrions-nous faire descendre aujourd'hui le petit dans la chambre que nous habitons ?Je ne m'y oppose pas, répondit le sieur Cazeaux[11]. Et pour la première fois depuis sa détention, l'orphelin put s'asseoir ailleurs que dans sa prison ; il passa la moitié de la journée dans la salle du conseil, et dîna avec le triumvirat commis à sa garde. Les enfants et les malheureux aiment le changement : le fils des rois devait jouir à double titre de la faveur qui lui était faite de partager le repas de ses geôliers. Il y apporta d'abord la tranquille sérénité qui, dans ses infortunes, n'avait jamais cessé de l'environner comme d'une auréole. Rien ne me plaît, chez l'être qui souffre, comme cette douce fierté d'âme, cette vaillante -franchise et cette inaltérable mansuétude, qui semblent un reflet anticipé de l'esprit des élus.

Le voyant ainsi, Cazeaux parla en ces termes : Vous me disiez qu'il était bien malade ; il n'y paraît pas. Est-ce pour appeler l'intérêt sur lui que vous me l'aviez représenté comme presque agonisant ?Agonisant, non, répondit Gomin ; mais, vous avez beau dire, citoyen, cet enfant ne se porte pas bien. — Il se porte comme il se porte ; il y a tant d'enfants qui le valent, qui sont plus malades que lui ! Il y en a tant qui meurent et qui sont plus nécessaires ! Le Dauphin détourna son front déconcerté et regarda vaguement la muraille, comme pour s'isoler de ceux avec lesquels il se trouvait. Gomin se tut ; Laurent vint en aide à son collègue, dont la faiblesse lui faisait honte, et à son pauvre prisonnier, dont l'attitude calme et résignée lui faisait peine. Il est vrai que cet enfant va un peu mieux ; mais il a les genoux et les poignets fort enflés, il en souffre beaucoup ; s'il ne se plaint pas, c'est qu'il a du courage et qu'il sent qu'il est homme. N'est-ce pas, Monsieur Charles ? Il continua-t-il en regardant l'enfant de cet œil qui semble dire : Allons, ne vous troublez pas, vous savez que je suis là, et que je vous aime.

En entendant cette expression de : Monsieur Charles, le vieux Cazeaux fronça son épais sourcil : Je croyais que le mot de Monsieur n'était plus français, dit-il. — S'il est peu usité, répondit Laurent, la main du peuple ne l'a pas, je pense, rayé du dictionnaire. — Ce mot, déplacé partout, est ici plus qu'inconvenant, reprit le municipal ; quel nom réservez-vous donc pour les tyrans, si vous donnez celui de Monsieur à un bambin pareil ?Je le donnais sans y attacher aucune importance, répliqua Laurent, qui sentait l'inconvénient grave de continuer sur un tel sujet. La discussion en resta là ; mais entre ces deux hommes, dont celui-ci était d'une nature élevée, et celui-là d'une intelligence vulgaire, il y avait plus qu'une querelle d'étiquette, il y avait deux principes : le girondin Laurent, plus sensuel, désirant assurer le triomphe de la liberté sans la dégager des formes d'une civilisation raffinée ; le montagnard Cazeaux, inquiet de l'ombre même du passé, et demandant à la barbarie d'emporter jusqu'à l'urbanité de l'ancien régime.

Cette petite controverse avait lieu au commencement du dîner. Ce diner était le meilleur qui eût passé sous les yeux du prisonnier depuis le changement de nourriture appliqué à la tour du Temple comme aux autres maisons d'arrêt. Il en prenait tranquillement sa part avec appétit avant la virulente sortie du municipal ; mais, dès ce moment, malgré l'air encourageant de Laurent et de Gomin, il assista inactif au repas de ses maîtres et refusa tout ce qu'on lui présenta. Une frangipane argentée d'une poudre de sucre, rare friandise dont il était privé depuis si longtemps, le trouva froid et insensible ; il affecta même de n'y faire aucune attention. Tantôt il grignotait du bout des dents une petite croûte de pain ; tantôt, appuyé sur le fond de sa chaise, il laissait errer ses regards indifférents sur les meubles ou vers les fenêtres.- Le commissaire remarqua son petit manège. Si c'est par bouderie qu'il ne prend rien, dit-il, comment souffrez-vous cela, citoyens ? Puisqu'il ne mange rien ici, on aurait pu le laisser avaler sa fumée là-haut.

Les gardiens voulurent excuser le jeune convive, qui ne mangeait jamais beaucoup. Du moins il faut qu'il boive, reprit Cazeaux, et qu'il boive à la santé de la République. Et, disant ces mots, il versa du vin pur dans le verre de l'enfant. Soin inutile ! Celui-ci ne daigna regarder ni son échanson ni son verre. On a dit que Simon le rudoyait parfois : je le crois bien ; si votre Monsieur Charles était avec lui ce qu'il est en cette circonstance, poursuivit Cazeaux, il faut l'avouer, citoyens, il n'y a pas. de patience qui pût tenir contre une humeur aussi flegmatique. Comment lui passez-vous de tels caprices ?

Le repas s'acheva. Le verre de l'enfant était resté plein ; mais gardiens et commissaire avaient vidé les bouteilles. Ce dernier, légèrement calmé par la satisfaction de son appétit et les charmes enivrants du café et de l'eau-de-vie, avait cessé de diriger ses attaques contre le petit Capet. Mais, pour être plus sûrs de l'y dérober tout à fait, les gardiens jugèrent à propos de le faire remonter dans sa chambre, où il n'y avait plus ni feu ni fumée. Le bon Gomin avait mis en réserve un morceau.de frangipane, qu'il lui laissa sur sa table en se retirant.

Le lendemain, ce fragment de gâteau était encore dans son entier ; et le gardien faisant à l'enfant un bienveillant reproche de n'y avoir pas touché : Je l'aurais accepté de vous avec grand plaisir, dit-il ; mais cet homme avait découpé cette pâtisserie, elle provenait de son dîner, et je ne veux rien de lui, pas plus cela que son vin ! Ces détails, je les tiens de la, bouche même de Gomin, et je les transmets tels que je les ai reçus. Avant de dire que c'est faire descendre ce récit jusqu'aux enfantillages, on se souviendra qu'il s'agit d'un enfant qui pendant six mois avait subi l'effroyable tyrannie de Simon, pendant sept mois une solitude plus effroyable encore que cette tyrannie, et qui, au bout de ses souffrances, retrouvait encore de l'indignation pour ressentir un affront, de la fermeté pour le repousser.

Le passage de ce commissaire démagogue avait du reste laissé une trace profonde dans l'imagination du Prince ; et, deux jours après, Gomin fut péniblement surpris de l'entendre répéter tout bas cette phrase : Il y en a tant qui meurent et qui sont plus nécessaires ! — Le malheureux petit être avait-il vu dans ces paroles une sorte d'anathème et de fatale prophétie ? Ce qu'il y a de certain, c'est qu'à dater de ce jour, quelques accès de fièvre lui reprirent, sa convalescence sembla arrêtée, l'enflure de ses poignets et de ses genoux augmenta. Frappés de cette disposition rachitique, ses gardiens craignirent qu'il ne se nouât : ils sollicitèrent l'autorisation de le conduire au jardin pour y prendre un peu d'exercice ; ils ne purent l'obtenir.

Ils ne négligeaient rien de ce qui pouvait faire du bien à leur prisonnier ; mais il fallait avant tout que la bonne volonté des municipaux répondît à la leur : encore craignaient-ils les dénonciations dont quelques employés subalternes les avaient plus d'une fois menacés. Us n'osaient donc rien prendre sur eux isolément, et ils ne montraient quelque peu de hardiesse dans leurs soins que lorsqu'ils s'étaient au moins assurés de la complicité du commissaire.

