LOUIS XVII, SA VIE, SON AGONIE, SA MORT

CAPTIVITÉ DE LA FAMILLE ROYALE AU TEMPLE

TOME PREMIER

 

LIVRE ONZIÈME. — LOUIS XVII SÉPARÉ DE SA MÈRE.

21 janvier — 3 juillet 1793.

 

 

Louis XVII proclamé roi. — Déclaration du comte de Provence. — Manifeste du prince de Condé  Le jeune Roi reconnu par l'Angleterre, la Sardaigne, l'Espagne, l'Autriche, la Prusse et la Russie. — Sympathie et deuil des Etats-Unis d'Amérique. — Proclamation des chefs de la Vendée. — Décrets de la Convention. — Le Temple dans la matinée du 21 janvier. — La famille royale obtient des habits de deuil. — Lepitre et Toulan. — Mademoiselle Piou. — La Reine reprend l'éducation de son fils. — Complot d'évasion. — Jarjayes et Ricard. — Lutte des Montagnards et des Girondins. — La Reine refuse d'être sauvée sans sa famille. — Lettres. — Fuite de Dumouriez. — Tison et sa femme. — Rumeurs. — Motion de Robespierre. — Fouille au Temple. — Louis XVII malade. — Chute des Girondins. — Un nouveau plan d'évasion échoue. — Décrets. — Séparation de Marie-Antoinette et de son fils.

 

Bien que la révolution eût déclaré la royauté à jamais abolie, bien qu'elle eût cherché à la tuer sur un échafaud, la révolution, le 21 janvier 1793, à dix heures vingt minutes du matin, c'est-à-dire au moment où la tête de Louis XVI tomba, n'avait gagné qu'une chose aux yeux de ceux qui, méprisant les coups de la force, ne respectaient que l'autorité du droit : c'est que le roi de France s'appelait Louis XVII.

Monsieur, comte de Provence, était à Hamm, en Westphalie, lorsque, le 28 janvier, il apprit la nouvelle du régicide.

Il proclama aussitôt l'avènement de son neveu, sous le nom de Louis XVII, et se déclara lui-même, en vertu des constitutions fondamentales de l'État, légalement investi du titre de régent du royaume jusqu'à la majorité du jeune Roi[1].

Sous la même date parurent deux autres actes officiels du Régent, l'un consistant en lettres patentes portant nomination du comte d'Artois comme lieutenant général du royaume, l'autre en une lettre adressée aux réfugiés français[2].

Des milliers d'exemplaires de ces actes, imprimés à Paris par Crapart, furent répandus par toute la France.

Dans le Bocage et dans les campagnes de l'Ouest, la mort du Roi produisit une consternation profonde, mêlée d'une indignation qui devait bientôt éclater par des efforts héroïques ; à quelques mois de là, le 11 mai 1793, les chefs de l'armée vendéenne, La Rochejaquelein, d'Elbée, Cathelineau, écrivaient, dans une proclamation datée de Parthenay, les paroles suivantes :

Nous, commandant les armées catholiques et royales, n'avons pris les armes que pour soutenir la religion de nos pères, pour rendre à notre auguste et légitime souverain, Louis XVII, l'éclat et la solidité de son trône et de sa couronne, et nous n'avons pour but que le bien général.

La nouvelle du fatal événement était déjà parvenue dans la Souabe, au camp du prince de Condé. A ce sanglant défi répondirent les cris de Vive Louis XVII ! Le chef illustre de l'armée émigrée fit célébrer dans l'église des Récollets de Villingen un service pour le repos de l'âme du Roi décapité. Il prononça lui-même une courte oraison funèbre ; l'éloquence du cœur en faisait seule les frais, les larmes de l'auditoire en firent seules l'éloge. Puis, à la sortie de l'église, il proclama, devant le front de l'armée et en présence des réfugiés français, la royauté de Louis XVII[3]. Les pleurs coulaient encore, quand les cris de Vive le Roi ! éclatèrent.

Le Régent s'était empressé de notifier la mort de Louis XVI à toutes les cours de l'Europe. Celle d'Angleterre, la première instruite du fatal événement, n'avait point attendu cet avis diplomatique pour prendre le deuil. Le jour où la nouvelle arriva à Londres, la stupeur fut générale. On ferma le théâtre royal, où devaient être représentées deux pièces demandées par le Roi et la Reine. Le marquis de Chauvelin, ambassadeur de France, reçut immédiatement ses passeports ; il en fit usage dès le lendemain, et quitta l'Angleterre presque au moment de cet anniversaire où, par un deuil public et des expiations solennelles, la nation anglaise proteste contre le régicide du 30 janvier 1649.

Uni par tant de liens à la maison de France, le Roi de Sardaigne fit entendre lui-même ses regrets à son peuple, et lui dit que s'il préférait adopter les lois françaises, il était prêt à déposer le sceptre et la couronne. En effet, ce prince abdiqua sur-le-champ ; mais une voix unanime s'éleva, Vive, vire notre bon Roi ! et le monarque, sacré de nouveau par les sympathies publiques, fut ramené à son palais en triomphe.

L'Espagne reçut avec la plus vive indignation la nouvelle du crime commis envers le chef de la maison de Bourbon. L'ambassadeur Bourgoing reçut l'ordre de sortir à l'instant même de Madrid ; il traversa le territoire espagnol au milieu des cris de vengeance qui s'élevaient de toutes parts.

L'Autriche et la Prusse éprouvèrent la même douleur. L'Empereur ne put retenir ses larmes. La Gazette de Berlin du 5 février s'exprime ainsi :

Sur l'avis reçu de l'assassinat judiciaire commis envers la personne de S. M. le Roi de France, la Cour, pour témoigner toute la douleur dont elle est pénétrée au sujet du sort si peu mérité d'un monarque bienheureux pour l'éternité, a pris, de son propre mouvement, le deuil pour quatre semaines.

 

Après avoir porté l'affreuse nouvelle à l'Empereur d'Allemagne, le duc de Richelieu l'avait transmise à l'Impératrice de Russie. Saint-Pétersbourg ne fut pas moins ému que Vienne.

La jeune République des Etats-Unis, qui devait tant a Louis XVI, s'associa au deuil de l'Europe monarchique. Dès qu'un navire eut franchi les mers annonçant le crime du 21 janvier, le glas funèbre, depuis le lever du soleil jusqu'à son coucher, retentit dans toutes les paroisses de l'Union ; et ce souvenir, demeuré dans la mémoire d'enfants qui sont aujourd'hui des vieillards, les a fait dernièrement réclamer, au nom de leur République, le droit qu'elle a de figurer parmi les peuples qui ont porté le deuil du Roi de France.

Un an après, des colons des Antilles françaises, réfugiés aux Etats-Unis, proposèrent aux Français de tous les âges et de tous les climats, qui honorent la vertu, servent Dieu et aiment le Roi, de célébrer un service commémoratif de la mort de Louis XVI. Le placard qu'ils avaient publié à ce sujet se terminait par quelques mots de respectueuse sympathie pour le rejeton de tant de Rois, l'auguste Louis XVII.

Cette manifestation provoqua une protestation des colons patriotes de Saint-Domingue réfugiés à Philadelphie, qui, craignant sans doute d'être compromis par leur silence, firent enregistrer leur adhésion aux actes et au gouvernement de la Convention.

Si j'ai cru devoir dire un mot de l'impression produite par le régicide, c'est qu'au fond de tous les cœurs s'éveillait la plus vive sympathie pour le fils du juste immolé ; le nom du Dauphin était dans tous les vœux. Catherine II s'empressa de reconnaître l'avènement du Roi enfant. Elle nomma le comte de Romanzow son ministre plénipotentiaire auprès du Régent de France, qui, de son côté, avait accrédité auprès d'elle le comte d'Esterhazy comme ambassadeur de Louis XVII.

La royauté de l'enfant prisonnier fut donc reconnue par presque toutes les puissances, tandis qu'elle était en France l'espérance des amis de l'ordre et le mot de ralliement de tous ceux qui conspiraient contre l'oppression républicaine. Aussi, le gouvernement de la Convention s'inquiétait-il également de l'esprit de l'intérieur et de l'attitude de l'étranger. Le 5 février, il ordonnait la suppression de tous les signes de royauté sur les monnaies de la République ; le 8, il suspendait les poursuites contre les prévenus des massacres faits dans les prisons les 2 et 3 septembre 1792 : c'était dans l'ordre : puisque la vertu devenait criminelle, le crime devait être innocent. Le 9, il ordonnait au pouvoir exécutif de faire marcher à l'ennemi tous les bataillons des départements qui se trouvaient à Paris ; le 11, il accordait une amnistie à tous les détenus pour cause d'insurrection relative aux subsistances, et le 13, il décrétait l'organisation générale des armées républicaines.

Ces mesures politiques, prises pour rallier au dedans et intimider au dehors, n'atteignaient pas toujours leur but. Le 18, Lyon s'insurgeait aux cris de Vive le Roi ! et brûlait l'arbre de la liberté. Le 19, l'Impératrice de Russie lançait un ukase qui bannissait de ses États tous les Français qui refuseraient de signer une déclaration portant abjuration des principes impies et séditieux introduits en France, et serment de fidélité et d'obéissance au Roi Louis XVII, à qui la couronne était échue, suivant tordre de succession. Ce même ukase enjoignait à ceux qui se soumettaient à cette mesure, de s'interdire toute espèce de communication avec la France, jusqu'à ce que l'ordre et l'autorité légitime y fussent rétablis.

Les affaires se compliquaient à l'extérieur. La Convention décréta, le 24 du même mois, une levée de trois cent mille hommes.

Tandis que l'armée catholique et royale de la Vendée, l'armée de Condé, le comte de Provence et l'Europe proclamaient ainsi le fils de Louis XVI sous le nom de Louis XVII, ce jeune Prince pleurait son père dans les bras de la royale veuve, sous les verrous de la prison du Temple, vers laquelle nous sommes ramenés par notre sujet, et où tant de martyres devaient encore s'accomplir.

 

Après les cruels adieux du 20 janvier au soir, la Reine avait eu à peine la force de déshabiller et de coucher son enfant. Elle s'était jetée ensuite tout habillée sur son lit, où pendant la nuit, sa fille et sa sœur, couchées sur un matelas dans sa chambre, l'entendirent trembler de douleur et de froid[4].

Le lendemain, la famille royale s'était levée avant le jour. Le rappel commençait à battre dans les sections de Paris. Le tumultueux mouvement du dehors se faisait distinctement entendre dans la tour. Une femme, une sœur, des enfants, attendaient encore une fois celui qu'il ne leur était pas donné de revoir. A six heures un quart on avait ouvert la porte, et l'on était venu prendre un livre pour la messe du Roi ; ce fut une lueur d'espérance : les prisonnières crurent qu'on venait les chercher pour une dernière entrevue. Elles furent bientôt détrompées. Chaque minute semblait marquer des siècles sur l'horloge de cette prison. Un redoublement de bruit annonça le moment du départ. La parole humaine est impuissante à rendre la scène déchirante qui se passa alors : de pauvres femmes brisées, tentant un dernier effort pour obtenir une pitié stérile ; un enfant s'échappant de leurs bras, et allant, égaré, suppliant, éperdu, vers les municipaux et vers les gardes, courant de l'un à l'autre, embrassant les genoux de celui-ci, prenant la main de celui-là, et s'écriant : : Laissez-moi passer, messieurs, laissez-moi passer. — Où veux-tu aller ?Parler au peuple, afin qu'il ne fasse pas mourir mon père ! Au nom de Dieu, laissez-moi passer !

Les geôliers furent sourds. Mais la prière de l'innocence et de la piété filiale a été entendue de Dieu. Dieu n'a pas accordé à l'enfant de sauver son père ; mais dans l'expiation terrible, dans l'holocauste qui devait être fait, il eut la part la plus douloureuse, et fut jugé digne d'hériter du martyre de son père.

 

Vers dix heures, la Reine engagea ses enfants à prendre quelque nourriture : ils refusèrent. Peu d'instants après, on entendit des détonations d'armes à feu et des cris de joie. Madame Élisabeth, levant les yeux au ciel, s'écria : Les monstres ! les voilà contents !... Marie-Thérèse, à cette exclamation, jeta des cris perçants ; son jeune frère fondit en larmes ; la Reine, la tête baissée, l'œil hagard, resta plongée dans un froid désespoir qui ressemblait à la mort. Le crieur leur apprit bientôt plus officiellement encore que le Roi n'était plus.

Le Dauphin, depuis le matin, s'était emparé de sa mère ; il lui baisait les mains, qu'il trempait de pleurs ; il essayait de la consoler par ses caresses plus que par ses paroles. Ces larmes qui coulent, dit la mère, ne doivent plus se tarir : le supplice est pour ceux qui survivent.

Dans l'après-midi, la Reine demanda à voir Cléry, qui était resté jusqu'au dernier moment dans la tour avec Louis XVI. Dernières paroles, derniers adieux, elle voulait tout recueillir ; elle réclamait les derniers legs de son royal époux, legs précieux dont Cléry venait de faire la déclaration au conseil du Temple, et dont nous aurons à parler plus tard. Elle fit demander des habits de deuil à ce même conseil, qui répondit qu'il en référerait à la Commune. La Commune délibéra.

Les Tison mettaient à espionner le malheur toute l'activité d'une haine inflexible. Les angoisses de cette fatale journée ne devaient point finir avec elle. A deux heures après minuit, ces trois pauvres femmes veillaient et pleuraient encore. Toutefois, afin d'obéir à la Reine, la jeune Marie-Thérèse s'était couchée, mais elle n'avait pu fermer les yeux ; sa mère et sa tante, assises auprès du lit du Dauphin endormi, mêlaient leurs larmes et leurs inconsolables douleurs. Il n'y avait de paisible que le sommeil de l'enfant : l'innocence de son âge rayonnait sur ses traits. Il a maintenant, dit la Reine, l'âge qu'avait son frère lorsqu'il mourut à Meudon : heureux ceux de notre maison qui sont partis les premiers ! ils n'ont point assisté à la ruine de notre famille ![5]

Étonnée d'entendre parler, à une telle heure, dans la chambre de Marie-Antoinette, la femme Tison s'était levée ; elle vint frapper à la porte, s'enquérant du motif de cette nocturne conversation. Son mari la suivait, après avoir réveillé les municipaux de service. La porte entr'ouverte, Madame Elisabeth leur dit avec douceur : De grâce, laissez-nous pleurer en paix. L'inquisition s'arrêta désarmée par cette voix angélique, et la conspiration des larmes ne fut pas dénoncée[6].

Le lendemain matin, la Reine dit à son fils en l'embrassant : Mon enfant, il faut penser au bon Dieu. — Maman, moi aussi, j'ai bien pensé au bon Dieu ; mais quand j'appelle le bon Dieu, c'est toujours mon père qui descend devant moi[7].

La faiblesse de la Reine était extrême (22 janvier) ; rien ne pouvait calmer ses angoisses. Épuisée par trois nuits d'insomnie et par ses larmes, elle ne pouvait qu'à grand' peine supporter la vue du jour. Elle regardait quelquefois ses enfants et sa sœur avec compassion ; il régnait autour d'elle un silence de mort : chacun semblait retenir son haleine, et les larmes redoublaient quand les yeux se rencontraient.

Madame Royale depuis quelques jours était indisposée ; elle avait les jambes enflées et dans un état alarmant. Le chagrin fit empirer son mal, et pendant plusieurs jours sa pauvre mère ne put obtenir aucun secours du dehors[8]. Heureusement, a écrit Marie-Thérèse elle-même avec une simplicité touchante, le chagrin augmenta ma maladie au point de faire une diversion favorable au désespoir de ma mère. Marie-Antoinette passa les nuits au chevet de sa fille, dirigeant, appliquant elle-même le traitement prescrit par M. Brunyer, qui enfin avait été autorisé à entrer dans la tour. La préoccupation de la mère devint une distraction à la douleur de la veuve. La nourrice de Madame Royale avait en vain demandé à être admise à lui donner des soins[9].

Les vêtements de deuil furent accordés le 23 janvier[10] ; dès le 27, on en apporta une partie au Temple[11]. Envoyant pour la première fois ses enfants vêtus de noir, la Reine leur dit : Mes pauvres enfants, vous c'est pour longtemps, moi c'est pour toujours ![12] Ils fondirent en larmes : leur mère ne pleurait pas, elle avait épuisé ses larmes.

Quelles journées mornes, quelles nuits agitées s'écoulèrent ! Marie-Antoinette ne pouvait plus regarder ses enfants sans que son cœur se brisât.

Elle dit un jour à Madame Elisabeth : Je n'ai peut-être pas dans le temps donné au Roi tous les conseils qui pouvaient le sauver, mais je le rejoindrai sur l'échafaud ; oui, ma sœur, j'y monterai aussi !

On n'avait appris au Temple que par les crieurs le meurtre du Roi ; aucun journal n'était entré dans cette prison, aucun détail n'avait été apporté par les municipaux. Les yeux pleins de larmes qui interrogeaient en silence les mandataires de la Commune n'en avaient reçu aucune réponse. On ne connaissait aucun épisode du supplice, on savait le martyr couronné, mais on ne connaissait pas tout l'éclat de sa couronne. On ignorait de même les témoignages de publique sympathie qui lui étaient donnés après sa mort[13].

Enfin, reparurent au Temple deux commissaires de la Commune qui, tout autres que leurs collègues, s'étaient déjà créé par leur zèle et leur dévouement un titre à la confiance et à l'affection de la royale famille, c'étaient Lepitre et Toulan, dont nous avons eu déjà l'occasion de parler. Tous deux, dans les premières semaines de janvier, voyant la Reine livrée encore à des espérances trompeuses, avaient eu le courage de lui faire connaître tout ce dont était capable une minorité audacieuse qui ne voyait de sûreté pour elle que dans la mort du Roi ; qui, soudoyant une foule d'hommes perdus de crimes, comprimait une majorité honnête, mais timide, sans chefs, sans moyens réels, et n'ayant pas même un point de ralliement.

