AU TEMPS DE LOUIS XIII

 

CHAPITRE VI. — LA RÉFORME D'UNE ABBAYE DE MOINES BÉNÉDICTINS[1].

 

 

L'abbaye de Saint-Wandrille, près de Caudebec. — Relâchement de la discipline monastique au début du XVIIe siècle. — L'archevêque de Rouen Harlay de Chanvallon. — Il vient imposer une réforme qui n'est pas acceptée. — Projet des moines de s'affilier à la congrégation réformée de Saint-Maur : échec de la tentative. — Effondrement de l'église abbatiale du monastère. — Ruine de celui-ci. — Les moines de Saint-Wandrille se décident à signer un concordat avec les reformés de Jumièges. — Installation solennelle de ceux-ci à Saint-Wandrille. — Visite d'un grand vicaire de Rouen qui veut faire l'inspection de la communauté. — Refus des moines réformés de subir cette inspection, à titre d'exempts. — L'archevêque de Rouen vient en personne à Saint-Wandrille éclaircir la question. — Longue et violente scène. — M. de Harlay casse le concordat, déclare nulle l'introduction de la réforme et nomme un prieur. — Les moines déposent ce prieur. — L'archevêque jette l'interdit sur le monastère. — Les moines en appellent au pape et au grand Conseil. — Le grand Conseil les reçoit appelants comme d'abus. — Le pape délègue le cardinal de Richelieu pour juger l'affaire. — Tentatives d'accommodement. — Attitude bizarre de M. de Harlay. — Richelieu tranche le débat en donnant raison aux moines. — M. de Harlay finit par accepter la décision.

 

Bâtie dans le creux d'une petite vallée, à un quart de lieue de la Seine, près de Caudebec, sur les bords d'un ruisseau, la Fontenelle, qui descend doucement la vallée à travers des prairies verdoyantes et au milieu de bois de hêtres, l'abbaye de Saint-Wandrille avait subi à travers les siècles, le sort commun de tous les monastères. Elle avait été fondée sous les Mérovingiens, comblée de biens par rois et seigneurs, brûlée par les Danois, reconstruite après cent ans de mort, — grâce aux libéralités du duc Richard de Normandie, lequel réédifia des bâtiments monastiques que la foudre devait abattre trois ou quatre fois, — et avait grandi en nombre, en illustration, en piété[2] Puis le relâchement s'était produit. La commende — cette institution spéciale en vertu de laquelle un personnage quelconque recevait le titre d'abbé, une partie des revenus de l'abbaye et ne venait jamais au monastère, — l'avait accélérée[3]. Au début du XVIIe siècle, la décadence était complète. Les quelques douze moines qui restaient, oublieux de l'ancienne ferveur, vivaient comme des séculiers mondains, voyageaient, recevaient des visites, possédaient chacun leur appartement confortable, au lieu de vivre péniblement en commun, mangeaient ce qu'ils voulaient, n'assistaient pas aux offices et avaient transformé les charges du monastère, celles de sacristain, réfectorier, pannetier, infirmier, chantre ou bailli, en autant de bénéfices rentes, dont ils jouissaient paisiblement. De bons esprits finirent par s'affliger ; ils songèrent à réformer l'institution monastique partout dénaturée, et un bénédictin, Dom Bénard, parvint à créer, en 1618, ce qui devait être la célèbre congrégation de Saint-Maur, à laquelle les papes, pleins de bienveillance, accordèrent entre autres privilèges le droit de faire inspecter les abbayes par des visiteurs de l'ordre, à l'exclusion du droit de juridiction des archevêques ou des évêques, l'exemption de l'ordinaire[4]. De toutes parts le mouvement de réforme s'étendit. On avait le choix entre deux moyens pour ramener l'ordre dans un monastère : ou bien l'évêque du diocèse venait d'autorité imposer des règlements sévères et restaurer l'ancienne discipline, — procédé précaire, car le prélat parti il en était comme devant ; — ou bien on amenait des moines réformés de quelque abbaye de Saint-Maur. Les moines réformés s'installaient, prenaient les revenus, signaient un traité avec les moines résidants ; ceux-ci, abandonnant les rentes de l'abbaye contre une pension annuelle, vivaient suivant leur gré, ne se recrutaient plus, et laissaient les autres pratiquer la vie ascétique de leur goût. L'archevêque de Rouen, M. François de Harlay de Chanvallon essaya d'appliquer le premier système à Saint-Wandrille, puis, ayant échoué, fut le plus terrible obstacle qui s'opposa au succès du second.

 

Oncle du célèbre archevêque de Paris, son homonyme, M. François de Harlay de Chanvallon était le meilleur des hommes, mais il avait peu de jugement[5]. Très gros, bon enfant, agité, parlant d'un verbe sonore, commandant avec emportement et laissant aller les choses avec incertitude, il n'avait jamais d'idées nettes. Mais si par hasard il croyait tenir ce qu'il jugeait être son devoir, il en poursuivait l'exécution avec une violence superbe et une fougue majestueuse. Son regard était alors furibond, et sa barbe, une longue barbe étroite, d'un blond d'or, qui s'étendait sous sa large face bouffie, frémissait en de légères ondulations[6]. Insuffisamment élevé par son père, Jacques de Harlay, qu'illustra un amour malheureux pour la reine Marguerite, il avait une grande estime de lui-même. C'était un savant. Il étudiait, il aimait les livres ; il écrivait[7]. Jaloux de répandre la bonne semence, il ouvrait au public la bibliothèque du chapitre de Rouen[8] et il imprimait, en son château de Gaillon, des catéchismes pieux et des controverses ennuyeuses. Son peuple l'aima pour sa charité[9]. Ses amis admiraient son savoir et redoutaient sa judiciaire. Madame des Loges assurait qu'il était une bibliothèque renversée[10] et Vigneul-Marville répétait que c'était un abîme de science où l'on ne voyait goutte[11]. Le pape n'eut jamais de lui qu'un opinion ironique. Quand on l'interrogeait sur le compte de l'archevêque de Rouen, il prononçait d'un air sentencieux : bella barba ! bella barba ! c'est une belle barbe ! Et si on insistait, il reprenait : veramente bellissima barba ! vraiment c'est une très belle barbe ![12]

Au début de son épiscopat, jeune prélat de trente-trois ans, M. de Harlay eut du zèle. Sur les encouragements venus de Rome, il entreprit d'accomplir d'autorité les réformes monastiques que le peuple réclamait[13]. Ayant commencé par Jumièges et — miracle un peu obscur — ayant réussi, il résolut de continuer par Saint-Wandrille[14].