Pour arracher l'enfant à une solitude fatale à son âme comme à son corps, ils le firent quelquefois descendre dans la salle du conseil, où il pouvait du moins trouver un peu de distraction. Il fut facile de voir, à l'air préoccupé et craintif qu'il y apporta la première fois que cette faveur lui fut accordée de nouveau, que le souvenir de Cazeaux vivait encore dans son imagination. Plein de sympathie pour ses gardiens, et surtout pour Gomin, auquel il livrait maintenant volontiers la confidence de ses peines, rien ne pouvait vaincre son ombrageuse répugnance pour tous les visiteurs du dehors, qu'ils vinssent au nom de la Convention ou au nom de la municipalité. Mandataires du peuple souverain, ou mandataires de la Commune, leur abord lui causait déjà de vives appréhensions, et leur voix, grossière, ou seulement impérieuse, le remplissait de terreur. Jamais ils n'obtinrent un mot de lui. Quelques-uns, plus d'une fois, employèrent la prière pour lui arracher une réponse : il les regardait d'un œil fixe et ne répondait pas. D'autres souvent eurent recours à la menace. Oh ! pour ceux-là, il n'avait même pas un regard : sa tête, baissée ou détournée, n'avait pour eux que la manifestation tacite de l'indifférence ou du mépris. Que de fois ils se retirèrent en jurant contre ce lionceau qui, tout blessé qu'il était et abattu, gardait encore du moins le sentiment de ce sang royal qui coulait de toutes ses plaies !

Je comprends et j'honore les hommes qui embrassèrent la révolution dans la seule vue du bien public, qui voulurent la garder - pure de tout excès, et qui, sous la hache même du bourreau, croyaient encore au triomphe de la liberté : j'estime la conviction et le courage qui m'apparaissent dans l'histoire comme la compensation de l'injustice et de la cruauté. Des philosophes ont pu se tromper de bonne foi : mais comment appeler les misérables qu'ils eurent à leur suite (non pas certes à leurs gages) et dont l'instinct stupide ou féroce dénaturait leurs principes en voulant les interpréter ? C'est que la philosophie, seule et en divorce avec la religion, n'est pas un frein pour les passions de la masse, et que ses plus belles maximes deviennent dangereuses, brutales et sanguinaires, lorsqu'elles sont traduites dans la rue par la populace.

Le 5 ventôse an III (23 février 1795), apparut à la tour un commissaire civil, homme replet, le cou très-court et le teint fort coloré ; il avait nom Leroux[12] : c'était un terroriste arriéré, qui vivait dans le regret de l'incorruptible Robespierre et dans l'espérance de voir le boyau du dernier prêtre serrer le cou du dernier roi. Aussitôt installé, il demanda à faire une revue complète de tout l'édifice du Temple. J'y suis venu une fois alors que le tyran vivait encore, mais je n'ai rien pu voir en détail, et je veux savoir quelle mine les roitelets plumés font dans leur cage. On le conduisit jusqu'au sommet de la tour ; et, en descendant, on le fit entrer d'abord dans l'appartement de Madame Royale. La Princesse était occupée à coudre : elle ne quitta point son ouvrage, sur lequel ses yeux restèrent fixés. — Est-ce qu'on ne se lève pas ici devant le peuple ? s'écria Leroux. La brusque question du mandataire de la Commune n'altéra point l'attitude calme et digne de la jeune fille, qui, immobile sur son siège, continua son œuvre en silence. Leroux chercha à se dédommager sur les meubles, qu'il affecta de soumettre au plus minutieux examen. Marie-Thérèse ne fit aucune attention à tout ce manège inquisitorial, ce qui dépita le susceptible démocrate, qui murmura en se retirant : Elle est fière comme l'Autrichienne !

Entré chez le Dauphin, il n'est sorte d'épithètes injurieuses qu'il n'employât en parlant de lui et de ses parents. L'expression de fils du tyran revenait surtout à chaque instant sur ses lèvres, et avec une dureté qui fit même rompre le silence au pauvre Gomin : C'est le fils du tyran, si vous voulez, dit-il, mais il est malade et malheureux. — Malade ! répondit Leroux, qu'est-ce que cela fait ? Voyez le mal ! Est-ce que les fils des tyrans ne sont pas malades comme tout le monde ? Malheureux, dites-vous ? quant à cela, citoyens, ne dirait-on pas qu'il ne l'a pas mérité ?Il ne l'a pas mérité par lui-même, dit Laurent ; il porte la peine de sa naissance ; mais soyons justes,-son origine n'est pas sa faute. — Vous avez les mœurs fièrement relâchées, vous autres, pour des républicains ! Ah ! ce n'est pas sa faute d'être né exprès pour dévorer les sueurs et le sang du peuple ! Il n'en résulte pas moins que les monstres doivent être étouffés au berceau. Laissons donc faire la révolution, et il n'y aura bientôt ni pauvreté, ni deuil, ni esclavage sur la terre !

On se tut, mais Gomin répondait au fond de son cœur : Et pourtant, quand je vois un pauvre dans la rue, je me dis : C'est la révolution qui lui a mis ces haillons sur le dos ; quand je vois un enfant en deuil, je me dis : C'est la révolution qui l'a fait orphelin ; quand je vois une église en ruines, je me dis : C'est la révolution qui en a chassé Dieu !On est bien dans ce fauteuil, dit le gros Leroux, qui, fatigué de son exploration, s'était emparé du meuble le plus large de l'appartement. — Voulez-vous que nous restions ici ? dit alors Laurent, empressé de faire une proposition qui, acceptée, serait une distraction pour le détenu. — Très-volontiers, mais il nous faut du vin et des cartes.

Cartes et vin furent apportés : les cartes servirent à jouer au piquet, et le vin à boire à la mort des tyrans. A la fin de chaque partie, la libation recommençait. Chaque fois que Leroux avait à compter les rois : Trois tyrans, quatorze de tyrans ou congrès de tyrans, disait-il, c'est le seul jeu où les tyrans valent quelque chose. Puis, en poursuivant son insipide plaisanterie, il appelait la dame LA CITOYENNE et le valet LE COURTISAN. Le pauvre Gomin n'avait pas demandé que l'on restât dans la chambre du Prince, tant il redoutait pour son malade les allures et les propos du commissaire jacobin ; mais il vit avec plaisir que non-seulement l'enfant avait fini par s'accoutumer aux sottes expressions du joueur démagogue, mais encore qu'il prêtait une attention soutenue à la partie, portant tous ses vœux. du côté de ses gardiens. Toutes ces petites figures enluminées qui passaient sous leurs doigts semblaient lui offrir de l'intérêt, et Gomin se promit de lui procurer à lui-même cet élément de distraction.

Cependant les parties perdues et les libations gagnées avaient peu à peu exalté la mauvaise humeur de Leroux : il était de ces esprits hargneux et sauvages que le vin et la mauvaise fortune rendent colères et intraitables : le débordement de sa bile éteignit le peu de raison dont il était doué ; il se leva, il jura, il tempêta, il déchira les cartes, et buvant, buvant encore, buvant toujours, il fit entendre les hurlements les plus cyniques qui eussent encore troublé les échos du Temple. L'enfant regardait de tous ses yeux et tremblait de tous ses membres. Enfin, les gardiens parvinrent à entraîner le clubiste chancelant dans la salle du conseil, où il put à loisir cuver son vin et oublier les disgrâces du sort.

Qu'on me pardonne encore une fois de représenter les choses telles qu'elles étaient, et de les montrer dans leur ignoble nudité. Ces détails sont tristes, ils sont vulgaires, ils sont honteux ; mais comment les taire ou les modifier ? On rapetisse la statue quand on veut élever le piédestal.

Le calme était rentré dans la chambre du Dauphin : il n'est pas jusqu'aux débris de cartes qui n'eussent été enlevés, afin que l'orage ne laissât dans la solitude aucune trace de son passage.

Mais le lendemain, après le départ de Leroux, l'enfant royal trouva sur sa table deux grands jeux de cartes, tout neufs, que la pieuse attention de Gomin y avait placés furtivement au moment de la visite du nouveau commissaire.