Ces deux officiers municipaux, qu'un même dévouement avait unis, imaginèrent le moyen d'être quelquefois de service ensemble à la tour, dans l'espoir de se rendre utiles à la malheureuse Reine. Ils avaient remarqué que parmi les membres de la Commune un grand nombre n'étaient point envieux d'aller au Temple le vendredi ou le samedi soir, pour y passer le dimanche ; ce jour paraissait trop précieux à des hommes occupés toute la semaine, pour vouloir sacrifier le plaisir et le repos qu'il leur procurait au soin de garder la famille royale, en restant enfermés auprès d'elle. Toulan et Lepitre furent assez heureux pour faire concevoir à leurs collègues le projet de les charger, ce jour-là, d'une mission qu'ils trouvaient si désagréable. Professeur dans l'Université de Paris, Lepitre était libre le samedi soir et le dimanche : Toulan, chef de bureau à l'administration des Biens nationaux, se faisait aisément remplacer. Malgré leurs objections faites pour la forme, on les désigna souvent les vendredis, et ils obéirent, à leur grande satisfaction. Ensuite, pour être certains qu'on ne les séparerait pas, Toulan avait imaginé une ruse que son camarade nous a révélée :

Nous arrivions trois, dit-il ; on faisait un égal nombre de billets, dont un seul devait porter le moi jour, les deux autres le mot nuit ; mais Toulan écrivait le mot jour sur tous les trois, faisait tirer notre collègue, et, quand celui-ci ouvrant le premier son billet, avait lu ce mot jour, nous jetions les nôtres au feu, sans les regarder, et nous allions ensemble prendre notre poste. Comme nous ne venions presque jamais avec la même personne, ce moyen nous réussit toujours.

Nous trouvâmes la famille royale plongée dans l'affliction la plus profonde. En nous apercevant, la Reine, sa sœur et ses enfants fondirent en larmes : nous n'osions avancer. La Reine nous fit signe d'entrer dans sa chambre : Vous ne m'avez pas trompée, nous dit-elle ; ils ont laissé périr le meilleur des rois[14].

Toulan et Lepitre donnèrent les différents journaux qu'ils s'étaient procurés : ces papiers, qui rendaient compte de la funèbre immolation, étaient lus avec cette poignante avidité de la douleur qui veut connaître toutes les circonstances les mieux faites pour lui servir d'aliment.

Depuis la journée du 21 janvier, Marie-Antoinette, malgré l'offre qui plus d'une fois lui avait été faite, n'avait pas voulu descendre pour se promener, afin de n'avoir point à passer devant la porte de l'appartement du Roi et de n'avoir point à rencontrer dans le jardin le général Santerre, qui quelquefois venait inspecter les postes. Elle craignait de se trouver mal à l'aspect de cet homme qui était venu prendre Louis XVI pour le conduire au supplice, et avait donné le signal du roulement de tambours qui avait couvert ses dernières paroles. Elle restait obstinément dans sa chambre ; et si plus tard elle éprouva le besoin d'air pour ses enfants plus que pour elle, elle demanda à monter avec eux sur le haut de la tour, dont les créneaux furent fermés avec des planches.

Les massacres de septembre et l'échafaud du 21 janvier avaient, en abaissant la puissance morale de la France, porté plus haut peut-être encore l'idée de sa force matérielle. Sa vigueur semblait multipliée par les passions qui l'animaient, semblable à cette vapeur en ébullition qui soulève les montagnes. Moins estimée par l'Europe, elle en était peut-être plus redoutée. Au Piémont, à la Prusse, à l'Empire, qui avaient commencé la lutte avec elle, se joignirent l'Espagne, la Hollande et l'Angleterre, et la France révolutionnaire fut ainsi bloquée de toutes parts comme une seule ville.

Madame de Tourzel, qui, depuis sa sortie de la Force, s'était peu éloignée de Paris, dans l'espoir de ne pas être entièrement privée des nouvelles de la famille royale, eut la satisfaction d'apprendre que mademoiselle Piou, personne d'un vrai courage, ci-devant chargée des atours de la jeune Marie-Thérèse, avait trouvé le moyen d'entrer au Temple pour porter à cette Princesse les objets nécessaires à son usage journalier. Le premier jour que cette faveur lui fut accordée, il était question à la tour de faire quelques changements aux robes de la Reine, qui avaient été mal taillées. On demanda à mademoiselle Piou si elle pouvait se charger de ce travail. Dans la pensée que la Reine verrait plus volontiers un visage qui ne lui était pas étranger, elle n'hésita pas. Elle fut employée pendant deux jours à cet ouvrage, et put assurer à madame et à mademoiselle de Tourzel que la famille royale se portait bien.

Je ne puis vous dire, ajouta-t-elle, tout ce que j'éprouvai en voyant ma chétive personne faire briller sur le visage de cette auguste famille un rayon de consolation. Leurs regards m'en disaient plus que n'en auraient pu faire leurs paroles ; et Mgr le Dauphin, dont l'âge excusait les espiègleries, en profitait pour me faire, sous l'apparence d'un jeu, toutes les questions que pouvait désirer la famille royale. Il courait tantôt à moi, tantôt à la Reine, aux deux Princesses et même au municipal. Chaque fois qu'il s'approchait de moi, il ne manquait pas de me faire une question sur les personnes qui intéressaient la famille royale. Il me chargea de vous embrasser de sa part ainsi que mademoiselle Pauline, n'oubliant personne de ce qu'il aimait, et joua si bien son rôle qu'on ne r pouvait se douter qu'il m'eût parlé[15].

 

Sans avoir perdu le Temple de vue, les dictateurs de l'anarchie étaient occupés à se disputer les lambeaux du pouvoir qu'ils avaient renversé. Ils s'inquiétaient peu des gémissements qui pouvaient sortir des tours du Temple ou du rayon d'espérance qui pouvait s'y glisser ; ils savaient la garde sûre, les verrous inflexibles, et cela leur suffisait. C'est à l'ombre de cette confiance que quelques municipaux, dont nous avons eu l'occasion de parler lors du procès de Louis XVI, purent témoigner la respectueuse compassion qu'ils éprouvaient pour les infortunes royales ; profondément touchés et du grand caractère de Marie-Antoinette, et de l'angélique douceur de ses enfants, ils assouplirent autant qu'il dépendait d'eux leurs rudes fonctions, afin de les rendre acceptables au malheur et innocentes aux yeux de Dieu même. Leur ton poli, leur déférence, leurs égards, formaient un contraste avec l'arrogance et la brutalité de leurs collègues. Les noms de Lebœuf, Vincent, Moelle, Jobert, doivent être conservés comme rappelant une noble sensibilité manifestée dans un temps où il était si dangereux d'être sensible.

Quant à Lepitre et à Toulan, c'était peu pour eux de concilier avec leur dure mission les sentiments d'humanité et les respects dus au malheur ; ils avaient changé leur rôle d'espionnage et de barbarie en une mission de paix et de charité. Lorsque le temps vint où la Reine put s'occuper de l'objet de sa douleur, sinon avec un sentiment moins profond, du moins avec un peu plus de calme et de résignation, M. Lepitre conçut l'idée de lui offrir quelques consolations puisées à la source même de ses peines : il lui présenta, le jeudi 7 février, un chant funèbre qu'il avait composé sur la mort du Roi, et que madame Cléry, qui jouait du clavecin et de la harpe, avait mis en musique[16]. Il reprit son service au Temple le 1er mars, trois semaines après avoir fait hommage de son ouvrage à la famille royale ; il en reçut la récompense qui lui allait le mieux au cœur : la Reine le fit entrer dans la chambre de Madame Elisabeth, où le jeune Prince chanta la romance, que sa sœur accompagna. Nos larmes coulèrent, dit M. Lepitre[17], et nous gardâmes un morne silence. Mais qui pourra peindre le spectacle que j'avais sous les yeux : la fille de Louis à son clavecin, sa mère assise auprès d'elle, tenant son fils dans ses bras et les yeux mouillés de pleurs, dirigeant avec peine le jeu et la voix de ses enfants ; Madame Élisabeth debout à côté de sa sœur et mêlant ses soupirs aux tristes accents de son neveu.

Un des commissaires de la Commune qui vinrent, ce jour-là, relayer ceux qui devaient se retirer le soir, eut connaissance de cette petite scène ; et, le lendemain, en prenant son service près de Marie-Antoinette : Vous avez chanté hier, lui dit-il, vous avez fait chanter vos enfants ; sans doute ce n'étaient que des romances, car vous n'avez jamais su de chansons patriotiques. Je parie même que vous seriez incapable d'exécuter l'hymne des Marseillais. La Reine, sans répondre, se lève, va s'asseoir au piano et joue l'air de la Marseillaise. Êtes-vous satisfait ? dit-elle alors à l'officier municipal. Celui-ci ne lui répondant que des choses insignifiantes, Au moins, monsieur, reprend-elle avec douceur et en se levant, vous devez louer ma complaisance[18].

La voix du jeune Prince avait peu d'étendue, mais elle avait un timbre charmant. La Reine se plaisait à cultiver en lui ce talent naissant, comme à lui faire continuer ses autres études. Uniquement occupée de ses enfants, elle bénissait le ciel du repos que ses ennemis lui laissaient dans l'accomplissement de sa tâche maternelle. Elle était, sous ce rapport, parfaitement secondée par Madame Elisabeth. Ces deux sœurs, disons ces deux mères, au milieu de leurs malheurs ravivés sans cesse par de nouvelles blessures, retrouvaient un peu de joie et de bonheur dans leur amour pour leurs deux enfants — quoique cet amour leur rendit plus poignant peut-être le sentiment de leurs périls — : leur fille, déjà l'âme ouverte aux regrets et aux inquiétudes, mais déjà forte, résignée, et commençant avec courage son sublime apprentissage du malheur ; et, près d'elle, son petit frère, ranimant tout de son sourire et de sa parole ! La sollicitude de la Reine et de Madame Elisabeth à l'égard de cet enfant s'étendait à tous les soins. L'espoir qu'elles avaient eu de voir Cléry reprendre son service auprès du jeune Prince s'était évanoui[19]. Les deux institutrices suppléaient, par les ressources qu'elles avaient en elles-mêmes, à l'absence des éléments d'instruction nécessaires. Sous leur direction, l'enfant reprit toutes les leçons que son père lui donnait : l'écriture, la géographie, l'histoire, eurent leurs heures accoutumées. Ce fut la Reine qui se chargea de développer dans l'esprit de son fils les premières notions du latin. On sait que Marie-Antoinette, comme la plupart des archiduchesses d'Autriche, avait appris la langue des Césars. L'histoire en conserve un témoignage écrit de la main même de cette princesse : sur un exemplaire du plaidoyer de de Sèze, imprimé dans les derniers jours de 1792[20], et remis aux prisonnières du Temple vers la fin de janvier 1793, on lit ces mots tracés par la veuve de Louis XVI et empruntés au verset 14 du chap. XVIII de l'Évangile de saint Jean : Oportet unum mori pro populo[21].

Quant à l'éducation proprement dite, jamais enfant ne fut placé à meilleure école, jamais plus nobles exhortations, jamais conseils plus généreux, jamais exemples plus magnanimes. Le pardon des injures, recommandé par le père mourant, était journellement mis en pratique par les deux tutrices, toujours prêtes à excuser leurs persécuteurs et à les représenter égarés moins par le mouvement de leur cœur que par le vertige que donne la fièvre des révolutions. Dans les lectures de l'histoire de France que faisait chaque jour leur élève, elles saisissaient l'occasion d'exalter les nobles actions,-les beaux exemples de clémence, d'héroïsme, et de flétrir l'injustice et la tyrannie. Plus d'une fois, les leçons des deux Princesses éveillèrent une certaine émotion dans le cœur des commissaires, aussi surpris des observations des institutrices que de la grave attention de l'enfant à les saisir et à les appliquer. Cet enseignement moral se prolongeait jusque dans les récréations : les jeux avaient aussi leur utilité, et suggéraient souvent de salutaires réflexions.

Si les rangs des amis de la Reine et de son fils s'éclaircissaient par l'émigration, si de nobles cœurs ou de faibles esprits, que je n'ai pas à juger, crurent devoir suivre à l'étranger les Princes de la maison royale, et préférèrent les maux certains de l'exil à une mort éventuelle sur le seuil de leur propre foyer ; d'autres, mieux inspirés peut-être, restèrent, comme Pline, au pied du volcan, au risque d'être suffoqués par les flammes. Au milieu même de l'incendie, la peur ne pouvait contenir dans les âmes dévouées la sympathie pour la royauté malheureuse et déchue. Les femmes surtout, dont les élans sont si généreux, justement soulevées contre l'oppression inique, protestèrent dans l'ombre par leurs prières, et, quand il le fallut, par un cri fidèle sur l'échafaud. Les vieux sentiments de loyauté française se retrouvaient encore, comme nous l'avons pu voir, jusque dans les commissaires préposés à la surveillance du Temple. Parmi ceux-ci, l'histoire doit garder surtout le nom de Toulan, ce franc républicain, gagné à la cause royale par le spectacle de la patience et du courage de la Reine de France prisonnière. C'est lui qui conçut le projet de faire évader du Temple cette Princesse avec ses enfants. Il lui soumit son plan, dont la hardiesse plut à la Reine, qui ne voulut point, toutefois, l'adopter avant qu'il eût reçu l'approbation d'un homme grave et habile qui s'était montré digne de plusieurs missions secrètes et importantes que Louis XVI lui avait confiées : c'était le chevalier de Jarjayes, maréchal de camp, mari d'une des premières femmes de la Reine, et qui, dans l'espérance d'être utile à ses bienfaiteurs, n'avait pas voulu renoncer au séjour périlleux de Paris. Marie-Antoinette donna donc à Toulan un mot pour cet officier général, qui écouta avec confiance le fidèle messager et examina son plan avec sagesse.

Après deux longues conférences, la possibilité du succès reconnue, il devint indispensable d'admettre dans le secret de l'entreprise un second commissaire du Temple. Mais où trouver parmi les municipaux un homme dévoué et prêt au sacrifice de sa vie ? On l'a deviné : ce dangereux honneur appartenait de droit à Lepitre. Dans une troisième conférence, où celui-ci fut appelé, le plan fut arrêté : M. de Jarjayes se chargea de faire confectionner des habits d'homme pour la Reine et pour Madame Élisabeth, et les deux municipaux s'engagèrent à introduire ces habits dans la tour, en les portant eux-mêmes sous la pelisse qu'ils avaient l'habitude, l'un et l'autre, de mettre par-dessus leur vêtement. Les deux Princesses devaient, à l'aide de ce déguisement, rehaussé de l'écharpe tricolore, sortir munies de cartes, telles que les avaient les commissaires et toute personne autorisée à entrer au Temple. Jusque-là, tout paraissait d'une exécution simple et facile ; mais l'évasion des deux enfants offrait des difficultés presque insurmontables. Louis XVII surtout était tellement surveillé, qu'il était presque impossible d'opérer sa délivrance. Un moyen pourtant fut trouvé : le génie du dévouement est un grand faiseur de miracles. Il y avait un brave homme du nom de Jacques, qui venait chaque matin nettoyer les quinquets et les réverbères, et, chaque soir, revenait les allumer. Il était ordinairement accompagné et aidé dans son travail par deux enfants à peu près de l'âge et de la taille des enfants de la Reine. La prudence ne permettait pas d'essayer de mettre dans la confidence cet ouvrier étranger, qui dans ses fonctions subalternes, muet et en tout fidèle à sa consigne, n'échangeait jamais deux mots avec les employés du Temple, auxquels il était resté presque entièrement inconnu. Mais voici ce qu'on imagina. Cet homme remplissait son office entre cinq et six heures ; son dernier réverbère était allumé et lui-même était toujours sorti du Temple lorsque, à sept heures sonnantes, les sentinelles étaient relevées. Après son départ et le renouvellement des factionnaires, un homme accoutré comme le lampiste, passant à la faveur d'une carte d'entrée sous l'œil des premiers guichetiers, serait arrivé, sa boite de fer-blanc au bras, à l'appartement de la Reine ; et là gourmandé hautement par Toulan de n'être pas venu lui-même arranger ses quinquets, il eût reçu de la main de celui-ci les deux enfants, que ce père ouvrier était censé avoir envoyés pour faire sa besogne à sa place. Le prétendu lampiste serait sorti alors avec ses deux jeunes apprentis, et tous trois auraient gagné le coin des boulevards, où ils auraient trouvé M. de Jarjayes.

Ce plan concerté, il fallait s'adjoindre un nouveau confident digne d'entrer dans cette sainte conspiration, et de jouer le rôle important du lampiste. Toulan proposa un de ses amis, homme discret et courageux, qui fut agréé et qui accepta avec enthousiasme sa part de dévouement et de péril. Ce nouvel adepte, aussi déterminé que les chefs du complot, se nommait Ricard, et était inspecteur des domaines nationaux.

Toulan devait présider plus spécialement à toutes les dispositions de l'évasion de la tour, et Jarjayes à toutes celles de la fuite hors du territoire français. Celui-ci s'était, à cet effet, assuré de trois cabriolets, qui, à l'heure dite et au lieu convenu, se seraient trouvés attelés de vigoureux chevaux. La Reine et son fils seraient montés dans la première de ces voitures, conduite par M. de Jarjayes ; Madame Royale, dans la seconde, conduite par Lepitre, et Madame Elisabeth, dans la troisième, conduite par Toulan. Ricard, une fois son office rempli, rejetant son travestissement, serait rentré chez lui, sans que personne eût pu soupçonner la part heureuse qu'il venait de prendre à un événement qui allait occuper la ville, la France et l'Europe, tandis que ses complices, forcés de brûler leurs vaisseaux, auraient atteint la frontière avec la proie conquise par leur zèle libérateur.