 

Le mardi 5 juin 1618, accompagné de son promoteur, — personnage remplissant les fonctions de ministère public près la cour ecclésiastique de l'officialité, — de ses secrétaires, d'une suite nombreuse de domestiques et de chevaux, il arriva au monastère où il fut reçu avec honneur. Conformément à son droit sur les communautés, il assembla les moines en chapitre, prit place au fond, sur un siège élevé, appela chacun nominativement, questionna, et constata par un bon procès-verbal les désordres qui affligeaient cette vieille maison. Alors le promoteur proposa un règlement, préparé d'avance, analogue à celui de Jumièges, qui rétablissait la régularité, fermait les portes, édictait le silence, le réfectoire, le dortoir, prescrivait de célébrer tous les offices, avec assistance obligatoire, sous des peines strictes ; bref remettait l'abbaye en l'ancien état des âges austères. Les moines furent consternés. Le prieur, Dom Denis d'Yvetot, homme vieux et faible, voyant, du coup, l'abîme de difficultés dans lequel l'exécution de ce règlement allait plonger le monastère, avoua d'une voix hésitante que ses infirmités ne lui permettaient pas de compter sur l'énergie nécessaire afin de mener à bien l'œuvre entreprise par l'archevêque ; il donnait sa démission. L'archevêque, précisément, qui voulait avoir pour exécuter ses ordres un homme du dehors, accepta, et déclara qu'il confiait le soin de diriger dorénavant la communauté à Dom Guillaume Hélie, un de ses grands vicaires, docteur en théologie, moine profès de l'abbaye de Sainte-Catherine de Rouen[15]. Il ordonna aux moines de lui obéir. Les moines se turent. Puis il signifia qu'il fallait élire devant lui un sous-prieur, un maître des novices et un garde-clefs ou portier ; on nomma respectivement Dom Ballue, Dom Pierre de Colleville, Dom Philippe Crosnier, qui prêtèrent serment[16]. Le lendemain, mercredi 6 juin, le règlement qu'on avait recopié, ayant été canoniquement signifié aux religieux en chapitre, l'archevêque bénit les moines et partit. On nota soigneusement sur le registre des comptes du monastère, le détail des dépenses élevées que l'hébergement du prélat et de sa suite avait coûtées à la maison.

Le règlement ne fut pas appliqué. Personne n'en voulut. Néanmoins il se produisit un certain travail des esprits. Durant les longs conciliabules des moines, dans leurs promenades sous le cloître antique ou aux ombreuses allées du jardin, on agita de salutaires pensées. Les vieux religieux, gens raisonnables, penchaient vers des changements propres à ramener la vie monastique à plus de pureté. On parla de la réforme de Saint-Maur, à laquelle Jumièges venait de se faire affilier. Les uns dirent que l'adoption de cette réforme aurait pour avantage de les débarrasser du règlement de l'archevêque, qu'on était exposé à voir arriver impétueusement pour en imposer l'observation. Des moines allèrent à Jumièges. Au bout de trois ou quatre ans on n'avait encore que quelques intentions. En 1622 l'abbé commendataire de l'abbaye, M. Camille de Neuville, ayant cédé sa commende à son frère, M. Ferdinand de Neuville, le nouvel abbé, homme doux, qui voulait du bien à son monastère, mais n'y vint presque jamais, et qui aimait beaucoup la congrégation de Saint-Maur, conseilla pieusement aux religieux de Saint-Wandrille d'examiner s'ils ne pourraient pas s’agréger à la sainte compagnie[17]. Sur cette invitation plus précise, on se reprit au monastère à discuter. Tant d'intérêts acquis faisaient hésiter ! Les délibérations, pourparlers, examens, projets, durèrent encore trois ans. Finalement, après mûres réflexions et interminables études, on aboutit, en 1625, à l'idée d'un traité avec les moines réformés de Jumièges. Les religieux de Saint-Wandrille écrivirent à l'archevêque de Rouen une belle lettre pleine de sentiments élevés, où ils lui faisaient part de leur intention. M. de Harlay s'empressa de les féliciter. Il les louait. Il apprenait avec grand plaisir cette excellente nouvelle et faisait des vœux pour la conclusion d'un aussi parfait ouvrage. Ne pouvant se rendre au monastère en raison de ses multiples occupations, il y envoyait son grand vicaire, M. Quatresols, pour procéder aux formalités d'usage[18] ; il tiendrait fermement la main à ce que les promesses qui allaient être faites fussent exactement tenues : on pouvait se fier à lui. Les moines furent enchantés de la façon dont l'archevêque prenait l'aventure.

On était dans les derniers jours de 1625. Le 4 janvier 1626, Dom Adrien Langlois, prieur de Jumièges, Dom Columban Régnier, Dom Guillaume Marchand, cellérier de cette abbaye, prirent place en l'assemblée capitulaire de Saint-Wandrille. Il s'agissait de discuter les termes du contrat à signer. Les moines du chapitre firent connaître qu'ils consentaient à abandonner aux réformés de Jumièges les revenus entiers de l'abbaye, à condition qu'on payât à chacun d'eux une pension annuelle de 500 livres, plus quelques autres menues charges et conditions. Ceux de Jumièges acceptèrent. Les religieux de Saint-Wandrille ajoutèrent qu'il fallait s'engager des deux côtés à faire ratifier le concordat par leurs abbés respectifs et les supérieurs majeurs de la congrégation de Saint-Maur ; que les réformés devraient venir prendre possession de leur monastère à la Saint-Michel prochain, le concordat être homologué à la Noël au plus tard ; faute de quoi tout serait nul[19].

Qu'arriva-t-il ? Les moines de Saint-Wandrille ne purent-ils se résoudre à quitter leur confortable existence, ou les moines de Jumièges, effrayés des mauvaises volontés qu'ils devinaient, se découragèrent-ils ? Le certain est que rien n'aboutit.

Ce qu'aucune puissance humaine n'avait pu achever, les nécessités matérielles, résultat d'un malheur imprévu, en décidèrent ; il n'y fallut rien de moins qu'une catastrophe.

Dans la nuit du 20 au 21 décembre 1631, le temps étant calme, le monastère reposant, un bruit effroyable se fît entendre, suivi d'un terrifiant vacarme d'effondrement. La tour centrale de l'église élevée sur le carré du transept s'écroulait, entraînant avec elle la nef, la croisée méridionale, les bas côtés, la chapelle de la Vierge. Tout fut brisé, les stalles réduites en débris, les ornements perdus, les cloches cassées. Il n'y avait plus qu'un amas de décombres et quelques pans de murs à la place de ce qui avait été une svelte et élégante construction gothique du début du XIVe siècle[20].