Les gardiens virent du reste bientôt qu'ils n'avaient point à se défier de ce municipal, qui, au contraire, les dédommagea amplement des cruelles bouffonneries de son prédécesseur. Il se nommait Debierne[13]. C'était un excellent homme, qui montra, tout d'abord, beaucoup d'intérêt au Prince. Non-seulement il se prêta à la promenade sur la plate-forme, mais il demanda lui-même à passer une grande partie de la journée chez le prisonnier. Gomin ne s'était jamais trouvé aussi à l'aise avec aucun membre des comités civils ; sa timidité habituelle fit place à la confiance, et il hasarda quelques mots, qui, acceptés avidement par Debierne, amenèrent un épanchement réciproque et une mutuelle sympathie. Ils ne se séparèrent pas le lendemain sans se promettre de se revoir.

En effet, quatre jours après, Debierne revint au Temple. Informé qu'une personne le demandait, Gomin alla le recevoir chez l'économe Liénard, où les gardiens, en pareille circonstance, trouvaient une chambre pour causer. Debierne apportait, avec une rayonnante figure, différents petits jouets pour le Prince, entre autres un baguenaudier et un bilboquet d'ivoire.

Il apportait aussi de bonnes nouvelles, qui faisaient espérer à Gomin qu'il y aurait un mouvement prochain, et que le Prince passerait dans la Vendée. cc Les affaires vont bien, lui dit Debierne ; les Vendéens, qui manquaient d'argent, viennent de faire graver des Bons payables au Trésor royal après la paix[14]. Encore un peu de temps, et ceux-là vaudront mieux que les assignats. Le bon cœur de Gomin s'ouvrait à cette espérance avec une vive joie mêlée d'une terreur non moins vive.

Ce n'était pas assez de créer du papier-monnaie ; la Vendée imagina d'utiliser les assignats tombés en ses mains. Lequinio el Laignelot, représentants du peuple, dénoncèrent ce fait à la Convention, et en fournirent la preuve, en lui envoyant un assignat républicain de 10 livres, sur le revers duquel était apposée cette inscription monarchique :

AU NOM DU ROY.

Bon pour 10 lt suivant le règlement du 2 aoust 1793.

THOMAS.

Par le conseil supérieur,

BARRÉ,

secrétaire du bureau des dépêches[15].

 

Debierne n'était pas la seule personne qui, du dehors de la tour, entretenait des relations avec Gomin. Le marquis de Fenouil avait pour confident un nommé Doisy — son valet de chambre peut-être —, qui, de temps à autre, sous le manteau d'une vieille connaissance, venait voir ce brave homme, moins encore pour lui donner des nouvelles de la Vendée que pour lui demander des renseignements sur l'état du jeune Roi.

Cet état était devenu très-affligeant. Depuis le jour de la visite de Cazeaux, 6 pluviôse (25 janvier), l'enfant paraissait plongé dans la plus noire tristesse : une morne atonie s'était emparée de lui. On avait grand'peine à l'arracher du coin du feu et à le décider à monter sur la tour. Ses forces mêmes ne lui permettaient guère de marcher, et plus d'une fois Laurent et Gomin le portèrent dans leurs bras. Le mal fit en peu de jours des progrès effrayants que le bruit public exagéra en les répandant : on alla jusqu'à dire que le petit Capet était mort dès il y a trois semaines ; qu'on l'avait trouvé dans son lit couvert de vilenies, et qu'on avait lieu de croire qu'il avait été empoisonné[16]. Un chirurgien municipal, chargé de visiter le jeune malade, fit son rapport au conseil de la Commune, et celui-ci crut de son devoir d'en avertir l'autorité suprême. Des commissaires civils se rendirent en effet, le 8 ventôse (26 février), au comité de sûreté générale, annonçant le danger imminent que couraient les jours du prisonnier. Interrogés sur la nature de ce danger, ces officiers municipaux répondirent que le petit Capet avait des tumeurs à toutes les articulations, et particulièrement aux genoux ; qu'il était impossible de lui arracher une parole, et que, toujours assis ou couché, il se refusait à toute espèce d'exercice.

Interrogés sur l'époque d'où dataient ce silence opiniâtre et cette immobilité systématique, ils dirent que c'était depuis le 6 octobre 1793, ce jour de honteuse mémoire où Simon avait fait signer au fils de Marie-Antoinette l'horrible interrogatoire inspiré par Hébert et rédigé, dit-on, par Daujon. Cela n'était pas rigoureusement exact. Le malheureux enfant eut peut-être des regrets, voire même des remords, d'avoir signé un écrit qui dépassait son intelligence, et qu'à travers ses justes défiances il pouvait regarder comme un acte inquiétant ; mais si pourtant, dès cette époque, sa physionomie était devenue plus sérieuse, son maintien plus triste et plus sombre, ses réponses plus réservées et plus brèves, il n'avait pas du moins perdu toute parole ; et ce n'est, comme nous l'avons dit, qu'après le règne de Simon et sous l'oppression solitaire et cachée des municipaux, que la victime, révoltée de tant d'outrages, avait résolu de ne plus rien demander et de ne plus rien répondre.

Quoi qu'il en soit, après avoir écouté les mandataires de la municipalité, le Comité de sûreté générale désigna Jean-Baptiste Harmand (de la Meuse), un de ses membres, qui avait dans ses attributions la section de police de Paris, pour aller au Temple, avec deux de ses collègues, s'assurer de la vérité et faire un rapport détaillé sur tout ce qui concernait le fils du dernier Roi. Cette démarche eut lieu le lendemain 9 ventôse (vendredi 27 février).

En reproduisant ici le récit que Harmand nous a laissé do sa visite au Temple, nous ferons observer que la rédaction n'en fut donnée qu'en 1814[17], après le retour des Bourbons. Le conventionnel Harmand avait, dans le procès de Louis XVI, voté pour le bannissement immédiat ; c'était un homme honnête, ennemi de la violence, et qui, pendant les mauvais jours de sa vie politique, n'avait pas fait de mal, et avait souvent réussi à faire le bien : je ne doute pas que les sentiments qu'il exprime dans son récit ne fussent réellement au fond de son cœur ; mais nous savons par Gomin, témoin de la visite du 27 février 1795, que le député Harmand — qui avait moins d'audace et partant moins d'influence que ses deux compagnons — a peu parlé dans cette entrevue, et que presque toutes les questions qu'il met dans sa propre bouche ont été adressées au jeune prisonnier par Mathieu, auteur du rapport fait à la Convention le 2 décembre précédent, et qui plus d'une fois déjà, comme nous l'avons vu, était venu donner des ordres à cette prison d'État, placée en quelque sorte sous sa surveillance plus spéciale.

Du reste, il est facile de reconnaître, au compte que rend Harmand des attentions et des prévenances qu'il dit avoir eues pour le fils unique de son Roi, son Roi lui-même, que son langage, entaché d'exagération, n'a nullement la couleur du temps, et que ses sentiments de 1814 ont déteint sur son récit de 1795. Cette précaution prise, entrons avec lui au Temple :

Mon cœur y volait, dit-il ; mais comme je n'ai pas voté la mort du Roi et que les préventions attachées à l'opinion contraire prévalaient alors, je délibérai ; et les connaissances locales ne me permettant pas de douter que si, à mon retour du Temple, je faisais un rapport favorable aux illustres prisonniers, je serais écouté avec une prévention nuisible pour eux et moi, et n'étant pas capable d'en faire un contraire, je demandai qu'on m'adjoignît quelques membres du comité.

On nomma MM. Mathieu et Reverchon, tous deux membres aussi du comité, et j'espère que ce que je vais en dire ne les offensera pas.

Une préoccupation dont je n'ai pas été le maître ne m'a pas permis de garder la date précise de notre visite au Temple ; mais voici les faits :

Nous arrivâmes à la porte sous l'affreux verrou de laquelle était enfermé le fils innocent, le fils unique de notre Roi, notre Roi lui-même.