Tout semblait assurer le succès de l'entreprise : l'argent nécessaire, les passeports bien en règle, délivrés par Lepitre lui-même, président de la commission des passeports à la section de police, et enfin les incidents calculés de manière qu'on ne pouvait se mettre à la poursuite des prisonniers que bien des heures après leur départ.

Il avait d'abord été question de se diriger vers la Vendée, qui commençait à se soulever ; mais on comprit que ce n'était là qu'un asile au milieu d'un camp, et que si l'on apportait un puissant auxiliaire à l'élan de l'armée royaliste, on lui créerait aussi des difficultés nouvelles. M. de Jarjayes se rangea à ce dernier avis, et fut, par l'entremise de Toulan, approuvé de la Reine, qui avait plus d'amour que d'ambition, et qui préférait préserver la tête que la couronne de son enfant. Il fut donc décidé qu'on gagnerait les côtes de la Normandie, qui offrait une distance moins grande et des obstacles moins multipliés. Jarjayes s'assura des moyens de passer en Angleterre ; un bateau se tint à sa disposition sur un point de la côte, près du Havre. Enfin les mesures propres à déjouer les plus mauvaises chances du sort étaient prises ; mais la fatalité qui précipitait vers l'abîme la vieille maison de France, devait être plus ingénieuse que les prévisions de l'homme et plus forte que tous ses efforts. Si Toulan et Jarjayes eussent été chargés de conduire la famille royale à Varennes, je ne fais nul doute qu'ils n'eussent réussi à la mettre à l'abri du danger ; mais d'autres, aussi dévoués peut-être, quoique moins éclairés ou moins habiles, eurent la conduite de ce funeste voyage. C'est ainsi que tout allait depuis quelque temps pour cette famille marquée du sceau du malheur. L'entreprise qui devait la perdre s'effectuait, celle qui devait la sauver n'avait pas lieu.

Voici ce qui y mit obstacle : le 8 mars était le jour fixé pour l'évasion. Le 7, il y eut dans Paris un soulèvement presque général, excité, d'une part, par la rareté des subsistances, et, de l'autre, par les nouvelles des progrès rapides de l'étranger. Après une bataille sur la Rœhr, où ils avaient été forcés d'abandonner leurs cantonnements, les Français avaient évacué Aix-la-Chapelle et levé le siège de Maëstricht, laissant derrière eux plus de quatre mille morts sur la place. Après un autre combat non moins sanglant, les Autrichiens avaient repris la ville de Liège. Le sang de la France, alors qu'elle est blessée à ses extrémités, lui reflue toujours au cœur. Paris s'émut, Paris s'exalta, excité, dans la double appréhension de l'invasion et de la disette, par les Montagnards, qui avaient résolu de faire massacrer, au sein même de la Convention, les Girondins et tous ceux qui opposaient de la résistance à leurs projets, et surtout à la création d'un tribunal révolutionnaire, pour juger les conspirateurs sans appel. La gravité des circonstances appelait des hommes extrêmes ; les Montagnards, qui comprenaient cette situation, avaient résolu d'en profiter. Prévenus à temps, les députés menacés ne se rendirent point à la séance de la nuit du 9 au 10 mars, où ce décret fut voté. Dans la même séance, la Convention ordonnait de traduire à sa barre les généraux Steingel et Lanoue, accusés de trahison dans la déroute d'Aix-la-Chapelle. Des envoyés de la Convention nationale allaient dans les départements pour y proclamer les nouveaux dangers de la patrie. Les sections avaient déchainé leurs agitateurs, qui, chaque jour, à chaque instant, se portaient au conseil de la Commune, et demandaient à grands cris la clôture des barrières, pour empêcher la sortie des suspects, c'est-à-dire de ceux qui voulaient se soustraire à des lois de sang, aux visites domiciliaires, ou au contingent imposé à la ville de Paris dans la levée de trois cent mille hommes ordonnée le 24 février. Malgré les clameurs et les menaces, le conseil se borna à suspendre la délivrance des passeports à l'étranger, déclarant que, jusqu'à ce que la Convention en décidât autrement, les barrières resteraient ouvertes, la loi défendant, sous peine de mort, de les fermer sans ses ordres. D'après le compte que Pache, maire de Paris, et le général Santerre rendirent ce même jour à la barre de la Convention, concernant la situation de la capitale, les portes de la ville restèrent libres.

Mais cette agitation de la rue avait éveillé la sollicitude du pouvoir, et provoqué ses surveillances. Rien ne remuait autour de lui sans que son attention inquiète se portât d'abord sur le Temple. L'entreprise de Toulan ne put donc être tentée au jour indiqué : trop de regards ennemis, trop d'oreilles jalouses veillaient aux abords et jusque dans les cours de cette prison d'État.

Les jours qui suivirent amenèrent les mêmes mouvements et offrirent les mêmes dangers. Le 12 mars le général Dumouriez, dont la conduite était aussi traitée de trahison, était dénoncé par une section de Paris[22] à la justice vengeresse de la Convention. Le 13, pour la première fois, la Vendée, qui fermentait depuis quelque temps, leva ostensiblement la tête, et jeta ce cri qui devait, en se répétant, troubler souvent le sommeil des dictateurs. Et, d'ailleurs, le tour de service au Temple de Toulan et de Lepitre ne devant plus revenir que dans quelques jours, tout projet de tentative se trouva forcément suspendu.

En arrivant le 8 à la tour, Toulan avait trouvé la famille royale assez agitée. Depuis la veille, les clameurs de la grande ville bourdonnaient autour du Temple ; les prisonnières ne connaissaient pas la cause de ce tumulte, et elles craignaient d'apprendre quelque malheur auquel se trouveraient mêlés les nobles amis qui se dévouaient à leur délivrance. L'entrée de Toulan les rassura, et la joie de savoir que nul n'était compromis pour elles fut plus vive que le chagrin de voir se prolonger leur captivité. J'aurais été désolée, lui dit la Reine, de quitter ce séjour sans en emporter quelques objets qui nie sont précieux, et qui m'ont été légués par une main qui me fut chère et qui m'est sacrée. Je veux parler de l'anneau nuptial et du cachet que le Roi portait toujours, et qu'il avait chargé Cléry de me remettre avec les cheveux de ma sœur et de mes enfants[23]. Toulan ne répondit rien ; mais il savait que les municipaux avaient exigé de Cléry, lorsqu'il fut rendu à la liberté, dans le courant de février, la remise des effets dont le Conseil de la Commune l'avait laissé dépositaire le 21 janvier ; et que ces effets, parmi lesquels se trouvaient ceux dont parlait Marie-Antoinette, avaient été placés sous les scellés dans l'appartement du feu Roi. Le lendemain, avant sa sortie du Temple, Toulan apportait à la royale veuve les objets qu'elle avait désirés : il avait eu le temps et l'adresse d'en faire faire d'à peu près semblables et de les substituer aux premiers, qu'il avait retirés de dessous les scellés. Assurément, la Reine de France, dans tout l'éclat de sa gloire à Versailles, n'eût point été servie avec tant de zèle et d'habileté : le dévouement de cœur fait plus de prodiges que l'intérêt égoïste ou l'admiration banale du courtisan, qui répond aux reines, dans les jours de leurs prospérités, quand elles demandent quelque chose : Si c'est possible, c'est fait ; si c'est impossible, ça ce fera.

Le système de l'intimidation se développait de toutes parts. Le jeudi 14 mars, la Convention ordonnait au tribunal révolutionnaire de juger par contumace les frères de Louis XVI ; le 18 elle décrétait la démolition des châteaux des émigrés et le partage des biens nationaux. Cependant Jarjayes et Toulan ne renonçaient pas à leur généreux projet. Ils guettaient en silence, avec une incessante et inquiète attention, le moment où ils pourraient le mettre à exécution. Malheureusement, chaque jour amenait quelque événement qui ne faisait qu'apporter plus de vigilance dans la garde du Temple, et, en particulier, dans la surveillance de l'enfant royal. C'eût été imprudence, folie, pour ainsi dire, de tenter une évasion devenue presque impossible. Les vertueux conspirateurs ne se laissèrent point aveugler par le désir d'une bonne action, ils résolurent froidement de limiter leur entreprise aux bornes du possible, et concentrèrent leur pensée de délivrance sur la Reine et sur Madame Elisabeth, dont la sortie du Temple offrait des difficultés moins insurmontables. Mais comment décider ces deux mères à se séparer toutes deux de leurs enfants ? La chose ne pouvait être essayée. On connaît le dévouement de Madame Elisabeth : cette belle âme était trop grande pour ne pas s'oublier elle-même en toute occasion ; c'était l'expression la plus pure de cette candeur naïve, de cette affection sainte que Raphaël a donnée à la mère de Jésus : grâce angélique, sérénité chrétienne, que l'antiquité ne soupçonna pas. Elle épuisa l'éloquence de son amour à persuader à sa sœur qu'il était de son devoir de profiter des ressources qui lui restaient encore pour échapper à ses ennemis ; elle lui fit comprendre que ses jours pouvaient être menacés, tandis que ceux de ses enfants et les siens mêmes n'étaient exposés à aucun danger. Elle osa, pour la décider, faire entendre à son oreille tous les bruits imprégnés de l'exagération populaire, mais qui cependant arrivaient au vrai lorsqu'ils exprimaient l'animosité publique excitée contre la Reine. M. de Jarjayes envoya lui-même à Marie-Antoinette ses supplications les plus vives pour l'engager à se prêter à l'exécution du nouveau projet dont Toulan lui apportait tous les détails. Dans ce nouveau plan, c'était toujours le fidèle Toulan, et lui seul cette fois, qui se chargeait de faire sortir du Temple la royale prisonnière, et de la conduire dans un lieu sûr où elle aurait rencontré Jarjayes ; celui-ci, de son côté, avait pris des mesures qui semblaient mettre cette auguste tête à l'abri de toute atteinte. Les prières si tendres de Madame Elisabeth, le zèle si chaleureux de Toulan, entraînèrent enfin la Reine : elle approuva le plan et promit de s'y conformer. Le jour fut pris, le jour arrivait. La veille au soir, la mère et la tante étaient assises auprès du lit de l'enfant endormi. Madame Royale était aussi couchée, mais la porte de sa chambre était ouverte, et la jeune Princesse, toute préoccupée de l'air triste et rêveur qu'elle avait vu toute la journée à sa mère, n'avait point encore fermé les yeux. Elle entendit ainsi les paroles que plus tard elle nous a répétées. Résolue au sacrifice qu'on lui demandait, la Reine donc était assise auprès du lit de son fils : Dieu veuille que cet enfant soit heureux ! dit-elle. — Il le sera, ma sœur, répondit Madame Élisabeth en montrant à la Reine la ligure naïve, ouverte, douce et fière du Dauphin. Toute jeunesse est courte comme toute joie, murmura Marie-Antoinette avec un serrement de cœur indicible ; on en finit avec le bonheur comme avec autre chose ! Puis, se levant, elle marcha quelque temps dans sa chambre en disant : Et vous-même, ma bonne sœur, quand et comment vous reverrai-je ?... C'est impossible ! c'est impossible ! La jeune Marie-Thérèse ne comprit d'abord pas ces paroles, dont le sens lui fut expliqué plus tard. La Reine renonçait, en ce moment, à profiter de la porte que Toulan devait lui ouvrir le lendemain. Son parti était irrévocablement pris : l'amour de ses enfants était plus fort que toutes les considérations, plus fort que les prières de sa sœur, que l'instinct de sa propre conservation, que la parole donnée au dévouement de ses courageux amis. Mais, se reprochant comme un manque de foi la promesse faite à ceux-ci, et qu'elle ne voulait plus tenir, elle sentit qu'elle devait une réparation à ces âmes généreuses, décidées à s'exposer pour elle. Le lendemain, le municipal Toulan arriva, tout ému de l'idée de la grande action qu'il allait accomplir. Dès qu'il fut possible de lui parler, Marie-Antoinette lui dit : Vous allez m'en vouloir, mais j'ai réfléchi ; il n'y a ici que danger : vaut mieux mort que remords. Plus tard, elle lui dit encore ces paroles, dont se souvenait Toulan en montant à l'échafaud, le 30 juin 1794 : Je mourrai malheureuse si je n'ai pu vous prouver ma gratitude. — Et moi, madame, bien malheureux, si je n'ai pu vous montrer mon dévouement. Hélas ! pour ces deux nobles cœurs la justice fut égale : le dévouement et la gratitude obtinrent la même récompense. Il y avait dans ce temps-là un lieu où se rencontraient toutes les vertus : l'échafaud.

La Reine voulut aussi remercier M. de Jarjayes et lui expliquer les motifs de son refus. Elle lui écrivit de sa main le billet suivant, qu'elle chargea Toulan de lui remettre ; billet admirable, que M. Chauveau-Lagarde fit, le premier, connaître dans sa Note historique sur les procès de Marie-Antoinette et de Madame Élisabeth.

Nous avons fait un beau rêve. Voilà tout. Mais nous y avons beaucoup gagné, en trouvant dans cette occasion une nouvelle preuve de votre entier dévouement pour moi. fila confiance en vous est sans bornes. Vous trouverez toujours en moi du caractère et du courage ; mais l'intérêt de mon fils est le seul qui me guide. Quelque bonheur que j'eusse éprouvé à être hors d'ici, je ne peux consentir à me séparer de lui. Je ne pourrais jouir de rien sans mes enfants, et cette idée ne me laisse pas même un regret.

 

La Reine, comme frappée d'une sinistre prévision, dit encore à Toulan : D'après ce qui se passe, je puis d'un instant à l'autre me voir privée de toute communication. Voici l'alliance, le cachet et le petit paquet de cheveux de ma famille, que je dois à vous seul d'avoir recouvrés. Je vous charge de les déposer entre les mains du chevalier de Jarjayes, en le priant de les faire parvenir à Monsieur et au comte d'Artois, ainsi que des lettres que ma sœur et moi nous venons d'écrire à nos frères[24].

Dépositaire de ces messages vers la fin de mars, M. de Jarjayes ne put les faire parvenir à leur destination que dans les premiers jours de mai : le cachet et le paquet de cheveux à Monsieur, et l'anneau et les cheveux de Louis XVI au comte d'Artois[25].

Ce mois de mars qui finissait avait vu naître contre la marche du gouvernement révolutionnaire une vive opposition dont les chefs siégeaient au sein même de la Convention et à la tête des armées. Les rois qui faisaient la guerre à la France se partageaient les plus belles provinces de la Pologne ; les peuples agités se levaient ; les torches de la guerre civile s'allumaient dans nos départements : la plaie ouverte par le régicide du 21 janvier s'élargissait de jour en jour.

Le 1er avril, le Midi s'était laissé entraîner à l'appel de l'Ouest, et les acclamations de Beaucaire répondaient aux canons des Sables-d'Olonne. Le même jour, de nouvelles mesures de précaution étaient prises par la Commune[26]. Le 2 avril, un décret d'accusation était lancé contre le général Paoli, commandant en Corse, et le 3, un autre décret accordait 300.000 livres à celui qui livrerait l'infâme Dumouriez, mort ou vif. Dumouriez avait espéré jouer le rôle de dictateur militaire au milieu de la crise terrible qui s'aggravait de moment en moment. Mais, deux fois vaincu, chassé de la Hollande qu'il venait de conquérir, puis de la Belgique, son armée lui échappait, et il perdait dans l'Assemblée le concours de deux partis influents, la Gironde et la Montagne, en laissant percer ouvertement la pensée d'établir une monarchie constitutionnelle au profit de la famille d'Orléans. La Convention envoya dans son camp des commissaires chargés de lui signifier l'ordre de se rendre à sa barre : c'étaient Camus, Bancal, Quinette et Lamarque, accompagnés de Beurnonville, ministre de la guerre. Dumouriez les fit arrêter et les livra aux Autrichiens. Après ce coup, il ne lui restait plus qu'à se dérober par la fuite au sort qui l'attendait ; le 4 avril, il se mit à l'abri derrière les lignes autrichiennes, et le lendemain, il fut suivi des généraux Valence et d'Orléans fils, des deux Thouvenot et d'une partie des hussards de Berchigny.

La nouvelle de ces événements était à peine connue à Paris, que des décrets de la Convention faisaient doubler la garde du Temple[27], créaient un Comité de salut public (samedi 6 avril), et mettaient en arrestation toute la famille des Bourbons. Déjà, dès le 27 mars 1793, Robespierre avait proposé leur bannissement hors du territoire de la République, à l'exception de Marie-Antoinette, qui serait envoyée devant le tribunal révolutionnaire, et du fils de Capet, qui resterait détenu à la tour du Temple ; la Convention avait passé à l'ordre du jour sur la motion de Robespierre ; mais les circonstances venant à l'appuyer, elle l'adopta aussitôt en l'aggravant.

Possesseur depuis quelques jours de deux lettres qu'il avait reçues de Monsieur, comte de Provence, Santerre craignit de se compromettre en les gardant secrètes plus longtemps, et le dimanche 7, il crut devoir les envoyer à la Convention et en donner avis au conseil général de la Commune. Par ces lettres, adressées à M. le commandant général de la force armée de Paris, le Prince déclarait qu'il était Régent du royaume et que son neveu était Roi depuis le 21 janvier, jour où l'on avait porté une hache criminelle sur lit tête de Louis XVI[28]. Ces deux lettres ne furent point lues à l'Assemblée en séance publique ; on redouta leur effet sur l'opinion, et on blâma Santerre d'avoir parlé de ces messages dans les circonstances difficiles où l'on se trouvait. Toutefois, quelques esprits clairvoyants ne traitèrent point de maladresse politique ce qui n'était que le calcul de la prudence et de la peur.