L'émotion produite par le désastre fut vive. Le premier sentiment unanime parut être de reconstruire l'église sans plus attendre, et les moines, dans leurs lamentations, se prononcèrent sur ce point avec fermeté. Le grand Conseil, à Paris, rendit un arrêt qui commettait M. du Thuit-Hallé, conseiller en cette cour pour se rendre à Saint-Wandrille, avec des experts, dresser procès-verbal des dommages causés, faire établir les devis et aviser[21]. Il remplit ponctuellement son office. Les religieux étaient transportés d'aise. Malheureusement M. de Neuville les informa qu'on prenait sur leurs revenus ce qui était nécessaire à la réparation de l'édifice, et M. du Thuit-Hallé leur fit remarquer que l'arrêt du grand Conseil, en effet, prononçait la saisie de leurs biens afin d'assurer cette réédification. Le monastère fut accablé. C'était la misère et la ruine. Les moines pensèrent alors avec amertume combien ils auraient été plus heureux s'ils avaient exécuté le concordat convenu naguère avec le monastère de .Jumièges. Chacun aurait toujours eu ses cinq cents livres de rente et la congrégation de Saint-Maur, puissante et riche, se serait bien chargée de reconstruire l'abbatiale effondrée. On en délibéra. Un arrangement pouvait encore se conclure, à des conditions moins bonnes, il est vrai, mais indispensables, hélas ! devant la pénurie des ressources. On discuta longtemps, deux ans. Jumièges hésitait. La réunion définitive où l'on devait convenir du nouveau concordat se tint enfin à Jumièges les 27 et 28 décembre 1633. Saint-Wandrille était représenté par son sous-prieur, Dom Louis Deleau, l'infirmier, Dom Philippe Crosnier et Dom Philippe Rigaud. Au nom de la congrégation de Saint-Maur stipulaient Dom Théroude, prieur claustral de Bonnenouvelle de Rouen, et Dom Girard, prieur de Jumièges. L'acte fut dressé. Le préambule n'invoquait que des raisons de piété et de sanctification. Il était stipulé que la mense conventuelle du monastère, c'est-à-dire les revenus de l'abbaye affectés aux moines — le reste des revenus, attribués à l'abbé, formaient la mense abbatiale — serait incorporée à la congrégation de Saint-Maur, immédiatement, dès le premier janvier suivant, dans trois jours. Dans trois jours aussi — c'était le principal — commenceraient à valoir les pensions pour les moines. Les religieux réformés de Jumièges ne viendraient pas encore à Saint-Wandrille : on attendrait quelques années. On ferait par là l'économie de l'entretien des non veaux cénobites. Cependant ce serait un moine de Saint-Maur qui administrerait le temporel de l'abbaye. La pension viagère à payer annuellement à chaque religieux était réglée à quatre cents livres. Avec quelques autres petites redevances, tout de même, la moyenne pouvait atteindre le chiffre de cinq cents. Le pain était assuré[22].

Le 1er janvier 1634, la cession du temporel à la congrégation de Saint-Maur fut faite exactement et l'administration des biens mise entre les mains de Dom Valentin le Chevalier, cellérier[23] de Jumièges.

L'abbé commendataire, M. de Neuville, pendant ce temps, s'occupait de mettre à l'abri ses droits et prérogatives. Il allait voir Dom Grégoire Tarisse, supérieur général de la congrégation de Saint-Maur, et, après plusieurs conférences, il stipulait un concordat spécial pour lui, aux termes duquel l'abbaye était incorporée à perpétuité à la congrégation, les privilèges de l'abbé, présentations, collations, dispositions d'offices et bénéfices demeurant entiers[24]. Les moines réformés de Jumièges rebâtiraient l'abbaye ; ils viendraient au plus tard dans deux ans, en aussi grand nombre que les revenus le permettraient. Ils se chargeraient des aumônes. L'abbé prenait à sa charge les impositions, dons gratuits et décimes deniers[25]. Le traité fut signé le 4 février 1634 et le 6 mars suivant, le prieur de Jumièges étant venu à Saint-Wandrille pour le soumettre aux moines du monastère, ceux-ci formulèrent quelques réserves. Ils dirent qu'ils entendaient toujours élire leur prieur. Ils demandèrent un petit supplément de pension, cent cinquante livres tournois, pour un ancien prieur, Dom d'Equetot, à condition que Dom d'Equetot renonçât à tout office et charge de l'abbaye. C'était un vieux bonhomme, médiocre, faible d'esprit et un peu dangereux, dont on voulait se débarrasser. Le prieur de Jumièges, Dom Girard, accepta ces réserves, conformément aux pouvoirs que lui avait donnés Dom Tarisse, et celui-ci ratifia le 11 mars d'après.

Tous les papiers étant signés et paraphés, on travailla. On répara le dortoir pour recevoir la communauté prochaine. On échafauda l'église : l'échéance approchait.

Quelques jours avant la date annoncée, à la Noël 1635, les moines décidèrent de se donner un prieur. Nominalement ils avaient toujours celui que l'archevêque de Rouen leur avait imposé en 1618, il y avait dix-sept ans, Dom Hélie, le grand vicaire. Mais Dom Hélie était à Rome, agent d'affaires de l'archevêque de Rouen et n'était jamais venu à l'abbaye dont il n'avait aucun souci. Les religieux décidèrent que cette absence équivalait à une démission et ils s'assemblèrent pour procéder à l'élection du successeur. L'élection n'aboutit pas, les voix se divisant obstinément en égal nombre sur deux têtes. On eut recours au sort : un enfant tira un nom d'un sac et l'élu se trouva être celui précisément dont personne ne voulait, Dom Pierre d'Equetot. Bien que le procédé ne fût pas canonique, on s'inclina.

 

Le lundi 14 janvier 1636, vigiles de la fête de Saint-Maur, sur les deux heures de relevée, les cloches de Saint-Wandrille se mirent à sonner. Dans la grande cour du monastère, devant la vieille porte à arcade simple du XIIIe siècle[26], se tenaient les moines, une douzaine, conduits par leur prieur, tous en tenue de chœur — la coule noire flottante, aux larges manches, aux nombreux plis, — nu-tête et recueillis[27]. Un grand concours de peuple entourait : des ecclésiastiques des environs, M. Mallon, curé de la Folletière, doyen de Saint-Georges, M. Beaugendre, curé de Caudebec, des bénéficiers, des vicaires ; un certain nombre de bourgeois : messieurs du présidial de Caudebec — juges, avocats, procureurs — ou de l'élection ; des paysans ; chacun immobile et attentif. On procédait à la réception solennelle des quatorze religieux bénédictins de l'abbaye de Jumièges qui venaient prendre possession du monastère de Saint-Wandrille au nom de la congrégation de Saint-Maur. Dom Pierre d'Equetot prit la parole et, en termes élevés, témoigna la joie qui les animait tous. Nous voyons enfin accompli, s'écria-t-il, ce que nous avons désiré avec tant d'ardeur ! Il ne s'agit plus que d'exécuter à la lettre les traités que nous avons conclus entre nous. Le prieur de Jumièges, dom Guillaume Girard, qui conduisait les nouveaux venus, répondit quelques mots sobres avec simplicité. Puis Dom d'Equetot entonna d'une voix forte le Te Deum, et les moines, reprenant avec ensemble, se mirent en procession. On gagna la chapelle Saint-Paul, qui servait d'église, en attendant qu'on réédifiât la grande. Le cantique achevé, Dom Girard se mit à genoux au pied de l'autel, chanta le Veni Creator, dit les oraisons ordinaires et, revêtant les costumes sacerdotaux, commença les premières vêpres de Saint-Maur qui furent célébrées avec solennité. Après quoi, entouré des officiers du monastère, suivi de tous les religieux, il parcourut à pas lents les lieux réguliers, le chapitre, le réfectoire, le dortoir ; il fit le tour du vieux cloître ; il longea l'hôtellerie, l'aumônerie[28]. Temporellement et spirituellement la réforme était introduite à Saint-Wandrille. Il avait fallu du temps pour l'y amener : il allait en falloir pour l'y assurer.