La clef tourne avec bruit dans la serrure, et la porte ouverte nous offre une petite antichambre fort propre, sans autre meuble qu'un poêle de faïence qui communiquait dans la pièce voisine par une ouverture dans le mur de séparation, et que l'on ne pouvait allumer que par cette antichambre. Les commissaires nous dirent que cette précaution avait été prise pour ne pas laisser de feu à la discrétion d'un enfant.

Cette autre pièce était la chambre du Prince et dans laquelle était son lit ; elle était fermée en dehors : il fallut encore l'ouvrir. Ce mouvement de clefs et de verrous porte à l'âme un noir d'autant plus pénible que la réflexion ne fait qu'y ajouter au lieu de le dissiper.

Le Prince était assis auprès d'une petite table carrée sur laquelle étaient éparses beaucoup de cartes à jouer ; quelques-unes étaient pliées en forme de boites et de caisses, d'autres élevées en château. Il était occupé de ces cartes lorsque nous entrâmes, et il ne quitta pas son jeu.

Il était couvert d'un habit neuf à la matelot, d'un drap couleur ardoise ; sa tête était nue, la chambre propre et bien éclairée. Le lit se composait d'une couchette en bois, sans. rideaux ; le coucher et le linge nous parurent beaux et bons. Ce lit était derrière la porte, à gauche en entrant ; plus loin, du même côté, était un autre bois de lit sans coucher, placé au pied du premier ; une porte fermée entre les deux communiquait à une autre pièce que nous n'avons pas vue.

Les commissaires nous dirent que ce lit[18] avait été celui d'un savetier nommé Simon, que la municipalité de Paris, avant la mort de Robespierre, avait établi dans la chambre du jeune Prince pour le servir et le garder. On sait assez avec quelle atroce barbarie ce monstre s'est acquitté de ces deux fonctions.

On sait que ce scélérat se jouait cruellement du sommeil de son prisonnier ; que, sans égard pour son âge, pour lequel le sommeil est un besoin si impérieux, il l'appelait à diverses reprises pendant la nuit, en lui criant : Capet !. Capet !... Le Prince répondait : Me voilà, citoyen. — Approche que je te touche, répliquait le tigre. L'agneau approchait... L'exécrable bourreau sortait une jambe du lit, et, d'un coup de pied lancé partout où il pouvait atteindre, il étendait sa victime par terre en lui criant : Va te coucher, louveteau ! Ô ciel ! et la vengeance divine se bornerait à la vie que ce monstre a perdue avec Robespierre !

Ceci à déjà été écrit ; mais je le rapporte parce que les commissaires nous en firent un récit dont le souvenir me fait frissonner chaque fois que j'y pense. Après ces affreux préliminaires, je m'approchai du Prince. Nos mouvements ne semblaient faire aucune impression sur lui. Je lui dis que le gouvernement, instruit trop tard du mauvais-état de sa santé et du refus qu'il faisait de prendre de l'exercice et de répondre aux questions qu'on lui adressait à cet égard, ainsi qu'aux propositions qu'on lui avait faites d'employer quelques remèdes et de recevoir la visite d'un médecin, nous avait envoyés près de lui pour nous assurer de tous ces faits et lui renouveler nous-mêmes, en son nom, toutes ces propositions ; que nous désirions qu'elles lui fussent agréables ; mais que nous nous permettrions d'y ajouter le conseil, et le reproche même, s'il persistait à garder le silence et à ne vouloir point prendre d'exercice ; que nous étions autorisés à lui procurer les moyens d'étendre ses promenades et 'à lui offrir les objets de distraction et de délassement qu'il pourrait désirer, et que je le priais de vouloir bien me répondre si cela lui convenait.

Pendant que je lui adressais cette petite harangue, il me regardait fixement sans changer de position et il m'écoutait avec l'apparence de la plus grande attention, mais pas un mot de réponse.

Alors je repris mes propositions comme si j'eusse pensé qu'il ne m'avait pas entendu, et je les lui particularisai, à peu près de cette manière : Je me suis peut-être mal expliqué, ou peut-être ne m'avez-vous pas entendu, Monsieur ; mais j'ai l' honneur de vous demander si vous désirez un cheval, un chien, des oiseaux, des joujoux de quelque espèce que ce soit, un ou plusieurs compagnons de votre âge, que nous vous présenterons avant de les installer près de vous[19]. Voulez-vous dans ce moment descendre dans le jardin ou monter sur les tours ? désirez-vous des bonbons, des gâteaux ? etc., etc. J'épuisai en vain toute la nomenclature des choses qu'on peut désirer à cet âge ; je n'en reçus pas un mot de réponse, pas même un signe ou un geste, quoiqu'il eût la tête tournée vers moi, et qu'il me regardât avec une fixité étonnante, qui exprimait la plus grande indifférence.

Alors je me permis de prendre un ton un peu plus prononcé, et j'osai lui dire : Monsieur, tant d'opiniâtreté à votre âge est un défaut que rien ne peut excuser ; elle est d'autant plus étonnante, que notre visite, comme vous le voyez, a pour objet - d'apporter quelque adoucissement à votre situation, des soins et des secours à votre santé. Comment voulez-vous qu'on y parvienne, si vous refusez toujours de répondre et de dire ce qui vous convient ? Est-il une autre manière de vous le proposer ? ayez la bonté de nous le dire, nous nous y conformerons. Toujours le même regard fixe et la même attention, mais pas un seul mot.

Je repris : Si votre refus de parler, Monsieur, ne compromettait que vous, nous attendrions, non sans peine, mais avec plus de résignation, qu'il vous plût de rompre le silence, parce que nous devons en conjecturer que votre situation vous déplaît moins sans doute que nous ne le pensions, puisque vous ne voulez pas en sortir ; mais vous ne vous appartenez pas ; tous ceux qui vous entourent sont responsables de votre personne et de votre état, voulez-vous les compromettre ? voulez-vous nous compromettre nous-mêmes ? car quelle réponse pourrons-nous faire au gouvernement dont nous ne sommes que les organes ? Ayez la bonté de me répondre, je vous en supplie, ou bien nous finirons par vous l'ordonner. Pas un mot, et toujours la même fixité.

J'étais au désespoir et mes collègues aussi ; ce regard, surtout, avait un tel caractère de résignation et d'indifférence, qu'il semblait nous dire : Que m'importe, achevez votre victime !

Je le répète, je n'en pouvais plus ; mon cœur se gonflait, et je fus prêt à céder aux larmes de la plus amère douleur ; mais quelques pas que je fis dans la chambre me remirent, et me confirmèrent dans l'idée d'essayer l'effet du commandement, ce que je tentai en effet, en me plaçant tout près et à la droite du Prince, et en lui disant : Monsieur, ayez la complaisance de me donner la main. Il me la présenta, et je sentis, en prolongeant mon mouvement jusque sous l'aisselle, une tumeur au poignet et une au coude, comme des nodus ; il paraît que ces tumeurs n'étaient pas douloureuses, car le Prince ne le témoigna pas. L'autre main, Monsieur. Il la présenta aussi ; il n'y avait rien. Permettez, Monsieur, que je touche aussi vos jambes et vos genoux. Il se leva. Je trouvai les mêmes grosseurs aux deux genoux, sous le jarret.

Placé ainsi, le jeune Prince avait le maintien du rachitisme et d'un défaut de conformation ; ses jambes et ses cuisses étaient longues et menues, les bras de même, le buste très-court, la poitrine élevée, les épaules hautes et resserrées, la tête très-belle dans tous ses détails, le teint clair mais sans couleurs, les cheveux longs et beaux, bien tenus, châtain clair. Maintenant, Monsieur, ayez la complaisance de marcher. Il le fit aussitôt, en allant vers la porte qui séparait les deux lits[20], et il revint s'asseoir sur-le-champ. Pensez-vous, Monsieur, que ce soit là de l'exercice, et ne voyez-vous pas, au contraire, que cette apathie seule, est la cause de votre mal et des accidents dont vous êtes menacé ? Ayez la bonté d'en croire notre expérience et notre zèle. Vous ne pouvez espérer de rétablir votre santé qu'en déférant à nos demandes et à nos conseils ; nous vous enverrons un médecin, et nous espérons que vous voudrez bien lui répondre. Faites-nous signe au moins que cela ne vous déplaira pas. Pas un signe, pas un mot. Monsieur, ayez la bonté de marcher encore et un peu plus longtemps. Silence et refus. Il resta sur son siège, les coudes appuyés sur la table ; ses traits ne changèrent pas un seul instant, pas la moindre émotion apparente, pas le moindre étonnement dans les yeux, comme si nous n'eussions pas été là, et comme si je n'eusse rien dit. Mes collègues ne parlaient pas. Nous nous regardions d'étonnement, et nous allions nous communiquer nos réflexions, lorsqu'on apporta le dîner du Prince.