Les agitations qui remuaient la France et l'Europe ne troublaient point le morne intérieur de la tour du Temple, et le jeune Roi, reconnu à l'étranger et proclamé sur quelques points du territoire national, n'était qu'un triste et infortuné prisonnier, ignorant tout ce qui se faisait en son nom. Sa mère elle-même ne connaissait pas la plupart des choses qui se passaient. Sa profonde douleur n'avait d'autres diversions que les souffrances que lui causaient les cruels traitements auxquels elle était en butte de la part de ses geôliers. Toutes les angoisses se lisaient sur ses traits amaigris ; et cependant, parfois, un faible sourire montait un instant à ses lèvres à l'aspect de ses enfants, liens puissants et sacrés qui l'attachaient encore à la terre. Auprès d'elle s'épanouissait le frais visage d'une jeune fille, déjà forte comme ces vierges chrétiennes qui grandissaient dans les familles des confesseurs et des martyrs, et déjà digne d'être pour sa mère une amie ; puis elle entendait la voix naïve d'un enfant qui cherchait son cœur. Enfin, Madame Élisabeth était là, la digne sœur de Louis XVI, la mère de ses enfants, la meilleure et la plus sainte des amies, qui, portant le ciel dans son cœur et dans ses yeux, apaisait les plus vives douleurs par le baume de ses paroles, et par ses seuls regards rassérénait les âmes.

Tison et sa femme jouaient sans relâche le rôle odieux dont ils avaient l'emploi. Le Dauphin, comme s'il les eût devinés ou pénétrés, les avait pris en aversion et manifestait clairement, malgré les recommandations maternelles, les sentiments qu'il avait pour eux. Gourmandés un jour assez vertement par Vincent, municipal de service, les deux cerbères s'imaginèrent que c'étaient les dénonciations du Dauphin qui leur valaient cette réprimande. Le soir, à la sortie de Vincent, ils vinrent faire une scène chez la Reine, se répandant en récriminations contre l'enfant et lui jetant les épithètes d'espion et de délateur, qui s'appliquaient si bien à eux-mêmes. Aucun des nôtres n'est d'un caractère à frapper les gens dans l'ombre, dit Marie-Antoinette, ni moi à le tolérer. L'odieux ménage se retira, le trait dans la poitrine et proférant des injures contre la Reine et des malédictions contre son fils. L'enfant protestait avec énergie, avec indignation. Ils sont en colère, lui dit avec douceur Madame Elisabeth, pardonnez-leur. Cette dernière phrase fut entendue de Tison, qui revint sur ses pas comme un furieux : Pardonnez-leur ! cria-t-il, ah çà, où sommes-nous ? oubliez-vous que c'est le peuple seul qui a le droit de pardonner ? Celui que vous appelez le Roi n'a pas eu de fils assez grand pour le défendre ; il n'en aura pas d'assez fort pour le venger.

La rage de Tison ne s'arrêta pas là. Un nouveau municipal, excité par lui, monta pour réprimander les prisonnières, prétendant que les vertueux citoyens préposés à leur garde savaient parfaitement tout ce qu'ils avaient à faire. A dater de ce jour, pendant les conférences, Marie-Thérèse et son frère restèrent presque toujours dans la tourelle, afin que cet enfant ne commit point quelque indiscrétion involontaire. A l'exception des mesquines vexations qu'un entourage grossier leur suscitait, les détenus jouissaient d'un peu de paix -et de liberté qu'ils n'avaient point connu jusqu'alors. Les agitations violentes qui avaient marqué les premiers jours de mars s'étaient apaisées ; Paris était calme, au moins à la surface ; les autorités constituées répondaient de son repos, et, dans les visites qu'il faisait journellement au Temple, Santerre s'était convaincu de la rigide sûreté de cette prison d'État et de l'inutilité d'y entretenir une garde si nombreuse. Aussi proposa-t-il au conseil de la Commune de réduire ce poste à cent hommes, plus une compagnie d'artillerie. Mais cette demande arriva dans un moment trop inopportun pour être accueillie. Il conseilla aussi de nourrir les hommes de service au corps de garde même, afin de les maintenir pendant toute la journée à leur poste, et le conseil de la Commune accorda trois livres par jour à chaque homme qui réclamerait cette indemnité, mesure qui ne fut pas exécutée[29].

Le commandant général de la force armée de Paris, loin de voir sa proposition admise, fut expressément invité à apporter de plus en plus une infatigable activité et une sévère circonspection dans le service qui lui était confié.

Les feuilles publiques n'étaient pas la seule lecture qui remuât l'opinion. Un vieux livre, assez rare, malgré les sept ou huit éditions qui ont été faites de 1498 à 1524, pendant les troubles religieux et politiques qui désolaient la France et l'Europe, sortit tout à coup de l'ombre où le gardaient quelques bibliophiles, et fut signalé comme contenant des prédictions pleines de singulières analogies avec la plupart des événements de la révolution. Ce livre bizarre, imprimé en lettres gothiques, et renfermant deux parties, l'une en latin et l'autre en français, est intitulé Mirabilis Liber, qui prophetias revelationesque, necnon res mirandas preteritas, presentes ac futuras, aperte demonstrat. Quelques rêveurs, lui cherchant une pieuse origine, l'attribuaient à saint Césaire, évêque d'Arles, mort en 544 ; d'autres, lui donnant une date moins ancienne, le supposaient l'œuvre de Jacques de Nostre-Dame, père de Michel, si connu par ses prophéties sous le nom de Nostradamus. Cette famille provençale était, comme on sait, néophyte, et se prétendait de la tribu d'Issachar, renommée par le don de la science des temps. Quoi qu'il en soit, ces prophéties, qui depuis quelque temps étaient l'objet des conversations, attiraient à la Bibliothèque nationale les hommes au cœur crédule ou à l'esprit curieux. Accusés d'avoir, conformément aux devoirs de leur charge, communiqué au public ce volume séditieux, plusieurs conservateurs furent arrêtés et destitués. Le savant Van Praët fut obligé de se cacher : sa prodigieuse mémoire l'avait rendu suspect ; on lui supposa nécessairement des sympathies pour des temps dont il connaissait tous les livres : le catalogue vivant de la grande bibliothèque ne pouvait être qu'un conspirateur.

Voici quel était le passage le plus compromis et le plus compromettant de ce livre singulier : Juvenis captivatus qui recuperabit coronam lilii... fundatus, destruet filios Bruti... — Le jeune captif qui recouvrera la couronne des lis, étant rétabli sur le trône, détruira les enfants de Brutus. — A ces prédictions, qu'accueillaient également l'espérance et la crainte, et que la superstition allait propageant dans le peuple, se joignirent des bruits qui ne laissaient pas aussi de tenir en éveil l'attention des jacobins : on disait que, depuis la désertion de Dumouriez, son armée ne se débandait qu'afin de tenir caché le plan de ce général ; mais qu'elle était prête à se rallier à l'improviste, aux portes mêmes de Paris, pour mettre à exécution ce plan, dont le seul but était la délivrance de Louis XVII et le rétablissement de la royauté constitutionnelle. Tout absurdes qu'ils étaient, ces propos remuaient les imaginations et ramenaient l'attention du côté du Temple. C'était désigner des victimes au bourreau. Mais, quoique l'impatience de la rue se montrât avide d'une nouvelle tragédie, bien que la section du Finistère (faubourg Saint-Marceau) fit un appel à toutes les autres sections de Paris pour demander, ensemble, à la Convention, que l'on commençât le procès de la veuve et (le la sœur de Capet, et que l'on prit des mesures efficaces pour que le fils du tyran ne pût succéder à son père[30] ; bien que Marat appuyât de son influence ces bruyantes provocations, aucune mesure nouvelle ne fut décrétée par la Convention concernant les prisonniers du Temple. Dans une discussion animée entre les Montagnards et les Girondins, l'avantage resta à ces derniers ; et, dans un discours où perce un certain intérêt pour le fils et la fille de Louis XVI, Gensonné alla même jusqu'à demander que la municipalité de Paris fût déclarée responsable de leur sûreté. Ces paroles d'un homme qui avait voté la mort du Roi, et qui semblait compatir au malheur de ses enfants, ne devaient que rendre plus ombrageux les geôliers de la tour et le signaler lui-même d'avance aux coups de ses adversaires[31]. En effet, les ressentiments s'allumaient et les débats devenaient plus âpres entre les différentes nuances de l'opinion révolutionnaire. Un grand tumulte eut lieu, le mardi 9 avril, à la Convention, au sujet de la demande faite par la section de Bon-Conseil d'un décret d'accusation contre les députés désignés par l'opinion publique comme traîtres à la patrie. Tour à tour la Montagne hurle contre la Gironde et la Gironde contre la Montagne. Le samedi 13 avril, un décret est lancé contre Marat lui-même, accusé d'avoir prêché le massacre et le pillage, et d'avoir dit qu'il fallait un triumvirat à la France. Acquitté le 18 par le tribunal révolutionnaire, l'ami du peuple est couronné de chêne et porté en triomphe à la Convention, où il reprend sa place accoutumée. Robespierre et Danton se réconcilient et s'embrassent, prêts à s'étouffer plus tard. La communauté de la haine les unissait contre les Girondins qu'ils voulaient abattre, comme on voit les loups s'unir dans les forêts pour chasser la même proie. Seulement, la proie abattue, les loups se la partagent.

Pendant ce temps-là Tison continuait à la tour son rôle d'espionnage, précurseur de son rôle de délation. Quoique habilement cachées, les trames de Toulan n'avaient point été ourdies sans que l'ombre de quelques fils eût été entrevue de cet Argus du Temple. Mais, suspect aux municipaux modérés, il n'en avait jamais reçu la moindre confidence, et c'était par instinct bien plus que par observation que le soupçon était né dans son esprit. Il avait dès lors compris que, pour mieux remplir les devoirs de sa charge, il devait se mettre à même de tout savoir, et qu'il ne pouvait arriver à ce but qu'en gagnant la confiance des commissaires : le franc scélérat devint hypocrite. Gardant sa rude nature avec les rudes surveillants que la Commune envoyait au Temple, il se faisait souple avec les inconnus, compatissant avec les honnêtes, et allait même, devant les sensibles, jusqu'à s'extasier sur les grâces charmantes du jeune prisonnier. Quand le fourbe crut s'être insinué dans quelques esprits, avoir pénétré dans quelques cœurs, bien qu'il n'eût encore que de vagues soupçons, il s'empressa, de concert avec sa femme, d'écrire, le vendredi 19 avril, au conseil du Temple, que la veuve et la sœur du dernier tyran avaient gagné quelques officiers municipaux ; qu'elles étaient instruites par eux de tous les événements ; quelles en recevaient les papiers publics, et que, par leur moyen, elles entretenaient des correspondances[32]. Pour prouver ce dernier fait, la femme Tison descendit au conseil un flambeau qu'elle avait pris dans la chambre de Madame Elisabeth, et fit remarquer aux municipaux une goutte de cire à cacheter qui était tombée sur la bobèche. En effet, le matin même, cette Princesse avait remis à Turgy, comme il le raconte lui-même[33], un billet cacheté pour l'abbé Edgeworth, son confesseur.

Dès le lendemain, Hébert s'était pendu à la Tour, non pas dans le courant de la journée, où la famille royale vivait sur un qui-vive continuel, mais le soir après dix heures, quand devait être commencée pour elle l'heure de l'intimité et de la quiétude intérieure. En arrivant à l'improviste, il espérait sans doute les prendre en flagrant délit de menées secrètes ou de correspondance clandestine. La femme Tison, qu'-on fit appeler pour fouiller les Princesses, ne trouva sur la Reine qu'un portefeuille de maroquin rouge sur lequel étaient écrites au crayon quelques adresses, et, chez Madame Elisabeth, un bâton de cire à cacheter qui avait déjà servi, avec de la poudre de buis dans le même papier. Ces découvertes, tout insignifiantes qu'elles étaient, en ayant fait espérer d'autres, l'inquisition reprit son œuvre avec ardeur. Le jeune Prince dormait : les commissaires de la Commune l'arrachèrent de son lit pour le fouiller ; sa mère le prit tout transi de froid dans ses bras. On fouilla dans les matelas et jusque dans les moindres vêtements : aucun autre objet ne fut trouvé. Nous nous trompons, la peine des commissaires ne fut pas inutile : en fouillant dans les effets de Marie-Thérèse, ils firent une nouvelle découverte : Ils me prirent, dit Madame Royale dans le récit qu'elle a laissé de la captivité du Temple, un sacré cœur et une prière pour la France. Une prière pour le pays qui avait laissé mourir son père, une image du cœur d'un Dieu mort pour sauver les hommes, voilà ce que les envoyés de la révolution trouvaient chez l'orpheline du Temple. La visite, commencée à onze heures moins un quart, ne se termina qu'à deux heures après minuit[34].

Trois jours après, mardi 23 avril, les commissaires revinrent à la charge : envoyés pour lever les scellés apposés sur l'appartement de Louis XVI, ils firent de nouvelles perquisitions chez les prisonnières. Le bâton de cire qui rendait témoignage de la véracité de Tison leur laissait l'espoir de faire d'autres découvertes ; mais ils ne trouvèrent qu'un chapeau d'homme, conservé par Madame Élisabeth comme un souvenir, parce qu'il avait appartenu au Roi son frère[35].

Les municipaux que Tison et sa femme avaient dénoncés, Toulan, Lepitre, Brunot, Moelle et Vincent, furent suspendus de leurs fonctions, comme prévenus de respects séditieux, et suspects d'égards antirévolutionnaires envers la famille royale. La presse, dont le microscope trompeur grossissait déjà les événements, prétendait que le fils de Louis XVI était traité en roi par sa mère, par sa tante et par sa sœur, que chaque matin elles allaient le saluer, qu'il se plaçait à table avant elles, et qu'en un mot il recevait tous les honneurs qu'on rendait autrefois à la royauté.

Il est vraisemblable que ces rumeurs avaient été accréditées par les dénonciations de Jacques- Claude Bernard, écho malveillant d'une scène qui s'était passée au Temple, et dans laquelle il avait joué un rôle odieux. Voici comment Turgy raconte cette scène :

Lorsque le jeune Roi se mettait à table, on lui donnait un siège plus élevé que les autres et garni d'un coussin. Un jour que ce siège était occupé par un municipal nommé Bernard, prêtre, qui avait été desservant de l'hospice de la Pitié, on assit l'enfant sur un siège ordinaire. Il était si bas, qu'à peine pouvait-il atteindre ce qui était sur son assiette ; mais personne - n'osait déranger Bernard, connu pour sa grossièreté. Tison survint : je lui fis signe, il me comprit. Il demanda au municipal de rendre à l'enfant le siège dont il se servait ordinaire- -ment, et lui en présenta un autre. Bernard refusa brusquement, en disant devant la Reine et les Princesses : Je n’ai jamais vu donner ni table ni chaise à des prisonniers ; la paille est assez bonne pour eux.

 

Hébert se porta l'accusateur de Toulan et de Lepitre ; et, les journaux à la main, il soutint tout au moins leurs complaisances serviles, si ce n'était leur complicité. Les noms de ces deux hommes, coupables de compatissance et d'humanité, furent rayés de la liste des commissaires chargés de la surveillance de la tour du Temple. Des collègues d'une sévérité éprouvée les remplacèrent.

Un garde national qui, étant de service, s'était amusé à lever le plan de la tour, fut arrêté et mis au secret. Les maçons avaient reparu au Temple, ils élevaient un mur transversal face du ci-devant palais, avec un double guichet[36] ; ils débarrassaient les environs de la rotonde et de l'ancienne chapelle des décombres qu'y avaient laissés les maisons récemment démolies, et établissaient le long du mur d'enceinte un chemin de ronde pour faciliter la circulation des patrouilles. Le donjon reçut des abat-jour et des jalousies à toutes les fenêtres qui en manquaient[37].

Ce qui portait au comble les défiances du conseil général, c'était qu'aux rumeurs de l'opinion, aux articles dénonciateurs publiés dans les gazettes venaient s'ajouter des témoignages plus éclatants donnés au fils de Louis XVI ; sa royauté était proclamée du haut même de l'échafaud par des hommes qui mouraient en la confessant.

Prudhomme, dans le numéro 197 des Révolutions de Paris (du 13 au 20 avril 1793), s'exprimait ainsi :

Le public a confirmé par ses applaudissements le jugement du tribunal révolutionnaire contre Blanchelande[38], guillotiné lundi dernier sur la place de la Réunion, ci-devant Carrousel. Le stoïcisme du contre-révolutionnaire n'en imposa point. A la honte de l'espèce humaine, ce n'est pas d'aujourd'hui que le royalisme a eu des apôtres et des martyrs.

Le Courrier français, du mardi 30 avril 1793, contenait l'article suivant :

Boucher, dentiste, condamné par le tribunal révolutionnaire, a montré sur l'échafaud un acharnement qui ne peut être attribué qu'au fanatisme de la royauté ; après avoir entendu sa condamnation, il s'est écrié à plusieurs reprises : Vive Louis XVII ! au diable la République ! Arrivé au lieu de son supplice, il s'est adressé aux spectateurs nombreux qui environnaient l'échafaud : N’est-il pas bien curieux de voir périr un homme pour avoir dit qu'il fallait un roi ! Oui, il vous en faut un ! Vive Louis XVII ! Puis, se tournant vers le bourreau, il lui a dit : Guillotine-moi. C'est ainsi que ce malheureux est mort victime de son délire contre-révolutionnaire.

 

L'autorité eut plus que jamais l'œil et la main sur le Temple. Les précautions les plus minutieuses furent prises pour empêcher toute communication du dehors avec les prisonnières. Toute consolation s'éteignit autour d'elles.