 

La vie nouvelle s'organisa peu à peu et doucement dans l'abbaye. Dom Valentin le Chevalier continua à gérer le temporel avec le titre de cellérier et, au bout d'un mois, Dom Girard voyant que tout allait bien, s'en retourna à Jumièges, laissant comme prieur, à sa place, Dom Philippe Codebrel, mais conservant, par précaution, une surintendance générale. Chacun s'occupait. Les réformés, Dom Maur Boucaudet, Dom Dunstan Dohin, Dom Clément Dyel, vaquaient à des recherches savantes ; leurs confrères, Dom Ildephonse Hervieu, Dom Maur Bourard, Dom Mauger et Dom Cadieu s'appliquaient, les uns plongés dans les parchemins du chartrier, à fouiller les manuscrits anciens pour retrouver et décrire les vertus des saints illustres qui avaient honoré ce lieu sanctifié ; les autres à sonder les murailles et creuser des trous pour mettre au jour les reliques incontestables qu'on disait enfouies un peu partout. Ceux-ci inventoient les ossements de Saint-Thrasar, enveloppés dans un ancien écriteau. Dom Paul de Riveri mettait quelque clarté dans la chronologie des abbés successifs du monastère, où il y avait de l'incertitude, les auteurs ne s'accordant pas[29]. La vie était paisible, les offices se disaient pieusement. La régularité et le calme régnaient. Bref, le monastère n'avait plus qu'à vivre et à laisser au temps le soin de faire fructifier la réforme, lorsque M. de Harlay souleva la tempête qui allait pour longtemps tout remettre en question.

Depuis la lettre aimable dans laquelle il complimentait les moines de Saint-Wandrille de leur agrégation à la société de Saint-Maur, l'archevêque de Rouen n'avait donné aucun signe de vie. Il était à peu près au courant de ce qui se passait à l'abbaye, il n'y prêtait pas attention. Bien qu'il fût informé des privilèges de la congrégation, qu'il sût pertinemment, entre autres, que celle-ci était exempte de l'ordinaire et que les modifications opérées à Saint-Wandrille devaient lui enlever sur ce monastère les droits d'inspection et de visite, il demeurait indifférent. Les choses auraient pu durer de la sorte et l’abbaye continuer son existence modeste loin des préoccupations de son archevêque, lorsqu'un incident vint faire jaillir l'étincelle qui allait allumer l'incendie.

Le 5 avril, arriva à Saint-Wandrille M. de la Faye, grand vicaire de Rouen, en tournée de visites ecclésiastiques[30], muni des pouvoirs de M. de Harlay qu'il remplaçait. Il avait toujours juridiction sur les anciens moines, s'il ne l'avait plus sur les nouveaux. Il fit sa visite au Saint-Sacrement, ajouta quelques exhortations pieuses, puis procéda à l'inspection des religieux. Dom Pierre d'Equetot subit l'examen au nom des siens, exactement. Après quoi M. de la Faye ajouta qu'il allait procéder à la même opération en ce qui concernait Dom Codebrel et ses religieux réformés. Ceux-ci, — on était en chapitre— furent surpris. M. le grand vicaire agissait-il par ignorance, par étourderie ou avec des intentions perfides ? Poliment, Dom Codebrel refusa. M. de la Faye insista ; une scène allait se produire, lorsque Dom Girard qui était là, mais laissait le prieur diriger sa communauté, lui murmura quelques mots à l'oreille. Dom Codebrel alors prononça d'une voix tranquille, en s'adressant au grand vicaire, qu'il n'avoit rien à lui dire. C'était un subterfuge : le moine pensait : Je ne veux pas répondre à votre inspection ; M. de la Faye pouvait entendre : Ma réponse à votre examen est que je n'ai rien à vous signaler. Le grand vicaire fit semblant de prendre le mot dans ce dernier sens et partit. Rapport fut dressé de l'incident à M. de Harlay, dont l'attention se trouva ainsi attirée sur deux faits : le premier qu'il y avait quelque part dans son diocèse un monastère qui avait d'abord refusé de reconnaître sa juridiction ; le second qu'il l'avait admise mais gauchement et d'une manière peu limpide. Il résolut de tirer lui-même l'affaire au clair quand l'occasion de sa tournée pastorale le conduirait à Saint-Wandrille. Elle l'y conduisit un an après, le 26 avril 1637[31].

Le prélat procédait à la visite générale de son diocèse dite grande calende[32]. Il était escorté d'une suite magnifique de plus de cinquante personnes et de quarante chevaux. Le doyen de la région de Saint-Wandrille — le doyenné rural de Saint-Georges dont le curé du village voisin de la Folletière était titulaire[33] — vint quelques jours à l'avance prévenir les moines de l'arrivée de l'archevêque et leur dire qu'ils devraient à leurs frais héberger et nourrir Monseigneur ainsi que tout son monde. La dépense était forte, mais les religieux voulaient la paix, ils décidèrent de faire Lien les choses.