Nouvelle scène de douleur ; il faut l'avoir vue et éprouvée pour s'en faire une idée : une écuelle de terre rouge contenait un potage noir, couvert de quelques lentilles ; dans une assiette de la même espèce était un petit morceau de bouilli, noir aussi et retiré, et dont la qualité était assez marquée par ces attributs ; une seconde assiette, dont le fond était rempli de lentilles, et une troisième dans laquelle étaient six châtaignes, plutôt brûlées que rôties ; un couvert d'étain, point de couteau, point de vin. Les commissaires nous dirent que c'était l'ordre du conseil de la Commune.

Tel était le dîner du fils de Louis XVI, de l'héritier de soixante-six rois ! tel était le traitement fait à l'innocence. Eh ! qui pourrait tenir à ce spectacle et à ce souvenir du fils d'un roi, d'un roi lui-même, d'un innocent enfin, forcé par la violence à se nourrir comme le plus malheureux de ses sujets ?

Pendant que l'illustre prisonnier faisait cet indigne repas, mes collègues et moi nous exprimâmes par nos regards, aux commissaires de la municipalité, notre étonnement et notre indignation ; et pour leur épargner en présence du Prince les reproches qu'ils" méritaient, je leur fis signe de sortir dans l'antichambre. Là nous nous expliquâmes comme nous sentions ; ils nous répétèrent que c'était l'ordre de la municipalité, et que c'était encore pis avant eux.

Dans l'antichambre, nous ordonnâmes que cet exécrable ordre de choses serait changé à l'avenir, et que l'on commencerait à l'instant même à ajouter à son dîner quelques friandises, et surtout du fruit. Je voulus qu'on lui procurât du raisin, qui était rare alors. L'ordre ayant été donné pour cela, nous rentrâmes. Le Prince avait tout mangé. Je lui demandai s'il était content de son dîner : point de réponse ; s'il désirait du fruit : point de réponse ; s'il aimait le raisin : point de réponse. Un instant après, le raisin arriva ; on le plaça sur la table, et il le mangea sans rien dire. En désirez-vous encore ? Point de réponse[21].

Il ne nous fut plus permis de douter, alors, que toutes les tentatives de notre part pour en obtenir une réponse seraient inutiles : je lui fis part de notre détermination, et je lui dis qu'elle était d'autant plus pénible pour nous, que nous ne pouvions attribuer son silence à notre égard qu'au malheur de lui avoir déplu ; que nous proposerions, en conséquence, au gouvernement de lui envoyer des commissaires qui lui seraient - plus agréables. Même regard ; mais point de réponse. Voulez-vous bien, Monsieur, que nous nous retirions ? Point de réponse.

Cela dit, nous sortîmes ; la première porte étant fermée, nous restâmes un quart d'heure dans l'antichambre à nous interroger mutuellement sur ce que nous venions de voir et d'entendre, et à nous communiquer nos réflexions et les observations que chacun de nous avait faites à cet égard, ainsi que sur le moral et le physique du jeune Prince.

D'après le récit que je viens de faire, récit exact et dont j'ai plutôt abrégé qu'étendu les détails, tout le monde peut faire et fera sans doute les mêmes réflexions et les mêmes observations que nous ; ainsi, je ne les répéterai pas. J'ai dit les motifs auxquels les commissaires attribuaient le silence opiniâtre du Prince. Je leur demandai dans l'antichambre si ce silence datait réellement du jour où la plus barbare violence lui avait été faite pour signer l'odieuse et absurde déposition. Ils renouvelèrent leur assertion à cet égard[22].

Après avoir présenté cette anecdote à l'éternelle douleur des âmes sensibles, je la livre aux observateurs de la nature. Est-il possible qu'à l'âge dé neuf ans, un enfant puisse former une telle détermination et y persévérer ? C'est ce qui n'est pas vraisemblable sans doute ; mais je réponds à ceux qui douteraient ou qui nieraient, par un fait et par des témoignages que j'indique et auxquels on peut recourir.

Quoi qu'il en soit, avant de sortir de l'antichambre du Prince, mes collègues et moi nous convînmes que, pour l'honneur de la nation qui l'ignorait, pour celui de la Convention, qui, à la vérité, l'ignorait aussi, mais dont le devoir était d'en être instruite, pour celui de la coupable municipalité de Paris' elle-même, qui savait tout et qui causait tous ces maux, nous con- vînmes que nous nous bornerions à ordonner des mesures provisoires qui furent prises sur-le-champ, et que nous ne ferions pas de rapport en public, mais eu comité secret dans le comité seulement ; ce qui fut fait ainsi.

 

Dans ce compte rendu d'une visite faite par un républicain au fils du tyran, les sentiments paraissent ceux d'un royaliste et les formes celles d'un courtisan. Le lecteur aura fait la part des temps et des lieux, et aura senti tout ce qu'il devait y avoir d'exagéré et même de tronqué dans cet acte de la révolution rédigé pour la légitimité[23]. Mais telle qu'elle est, cette pièce nous a paru offrir un trop haut intérêt pour ne pas être rapportée dans son entier. Le fond de la situation du Prince s'y révèle sous cette enluminure royaliste qui va presque jusqu’à  fleurdeliser la Convention. Indépendamment des erreurs indiquées par Gomin, il en est une plus importante qu'il est de notre devoir de signaler encore avec l'autorité de ce respectable témoin, c'est que les députés de la Convention n'ordonnèrent point que cet exécrable ordre de choses fût changé à l'avenir. Malgré les prétendues marques de bienveillance prodiguées au prisonnier, son sort ne fut point sensiblement amélioré ; on ajouta quelquefois un plat de dessert à ses repas, mais le régime général de la prison resta le même.

Quant au silence opiniâtre gardé par le Prince dans cette visite, à laquelle le narrateur a voulu donner une trop grande portée, et qui en définitive n'amena aucun résultat, nous avons déjà eu l'occasion d'expliquer notre pensée à ce sujet. Mais si nous avons cru devoir combattre le motif ancien et unique auquel ce récit attribue et fait remonter l'inflexible détermination du jeune prisonnier, nous devons dire aussi qu'il est probable que cette réunion de commissaires de la Convention et de la Commune lui rappelait de tristes scènes, peut-être celle où on avait abusé de quelques mots arrachés à son ignorance pour les aiguiser en poignard et les tourner contre sa mère. Ces bienveillantes attentions, ces douces prévenances de ses ennemis, devaient réveiller dans son esprit le souvenir des fruits et des liqueurs que Simon lui avait prodigués afin d'obtenir cette signature que Daujon désirait pour donner de l'éclat à son œuvre, et Hébert du crédit à son infamie, en la faisant endosser par l'innocence d'un enfant.

L'infortuné, nous l'avons dit, n'avait jamais vu sans répugnance et sans frayeur les membres de la Convention et de la Commune, à l'exception de quelques-uns qui depuis longtemps n'avaient plus accès près de lui. Convaincu par une longue expérience qu'on lui avait fait payer au centuple le peu de consolation qu'on lui avait offert jusqu'à ce jour, il se défiait naturellement des promesses enjôleuses des visiteurs. Son air - d'indifférence et de dédain semblait leur dire : Vous me faites mourir depuis deux ans, que m'importent aujourd'hui vos caresses ! achevez votre victime ! De tout le récit de M. Harmand (de là Meuse), c'est cette dernière appréciation qui est la plus vraie.