Pour surcroît de tourment, le jeune Prince tomba malade au commencement de mai. Un officier municipal, en arrivant à la tour ce jour-là, se fit un plaisir d'apprendre à la Reine que les corps constitués de Paris venaient de prendre un arrêté pour faire une levée de douze mille citoyens destinés à marcher contre les rebelles de la Vendée. Sans être émue de cette nouvelle, Marie-Antoinette répondit avec douceur : Si vous pouviez, monsieur, m'obtenir du conseil général de m'envoyer M. Brunyer, médecin ordinaire de mes enfants, je vous en aurais une bien vive obligation. Le municipal transmit la demande au conseil du Temple, qui en référa au conseil général[39]. Les réclamations maternelles furent enfin entendues ; mais ce ne fut pas M. Brunyer qui fut envoyé à la tour. Le motif de la Commune pour faire un autre choix mérite d'être conservé par l'histoire : Après avoir entendu la lecture d'une lettre des commissaires qui sont de service au Temple, et qui annoncent que le petit Capet est malade, le conseil général, dans sa séance du vendredi 10 mai 1793, arrête que le médecin ordinaire des prisons ira soigner le petit Capet, attendu que ce serait blesser l'égalité que de lui en envoyer un autre.

M. Thierry, médecin des prisons, reçut donc l'ordre de se rendre au Temple. Thierry était environné de l'estime publique, comme homme et comme médecin. Il examina attentivement le jeune malade, et s'empressa, à la prière de la Reine, d'aller conférer avec M. Brunyer, en qui elle avait toute confiance. Elle eut d'ailleurs beaucoup à se louer du zèle, des soins et de l'assiduité de M. Thierry. Le traitement dura plusieurs semaines, pendant lesquelles le docteur vint tous les jours à la tour, et pendant lesquelles aussi Marie-Antoinette et sa belle-sœur ne quittèrent point le chevet de leur cher enfant. Après sa convalescence, on renouvela sa garde-robe, bien négligée depuis son entrée au Temple[40].

Sa maladie, quoique sérieuse[41], n'avait point occupé le public, absorbé par le spectacle de la lutte élevée dans la Convention. Cette lutte était inévitable. Il faut toujours à une société un pouvoir dirigeant : or, ce pouvoir étant renversé, chacun s'efforçait de le relever à son profit. Les Girondins avaient pour eux la majorité numérique de l'assemblée, et certainement la faveur de la plus grande partie des départements ; mais les Montagnards avaient pour eux la terrible Commune de Paris, la population révolutionnaire de cette capitale, sans compter quelques scrupules de moins et beaucoup d'audace de plus. Le fond du, débat se réduisait à savoir si les Girondins tueraient régulièrement les Montagnards, ou si les Montagnards tueraient révolutionnairement les Girondins. La guillotine était l'ultima ratio de la politique du jour.

La lettre suivante vient confirmer cette réflexion par un horrible témoignage :

COMMUNE DE PARIS.

Paris, le 6 mai 1793, l'an II de la République français une et indivisible.

(AFFAIRE PRESSÉE.)

Procureur de la Commune.

Il m'a été dénoncé, citoyens administrateurs, un abus sur lequel j'invoque à la fois votre surveillance et votre humanité.

Après les exécutions publiques des jugements criminels, le sang des suppliciés demeure sur la place où il a été versé. Des chiens viennent s'en abreuver ; une foule d'hommes repaissent leurs regards de ce spectacle, qui porte les âmes à la férocité. Les hommes d'un naturel plus doux, mais dont la vue est faible, se plaignent d'être exposés à marcher, sans le vouloir, dans le sang humain.

Vous sentez combien un pareil abus mérite d'être promptement réprimé. J'ai déjà fait venir devant moi l'exécuteur des jugements criminels : il m'a assuré qu'il ne méritait aucun reproche, attendu qu'aux termes de la loi il n'est chargé que de l'exécution, et nullement de ses suites.

En conséquence, comme c'est vous qui êtes chargés de ce qui regarde la construction, réparation, etc., de la machine qui sert aux jugements des tribunaux criminels, je vous prie d'ordonner au charpentier préposé à cet effet de faire en sorte qu'immédiatement après l'exécution il ne reste aucune trace du sang qui aura été versé.

Je me repose à cet égard sur votre amour pour l'ordre et les bonnes mœurs.

CHAUMETTE.

Au président du directoire du département de Paris.

 

Dans cette démagogie sanglante, les Girondins, qui savaient mieux parler qu'agir, et qui, d'ailleurs, n'avaient pas leur armée sur le champ de bataille, devaient être vaincus. Cette défaite était dans la fatalité de leur situation. Ils n'avaient point pris la tête de Louis XVI, ils l'avaient livrée ; or, quiconque recule une fois en révolution, recule toujours. Il ne restait plus qu'une chose à leur demander après la tête du Roi qu'ils avaient livrée, leur propre tête ; leurs adversaires ne les firent pas longtemps attendre.

Ces débats orageux, ces agitations menaçantes, les détenues du Temple n'en furent pas instruites. Le bruit de la grande ville expirait à leur porte, aussi bien que les cris de victoire de l'armée vendéenne ; elles n'étaient informées ni de l'exécution par la guillotine des généraux Miasinsky et Phil. Devaux, complices de Dumouriez, ni du départ de Santerre et de nombreux enrôlés pour l'armée de l'Ouest[42], ni de la défaite à Fontenay-le-Peuple (Fontenay-le-Comte) de l'armée républicaine par les simples et rudes habitants du Bocage, que quelques années plus tard un grand homme appelait les géants de la Vendée.

Cependant, le 31 mai, elles entendirent un si grand bruit au dehors, qu'elles s'imaginèrent que le quartier brûlait : la générale, le canon d'alarme et le tocsin ébranlaient tout Paris. A l'Abbaye, à Saint-Lazare, dans toutes les prisons d'Etat, les détenus poussaient des cris pitoyables, croyant déjà entendre à leur porte les égorgeurs de septembre. Madame Élisabeth interroge les municipaux ; l'un d'eux se borne à lui répondre : C'est la commission des Douze qui cause tout ce tapage. En effet, la cité révolutionnaire était bouleversée : une commission de douze députés, chargés de rechercher les complots tramés contre la liberté, était hautement accusée d'exercer la plus inique inquisition contre les meilleurs patriotes. C'était là le thème qu'exploitaient, avec une ardeur sans égale, les meneurs de Robespierre, qui voulait arriver à la dictature par une insurrection. Plusieurs arrestations venaient d'être opérées dans le voisinage même du Temple, et mettaient en ébullition tout le quartier, criant qu'on emprisonnait les plus zélés défenseurs de la liberté. Le décret qui créait cette commission, rendu le 18 mai, cassé par un décret du 27, rétabli par un décret du 28, tant les fluctuations étaient promptes dans ces temps de crise, excita une insurrection générale qui mit sur pied toute la population anarchique, fit fermer les barrières de Paris, et lancer un décret d'accusation contre tous les députés infidèles au mandat qu'ils avaient reçu de leurs commettants afin de s'emparer des traîtres et de découvrir les complots formés pour la perte de la République. C'est ainsi que cette journée, qui donnait la prééminence aux Montagnards, fut fertile en dénonciations contre la famille royale et contre tous les hommes soupçonnés d'être ses agents actifs ou ses partisans secrets. Hérault de Séchelles, dont un des axiomes était que la force du peuple et la raison étaient la même chose, applaudit naturellement à ce triomphe, et manifesta son suffrage par la révélation d'une confidence que, depuis le mois de mars, il avait reçue de Lullier, procureur général syndic du département de la Seine. En présence de Robespierre et de ses autres collègues qui travaillaient avec lui à la constitution de 1793, il déclara tenir de Lullier que, par les rapports que sa place lui procurait, il avait été instruit de l'existence positive de complots formés dans les départements et dans la Convention même en faveur du fils de Louis XVI ; que le parti contre-révolutionnaire, déjà nombreux, n'attendait que le degré de force nécessaire pour enlever du Temple l'héritier des Capets ; et qu'enfin Danton, proclamé régent, devait, la constitution de 1791 à la main, montrer au peuple le jeune Roi constitutionnel entouré des représentants de la France régénérée . On attaqua les Girondins précisément comme on avait attaqué Louis XVI : la calomnie prépara la brèche, l'insurrection l'escalada, et Pache, qui fut aux Girondins ce que Pétion avait été au Roi, laissa passer. La majorité de la Convention livra ses chefs pour se faire pardonner par la Montagne de les avoir soutenus, et, sous le canon d'Hanriot, elle rendit tous les décrets qu'on voulut lui imposer. L'épouvante qu'elle inspirait au dehors, la Convention la ressentait au dedans, courbée sous le joug des Montagnards, coalisés avec la Commune de Paris, qui disposait de la force révolutionnaire -de la capitale. Ainsi fut votée l'arrestation de trente-deux membres, parmi lesquels figuraient Vergniaud, Lanjuinais, Gensonné, Pétion, Brissot, Barbaroux, Louvet, Buzot, et les ministres Lebrun et Clavière. La chute des Girondins produisit une impression profonde de terreur dans toute la France. Ils étaient, relativement à leurs adversaires, la dernière expression des idées modérées, et, depuis qu'ils n'avaient plus la royauté à renverser, ils tâchaient de rétablir quelques idées d'ordre et d'autorité nécessaires à leur situation gouvernementale. On comprit, quand ils tombèrent, que les hommes et les théories extrêmes arrivaient, et on les regretta de toute la crainte qu'inspiraient leurs héritiers. Mais le mouvement qu'ils avaient eux-mêmes précipité ne devait s'arrêter devant personne et pour personne.

Le mois de juin s'écoulait dans une agitation aussi violente que celle qui avait précédé la journée du 31 mai : les bateaux chargés pour l'approvisionnement de Paris étaient arrêtés dans leur marche ou livrés au pillage, les boutiques des marchands menacées à toute heure par la famine et le désespoir ; la nuit, des gens armés couraient les rues pour enlever les malheureux désignés par Robespierre. On tremblait pour ce qu'on avait de plus cher : deux parents, deux amis ne se rencontraient plus sans s'étonner de se revoir, d'être libres et de vivre. Les amis de la Reine demeurèrent convaincus dès lors qu'il n'y avait plus de salut pour cette Princesse que dans la fuite.

Parmi les membres de la municipalité que les dénonciations n'avaient point épargnés, se trouvait Michonis, qui, non moins royaliste, mais plus habile à dissimuler que Lepitre et Toulan, avait traversé sans se compromettre les circonstances les plus difficiles, et s'était toujours justifié des soupçons élevés contre lui, plus heureux en cela que ses collègues, dont le nom avait été rayé de la liste des commissaires du Temple. De service à la tour, Michonis donna à Marie-Antoinette des renseignements sur ce qui venait de se passer, essayant de la rassurer sur les intentions des Montagnards, qui, bien que victorieux, n'oseraient point, disait-il, la mettre en jugement ; et comme il ajoutait qu'elle serait probablement réclamée par l'Empereur : Que m'importe ! répondit la Reine avec une douleur calme et froide ; à Vienne, je serais ce que je suis ici, ce que j'étais aux Tuileries ; mon unique désir est de me réunir à mon mari, lorsque le Ciel jugera que je ne suis plus nécessaire à mes enfants.

Peu de jours après, Michonis était entré dans un complot tendant à enlever de sa prison la malheureuse veuve. Le baron de Batz était encore le chef de cette hasardeuse entreprise. Les recherches dont il était l'objet depuis la tentative du 21 janvier n'avaient point éloigné de Paris cet intrépide serviteur d'une cause que le malheur rendait si belle, et qui exerçait en outre sur les âmes magnanimes la séduction irrésistible du péril. La lutte opiniâtre de cet homme contre le pouvoir redoutable qui opprimait la nation est une des merveilles de ce temps. Partout présent et toujours invisible, aussi habile à dresser ses embûches qu'à esquiver celles de l'ennemi, il avait à sa dévotion les agents les plus prudents, et à ses gages les espions les plus actifs. Sa parole était plus insinuante encore que sa bourse n'était persuasive ; et, avec une admirable adresse, il avait gagné plusieurs membres de la Commune et de la Convention, qui, si les circonstances ne leur permirent point de lui apporter une coopération efficace, lui restèrent du moins fidèles par un inviolable silence. Conspirateur acharné, ses entreprises manquées, il les recommençait avec une nouvelle ardeur, et il restait intrépidement dans cette ville où sa tête était mise à prix. Son nom entraînait toujours de graves mesures, des perquisitions sévères. L'insaisissable conjuré avait des asiles impénétrables dans Paris et dans les environs ; mais son gîte le plus habituel et peut-être le plus sûr était chez Cortey, épicier, rue de la Loi[43], recommandé par sa réputation de civisme aux suffrages de ses concitoyens, qui l'avaient nommé capitaine-commandant de la garde nationale de la section Lepelletier. Cortey était lié aussi avec Chrétien, qui était juré du tribunal révolutionnaire, et dont l'influence était toute-puissante dans les comités de cette section. Ce fut grâce à lui que Cortey fut compris au nombre des chefs de poste auxquels était confiée la garde du Temple, lorsqu'un détachement de leur bataillon y faisait partie de la force armée. A couvert sous la bonne renommée révolutionnaire de son hôte, et caché dans le fond de sa maison, le baron de Batz lui confia ses projets, ainsi qu'à Michonis, et prit, de concert avec eux, toutes les mesures relatives à l'exécution. Après cette ouverture, la première fois que Cortey fut de garde au Temple, Batz lui demanda de le comprendre, sous. un nom supposé, dans la liste des hommes que sa compagnie fournissait à ce poste, afin qu'en s'introduisant ainsi dans la tour, il pût se faire, au préalable, une idée exacte des localités. L'officier se prêta à son désir : il l'inscrivit, sous le nom de Forget, au contrôle des hommes de service, et le fit ainsi pénétrer dans le Temple, où il monta la garde. Il fallait aussi, pour l'exécution du plan arrêté, attendre que le tour de garde de Cortey coïncidât avec le tour de service de Michonis. Le concours des deux autorités était indispensable, et plusieurs jours s'écoulèrent avant que le capitaine et le commissaire civil fussent simultanément en fonction. Batz profita de ce temps pour s'assurer, conjointement avec son hôte, d'une trentaine d'hommes de la section dont ils avaient l'un et l'autre entrevu les sentiments, apprécié le caractère ou éprouvé la discrétion. La bonhomie de Cortey séduisit les uns, la parole flatteuse de Batz entraîna les autres. Michonis, avec sa prudence habituelle, ne parut point de sa personne dans ce périlleux embauchage : il se réservait, du reste, un rôle aussi courageux en se chargeant de tout diriger dans l'intérieur de la tour.

Le jour attendu arrive : l'officier et le municipal sont ensemble de service. Cortey entre au Temple avec son détachement, dans lequel figure de Batz, sous son nom de guerre. Le chef du poste arrange le mouvement du service de la manière la plus favorable au succès de l'entreprise : vingt-huit hommes sur lesquels il peut compter seront, depuis minuit jusqu'à deux heures, de faction ou de patrouille ; le commissaire civil, de son côté, prend ses mesures pour être lui-même de garde à la même heure dans l'appartement de la famille royale. Les hommes de faction dans l'escalier de la tour auront endossé par-dessus leur habit d'amples redingotes d'uniforme ; Michonis leur prendra ce vêtement surabondant et en revêtira les Princesses, qui, sous ce déguisement et l'arme au bras, seront incorporées dans une patrouille au milieu de laquelle on enveloppera l'enfant-Roi. Les sentinelles de garde dans les cours, initiées au secret, se tairont si la nuit est peu noire ou les réverbères peu discrets. Cortey commandera en personne la nombreuse patrouille et lui fera ouvrir la grande porte du Temple, prérogative qui n'appartient pendant la nuit qu'au commandant du poste. Une fois dehors, le salut du Prince et de sa famille est assuré : des voitures sont disposées pour une fuite rapide, rue Chariot, où la patrouille en passant doit laisser les prisonniers ainsi que Batz, Michonis, Cortey et quelques autres qui comme eux ont brûlé leurs vaisseaux.

La journée, qui s'était passée sans aucun symptôme d'orage, semblait présager une nuit heureuse. Il était onze heures et demie. Michonis déjà depuis quelque temps était de service dans l'appartement des prisonniers, et ses collègues se reposaient ou jouaient dans la salle du conseil, à l'exception de Simon, qui depuis environ une heure était sorti de la tour. Tous les hommes qui allaient prendre leur tour de garde à minuit étaient au poste. Tout à coup Simon arrive, il entre bruyamment au corps de garde, il ordonne d'un ton brusque de faire l'appel de tous les hommes présents : Heureusement que je te vois ici, dit-il à Cortey ; sans ta présence je ne serais pas tranquille. M. de Batz voit que tout est découvert : la pensée lui vient de brûler la cervelle à Simon et de tenter immédiatement l'évasion par la force. Maîtrisant son premier mouvement, il a vite compris que l'explosion d'une arme à feu, en causant une alerte générale, fera échouer son entreprise et aggravera forcément le sort de la famille royale : il a compris que, n'étant pas encore maître des postes de la tour et de l'escalier, les hommes mêmes qui l'environnent et sur lesquels il pouvait compter pour une complicité passive, lui feront peut-être défaut s'il s'agit d'une coopération sanglante, et, après tout, d'une mort presque certaine. Batz est demeuré impassible ; l'appel terminé, Simon est monté à la tour : il exhibe un ordre du conseil général qui enjoint à Michonis de lui remettre ses fonctions et de se rendre sur-le-champ à la Commune. Michonis écoute sans surprise, obéit sans hésitation, il rencontre Cortey dans la première cour : Que signifie tout cela ? lui dit-il. — Sois tranquille, lui répond tout bas le capitaine, Forget est parti.

En effet, le chef du poste n'avait pas perdu une minute. Aussitôt que Simon lui eut tourné le dos pour monter à la tour, il avait, sous le prétexte d'un bruit entendu dans la rue voisine, lancé au dehors une patrouille de huit hommes qui n'étaient revenus que sept. Le sang-froid de Batz, la présence d'esprit de Cortey avaient sauvé la vie à tous.