Au jour dit, c'était un dimanche, sur les cinq heures du soir, arriva en grand apparat le cortège primatial qui venait de Jumièges. L'archevêque, descendu de voiture, se retira un instant dans le logis qui lui avait été préparé, l’appartement d'un des anciens, en la grande cour de l'abbaye ; puis il se dirigea vers l'église sur le seuil de laquelle l'attendait Dom Paul de Riveri, — le prieur des réformés à ce moment, — chapé, avec la croix et l'encens, entouré de tous ses moines. Pour offrir l'eau bénite, le prieur se mit à genoux par terre, petite innovation que M. de Harlay avait introduite dans son diocèse afin de mieux marquer le respect qu'on lui devait. On entra ; on chanta le Repons Ecce sacerdos magnus. L'archevêque ouvrit le tabernacle, action qui représentait l'exercice de son droit de visite ; après quoi il donna avec solennité la bénédiction du Saint-Sacrement. C'était fini. Les réformés firent une grande révérence et s'en allèrent chacun de leur côté, les uns pour quitter leurs ornements, les autres pour veiller au dîner du prélat. Seuls, le prieur et son cellérier, Dom Anselme Boisseau, ayant retiré leurs vêtements sacerdotaux à la sacristie, vinrent retrouver l'archevêque pour le conduire à la salle où il devait prendre son repas et lui tenir compagnie. L'archevêque à genoux finissait sa prière. On était dans le chapitre. La grande église n'étant pas encore réparée et celle de Saint-Paul étant trop loin, la salle capitulaire avait été transformée en oratoire. Il y avait là des bourgeois, des paysans, que l'arrivée de M. de Harlay avait attirés, des gens de sa suite. Ses dévotions terminées, l'archevêque se leva, jeta un regard circulaire, puis demanda au prieur réformé ce qu'étaient devenus ses moines, pourquoi ils étaient partis : il fallait les faire revenir afin qu'ils subissent le scrutin[34], c'est-à-dire l'examen, interrogatoire et inspection de la régularité. Le prieur interpellé penchant un peu le corps en avant, par respect, les mains ramenées sous son scapulaire noir, demanda la permission de faire remarquer à Monseigneur l'archevêque que ce que Sa Grandeur désirait entreprendre était contraire aux prérogatives de la congrégation de Saint-Maur renouvelées depuis dix ans par Sa Sainteté le pape régnant ; qu'il le suppliait de n'y point procéder ; que la congrégation surveillait avec zèle ses abbayes, le visiteur régulier ayant dernièrement fait son inspection et même prévenu M. de Rouen ; et qu'il n'était pas possible à la congrégation de mépriser les faveurs octroyées par le Saint-Siège, notamment la plus importante de toutes, l'exemption, M. de Harlay, légèrement irrité, répondit qu'il entendait que la communauté vînt immédiatement devant lui. Dom de Riveri reprit qu'il suppliait le prélat de ne pas troubler cette communauté tout appliquée aux exercices de sa règle, de ne pas exiger d'elle ce qui serait presque une manière d'asservissement et de ne pas vouloir imposer ce dont leur exemption les dispensait. L'archevêque, élevant la voix avec colère, renouvela l'ordre de lui ramener les moines et il ajouta une phrase obscure, mais d'un sens menaçant, où l'on perçut le mot d'excommunication. Alors le religieux répondit qu'il avait ordre formel de Dom Grégoire Tarisse, supérieur général de la congrégation, de ne point souffrir la visite de M. de Harlay et que si celui-ci passoit outre, il en appelleroit au Saint-Siège[35]. L'archevêque éclata. Sans souci du public qui assistait à la scène, il proféra des imprécations. Il parla de rebelles qu'il fallait frapper d'anathème, de scandale et de schisme. Puis il appela son notaire qui le suivait partout et lui ordonna de dresser procès-verbal de la résistance des religieux. La scène allait finir par quelque foudre ecclésiastique. Sans perdre de temps, Dom de Riveri, qui avait tout prévu, fit signe à deux notaires, lesquels, dans l'assistance, attendaient, et les pria de prendre acte que lui, prieur, protestait hautement contre toute décision de l'archevêque, contre tout ce que celui-ci pourrait attenter ; qu'il en appeloit publiquement au Saint-Siège, sans oublier de bien noter que cet appel était interruptif. M. de Harlay s'en prit violemment aux deux notaires. Qu'est-ce qu'ils faisaient là ? Qu'est-ce qu'ils voulaient ? Voulaient-ils contrôler ses actes ? Les deux tabellions répondirent respectueusement qu'ils avaient eu l'honneur de venir pour le voir, assister à la cérémonie, recevoir sa bénédiction, et si le cas échéait, remplir leur fonction avec honnêteté.

Alors l'archevêque changeant le débat éleva la question. Au fait, s'écria-t-il, en se tournant vers le prieur, qui donc l'avait introduit dans une abbaye dépendant de sa juridiction ? De quel droit y était-il ? La réponse était embarrassante, l'autorité épiscopale, en effet, ayant été laissée de côté dans tous les actes d'installation de la réforme à Saint-Wandrille. Le prieur s'en tira d'une manière évasive en disant qu'il s'en expliquerait en temps utile, qu'il ne ferait rien en dehors des privilèges accordés par le pape et qu'il était peiné d'être forcé, malgré lui, d'en appeler à Rome du peu de cas qu'on faisait des décrets apostoliques. Il s'étendit sur ces décrets, lesquels avaient été confirmés par le roi et homologués par toutes les cours souveraines[36]. Il appuya sur les mots : autorité papale, puissance royale, arrêts de Parlement. M. de Harlay, qui avait beaucoup d'énergie quand il s'adressait à des inférieurs, professait une salutaire appréhension à l'égard de toutes les grandes autorités supérieures à la sienne. Il fléchit un peu dans une vague inquiétude[37]. Certes, dit-il, il déféroit à l'appel pour ce qui étoit de l'honneur, de l'autorité du Saint-Siège, la conservation des privilèges des religieux ; mais vraiment il jugeait que le particulier de cette affaire n'avoit rien de commun avec tout cela. Le prieur allait faire un grand tort au Saint-Siège ; il allait troubler la paix qui était sur le point d'être conclue entre les évêques et les réguliers ; il allait a causer un scandale affreux dans l'Eglise, attirer de mauvaises affaires à son ordre et déconsidérer la réforme.

Il fut interrompu par son notaire qui, venant de terminer le procès-verbal, demandait à ce qu'il fût signé. On lut ce procès-verbal tout haut. Il y était dit que Dom Je Riveri avait traité l'archevêque avec irrévérence. Les faits étaient rapportés en termes sévères pour les religieux. Invité à signer par M. de Harlay, le prieur obtint qu'on biffât le mot d'irrévérence et signa[38].

Le récit de la scène renouvelée par le procès-verbal avait fait oublier au primat le pape, le roi, et le parlement. Il reprit d'un ton véhément qu'il exigeait la production immédiate des privilèges particuliers invoqués par Dom de Riveri et les lettres canoniques de son établissement à Saint-Wandrille. Le prieur répondit que les privilèges en question étaient dans les archives de la congrégation, qu'il ne les avait pas ; tout au juste avait-il entre les mains un pouvoir de son général ; pour le surplus les pièces nécessaires paraîtraient en leur temps.

Les anciens étaient peu à peu revenus dans l'oratoire ; entrés silencieusement, ils écoutaient, immobiles[39]. A ce moment l'archevêque se tournant vers eux pour interpeller leur prieur, Dom d'Equetot, Dom de Riveri feignit de comprendre que le prélat en avait fini avec lui, esquissa une révérence, et se dirigea vivement vers la porte. L'archevêque l'arrêta et lui signifia de rester. Le prieur expliqua que l'examen des anciens ne le regardant pas, il ne jugeait pas convenable d'y assister et que son général le trouverait mauvais. M. de Harlay s'exclama qu'il lui commandait de demeurer sous peine de suspens, ipso facto. Dom de Riveri rappelant son appel au pape, dit qu'il y persistait avec toutes ses conséquences juridiques et sortit. Son cellérier le suivit.