J'ignore ce qui se passa dans le comité secret où la Convention écouta le rapport de sa commission envoyée au Temple, rapport assurément rédigé dans d'autres termes que celui que nous venons de lire ; mais aucune disposition favorable n'en fut la suite, aucun ordre généreux ne fut donné, aucun médecin ne fut délégué, aucun remède ne fut employé, et le jeune malade, privé de tout secours, s'achemina vers la tombe. M. Harmand déclara plus tard qu'envoyé en mission peu de jours après sa visite à la tour, il n'avait pu suivre l'exécution des mesures qu'il avait prescrites pour l'amélioration du sort de l'enfant-Roi, mais s'il avait ouvertement manifesté ses bienveillants désirs à cet égard, il est bien naturel que le comité l'ait éloigné de Paris à cette époque. La mort du fils de Louis XVI était résolue. Quand bien même il n'eût point été le représentant légitime de la royauté, je doute que cet enfant eût, après tant d'infortunes, trouvé grâce aux yeux de ses ennemis ; il entrait dans les principes de la tyrannie révolutionnaire de sacrifier sans examen ceux qu'elle avait opprimés sans justice.

Plein encore d'espérances et d'illusions, Gomin essaya de multiplier autour du Dauphin non pas les plaisirs, hélas ! ce mot était à jamais retranché de cette misérable vie, mais les distractions et les délassements. Sa pitié pour les victimes s'était bientôt changée en affection, et cette affection, toujours contrainte, grandissait toujours parmi les luttes muettes du cœur.

Il allait parfois chercher dans la bibliothèque du Temple un ouvrage qui pût intéresser l'enfant, et il le lui présentait ouvert : Je prie Monsieur de vouloir bien lire. Et l'enfant commençait à la page indiquée, de la meilleure grâce du monde. Son isolement, ses chagrins, la privation debout livre, de toute étude, ne lui avaient point fait oublier ce qu'il avait appris. Il lisait avec beaucoup de netteté et de correction, na tenant le livre à distance, sur ses genoux ou sur la table. C'était ordinairement un volume des Contes moraux de Marmontel, ou des Veillées du château, ou de l'Histoire de France. Quelles amères réflexions devait suggérer à ce malheureux enfant cette dernière lecture, qui lui retraçait la grandeur de son pays et de sa race, si longtemps unis dans une destinée commune !

Mais un jour, je ne sais dans quel conte de Marmontel, il rencontra une anecdote qui captiva au plus haut point son attention-et son intérêt. Il lut avidement jusqu'au bout toute l'histoire, qui, sombre d'abord, se terminait, comme cela arrive, par la délivrance et la félicité du héros.

L'enfant faisait-il un retour sur sa propre destinée ? Tant de douleurs, placées au seuil de la vie, lui faisaient-elles espérer que lui aussi, héros d'une lamentable histoire, verrait à son tour des temps meilleurs ?

Déjà oublieux de sa propre infortune en présence de ce bonheur imaginaire, le pauvre petit lecteur se prit à sourire un instant à travers ses pleurs, comme une matinée d'avril mêlée de pluie et de soleil. Dans ces rares moments de satisfaction, ses traits avaient encore une douceur et une grâce angéliques ; un peu de bonheur lui aurait rendu toute la beauté de l'enfance.

Quelques jours s'écoulèrent ; le 17 ventôse au III (samedi 7 mars), le brave Debierne revint voir son complice du Temple, et lui dit : J'ai encore un joujou à vous donner, regardez un peu ici. Et en disant cela, il entr'ouvrit son habit croisé sur sa poitrine, et une charmante petite tourterelle avança la tête. Gomin fut moins reconnaissant qu'inquiet de cette attention nouvelle, plus compromettante que la première, et qui pouvait créer des embarras avec un commissaire mal disposé. Celui du jour ne lui inspirant aucune confiance, il prit le parti de garder jusqu'au lendemain, dans la salle du conseil, le mélancolique oiseau, et d’attendre un moment propice pour le faire parvenir à sa destination. La figure et les manières du nouveau municipal lui ayant effectivement le lendemain rendu un peu d'assurance, Gomin, à l'heure du dîner, monta la tourterelle' et la plaça dans la tourelle. Le prince s'en occupa peu. Il avait naguère beaucoup aimé les oiseaux, mais depuis que son affection pour le serin qu'on lui avait donné du temps de Simon lui avait attiré une scène fort pénible, ce goût s'était éteint ; d'ailleurs la diminution graduelle de ses forces faisait succéder chez lui, à un caractère vif et actif, l'indifférence et l'apathie. La tourterelle ne vécut pas. Gomin ne la regretta point : elle aurait pu le rendre suspect.

Un jour, le 25 ventôse (dimanche 15 mars), ce timide et généreux surveillant, reconduisant jusque dans la seconde cour Debierne qui se retirait, rencontra Liénard, et la conversation s'engagea sur les prisonniers. La présence de Debierne et le souvenir des réflexions de Delboy relatives à la nourriture des enfants de Louis XVI enhardirent Gomin à dire à l'économe : Nous sommes sous le règne de l'égalité ; pourquoi n'ont-ils pas le même dîner que nous ? Liénard lui répondit sans émettre d'avis personnel : Il y a un règlement, il faut bien que je le suite ; j'ai ma consigne comme un soldat. — Vous avez raison, lui répliqua Gomin, qui avait peur de son ombre, et qui s'étonnait d'avoir osé toucher à une telle question. Debierne, voyant son trouble, lui vint en aide, et ajouta comme lui, mais avec un autre courage : Vous avez raison, citoyen Liénard, la discipline militaire d'abord et avant tout. Qu'est-ce que la conscience auprès d'un règlement ? Puis, s'en allant avec Gomin : Je ne puis supporter, disait-il, ces gens qui ont toujours le règlement à la bouche, et qui obéissent à ce que des hommes ont mis sur le papier, au lieu d'obéir à ce que Dieu a mis dans le cœur. Tenez, parlez-moi de votre ancien curé du Temple, du temps où il y avait encore un bon Dieu et des églises : celui-là ne crut pas avoir assez fait d'obéir au règlement, il obéit à la règle, et rétracta le serment civil qu'il avait prêté[24].

Debierne revint souvent au Temple, sous le prétexte de voir Gomin, son parent supposé. Celui-ci, à ce titre, le faisait entrer à la tour dans la salle du conseil. Le dévouement de ce brave homme est resté inconnu : l'affection la plus vraie et la plus profonde n'est pas toujours celle qui fait le plus de bruit et d'étalage.

Les gardiens et le commissaire, je l'ai dit, ne se sentaient tranquilles et sûrs d'eux-mêmes que lorsqu'ils prenaient des mesures en commun. C'était surtout là, sous le contrôle incessant d'une malveillance ombrageuse, que l'union faisait la force. Le commissaire s'absentait quelquefois ; Laurent lui-même sortait presque tous les soirs, le plus souvent pour aller au club ; quand les choses avaient été convenues ainsi, le timide Gomin se sentait assez autorisé à suivre l'élan de son bon cœur ; il s'installait auprès de l'enfant, et lui tenait compagnie jusqu'au souper. Le plus habituellement, il jouait aux dames avec lui ; le pauvre petit n'y entendait rien, mais son bienveillant adversaire s'arrangeait toujours de manière à le faire gagner.

Une autre fois, on faisait honneur au baguenaudier de Debierne, ou à son élégant bilboquet, rétive et pointilleuse mécanique, à laquelle ne suffisait ni le désir sans adresse du jeune Prince, ni l'adresse sans expérience du professeur.

Ou bien encore, si les forces de l'enfant lui permettaient cette distraction, on montait dans le comble de la grande tour, et, dans cette vaste salle dont le milieu était libre, on faisait une partie de volant. A ce jeu, le jeune invalide se défendait parfaitement ; son coup d'œil était sûr, sa main prompte ; il avait toujours la main gauche appuyée sur la hanche et tenant son pantalon, tandis que la main droite était armée de la raquette.