Simon n'était pas resté inactif ; il avait fait une perquisition dans l'appartement des Princesses, dans les tours et dans toutes les dépendances de l'enclos ; il avait interrogé tous les préposés : ses recherches étaient restées sans résultat. Rien de suspect ne lui était apparu dans l'enceinte du Temple ; tout y était calme comme de coutume. Honteux de l'alarme inutile qu'il a causée, Simon fait après coup doubler tous les postes ; il cherche ainsi, par les précautions qu'il prend, à accréditer l'idée d'un danger auquel il ne croit plus.

Or voici ce qui s'était passé, d'après le dire de Simon. Un gendarme d'ordonnance au Temple avait trouvé le soir, vers neuf heures, gisant sur le pavé devant la grande porte, un papier sans adresse, portant sous son pli cacheté ces mots : Michonis vous trahira cette nuit : veillez ! Ce papier, ouvert par le gendarme, avait été remis par lui à Simon, le seul des six[44] commissaires du jour qu'il connût particulièrement. Simon s'était rendu en toute hâte avec ce billet au conseil général, qui lui avait intimé l'ordre de relever son collègue de ses fonctions et de l'inviter à -se rendre sans retard à la barre de la Commune.

Docile à cet appel, Michonis eut à subir le plus minutieux interrogatoire. Il répondit à tout avec adresse, réfuta avec une bonhomie pleine d'autorité cet écrit anonyme forgé par quelque adversaire politique pour le compromettre, et représenta d'ailleurs Simon, ce qui était vrai, comme son ennemi personnel. La physionomie ouverte et l'apparente candeur du prévenu lui avaient déjà gagné l'absolution, lorsque le lendemain matin son antagoniste nocturne ayant rendu compte du résultat si stérile de sa mission, le conseil général demeura convaincu que si avec son humeur inquiète Simon était capable de rêver un complot, Michonis avec son franc caractère était incapable d'en former un.

Trompé dans son attente, Simon chercha plus haut un appréciateur de son zèle. Il informa Robespierre de l'avis écrit qu'il avait reçu et des avis secrets qu'il ne cessait de recevoir ; il lui peignit le Temple comme un antre de conspirations quotidiennes, comme un foyer de discordes permanentes. Robespierre n'était que trop disposé à accueillir ces dénonciations ; quelques membres de la Convention lui étaient chaque jour signalés comme nourrissant l'espérance de relever le drapeau de la royauté. Enfin, le bruit d'une tentative d'enlèvement circula. Ce qui fortifia cette opinion, c'est que le Comité de sûreté générale était informé que, depuis deux ou trois semaines, par différents points de la frontière, un certain nombre d'émigrés étaient rentrés en France. On se disait que des gens qui risquaient ainsi leur tête ne la risquaient pas sans un puissant motif, et l'on trouvait ce motif dans un projet formé pour la délivrance de la famille royale. Le 21 juin 1793, les comités ordonnèrent des informations rigoureuses dont Hanriot fut lui-même au Temple le principal agent : ils firent publier de nouveau le décret rendu le 23 octobre 1792 — sur la proposition d'Osselin, député de Paris —, et qui condamnait à mort tout émigré convaincu d'avoir remis le pied sur le sol de la patrie, tout Français convaincu d'avoir aidé dans sa fuite ou dans son retour un émigrant ou un émigré, enfin tout citoyen convaincu d'avoir donné asile à un émigré. Le lendemain, 22 juin, fut promulgué un nouveau décret portant que tout homme trouvé muni d'un passeport constatant qu'il avait prêté serment à Louis XVII serait traduit devant le tribunal révolutionnaire. On rattachait à cette mesure des menaces positives de contre-révolution, et les agitateurs exprimaient leur haine et leur indignation contre les traîtres et les aristocrates.

Les alarmes de la République étaient fondées, car la conspiration était partout : elle était dans les âmes chrétiennes qui regrettaient leurs temples déserts et leur Dieu proscrit ; elle était dans les cœurs royalistes qui pleuraient sur la mort du Roi et sur la captivité de son fils ; elle était dans l'horreur qu'inspiraient des lois sauvages ; elle était dans le sang répandu qui criait vengeance, dans le sang qu'on craignait de voir répandre ; elle était dans les luttes intestines des factions jalouses et rivales, et jusque dans les ombrages des ambitieux qui s'accusaient réciproquement d'esprit rétrograde afin de s'envoyer à l'échafaud.

Le nom du jeune Roi était toujours l'objet des espérances ou le prétexte des récriminations des conspirateurs royalistes ou révolutionnaires. C'était toujours pour lui ou contre lui que se tramaient tous les complots plus ou moins obscurs de cette époque. Les partis se disputaient en sens divers sa fragile existence ; c'était toujours contre lui qu'étaient portées toutes les dénonciations, plus ou moins fondées, qui devaient aggraver ses infortunes. Le 30 juin, des officiers municipaux de la section du Pont-Neuf se rendirent au Comité du salut public et déposèrent qu'un projet était formé de rétablir la monarchie ; qu'il était évident que ce complot avait de nombreuses ramifications dans le Midi et dans l'Ouest, et que dans chaque section de Paris plusieurs affidés travaillaient à s'emparer de la majorité, sous le prétexte de ramener l'ordre et de rassurer les gens honnêtes ; que le général Dillon, d'accord avec MM. de Castellane[45], de Buchère de l'Épinois[46], et autres officiers prêts à le seconder, prendrait le commandement de l'armée des insurgés, qui, ayant encloué le canon d'alarme et envahi tous les corps de garde, devait, avec l'artillerie enlevée aux postes, se réunir sur la place de la Révolution et marcher de là en deux colonnes, l'une par les boulevards sur le Temple d'où elle enlèverait le jeune Louis, et l'autre sur la Convention où elle le ferait proclamer Roi de France, avec la régence de Marie-Antoinette pendant sa minorité. Ils ajoutèrent enfin, pour donner à leur révélation un caractère plus positif, que tous les agents armés de cette révolution formeraient la garde privilégiée du monarque et recevraient des médailles suspendues à un ruban blanc moiré.

Ces commérages de la rue devinrent des dénonciations : Cambon, à la tribune de l'Assemblée, prétendit reposaient sur un projet réel de combattre les anarchistes, d'abattre la Montagne et de délivrer le jeune Louis XVII. Le Comité de salut public, sans chercher à connaître autrement la vérité, arrêta, le 1er juillet 1793, que le maire de Paris demeurait chargé de prendre toutes les mesures convenables pour l'arrestation dudit Arthur Dillon et de ses complices présumés ; Qu'il serait de suite procédé à l'apposition des scellés sur leurs papiers ; Que le jeune Louis, fils de Capet, serait séparé de sa mère, et placé dans un appartement à part, le mieux défendu de tout le local du Temple[47].

Un autre arrêté du Comité de salut public, daté également du 1er juillet, portait que le fils de Capet, séparé de sa mère, serait remis dans les mains d'un instituteur, au choix du conseil général de la Commune.

Ces deux mesures, sanctionnées par la Convention, furent mises à exécution le 3 juillet.

Il était près de dix heures du soir ; l'enfant royal était couché et dormait profondément. Son lit n'avait pas de rideaux ; mais un châle, tendu par les soins de sa mère, empêchait la lumière d'arriver à ses paupières closes et d'altérer le calme empreint sur sa douce figure. La veillée s'était cette fois prolongée un peu plus que de coutume. La Reine et sa sœur étaient occupées à réparer les vêtements de la famille, et Marie-Thérèse, assise entre elles deux, après avoir lu quelques pages du Dictionnaire historique[48], venait, pour terminer la soirée, d'ouvrir la Semaine sainte, que Turgy avait trouvé le moyen de faire parvenir à Madame Elisabeth, vers la fin de mars 1793[49]. Souvent, quand la jeune fille faisait une pause, soit après un chapitre du livre d'histoire, soit après un psaume du livre de prières, soit en tournant un feuillet, sa mère relevait la tête, laissait tomber son ouvrage sur ses genoux, et, regardant du côté du lit, prêtait l'oreille au souffle paisible de son autre enfant. Ainsi s'écoulait la soirée.

Tout à coup des pas nombreux retentissent sur l'escalier. Les verrous, les cadenas s'agitent, la porte s'ouvre, six municipaux se présentent. Nous venons, dit un d'eux, vous notifier l'ordre du Comité, portant que le fils de Capet sera séparé de sa mère et de sa famille. A ces mots, la Reine se lève, pâle de saisissement : M'enlever mon enfant ! s'écrie-t-elle ; non, non, cela n'est pas possible. Et Marie-Thérèse, tremblante, était debout à côté de sa mère, et Madame Elisabeth, les deux mains étendues sur le livre saint, écoutait, regardait, le cœur serré, mais sans verser une larme. Messieurs, dit la Reine en domptant de toutes ses forces le frisson de fièvre qui rendait sa voix frémissante, la Commune ne peut songer à me séparer de mon fils ; mes soins lui sont si nécessaires !Le Comité a pris cet arrêté, répliqua le municipal, la Convention a ratifié la mesure, et nous devons en assurer l'exécution immédiate. — Je ne pourrai jamais me résigner à cette séparation, s'écriait la malheureuse mère ; au nom du ciel, n'exigez pas de moi cette cruelle épreuve ! Et ses deux compagnes mêlaient leurs larmes et leurs prières à ses prières et à ses larmes. Toutes trois s'étaient placées devant le lit de l'enfant ; elles en défendaient les abords, elles sanglotaient, elles joignaient les mains ; c'étaient les plaintes les plus touchantes, les supplications les plus humbles. Cette scène eût attendri les plus insensibles, mais que pouvait-elle sur le cœur des mandataires de la Commune ? A quoi bon toutes ces criailleries ? disaient-ils ; on ne vous le tuera pas votre enfant. Livrez-le-nous de bon gré, ou nous saurons bien nous en rendre maîtres. Et déjà ils employaient la force. Violemment secoué dans cette lutte, le rideau factice se détache et tombe sur la tête du jeune Prince. Il se réveille, il voit ce qui se passe ; il se jette dans les bras de sa mère ; il s'écrie : Maman, maman, ne me quittez pas ! Et sa mère le pressait tremblant sur son sein, le rassurait, le défendait, se cramponnait de toutes ses forces au pilier du lit. Ne nous battons pas contre des femmes, murmura un des commissaires qui n'avait point encore pris la parole ; citoyens, faisons monter la garde. Et déjà il se tournait vers le guichetier qui était debout devant la porte. Ne faites pas cela, dit Madame Elisabeth, au nom du ciel, ne faites pas cela ! Ce que vous exigez par la force, il faut bien que nous l'acceptions ; mais donnez-nous le temps de respirer. Cet enfant a besoin de sommeil ; il ne pourra dormir ailleurs. Demain matin il vous sera remis. Laissez-le au moins passer la nuit dans cette chambre, et obtenez qu'il y soit ramené tous les soirs. A ces mots pas de réponse. Du moins, promettez-moi, dit Marie-Antoinette, qu'il restera dans l'enceinte de la tour, et qu'il me sera permis de le voir tous les jours, ne fût-ce qu'aux heures des repas. — Nous n'avons pas de comptes à te rendre, et il ne t'appartient pas d'interroger les intentions de la patrie. Parbleu, parce qu'on t'enlève ton enfant, te voilà bien malheureuse ! Les nôtres vont bien tous les jours se faire casser la tête par les balles des ennemis que tu attires sur nos frontières. — Mon fils est trop jeune pour pouvoir encore servir son pays, dit la Reine avec douceur ; mais j'espère qu'un jour, si Dieu le permet, il sera fier de lui consacrer sa vie.

Cependant elle l'habillait, et bien qu'elle fût secondée par les deux Princesses, jamais toilette d'enfant ne fut plus longue. Chaque vêtement qu'on lui mettait était retourné en tous les sens, passé de main en main et mouillé de pleurs. On éloignait ainsi de quelques secondes l'instant de la séparation. Les municipaux commençaient à perdre patience.

Enfin, la Reine, ayant ramassé toutes ses forces au fond de son cœur, s'assied sur une chaise, prend son fils devant elle, pose les deux mains sur ses petites épaules, et, calme, immobile, recueillie dans sa douleur, sans verser une larme, sans pousser un soupir, elle lui dit d'une voix grave et solennelle : Mon enfant, nous allons nous quitter. Souvenez-vous de vos devoirs quand je ne serai plus auprès de vous pour vous les rappeler. N'oubliez jamais le bon Dieu qui vous éprouve, ni votre mère qui vous aime. Soyez sage, patient et honnête, et votre père vous bénira du haut du ciel. Elle dit, baise son fils au front, et le remet à ses geôliers. Le pauvre enfant se précipite encore vers sa mère, embrasse ses genoux, s'attache de toutes ses forces à sa robe : Mon fils, il faut obéir, il le faut. — Allons, tu n'as plus, j'espère, de doctrine à lui faire, dit-un des commissaires. Il faut avouer que tu as fièrement abusé de notre patience. — Tu pouvais te dispenser de lui faire la leçon, disait un autre en entraînant violemment le Prince hors de la chambre. — Ne vous en inquiétez plus, continua un troisième, la nation, toujours grande et généreuse, pourvoira à son éducation. Et la porte se referma[50].

Oh ! ce furent alors des larmes, des sanglots, des cris de désespoir, des grincements de dents. La pauvre mère, dans les convulsions de sa douleur, se roulait sur la couche déserte de son enfant. Elle avait un moment repris sa dignité royale en présence de ses ravisseurs, sa gravité maternelle en face de son fils qu'elle bénissait pour la dernière fois : mais cet. effort suprême avait absorbé l'énergie de son caractère. Jamais désespoir ne fut plus grand. Les trois captives se regardaient, s’embrassaient et ne pouvaient proférer une parole. Cette séparation semblait leur annoncer pour l'enfant qu'elles perdaient tous les genres de malheur. Certes, depuis longtemps, de déchirants souvenirs et de lugubres pensées poursuivaient ces nobles débris de la maison royale ; mais, réunis et comme abrités dans leur mutuelle affection, ils consolaient leur chagrin par de douces paroles ; ils fortifiaient leur courage par de pieuses pensées ; et cet angélique enfant, par la vivacité de son esprit, le charme de sa tendresse et les grâces de son âge, jetait sur leurs jours les plus sombres comme une auréole de joie et d'espérance : une mère espère toujours près du berceau de son enfant.

De ce moment toute illusion fut arrachée à Marie-Antoinette. Son âme de chrétienne avait accepté bien des sacrifices, sa fierté de reine avait supporté sans plainte d'amères humiliations ; mais, dans ses tristes prévisions, son cœur de mère n'avait jamais admis l'idée qu'on pût la séparer de ses enfants !

 

 

 



[1] Voici cette déclaration :

LOUIS-STANISLAS-XAVIER DE FRANCE, Fils de France, oncle du Roi, Régent du royaume, à tous ceux qui ces présentes lettres verront, SALUT :

Pénétré d'horreur en apprenant que les plus criminels des hommes viennent de mettre le comble à leurs nombreux attentats par le plus grand des forfaits, nous avons d'abord invoqué le Ciel, pour obtenir de son assistance de surmonter les sentiments d'une douleur profonde et les mouvements de notre indignation, afin de pouvoir nous livrer à l'accomplissement des devoirs qui, dans des circonstances aussi graves, sont les premiers dans l'ordre de ceux que les lois immuables de la monarchie française nous imposent.

Notre très-cher et très-honoré frère et souverain seigneur le Roi Louis XVIe du nom, étant mort le 21 du présent mois de janvier sous le fer parricide que les féroces usurpateurs de l'autorité souveraine en France ont porté sur son auguste personne,

Nous déclarons que le Dauphin LOUIS-CHARLES, né le vingt-septième jour du mois de mars 1185, est ROI DE FRANCE ET DE NAVARRE, sous le nom de Louis XVII, et que, par le droit de naissance, ainsi que par les dispositions des lois fondamentales du royaume, nous sommes et serons Régent de France durant la minorité du Roi notre neveu et seigneur.

Investi, en cette qualité, de l'exercice des droits et pouvoirs de la souveraineté et du ministère supérieur de la justice royale, nous en prenons la charge, ainsi que nous eu sommes tenu pour l'acquit de nos obligations et devoirs, à l'effet de nous employer, avec l'aide de Dieu et l'assistance des bons et loyaux Français de tous les ordres du royaume, et des puissances reconnues des souverains alliés de la Couronne de France :

1° A la libération du Roi Louis XVII, notre neveu ; 2e de la Reine, son auguste mère et tutrice ; de la Princesse sa sœur, MADAME, notre très-chère nièce ; de la Princesse Élisabeth, sa tante, notre très-chère sœur, tous détenus dans la plus dure captivité par les chefs des factieux ; et simultanément au rétablissement de la monarchie sur les bases inaltérables de la Constitution ; à la réformation des abus introduits dans le régime de l'administration publique ; au rétablissement de la religion de nos pères dans la pureté de son culte et de la discipline canonique ; à la réintégration de la magistrature pour le maintien de l'ordre public et la dispensation de la justice ; à la réintégration des Français de tous les ordres dans l'exercice des droits légitimes, et dans la jouissance de leurs propriétés envahies et usurpées ; à la sévère et exemplaire punition des crimes ; au rétablissement des lois et de la paix ; et enfin à l'accomplissement des engagements solennels que nous avons voulu prendre ; conjointement avec notre très-cher frère CHARLES-PHILIPPE DE FRANCE, COMTE D'ARTOIS, auquel se sont unis nos très-chers neveux, petits-fils de France. Louis-Antoine, duc d'Angoulême, et Charles-Ferdinand, duc de Berry ; et nos cousins Princes du sang royal, Louis-Joseph de Bourbon, prince de Condé ; Louis-Henri-Joseph de Bourbon, duc de Bourbon, et Louis-Antoine-Henri de Bourbon, duc d'Enghien, par nos délibérations adressées au feu Roi notre frère, le Il septembre 1791, et autres actes émanés de nous, dans lesquels actes nous persistons et persisterons invariablement.