Le prélat interrogea alors Dom d'Equetot, et lui demanda combien ils étaient d'anciens, s'il n'était pas leur prieur. Un moine, Dom Robert le Petit, fit remarquer, au nom de ses confrères, que Dom d'Equetot remplissait bien les fonctions de prieur, comme étant le plus ancien, mais qu'en réalité son priorat régulier était terminé depuis plus de quatre mois et qu'il continuait la charge parce qu'on n'avait pas procédé à une nouvelle élection[40]. M. de Harlay questionna Dom d'Equetot. Etait-ce lui qui avait reçu les autres religieux, et en vertu de quel droit ?En vertu d'un concordat, répondit le prieur, passé entre l'abbé et les moines de Saint-Wandrille, d'une part, les réformés de l'autre. — Et son autorité d'archevêque ? Avait-elle été respectée dans cette introduction ?Non. — Quel cas avait-on fait de lui, de ses droits, de son pouvoir ?[41]

Ce fut le dernier mot. Avec solennité M. de Harlay déclara qu'il prononçait la suppression de cette introduction, comme nulle et furtive, faite sans mission, contre les formes canoniques ; qu'il cassait et annulait le concordat, déposait le prieur des réformés ; défendait aux anciens de recevoir ce qu'il appelait les nouveaux venus autrement que comme des étrangers et des hôtes, et confirmait Dom d'Equetot dans sa charge de prieur avec pleine juridiction sur tous les moines de l'abbaye.

Le procès-verbal de la déclaration fut rédigé séance tenante. Les termes en étaient accablants. Il n'y était question que de l'horrible attentat de l'introduction de la réforme, de l'irrévérence commise à l'égard de l'archevêque par ces nouveaux venus qui levaient l'étendard du schisme et de la révolte sous prétexte de maintenir leurs privilèges, de leur ingratitude odieuse, d'intrusion, de scandale, de violements des saints décrets et des constitutions canoniques. Le Père d'Equetot contresigna ce factum. Les moines refusèrent de l'imiter, disant simplement qu'il y avait là des choses contraires au service de M. l'abbé de Saint-Wandrille.

A la réquisition de son promoteur, l'archevêque de Rouen ajouta au procès-verbal que vu les désordres et troubles dans l'exécution de la présente visite, il en remettait la conclusion à un autre temps. Il mandait au plus prochain de ses archiprêtres, doyens ruraux, sur ce requis, de signifier ce procès-verbal, qu'il qualifiait d'ordonnance, à Dom d'Equetot et à Dom Paul de Riveri pour que leurs compagnons n'en prétendissent cause d'ignorance et pour valoir acte de visite par provision en attendant notre définitive et que par nous il soit canoniquement prononcé, selon qu'exige la gravité du cas de la présente rébellion scandaleuse et schismatique. L'archevêque n'avait pas le temps de demeurer, l'ordre de sa grande calende l'appelant le lendemain matin à Caudebec.

La soirée était avancée, le dîner attendait. M. de Harlay refusa le repas des moines et alla manger légèrement dans le logis d'un des anciens, Dom Crosnier[42]. Il intima la défense à toute sa suite de rien accepter du monastère, mais la suite ne tint pas compte des prohibitions du prélat.

Le lendemain, 27 avril, à la première heure, l'archevêque faisant atteler son carrosse se disposa à partir. Les moines réformés, en corps, vinrent l'attendre à sa voiture. Ils voulaient le supplier d'oublier ce qui s'était passé la veille, lui dire toute la peine qu'ils avaient de n'avoir pu lui donner satisfaction sur un point où ils ne pouvaient abandonner leurs droits, l'assurer qu'ils avaient été contraints d'agir comme ils l'avaient fait et le conjurer de n'en garder aucune irritation. M. de Harlay, de nouveau, les accabla de reproches et refusa de rien entendre. En vain, les malheureux, humbles et penchés, tendant le dos à la gouttière, subissaient avec patience la tourmente. Au moment où le prélat allait monter, ils se mirent à genoux pour recevoir sa bénédiction. Les anciens étaient là, dans la même posture. L'archevêque bénit ceux-ci seulement, de grands signes de croix, en continuant la scène qu'il faisait aux autres. Il embrassa Dom d'Equetot : Je vous recommande tous vos bons religieux, lui dit-il — il désignait l'ensemble de la communauté, — puis déjà sur le marchepied, se retournant à demi, et bénissant encore, il fît aux réformés : Pour vous autres, vous êtes des papes, c'est à vous à donner des bénédictions ! Le carrossier toucha et la lourde voiture disparut.

Deux jours après, le mercredi 29, le curé de la Folletière, doyen de Saint-Georges, M. Nicolas Mallon, se transportait à Saint-Wandrille, par ordonnance de l'archevêque de Rouen et, à la requête du promoteur, M. Grespeville, signifiait à Dom de Riveri le procès-verbal dressé le dimanche précédent.

M. de Harlay avait, on droit, détruit la réforme à Saint-Wandrille.

 

La nouvelle des événements qui venaient de se passer à l'abbaye fit un grand bruit. On en parla dans tout le diocèse, dans la province : à Paris elle produisit de l’émotion[43]. M. de Neuville, l'abbé, alla à Saint-Germain des Prés afin d'avoir des détails et dit aux Pères de la congrégation combien il était étonné des procédés extraordinaires de l'archevêque de Rouen. Les religieux de Saint-Germain des Prés écrivirent au prieur de Saint-Wandrille pour lui demander de leur envoyer le procès-verbal de l'affaire : ils lui recommandèrent de ne pas accepter l'autorité du prieur des anciens telle que l'archevêque l'avait établie et de ne rien tolérer qui fût de nature à faire croire qu'elle pût être reconnue. Quelques semaines après, pour témoigner à Dom de Riveri sa satisfaction au sujet de l'attitude ferme qu'il avait su garder, le chapitre général le nommait prieur de Jumièges et lui donnait pour successeur Dom Fuscien Delattre. Mais pendant ce temps, à Saint-Wandrille, la situation s'aggravait. Cette fois c'étaient les anciens qui, se brouillant avec l'archevêque, attiraient sur le monastère les dernières foudres canoniques épiscopales.

 