Un soir, le 22 ventôse an III (jeudi 12 mars 1795), se trouvant seul avec lui — Laurent et le commissaire étant au club —, Gomin, toujours bon quand il n'était pas contraint, s'assit auprès du Prince et lui proposa une lecture ou une partie de dames.

L'enfant, reconnaissant, le regarda profondément, essayant de lire dans ses yeux jusqu'où sa bonté pour lui pourrait aller ; et, se sentant sans doute encouragé par son air affectueux, il se leva et se dirigea doucement vers la porte, sans cesser de tenir attaché sur son gardien un regard tout à la fois interrogateur et suppliant. Vous savez bien que cela ne se peut pas, dit celui-ci, inquiet de la pensée qui venait au jeune prisonnier, et malheureux de ne pouvoir l'écouter. — Je veux la revoir une fois, dit le pauvre enfant, laissez-moi la revoir avant de mourir, je vous en prie ! Le cœur de Gomin se serra douloureusement ; il prit le Dauphin par le bras et le reconduisit à sa place ; l'enfant se jeta sur son lit, ou plutôt il y tomba presque sans connaissance et y resta sans mouvement. Il paraît que, séduit et ramené à l'espérance par les procédés de son nouveau gardien, il se sentait autorisé à croire qu'un jour, étant avec lui seul à seul, il pourrait tout demander à son bon vouloir ; et ce soir-là, il avait jugé l'occasion favorable pour exécuter le plan arrêté depuis peut-être bien des jours au fond de son cœur. Son désappointement fut d'autant plus vif, son chagrin d'autant plus amer, que l'idée qu'il s'était faite de Gomin lui garantissait la réussite de sa conspiration filiale. Le pauvre surveillant, tout effaré, ne sut d'abord que devenir, son prisonnier étant étendu sans mouvement et sans couleur. Enfin, il sentit son cœur battre, il vit ses yeux se rouvrir : le sentiment lui revenait avec la vie, et avec le sentiment la douleur. Ce n'est pas ma faute si je vous fais de la peine, lui disait tout bas son complice, qui ne voulait l'être ni trop ni ouvertement ; ce n'est pas ma faute, mon devoir me le défend : dites-moi que vous me pardonnez. L'âme de l'enfant s'exhala tout entière en cris de détresse. Monsieur Charles, ne pleurez pas ainsi, on vous entendrait !... Il se tut aussitôt, et comme Gomin lui disait encore de lui pardonner, une grosse larme roula silencieusement sur sa joue. Il étendit sa petite main sur l'épaule de son gardien, qui, courbé sur son lit, pressait son autre main dans les siennes. Vous savez bien que la porte est close, et quand même elle serait ouverte, vous ne voudriez pas la franchir en pensant que vous me feriez condamner à mort. Et l'enfant secoua lentement la tête en rouvrant des yeux où s'imprégnait l'expression d'une mélancolie résignée.

Cette tristesse sereine, cette douleur calme, cette courageuse patience avaient gagné le cœur de Gomin, comme elles avaient, à la longue, captivé l'affection des Tison et des Toulan : la sympathie naît chez tous ceux qui abordent les Bourbons dans le malheur.

Mais que pouvait-on espérer de ces municipaux qui, arrivés à la tour avec les préventions et les haines les plus invétérées, ne faisaient que passer rapidement dans ce sanctuaire de la douleur ? Leur nature révolutionnaire, loin de s'y amender en ces quelques heures, les portait au contraire à exercer avec hauteur l'autorité d'un jour dont ils étaient revêtus. Presque tous tranchaient du tribun et même du consul. Il en vint un le 3 germinal an III (lundi 23 mars 1795), du nom de Collot, qui se posa en prophète, et qui, examinant profondément les yeux du Dauphin, dit d'un air doctoral : Cet enfant n'a pas six décades à vivre. Et comme Gomin et Laurent s'alarmaient de ces paroles, à cause de l'effet désastreux qu'elles pouvaient produire sur le moral du malade, il reprit immédiatement et avec une atroce intention : Je vous dis, citoyens, qu'il sera imbécile et idiot avant six décades, s'il n'est pas crevé !

A cette fatale imprécation, que lui laissait pour adieu le municipal, le regard de l'enfant resta doux, et ses lèvres exprimèrent un sourire- plus poignant que les regrets et plus sombre que le désespoir.

La voix de Gomin redoubla de douceur en lui parlant ce jour-là. S'étant trouvé seul un moment avec lui dans la soirée, il tâcha d'effacer la fatale impression qu'avait laissée dans son esprit la triste entrevue du matin. L'enfant, en l'écoutant, semblait vouloir contenir une émotion dont il n'était pas le maître : une larme brilla dans ses yeux, et de son cœur trop plein s'échappèrent ces paroles avec un soupir angélique : Je n'ai pourtant fait de mal à personne !

Obligé de le quitter à la tombée de la nuit, le pauvre Gomin se retira l'âme saignante et l'imagination effrayée de la funeste prophétie de Collot. Quoi ! cette jeune intelligence serait étiolée ? ce jeune cœur serait rétréci ? Quoi ! de ce délicieux enfant il ne resterait que la partie la plus grossière, et comme l'argile du vase dont le parfum s'est évaporé ! Non, tout ne périra pas, et le parfum est resté dans l'urne funèbre !

Laurent quitta le Temple le 9 germinal an III (dimanche 29 mars 1795). Il se retirait non point devant une destitution, mais sur sa demande personnelle : il venait de perdre sa mère, et des intérêts de famille réclamaient sa présence et ses soins. La nouvelle de sa retraite causa une sorte de sensation au Temple, où il était estimé de tous. Une certaine hostilité s'y était manifestée depuis quelque temps contre Lefèvre, et son départ, désiré par ses détracteurs, leur rendait plus pénible le départ inattendu de Laurent. Déjà plus d'une fois, des personnes, la plupart de la police, avaient désapprouvé la présence d'un restaurateur dans la première enceinte du Temple. Gomin, cependant, parvint à leur persuader qu'il était plus avantageux que nuisible de le conserver ; que beaucoup de gardes nationaux qui eussent été boire et manger au dehors se procuraient là ce dont ils avaient besoin, et qu'ainsi le poste se trouvait moins, dégarni. L'opposition se calma.

Laurent[25] prit donc congé de son collègue et du jeune Prince, qui lui serra la main et le vit partir avec une profonde tristesse.

Laurent commençait à lui pardonner d'être fils de roi, et l'enfant à pardonner à Laurent d'être l'agent de ses ennemis. Le geôlier et le prisonnier se cherchaient, et leurs cœurs déjà se rencontraient lorsqu'ils se séparèrent.

 

 

 



[1] Termes de l'arrêté, qui est signé Garnier (de l'Aube), Mathieu, Harmand, Bentabolle, Reubell, Barras, Monmayon et Reverchon.

[2] Il est mort à Pontoise le 27 janvier 1841.

[3] Ces notes m'ont été communiquées par Gomin, dont la mémoire, très-sûre quant au fond des choses, n'a pu commettre que de légères inexactitudes dans l'ordre chronologique.

[4] Demeurant rue Montorgueil, n° 1, section du Contrat-Social.

[5] Demeurant rue de la Lune, n° 145, section de Bonne-Nouvelle.

[6] De la section du Temple.

[7] Moniteur universel du 14 frimaire, l'an III de la République (4 décembre 1794). — Mathieu, né à Compiègne en 1764, banni de France en 1816 comme régicide, y rentra après la révolution de 1830, et se retira à Condat, près de Libourne, où il mourut subitement le 31 octobre 1833.

[8] M. de Lacroix, ancien professeur au Lycée, qui plaida lui-même la cause avec talent et fut absous.

[9] Séance de la Convention du 8 nivôse an III (dimanche 28 décembre 1794).

(Moniteur Universel du 10 nivôse an III, 30 décembre 1794.)