Auxquelles fins, mandons et ordonnons à tous Français et sujets du Roi d'obéir aux commandements qu'ils recevront de nous, de par le Roi ; et au commandement de notre très-cher frère Charles-Philippe de France, comte d'Artois, que nous avons nommé et institué lieutenant général du royaume, lorsque notredit frère et lieutenant général ordonnera de par le Roi et le Régent de France.

Sera notre présente déclaration notifiée à qui il appartiendra, et publiée par tous les officiers du Roi, militaires ou de magistrature, à qui nous en donnerons commission et charge, pour que ladite déclaration ait toute la notoriété qu'il sera possible de lui donner en France présentement, et jusqu'à ce qu'elle soit adressée, en la forme ordinaire, aux cours du royaume, aussitôt qu'elles seront rentrées dans l'exercice de leurs juridictions, pour y être notifiée, publiée, enregistrée et exécutée.

Donné à Hamm, en Westphalie, sous notre seing et scel ordinaire, dont nous faisons usage pour les actes de souveraineté, jusqu'à ce que les sceaux du royaume, détruits par les factieux, aient été rétablis, et sous le contreseing des ministres d'État, les maréchaux de Broglie et de Castries.

Signé : LOUIS-STANISLAS-XAVIER.

Par le Régent de France :

Le maréchal duc DE BROGLIE.

Le maréchal DE CASTRIES.

Ce 28 janvier de l'an 1793, et du règne du Roi, le premier.

[2] Proclamation aux réfugiés français.

C'est avec les sentiments de la plus vive douleur que je vous fais part de la nouvelle perte que nous venons de faire du Roi mon frère, que les tyrans qui depuis longtemps désolent la France viennent d'immoler à leur rage impie. Cet horrible événement m'impose de nouveaux devoirs : je vais les remplir. J'ai pris le titre de Régent du royaume, que le-droit de ma naissance me donne pendant la minorité du Roi Louis XVII, mon neveu, et j'ai confié au comte d'Artois celui de lieutenant général du royaume.

Votre attachement à la religion de nos pères et au Souverain que nous pleurons aujourd'hui, me dispense de vous exhorter à redoubler de zèle et de fidélité envers notre jeune et malheureux Monarque, et d'ardeur pour venger le sang de son auguste père. Si, dans un tel malheur, il nous est possible de recevoir quelque consolation, elle nous est offerte pour venger notre Roi, replacer son fils sur le trône, et rendre à notre patrie cette antique Constitution qui seule peut faire son bonheur et sa gloire.

Nos titres sont changés ; mais notre union est et sera toujours la même, et nous allons travailler avec plus d'ardeur que jamais à remplir ce que nous devons à Dieu, à l'honneur, au Roi et à vous.

Signé : LOUIS-STANISLAS-XAVIER,

28 janvier 1793.

[3] Voir aux Documents N° 1 cette proclamation, dont l'original, longtemps conservé à l'ombre, n'a été qu'en 1830 déposé aux archives nationales ; c'est, je crois, la première fois que cet acte est imprimé.

[4] Récit de Marie-Thérèse-Charlotte.

[5] L'auteur tient ce détail de Madame la Dauphine.

[6] L'auteur tient ce détail de Madame la Dauphine.

[7] L'auteur tient ce détail de Madame la Dauphine.

[8] Le bruit de cette maladie transpira dans Paris. On lit dans le Moniteur universel du jeudi 24 janvier 1793 :

Commune de Paris.

Du 22. — On répand dans les lieux publics et dans les sociétés patriotiques que la fille de Louis est morte, que la femme de Louis est transférée à l'hôtel de la Force à la Conciergerie. Le conseil général m'autorise à démentir tous ces bruits. La fille de Louis n'est pas malade ; les personnes qu'un décret renferme au Temple y resteront aussi longtemps que ce décret ne sera pas rapporté.

RÉAL, premier substitut.

[9] Commune de Paris. — Séance du vendredi 25 janvier.

La citoyenne Laurent, prenant la qualité de nourrice de Madame Première, demande au conseil qu'il lui soit permis de voir sa fille, qui est retenue au Temple, et offre de rester avec elle jusqu'à ce qu'il en soit autrement ordonné.

Le conseil général passe à l'ordre du jour, motivé sur ce que le conseil ne connaît personne qui s'appelle Madame Première.

[10] Commune de Paris. — Séance du mercredi 23 janvier 1793.

Le conseil général entend la lecture d'un arrêté du conseil du Temple, qui renvoie au conseil général à se prononcer sur deux demandes faites par Antoinette.

La première d'un habillement de deuil très-simple pour elle, sa sœur et ses enfants, Le conseil général arrête qu'il sera fait droit à cette demande.

Sur la seconde, à ce que Cléry soit placé auprès de son fils, comme il l'était primitivement, le conseil général prononce l'ajournement.

[11] Voir aux Pièces justificatives, n° II.

[12] L'auteur tient ce détail de Madame la Dauphine.

[13] Une députation de la société des défenseurs de la République une et indivisible invite le conseil à faire suspendre la représentation de la pièce intitulée la Chaste Susanne, à laquelle les valets de la ci-devant cour se portent en foule, et applaudissent avec indécence aux allusions et sentiments inciviques qui se trouvent répandus dans cette pièce.

Le conseil général renvoie cette dénonciation au département de police.

(Séance du conseil général de la Commune, du 26 janvier 1703.)

[14] Quelques souvenirs et notes fidèles, etc., déjà cités.

[15] Mémoires inédits de madame de Tourzel.

[16] Voici cette œuvre modeste, qui emprunte aux circonstances un touchant intérêt, et dont les paroles sont placées dans la bouche du jeune Roi :

LA PIÉTÉ FILIALE.

Un Dieu favorable à ton fils

Eh quoi ! ta pleures, ô ma mère !

Bientôt calmera la tempête !

Dans tes regards fixes sur moi

L’orage qui courbe leur tête

Se peignent l'amour et l'effroi

Ne détrôna jamais les lis.

J'y vois ton âme tout entière.

Des maux que ton fils a soufferts

Hélas ! si du poids de nos chaines

Pourquoi te retracer j'image ?

Le ciel daigne nous affranchir,

Puisque ma mère les partage,

Nos cœurs doubleront le plaisir

Puis-je me plaindre de mes fers ?

Par le souvenir de nos peines.

Ton fils, plus heureux qu'aujourd'hui,

Des fers ! à Louis ! ton contage

Saura, dissipant tes alarmes.

Les ennoblit en les portant.

Effacer la trace des larmes

Ton fils n'a plus, en cet instant,

Qu'en ces lieux tu verses pour lui.

Que tes vertus pour héritage.

Trône, palais, pouvoir, grandeur,

A MADAME ELISABETH.

Tout a fui pour moi sur la terre ;

Et toi, dont les soins, la tendresse.

Mais je sais auprès de ma mère,

Ont adouci tant de malheurs,

Je connais encor le bonheur.

Ta récompense est dans les cœurs

Que tu formes à la sagesse

Un jour, peut-être... l'espérance

Ah ! souviens-toi des derniers vœux

Doit être permise au malheur ;

Qu'en mourant exprima ton frère

Un jour, en faisant son bonheur,

Reste toujours près de ma mère,

Je me vengerai de la France.

Et ses enfants en auront deux.

 

[17] Quelques souvenirs et notes fidèles, etc., déjà cités.

[18] Cette petite anecdote, que dans ses Recherches historiques sur le Temple, M. E. J. J. Barillet place au commencement du séjour de la famille royale au Temple, se trouve ici à sa date. La Reine n'avait pas de piano dans la petite tour, et on se souvient qu'elle ne commença à faire usage de celui-ci que lorsqu'il eut été réparé, le 10 décembre, par les ordres de Lepitre et Toulan.

Gomin, d'après les souvenirs qu'il avait recueillis, prétendait savoir que 1 interlocuteur de la Reine en cette circonstance se nommait Alexandre-Jean-Baptiste Jon, épicier rue Saint-Denis, section de Bon-Conseil.

[19] Commune de Paris. — Séance du jeudi 28 février 1793.

Le conseil général arrête que Cléry sortira du Temple dans les vingt-quatre heures ; qu'il remettra aux commissaires du Temple les effets dont il est dépositaire, et que ses appointements lui seront payés jusqu’au jour de sa sortie, qui sera consignée sur les registres de la commission.

[20] Bibliothèque de Saint-Germain en Laye. E. 2. x.

[21] Dans le texte sacré il y a expedit. La Reine y substitua ce que Bossuet appelle quelque part le terrible oportet.

[22] La section Poissonnière.

[23] L'alliance était un anneau d'or ouvrant et portant au dedans cette inscription : M. A. A. A., 19 aprilis 1770, jour des fiançailles, à Vienne, de Marie-Antoinette, Archiduchesse d'Autriche, et de Louis-Auguste, Dauphin de France. Ce malheureux Prince avait toujours porté cet anneau à son doigt. En le quittant pour la première fois, le 21 janvier au matin, il avait chargé Cléry de le remettre à sa femme, en lui disant qu'il s'en séparait avec peine. Il ne s'en séparait, en effet, qu'au moment de se séparer de la vie.

Le cachet était une breloque en argent, s'ouvrant en trois parties, dont l'une portait gravé l'écusson de France, l'autre deux LL., et la troisième la tête du Dauphin casquée.

Enfin les cheveux enfermés séparément dans quatre petits papiers, étaient enveloppés ensemble d'un plus grand, sur lequel il était écrit de la main de Louis XVI : Cheveux de ma femme, de ma sœur et de mes enfants.

[24] Le billet de la Reine adressé à Monsieur était ainsi conçu :

Ayant un être fidèle sur lequel nous pouvons compter, j'en profite pour envoyer à mon frère et ami ce dépôt qui ne peut être confié qu'entre ses mains. Le porteur vous dira par quel miracle nous avons pu avoir ces précieux gages ; je me réserve de vous dire moi-même un jour le nom de celui qui nous est si utile. L'impossibilité où nous avons été jusqu'à présent de pouvoir vous donner de nos nouvelles, et l'excès de nos malheurs, nous fait sentir encore plus vivement notre cruelle séparation ; puisse-t-elle n'être pas longue ! Je vous embrasse, en attendant, comme je vous aime, et vous savez que c'est de tout mon cœur.

M. A.

Au bas de ce billet, Marie-Thérèse écrivit ces deux lignes :

Je suis chargée pour mon frère et moi de vous embrasser de tout notre cœur.

M. T.

Voici le billet adressé par la Reine au comte d'Artois :

Ayant trouvé enfin le moyen de confier à notre frère un des seuls gages qui nous restent de l'être que nous chérissions et pleurons tous, j'ai cru que vous seriez bien aise d'avoir quelque chose qui vînt de lui ; gardez-le en signe de l'amitié la plus tendre, avec laquelle je vous embrasse de tout mon cœur.

M. A.

Madame Élisabeth écrivait à Monsieur :

Je jouis d'avance du plaisir que vous éprouverez en recevant ce gage de l'amitié et de la confiance ; être réunie avec vous et vous voir heureux est tout ce que je désire : vous savez si je vous aime. Je vous embrasse de tout mon cœur.

E. M.

Et au comte d'Artois :

Quel bonheur pour moi, mon cher ami, mon frère, de pouvoir, après un si long espace de temps, vous parler de tous mes sentiments ! Que j'ai souffert pour vous ! Un temps viendra, j'espère, où je pourrai vous embrasser, et vous dire que jamais vous ne trouverez une amie plus vraie et plus tendre que moi ; vous n'en doutez pas, j'espère.

[25] Voici comment fut remplie cette mission :

M. de Jarjayes se rendit d'abord à Turin, où le roi de Sardaigne le retint, et l'employa auprès de sa personne. C'est ce prince qui envoya lui-même à Monsieur, par un courrier extraordinaire, les dépêches de M. de Jarjayes. Monsieur écrivit de sa main à M. de Jarjayes une lettre datée de Hamm, le 14 mai 1793, dans laquelle il lui exprime ainsi ses sentiments :

Vous m'avez procuré le bien le plus précieux que j'aie au monde, la seule véritable consolation que j'aie éprouvée depuis nos malheurs.

Combien leur billet et l'autre gage de leur amitié, de leur confiance, ont pénétré mon cœur des phis doux sentiments !...

Je ne puis qu'approuver les raisons qui vous font rester en Piémont. Continuez à servir notre-jeune et malheureux Roi, comme vous avez servi le frère que je pleurerai toute ma vie.

[26] Municipalité de Paris.

Extrait du registre des délibérations du conseil général du 1er avril 1793, IIe de la République.

Sur le réquisitoire du procureur de la Commune,

Le conseil général arrête :

1° Qu'aucune personne de garde au Temple ou autrement ne pourra y dessiner quoi que ce soit ; et que si quelqu'un est surpris en contravention au présent arrêté, il sera sur-le-champ mis en état d'arrestation, et amené au conseil général, faisant en cette partie les fonctions de gouverneur.

2° Enjoint aux commissaires du conseil de service au Temple de ne tenir aucune conversation familière avec les personnes détenues, comme aussi de ne se charger d'aucune commission pour elles.

3° Défenses sont pareillement faites auxdits commissaires de rien changer ou innover aux anciens règlements pour la police de l'intérieur du Temple.

4° Qu'aucun employé au service du Temple ne pourra entrer dans la tour.

5° Qu'il y aura deux commissaires auprès des prisonniers.

6° Que Tison ni sa femme ne pourront sortir de la tour, ni communiquer avec qui que ce soit du dehors.

7° Qu'aucun commissaire au Temple ne pourra envoyer ou recevoir de lettres, sans qu'elles aient été préalablement lues au conseil du Temple.

8° Lorsque les prisonniers se promèneront sur la plate-forme de la tour, ils seront toujours accompagnés de trois commissaires et du commandant du poste, qui les surveilleront scrupuleusement.

9° Que, conformément aux précédents arrêtés, les membres du conseil qui seront nommés pour faire le service du Temple passeront à la censure du conseil général, et sur la réclamation non motivée d'un seul membre, ils ne pourront être admis.

10° Enfin, que le département des travaux publics fera exécuter dans le jour do demain les travaux mentionnés dans son arrêté du 26 mars dernier.

Signé : PACHE, maire.

COULOMBEAU, secrétaire greffier.

Pour extrait conforme,

COULOMBEAU, secrétaire greffier.

Copié au registre.

YON.

[27] Décret de la Convention nationale du 4 avril 1793, l’an II de la République française,

La Convention nationale décrète que le conseil général de la Commune de Paris fera doubler sur-le-champ la garde du Temple.

Vérifié par nous, inspecteur du bureau des procès-verbaux,

DELEDOY.

Collationné à l'original par nous, président et secrétaire de la Convention nationale,

DELMAS, président.

MELLINO, secrétaire.

Paris, ce 5 avril 1793, an II de la République française.

[28] Après de longues recherches, nous sommes demeuré convaincu que ces deux lettres n'étaient que la reproduction des deux actes politiques dont nous avons donné le texte pages 1 et 3, au commencement de ce livre. Des circulaires analogues étaient à cette époque répandues dans les provinces. On lit dans le Journal des débats et des décrets, n° 210, page 251, rendant compte de la séance de la Convention nationale du 14 avril 1793 :

Les commissaires envoyés dans les départements de la Moselle et de la Meurthe écrivent que leur mission est presque entièrement remplie, le recrutement s'est fait avec la plus grande activité, etc.

A leur lettre est joint un jugement du tribunal criminel, qui a fait brûler par les mains du bourreau une déclaration du ci-devant Monsieur, se disant Régent du royaume de France, et des lettres patentes du ci-devant comte d'Artois, se qualifiant du titre de lieutenant général du royaume.

L'Assemblée applaudit à la conduite des juges de ce tribunal criminel, et en ordonne la mention honorable.

[29] Les registres de la Commune de cette époque sont remplis d'arrêtés qui restent inappliqués. Les mesures de la veille sont quelquefois rapportées le lendemain, et souvent comme non avenues.

[30] Une députation de la section du Finistère annonce qu'on a découvert à Chantilly, dans la ci-devant palais du traître Condé, deux mille deux cents marcs d'argent, et la correspondance de ce scélérat avec Marie-Antoinette et Elisabeth.

On demande que les sections de Paris et des cantons se réunissent, à l'effet de rédiger une adresse à la Convention, tendant à ordonner l'instruction de ces trois célèbres criminels, et sur les mesures à prendre pour que, à l'avenir, le fils de Capet ne succède point à son-père, en partageant ses crimes.

Le conseil général applaudit aux sages mesures proposées par la section du Finistère, et invite la députation à la séance.

(Séance du conseil général de la Commune du mercredi 27 mars 1793.)

[31] Gensonné fut du nombre des vingt et un Girondins envoyés à l'échafaud le 31 octobre 1793.

[32] Voici ce qui se passa au conseil général de la Commune, à l'occasion de cette dénonciation :

Un des commissaires du Temple fait lecture d'un procès-verbal dressé au Temple, en présence du maire, du procureur de la Commune et des commissaires de service.

Ce procès-verbal contient deux déclarations faites l'une par Tison, faisant Je service du Temple, et l'autre par Anne-Victoire Baudet, épouse de Tison, aussi employée au service du Temple. Il résulte de ces déclarations que quelques membres du conseil, savoir :

Toulan, Lepitre, Brunot, Moelle, Vincent, entrepreneur de bâtiments, et le médecin du Temple, sont suspectés d'avoir eu des conférences secrètes avec les prisonniers du Temple ; de leur avoir fourni de la cire et des pains à cacheter, des crayons, du papier, et enfin d'avoir favorisé des correspondances secrètes.

Toulan et Vincent requièrent qu'à l'instant il soit nommé des commissaires pour apposer les scellés chez eux.

En conséquence, le conseil général nomme Cailleux et Jérôme pour se transporter à l'instant chez le citoyen Toulan, à l'effet d'apposer les scellés sur ses papiers.