Irrités de l'attitude équivoque de leur prieur dans les débats précédents, et de la facilité avec laquelle celui-ci avait signé contre leurs confrères réformés des pièces injurieuses à leur égard, les anciens avaient résolu de se défaire de lui. Quoique ses pouvoirs fussent régulièrement terminés depuis plusieurs mois, on lui avait laissé une préséance honorifique à titre de doyen, parce que la communauté n'avait jamais été en nombre pour procéder à une élection nouvelle ; mais on avait trouvé mauvais qu'il prît le rôle de supérieur en présence de M. de Harlay et surtout on n'acceptait pas la nomination faite d'autorité par le prélat. Un jour où le nombre des moines se trouva par hasard suffisant, au chapitre, Dom Crosnier demanda la parole et expliquant que Dom d'Equetot avait laissé passer six mois après l'échéance de son priorat sans faire procéder à une élection, il prenait, lui, cette initiative et proposait à l'assemblée d'élire un autre supérieur. Dom d'Equetot, se levant de son siège, déclara qu'il était le prieur régulier, établi par l'archevêque, et qu'il n'y avait pas lieu de procéder à une nomination nouvelle. On lui répondit que la communauté allait passer outre. Dom d'Equetot s'écria qu'il se pourvoyait devant l'archevêque, qu'il protestait de nullité de tout ce qu'on ferait et, sortant du chapitre, il claqua la porte. Les anciens élurent Dom Louis Deleau, bailli du monastère[44]. Dom d'Equetot partit pour Rouen ; il alla trouver l'archevêque et lui raconta ce qui venait de se produire à Saint-Wandrille. Il y avait là, affirmait-il, un mépris scandaleux des décisions de l'autorité ecclésiastique. Le sang ne fit qu'un tour dans les veines du fougueux prélat. Il ordonna immédiatement à un de ses grands vicaires de procéder à une enquête et d'envoyer le doyen rural de Saint-Georges sommer les moines de Saint-Wandrille d'avoir à se désister de leur élection. Les moines n'avaient qu'un moyen de défense, c'était de se retrancher derrière les complications de la procédure en faisant appel à la chicane juridique. Les lois ecclésiastiques prescrivent que lorsqu'on fait des monitions ou des sommations, l'agent auquel la mission est confiée doit montrer une ordonnance, une commission, un mandat régulier quelconque, et doit être accompagné d'adjoints et de records[45]. On agit si précipitamment à l'archevêché de Rouen que quand le doyen de Saint-Georges, M. Mallon, se présenta à l'abbaye, il n'avait ni commission, ni record. Les moines lui signifièrent que toute la procédure était par conséquent nulle. Le curé de la Folletière dressa procès-verbal de ce qu'il appelait l’irrévérence et contumace à la voix de l'Eglise des moines rebelles et adressa le document à M. de Harlay, à ce moment à Dieppe[46]. Au reçu de ce procès-verbal, M. de Harlay prit la plume et écrivit :

François, par la permission divine, archevêque de Rouen, primat de Normandie, à nos religieux de Saint-Wandrille, salut et bénédiction. Sur la plainte de frère Dom d'Equetot, votre ancien prieur et reconnu et déclaré tel par vous au cours de noire visite ; de la destitution faite de sa personne au mépris de notre autorité ; l'ordonnance de notre grand vicaire pour en informer et le procès-verbal de notre doyen de Saint-Georges ; avons jeté et jetons l'interdit sur votre maison et communauté et église ; suspense actuelle sur le prétendu prieur intrus et tous autres, soi-disant réformé, qui s'ingère ou se pourroit ingérer d'en faire, soit avec lui, soit à part, la fonction ; avec excommunication contre tous les complices de ce scandaleux monopole ; et ce jusqu'à résipiscence et conclusion de notre visite. Mandons à notre dit doyen de vous signifier les présentes censures, avec défenses de reconnaître d'autre supérieur que ledit Dom d'Equetot, auquel avons donné mainlevée des derniers arrêtés. Et, en cas de mépris, les fulminerés par tous les lieux voisins et églises du doyenné, et d'informer contre ceux qui n'y déféreront pas, comme contre gens suspects de schisme et d'hérésie, pour y être pourvu comme à membres infectés et retranchés de la communion des fidèles. Donné en notre ville et comté de Dieppe et écrit et signé de notre main, ce 19e de juillet 1637. Signé : François, archevêque de Rouen.

Sur la pièce furent ajoutés : par commandement de Monseigneur, Esprit ; un paraphe et un sceau de cire verte.

Ainsi l'abbaye était interdite : plus de messe, plus d'office, plus de sacrement. Le cloître devenait un endroit de malédiction ; le monastère sanctifié par cinquante bienheureux n'était plus qu'une maison déshonorée et sans religion. Mais M. de Harlay, pour avoir frappé fort, n'avait pas frappé juste. Les règles canoniques exigent qu'avant de procéder aux dernières fulminations, on écoute les coupables et qu'on fasse trois monitions juridiques régulières : il les avait oubliées[47].

Le coup bouleversa Saint-Wandrille. Tout le monde était atteint. L'archevêque, enveloppant dans un même geste ses ressentiments de naguère et son irritation présente, avait englobé l'ensemble des moines anciens et réformés dans la même sentence. Chacun s'occupa d'organiser la résistance avec acharnement.

M. Mallon, le doyen de Saint-Georges, étant revenu, le 24 juillet, notifier à Dom Deleau, tant pour lui que pour tous les religieux, l'ordonnance archiépiscopale qui prononçait l'interdiction, Dom Deleau lui déclara que la communauté tenait cette interdiction pour nulle ; qu'elle avait été lancée sans que les intéressés fussent écoutés en leurs raisons et défenses[48] ; les religieux entendaient se pourvoir en temps et lieu et devant qui il appartiendrait contre toutes ces entreprises injustes et ces violences insupportables. De leur côté les réformés firent signifier à M. de Harlay, par exploit d'huissier, qu'ils en appelaient à Rome de son prétendu interdit donné à Dieppe ; qu'ils prenoient à partie le seigneur archevêque pour avoir jeté sur eux des censures au préjudice de l'appel suspensif, précédemment interjeté, et au mépris de l'autorité du siège apostolique dont il ne tenait aucun compte.

Le bruit fait par l'interdit fut considérable. A Paris, notamment, on blâma l'emportement de M. de Harlay. L'archevêque, inquiet, hésita, puis par un de ces revirements soudains, propres aux esprits mal trempés, décida de tout arranger d'un coup, en cédant. Il annonça qu'il allait clôturer la visite épiscopale à Saint-Wandrille et nomma deux commissaires, pour y procéder : toujours le doyen de Saint-Georges et le curé de Caudebec, M. Beaugendre, que devaient assister deux pères capucins pris au couvent de cet ordre à Caudebec. Des patentes précisèrent leur mission[49]. Ils devaient lever l'interdit et, afin de sauver les apparences, rétablir Dom d'Equetot. Mais, cela fait, Dom d'Equetot donnerait sa démission et il serait procédé par les moines à une nouvelle élection que les commissaires confirmeraient. Après quoi les concordats seraient formellement validés, la réforme canoniquement établie à Saint-Wandrille et tout laissé en paix. Pour plus de sûreté, M. Beaugendre écrivit, quelques jours avant la date fixée, à Dom de Riveri, prieur de Jumièges, et lui annonça ce qu'il allait faire. Il montrait combien les nouvelles dispositions de l'archevêque étaient avantageuses à l'égard de Saint-Wandrille ; il espérait aboutir à un arrangement pacifique. Je serois bien aise, disait-il, que tout se passât doucement. Monseigneur est si bon prélat que je crois qu'en lui rendant ce qui lui est dû, il recevra à bras ouverts ceux qui le reconnaîtront pour ce qu'il est. Je prie Dieu qu'il fasse réussir le tout à sa gloire et à l'honneur de sa dignité pastorale sans blesser l'intérêt de votre congrégation.