[10] Lequinio (Joseph-Marie), né à Sarzeau vers 1740, avait voté la mort de Louis XVI, en regrettant que la sûreté de l'Etat ne permît pas de le condamner aux galères perpétuelles, et assurant que si la peine de la détention obtenait la majorité, ce ne serait qu'au bagne qu'on pourrait l'enfermer. En 1801, ce démagogue voulut dédier au général Bonaparte son Voyage pittoresque et physico-économique dans le Jura, 2 vol. in-8°. Le premier Consul ne voulut pas agréer cet hommage. L'auteur changea quelques mots à la dédicace, et l'adressa au Tonnerre. Lequinio est mort avant la Restauration.

[11] Rue de la Boucherie, n° 1292, de la section de la Fontaine de Grenelle.

[12] Rue Vieille-Monnoye, n° 21, section des Lombards.

[13] Tabletier, demeurant rue des Arcis, à l’enseigne de la Pucelle d'Orléans.

[14] Dans la nomenclature des monnaies royales de France, on trouve, entre Louis XVI et Napoléon, la mention suivante :

Louis XVII (1793-1795).

Les monuments monétaires que l'on peut rattacher au règne de Louis XVII sont des assignats de 100, 400, 500 et 1.500 livres, émis par les chefs des armées catholiques et royales de Vendée, ainsi que des bons de la même origine, remboursables au trésor royal.

(Nouveau Manuel de numismatique, de Barthélémy, page 75, publié par Roret.)

[15] Archives-de l'Empire, C. II, 735,

[16] Lettre de J.-Ch. Laveaux au comité de sûreté générale, le 1er ventôse an III (19 février 1795).

[17] Sous ce titre : Anecdotes relatives à quelques personnes et à plusieurs événements remarquables de la révolution, réimprimé en 1820, après la mort de l'auteur.

[18] Il y avait longtemps que ce lit avait été enlevé ; je ne l'ai jamais vu. Laurent et d'autres employés dirent aux puissants visiteurs qu'effectivement Simon couchait dans la même chambre que le Prince, et leur montrèrent la place que son lit avait occupée. Voilà tout. — GOMIN.

[19] Pas un mot de cela n'a été dit. — GOMIN.

[20] Comme je l'ai dit, il n'y avait plus qu'un lit dans sa chambre. — GOMIN.

[21] On parla de fruits pour son dessert, mais on ne demanda pas de raisin, et il n'en fut point apporté. On n'en eût d'ailleurs, à cette époque, probablement point trouvé dans le quartier. — GOMIN.

[22] Nous n'aurions pu rien affirmer à cet égard, Laurent n'étant entré au Temple que neuf mois après la scène du 7 octobre 1793, et moi quatre mois après Laurent. — GOMIN.

[23] Harmand (Jean-Baptiste), désigné comme conventionnel sous le nom de Harmand de la Meuse, né à Souilly (Meuse) le 10 novembre 1751, avait, dans le procès de Louis XVI, voté pour le bannissement immédiat ; puis, revenant vers une opinion extrême, se prononça contre le sursis. Après la chute de Robespierre, il se rangea avec zèle du parti thermidorien. Ce fut alors qu'il fut nommé membre du comité de sûreté générale. Il manifesta depuis cette époque un grand esprit de modération, notamment pendant sa mission en Alsace. S'étant montré favorable à la révolution du 18 brumaire, il fut nommé préfet du Haut-Rhin, peu de temps après consul. à Saint-Ander, puis, consul général à Dantzig ; mais il ne se rendit ni à l'un ni à l'autre poste, et demeura résolument à Paris, où, s'étant, par son obstination, fermé sa carrière, il fut bientôt à bout de ressources. Il y mourut le 24 février 1816.

[24] Debierne faisait allusion au curé du Temple, nommé La Quesnoi, qui, après avoir prêté le serment à la constitution civile du clergé, se rétracta par la lettre suivante, écrite à Bailly, maire de Paris :

Monsieur le Maire,

Égaré par l'amour de la paix, par le désir de rester au milieu d'un troupeau qui m'est cher, et pour lequel je conserverai jusqu'au tombeau le plus tendre attachement, j'ai eu le malheur de m'écarter des vrais principes qui auraient dû me diriger, en prêtant dimanche, 9 de ce mois, le serment qui nous avait été ordonné. Je suis toujours animé de ce même amour de la paix, des mêmes sentiments de tendresse et d'attachement pour mon troupeau, et s'il était nécessaire pour le prouver : je donnerais avec plaisir jusqu'à la dernière goutte de mon sang. Le sacrifice de la conscience et de la religion est le seul qu'il n'est jamais permis de faire. Rendu à moi-même, je rougis de ma faute ; j'en fais l'aveu authentique, et je n'hésite pas de me réunir aux premiers pasteurs de l'Eglise, dont je n'aurais pas dû me séparer. J'ai en conséquence l'honneur de vous annoncer, monsieur, que je viens aujourd'hui de rétracter solennellement en chaire le serment que j'avais prononcé, et qui n est que trop démenti par les cris de ma conscience.

Signé : LA QUESNOI,

Je certifie la présente copie conforme à son original déposé dans mes bureaux, ce 3 février 1791.

BAILLY.

(Archives de l'Hôtel de ville.)

[25] En 1796, Laurent accompagna à Saint-Domingue, en la double qualité de secrétaire et d'ami, Georges-Pierre Leblanc, commissaire délégué par le gouvernement français aux Iles sous le Vent. De là, il fut dépêché officiellement pour solliciter des secours pécuniaires près de Victor Hugues, commissaire du gouvernement aux Iles du Vent, retourna à Saint-Domingue, et revint en janvier 1797 en France sur la frégate la Sémillante, avec Leblanc, qui était fort malade et qu'il ne voulut pas abandonner. Les germes contagieux emportés de la colonie se développèrent à bord ; la Sémillante perdit vingt-quatre hommes, parmi lesquels le commissaire du Directoire Leblanc.

Nous retrouvons, en 1800, notre ancien garde du Temple accompagnant à Cayenne, comme secrétaire particulier, Victor Hugues, qui allait y remplir les fonctions de commissaire du gouvernement. Laurent y reprit ses occupations de colon, forma une plantation en société avec deux de ses amis, et y mourut sept ans après *.

Voici l'acte de son décès, dont nous devons la communication à l'obligeance de M. P. Margry, conservateur des archives du ministère de la marine :

Cejourd'hui, vingt-deux août mil huit cent sept, onze heures du matin.

Sont comparus au greffe du tribunal de première instance du département de la Guyane française, devant moi, Louis André, greffier dudit tribunal, faisant fonction d'officier de l'état civil, par ordre de monsieur le commissaire de Sa Majesté Impériale et Royale, officier de la Légion d'honneur, commandant en chef à la Guyane française, en l'absence de M. Paguenaut, titulaire, messieurs Jean Troquereau, capitaine aide de camp de M. le commissaire, et Jean-Charles-Achille Servoisier, secrétaire particulier de mond. sieur le commissaire de Sa Majesté, domiciliés en cette ville, palais du gouvernement.. :. Le 1er âgé de 32 ans, et le second âgé de 22, lesquels m'ont déclaré que monsieur Jean-Jacques-Christophe Laurent, sous-commissaire de marine, secrétaire particulier de M. le commissaire de Sa Majesté. commandant en chef en cette colonie, âgé de trente-sept ans, natif de l'isle Martinique, est décédé cejourd'hui à dix heures et demie du matin au palais du gouvernement. D'après cette déclaration, je me suis à l'instant transporté au palais du gouvernement en la chambre où est décédé M. Jean- Jacques-Christophe Laurent, et m'étant assuré de son décès, j'ai de suite dressé le présent acte par triplicata, que mesdits sieurs Troquereau et Servoisier ont signé avec moi, après lecture. A Cayenne, les jours, mois et an ci-dessus.

 

* Nous avons puisé ces détails dans des papiers à nous confiés par M. Senes, gendre de M. Victor Hugues.