Nomme pareillement Favanne et Souard pour se transporter à l'instant chez le citoyen Vincent, à l'effet d'apposer les scellés sur ses papiers, en exceptant ceux qui ont rapport à la commission des blessés du 10 août, dont il est chargé.

A la charge par ces quatre commissaires de requérir le juge de paix de la section sur laquelle ils se trouveront, pour les assister dans leurs opérations.

Quant aux citoyens suspects et absents, savoir : Lepitre, Moelle, Brunot et le médecin, le conseil général arrête que les administrateurs de police feront à l'instant apposer les scellés sur leurs papiers.

Et sur le réquisitoire du procureur de la Commune, le conseil général nomme Follope, Minier, Louvet et Benoît, à l'effet de se transporter sur-le-champ au Temple, pour, dans les appartements des prisonniers, faire toutes visites et recherches qu'ils jugeront convenables, comme aussi de fouiller lesdits prisonniers.

Arrête en outre que ces mêmes commissaires lèveront les scellés apposés sur l'appartement du défunt Louis Capet, pour y faire également toutes recherches nécessaires.

Hébert, substitut du procureur syndic, a été nommé avec les autres commissaires pour aller faire des recherches chez les prisonniers du Temple.

(Séance du 20 avril 1793.)

[33] Fragments historiques sur la captivité de la famille royale, par Turgy ; publiés par Eckard, à la suite de ses Mémoires historiques sur Louis XVII, troisième édition.

[34] Extrait du procès-verbal dressé par les commissaires nommés à l’effet de faire une perquisition exacte chez, les prisonniers détenus à la tour du Temple.

Aujourd'hui, 20 avril 1793, à dix heures trois quarts du soir, en exécution de l'arrêté du conseil général, nous soussignés, nous sommes transportés à la tour du Temple, où, à l'heure susdite, sommes montés à l’appartement, tant de Marie-Antoinette, veuve Capet, que de ses enfants, pour commencer la visite des meubles, et la perquisition sur les personnes, comme il suit :

D'abord, entrés dans la chambre de ladite veuve Capet, avons fouillé dans les meubles, où nous n'avons trouvé rien de suspect. Sur une table de nuit seulement, avons trouvé un petit livre intitulé : Journée du Chrétien, où était une image coloriée en rouge, représentant d'un côté un cœur embrasé, traversé d'une épée, et entouré d'étoiles, avec cette légende : Cor Mariæ, ora pro nobis ; de l'autre côté, une couronne d'épines, et une croix au-dessus du cœur, avec cette légende : Cor Jesu, miserere nobis. Avons trouvé de plus une feuille imprimée, de quatre pages, intitulée : Consécration de la France au sacré cœur de Jésus ; elle commence par ces mots : Ô Jésus-Christ ! On y remarque les passages suivants : Tous les cœurs de ce royaume, depuis le cœur de notre auguste Monarque, jusqu'à celui du plus pauvre de ses sujets, nous les réunissons par les désirs de la charité, pour vous les offrir tous ensemble. Oui, cœur de Jésus, nous vous offrons notre patrie tout entière, et les cœurs de tous vos enfants. Ô Vierge sainte ! ils sont maintenant entre vos mains ; nous vous les avons remis en nous consacrant à vous, comme à notre protectrice et à notre mère ; aujourd'hui, nous vous en supplions, offrez-les au cœur de Jésus. Ah ! présentés par vous, il les recevra, il leur pardonnera, il les bénira, il les sanctifiera, il sauvera la France tout entière, il y fera revivre la sainte religion. Ainsi soit-il, ainsi soit-il !

Dans les poches de Marie-Antoinette était un portefeuille en maroquin rouge, où nous n'avons reconnu digne de description qu'un des feuillets en peau anglaise, sur lequel était écrit au crayon ce qui suit : Brugnier, quai de l'Horloge, n° 65 (et autres noms et demeures de différentes personnes, dont les prisonniers pouvaient avoir besoin). Plus, dans les mêmes poches, un nécessaire roulé, et dans lequel était un porte-crayon d'acier non garni de crayon...

Avons fait ensuite perquisition dans la chambre qu'occupe Elisabeth-Marie, sœur de feu Louis-Capet, où nous n'avons rien trouvé de suspect ; seulement avons découvert dans une cassette un bâton de cire rouge à cacheter, qui avait déjà servi, avec de la poudre de buis dans le même papier. Et environ deux heures après minuit, avons clos le présent procès-verbal, en présence desdites dames, qui ont signé avec nous.

Ainsi signé : MARIE-ANTOINETTE ; ELISABETH-MARIE ; BENOIT, etc., etc.

[35] Autre extrait du procès-verbal dressé par les mêmes commissaires, le 23 dudit mois.

Nous, commissaires, nommés par le conseil général de la Commune de Paris à l'effet de lever les scellés apposés sur l'appartement de Louis XVI nous sommes transportés, etc.

Déclarons que les livres, parmi lesquels on distingue Horace, l'Imitation de Jésus-Christ, la Constitution française et le Bréviaire de Paris, ont été confiés à la garde du concierge, ainsi que ses meubles ; trente-trois louis, une montre en or, des boucles de souliers et de jarretières, aussi en or, les crachats et les croix de tous les ordres, ont été déposés sur le bureau du secrétaire greffier de la Commune ; ils passeront au creuset, pour ne laisser aucun signe de ralliement à la tyrannie, aucune relique à la superstition ; les cordons ont été brûlés-dans la tour même.

Nouvelles perquisitions faites chez les prisonnières, il ne s'est trouvé aucun vestige de correspondance avec le dehors, ni de connivence entre elles et les six membres du conseil inculpés dans le rapport de Tison ; seulement on a découvert dans la chambre de Madame Elisabeth, dans une cassette placée sous le lit, un chapeau de Louis. A elle demandé qui le lui avait donné, elle a répondu qu'elle le tenait de son frère, qu'il le lui avait remis lorsqu'ils habitaient ensemble la petite tour, afin, disait-il, qu'elle conservât quelque chose de lui ; et qu'à ce titre ce chapeau lui était précieux. A elle observé qu'il n'était guère d'usage de conserver un chapeau comme un gage de tendresse, elle a persisté dans sa réponse.

Malgré cette explication, les commissaires ajoutent qu'ils n'en sont pas moins restés convaincus qu'il fallait que le chapeau eût été rapporté à la tour, puisque, vérification faite sur les registres des achats, il était constant que Louis XVI n'en avait qu'un, lequel l'avait suivi au lieu du supplice. Ce chapeau, attestant l'existence de quelques relations avec le dehors, a été déposé dans la salle du conseil du Temple, avec promesse de le rendre à Madame Elisabeth, qui a demandé cette faveur avec les plus vives instances *.

* Voir aux Documents, n° III, un autre rapport fait sur le même objet par l'administration de police.

[36] Voir la séance du conseil général de la Commune de Paris du 26 mars, n° 93, et la description que nous avons tracée tome I, livre VIII.

[37] Arrêté du conseil du Temple, à la date du 24 avril, ordonnant que des réparations soient faites aux abat-jour de l'appartement de défunt Louis Capet et de la chambre de Madame Elisabeth.

Signé : FINEAU, TANCHOU et ARTHUR.

[38] Ancien gouverneur de Saint-Domingue. Le président du tribunal révolutionnaire lui ayant demandé s'il n'avait rien à dire contre le jugement qui le condamnait à mort, Blanchelande répondit : Je jure par Dieu, que je vais voir tout à l'heure, que je ne suis coupable d'aucun des faits que l'on m'impute. Lorsqu'il entendit prononcer la confiscation de ses biens au profit de la République : Elle n'aura rien, dit-il, car je n'ai rien. Son fils, jeune homme de vingt ans, arrêté comme complice de son père dont il avait été l'aide de camp, fut condamné à mort par le même tribunal, le 20 juillet 1794.

[39] Extrait du registre des délibérations du conseil général du 9 mai 1793, IIe de la République, Ire de la mort du tyran.

Le conseil général, délibérant sur la maladie annoncée du fils de défunt Capet, et sur la demande de Marie-Antoinette d'un médecin pour le soigner.

Arrête que demain il entendra à ce sujet les commissaires qui sont aujourd'hui de service au Temple.

Signé : PACHE, maire,

DORAT-CUBIÈRES, secrétaire-greffier adjoint.

Pour extrait conforme :

COULOMBEAU, secrétaire-greffier.

[40] Voir aux Documents, n° IV.

[41] Le mois suivant, les accidents reparurent. On lit dans le registre des délibérations du conseil général de la Commune, du mardi 11 juin 1793 :

Le conseil du Temple fait part que le fils des prisonniers a une hernie et soumet la proposition faite par le médecin qui l'a visité, de le faire soigner par le citoyen Piplé (Pipelet), bandagiste.

Le conseil général arrête que le citoyen Piplé (Pipelet), bandagiste des prisons, visitera le fils de Marie-Antoinette.

Arrête en outre qu'il sera écrit à cet effet au bandagiste des prisons pour qu'il se rende au Temple dans le plus court délai.

DESTOURNELLES, vice-président.

DORAT-CUBIÈRES, secrétaire-greffier.

[42] Santerre avait quitté Paris le dimanche 19 mai, comme le constate le registre des séances du conseil général de la Commune. Quelques jours après, il écrivait d'Orléans la lettre suivante :

Encore à Orléans, le 26 mai 1793, l'an II de la République.

Citoyen maire,

Je vous dois compte de mes observations et de mes opérations.

La route pour un républicain est on ne peut pas plus belle ; l'on y voit ces voitures qui transportaient le crime transporter la vertu. Ce ne sont plus les oppresseurs, mais bien les défenseurs de la République à qui elles servent *.

Lorsque l'on voit les soldats venant du Nord nus et être contents, tous, ainsi que ceux de Paris -et tout le peuple vous accueillir, pour avoir eu les mêmes principes que vous et avoir servi tant soit peu sa patrie, l'on ne craint pas les disgrâces, et rien ne peut altérer vos jouissances. Comme vous voyez, j'ai vu que l'on vous mandait à la barre.

Vous serez peut-être étonné de me savoir encore à Orléans ; j'y ai organisé la troupe, et je pars ce matin. Cette ville, qui comme nous a une excellente municipalité et un vertueux maire, a aussi ses chagrins : elle n'a plus dans son sein les Prieur, Bourbote et Julien ; elle en a quatre qui ne communiquent qu'avec les riches et les aristocrates. Elle a à son département un Manuel.

Elle a une société populaire excellente.

Le citoyen Giot, de l'Arsenal, et membre de la société de Paris, a, comme moi, assisté à plusieurs séances, dans lesquelles nous avons prêché les principes républicains, et consolé un peu nos amis sur les craintes qu'ils avaient de voir l'aristocratie lever audacieusement la tête, et se joindre aux sections de la fraternité et aux grenadiers de la garde nationale de Paris, qui doivent être insérés au bulletin.

Où sommes-nous donc, républicains ?

Nous partons pour joindre le corps de l'armée, et, avec des soldais comme ceux que la République a, nous pourrons réaliser le présage du président de la Commune : Veni, vidi, vici.

Veuillez, citoyen maire, assurer toute la Commune de ma reconnaissance ; c'est à elle que je dois le bonheur de servir ma patrie. Je serai libre et républicain, ou je mourrai content.

Votre ami,

SANTERRE.

* Les voitures de la cour.

[43] Rue de Richelieu, au coin de la rue des Filles-Saint-Thomas.

[44] Il est bon de faire remarquer ici que le nombre des municipaux envoyés au Temple varia plusieurs fois. D'abord on en envoya quatre, puis huit à l'époque du procès de Louis XVI ; six après le 21 janvier ; plus tard huit encore, ensuite quatre, puis trois. Le nombre variait suivant la gravité des circonstances.

Il devint quelquefois si difficile de trouver des commissaires pour aller au Temple, qu'il fallait recourir à des mesures de rigueur pour triompher de la -résistance des récalcitrants. L'amende et la dénonciation du citoyen peu zélé à sa section ne suffirent pas longtemps. Le conseil général se vit contraint de prendre la décision suivante, à la date du 12 septembre 1793 :

Le conseil général arrête que, lorsqu'un de ses membres auquel il aura été écrit pour aller au Temple refusera ce service, deux gendarmes seront chargés de l'aller chercher pour le conduire au Temple ;

Arrête en outre que le présent sera mis sur sa lettre d'invitation.

Cette mesure ne tarda pas à trouver son application : Mercredi, 18 septembre 1793, le conseil arrête à l'égard de Forestier la stricte exécution de son arrêté, qui porte que, lorsqu'un membre refusera de se rendre au Temple, d'après l'invitation qui lui en aura été faite par écrit, il y sera conduit-par deux gendarmes ;

Arrête en conséquence que deux gendarmes iront chercher Forestier.

Conformément à la même décision, deux gendarmes allèrent chercher

Le municipal Soulès, le 26 septembre 1793 ;

Le municipal Mourette, le 3 novembre ;

Le municipal Gibert, le 21 novembre ;

Le municipal Follope, le 13 décembre ;

Le municipal Laurent, le 21 janvier 1794, etc.

[45] Ancien officier d'infanterie.

[46] Ancien officier aux dragons de la Reine et ancien porte-arquebuse du comte d'Artois.

[47] Cet arrête est signé Cambon fils aîné, — L. B. Guyton, — Jean-Bon Saint-André, — G. Couthon, — B. Barère, — Danton. (Archives de l'Empire, Armoire de fer, carton 13.)

[48] Demandé le 14 juin, cet ouvrage avait été mis le 23 à la disposition des prisonnières.

Du vendredi, 14 juin 1793, l'an II de la République française.

Sur la demande des commissaires de service au Temple, le conseil arrête que Baron, garde de la Bibliothèque, fournira sur récépissé.

Les livres ci après :

Dictionnaire historique, 4 vol. in-8°. rel.

Les n° I, II, III et IV des Œuvres de Voltaire.

SILLANS. — CAZENAVE. — FOUCAUX.

Nous, membres du conseil général de la Commune, de service au Temple, donnons le récépissé de quatre volumes intitulés : Dictionnaire historique ; Œuvres de Voltaire, qui ont été transportés à la tour.

Fait au conseil du Temple, ce 23 juin 1793, l'an II de la République française une et indivisible.

MENNESSIER, membre du conseil général.

DANGÉ.

 

Nous croyons devoir prévenir ici nos lecteurs que plus d'une fois les préposés à la garde du Temple demandèrent, au nom des Princesses, -des objets dont ils avaient eux-mêmes envie. C'est la manière la plus naturelle dont on puisse expliquer l'arrêté suivant, provoqué par Tison le dernier jour du mois précédent :

Conseil du Temple. — Bon pour le citoyen Tison.

Sur la demande faite par les détenues de la tour qu'elles désiraient avoir le livre ayant pour titre Gil Blas de Santillane,

Le conseil a arrêté que leur demande serait accordée, et que le citoyen Tison serait autorisé à payer la somme de onze livres pour ledit livre, et le porter sur son mémoire.

Fait au conseil le 30 mai 1793, l'an II de la République française une et indivisible.

MENNESSIER. — DAUJON. — PARIS.

[49] Fragments historiques sur la captivité de la famille royale, par Turgy, publiés par Eckard, à la suite de ses Mémoires historiques sur Louis XVII, troisième édition.

[50] Nous donnons ici sans commentaire l'extrait des registres du conseil du Temple relatif à l'enlèvement du Prince. C'est au lecteur à juger ce qu'il y a d'ironie dans l'expression de cette sensibilité. Voici le procès-verbal :

Le 3 juillet 1793, neuf heures et demie du soir, nous, commissaires de service, sommes entrés dans l'appartement de la veuve Capet, à laquelle nous avons notifié l'arrêté du Comité de salut public de la Convention nationale du 1er du présent, en l'invitant à s'y conformer. Après différentes instances, la veuve Capet s'est enfin déterminée à nous remettre son fils, qui a été conduit dans l'appartement désigné par l'arrêté du conseil de cejourd'hui, et mis entre les mains du citoyen Simon, qui s'en est chargé. Nous observons, au surplus, que la séparation s'est faite avec toute la sensibilité que l'on devait attendre dans cette circonstance, où les magistrats du peuple ont eu tous les égards compatibles avec la sévérité de leurs fonctions.

Signé : EUDES (1), GAGNANT (2), ARNAUD (3), VÉRON (4), CELLIER (5) et DEVÈZE (6).

 

1 Eudes (Jean-Pierre), tailleur de pierre, rue Saint-Antoine, 29, mis hors la loi par décret de la Convention du 9 thermidor au II, comme traître à la patrie, et pour avoir pris part à la révolte de la Commune.

2 Gagnant (Jean-Nicolas-Victor), peintre, rue Richer, adjoint à l'Administration de la police, fat dans la suite accusé de modérantisme et envoyé à l'Abbaye pour vingt-quatre heures. Exclu da conseil général, il était parvenu à y rentrer, lorsqu'un arrêté du Comité de salut public l'élimina de nouveau. Devenu secrétaire de Drouet, Gagnant contribua à faciliter son évasion de l'Abbaye en 1796. Compromis dans l'affaire de Grenelle et pris les armes à la main, il fut traduit devant une commission militaire qui le condamna à mort le 10 octobre de la même année. Comme on le conduisait au supplice. il se glissa doucement en bas de la charrette et serait parvenu à l'échapper, si un cavalier, qui le poursuivit, ne l'eût mutilé à coups de sabre. Il était âgé de vingt-neuf ans.

3 Arnaud (Bertrand), lecteur secrétaire, domicilié rue Favart, mis hors la loi, comme traitre à la patrie, par décret da 9 thermidor au II, exécuté le 10.

4 Véron (Christophe-Antoine), 42 ans, parfumeur, officier de paix, rue Denis, n° 518, section de Bonne-Nouvelle.

5 Cellier (Vincent), défenseur officieux. rue des Francs-Bourgeois, n° 9, section Régénérée, ci-devant Beaurepaire.

6 Devèze (Jean), 53 ans, charpentier, rue de la Pépinière, section de la République.