Il était trop tard. Les moines recevaient des encouragements à la résistance ; on leur disait de s'adresser aux magistrats civils prêts à les soutenir. D'ailleurs, si M. de Harlay, ajoutait-on, parlait d'accommoder la difficulté immédiate, il ne disait mot de la cause initiale du débat, l'exemption de l'ordinaire. L'acceptait-il ? ou faudrait-il dans peu de temps recommencer la lutte ? Mieux valait tout régler à la fois par la voie légale. Après le moment d'étonnement qui suivit les avances de l'archevêque, on décida de ne rien répondre et de s'en remettre à la procédure.

Anciens et réformés agirent de leur côté. Les premiers demandèrent et obtinrent du parlement de Rouen des lettres moratoires[50] permettant au bailli — ou à son lieutenant — de leur accorder un délai de quelques mois avant de formuler leur appel en cour de Rome, tout en bénéficiant de l'effet suspensif de cet appel à l'égard des mesures de l'archevêque. M. de Harlay fut cité à comparaître devant le bailliage au sujet de ces lettres. Les seconds interjetèrent appel comme d'abus au grand Conseil, à Paris. Ils exposèrent les violences du prélat ; ils demandèrent à être reçus appelants ; cependant d'être tenus comme relevés de l'interdit et qu'il fut fait expresse défense et inhibition à M. de Harlay de passer outre et de rien entreprendre contre l'abbaye, sous peine de nullité flagrante, cassation, 6 000 livres d'amende, dommages, dépens et intérêts. Le grand Conseil rendit un arrêt conforme à la demande des religieux[51].

Devant l'altitude délibérée des moines, l'archevêque ordonna à ses commissaires de clôturer immédiatement sa visite pastorale à Saint-Wandrille en confirmant purement et simplement toutes ses condamnations, annulations et censures.

 

MM. Mallon et Beaugendre se présentèrent aux portes du monastère le 9 septembre, vers deux heures de l'après-midi, pendant que M. de Harlay attendait à Caudebec, à l'auberge des Trois-Marchands, le résultat de la démarche. Les deux capucins nécessaires faisaient défaut. Leur gardien était venu quelques jours auparavant à Saint-Wandrille demander aux bénédictins leur senti' ment sur le projet de faire accompagner par deux de ses Pères les curés attendus, et les bénédictins ayant répondu que leurs confrères devaient savoir ce qu'ils avaient à faire, les capucins, comprenant, avaient prétexté des riens pour ne pas venir. MM. Mallon et Beaugendre furent introduits dans le cloître où la communauté les attendait. Ils donnèrent lecture de la commission dont ils étaient chargés. Le prieur, Dom Fuscien Delattre, demanda deux copies de ce document pour que les moines l'examinassent. Les deux copies qui étaient prêtes ayant été délivrées, les moines se retirèrent et peu après Dom Deleau vint faire part de leur réponse. Ils suppliaient ces messieurs de se désister de leur entreprise ; celle-ci était une violation des lettres moratoires accordées par le Parlement de Rouen, une violation de l'appel interjeté en cour de Rome. Dom Delattre, au nom des réformés, ajouta que cette commission anéantissait les privilèges de la congrégation, et notamment un article de la bulle In Supereminenti du pape Urbain VIII, en date du 21 janvier 1627, qui disait que les membres de la congrégation de Saint-Maur devaient jouir des mêmes privilèges, libertés, exemptions, immunités, grâces et prérogatives que les congrégations du Mont-Cassin, de Saint-Justin de Padoue, de Saint-Vannes, les ordres mendiants ou non mendiants. Le moine donna lecture de l’extrait de la bulle et en mit une copie entre les mains des commissaires, lesquels répondirent qu'ils montreraient certainement cet extrait à l'archevêque ; mais, nonobstant, qu'ils allaient exécuter leur mission. Dom Deleau reprit que c'était là un nouvel attentat d'agir de la sorte malgré leur appel au pape ; qu'à son tour, à l'imitation de ses confrères, il en appelait au grand Conseil comme d'abus et qu'il était intolérable de voir ainsi fouler aux pieds toutes les lois canoniques et civiles. Les commissaires maintenant qu'ils allaient passer outre, les deux prieurs prononcèrent alors qu'ils prenaient à partie personnellement les deux commissaires, qu'ils les rendaient privément responsables du crime qu'ils allaient commettre et qu'ils les feraient répondre de tous dommages, pertes et intérêts. Cette fois, devant la menace directe, les commissaires effrayés reculèrent. Après s'être consultés à voix basse, ils dirent qu'ils estimaient bon de surseoir jusqu'à ce qu'il en eût été ordonné plus amplement. Ils firent un procès-verbal dont ils laissèrent deux copies à Saint-Wandrille et allèrent retrouver l'archevêque.

Celui-ci les tança avec véhémence. De quoi avaient-ils eu peur ? L'appel des moines était non suspensif, mais dévolutif[52]. Si c'était nécessaire, on le leur mettrait dans leur commission. De nouvelles lettres furent rédigées en ce sens, et ordre itératif fut donné par le prélat d'en finir. Il fallut quelques jours pour se préparer à la dernière bataille. Recommandation était faite aux commissaires, dans leurs pouvoirs, d'user de ceux-ci avec esprit de douceur, attendant un plus saint coup de bâton pastoral, si la brebis s'égaroit davantage. Les moines de Saint-Wandrille, tenus au courant de ce qui se tramait contre eux, avaient décidé de s'enfermer à double tour et de ne pas recevoir les commissaires : c'était cette détermination, dont M. de Harlay fut informé, qui retardait l'exécution. Des ecclésiastiques, remplissant une mission canonique, n'avaient pas le droit d'enfoncer des portes : il fallait l'assistance d'un magistrat civil[53]. On s'était adressé au procureur du roi près le présidial de Caudebec, M. André le Picart ; mais M. André le Picart, ami des moines, avait les mains liées par l'arrêt du grand Conseil qui lui faisait courir des risques dans le cas où il se fût permis de n'en point tenir compte ; il parla d'un voyage et s'absenta. Les capucins, par ailleurs, s'excusèrent encore de ne pouvoir accompagner les deux commissaires, en raison de l'injure du temps — il pleuvait — et de quelques affaires importantes. Il fallut se rabattre sur de simples ecclésiastiques.

L'expédition fut fixée au 16 septembre. Le matin même, les bénédictins en reçurent l'avis par une notification de l'archevêque et une lettre particulière qui les prévenait de tous les détails. Les commissaires ne pourraient pas forcer les portes. Us sommeraient. Si seulement ils trouvaient trois moines, ils devraient les considérer comme le chapitre et agir. Les moines résolurent de se tenir cois.

A l'heure prévue, les curés de Caudebec et de la Folletière arrivèrent devant la porte close de l'abbaye. Ils frappèrent ; on ne répondit pas. Plusieurs fois ils cognèrent ; sans succès. En levant la tête vers les fenêtres ils aperçurent un religieux qui les regardait. Ils lui crièrent d'ouvrir, mais l'autre fit comprendre qu'il n'avait pas les clefs. Mettant leur œil à une fente de la porte, ils virent l'ombre d'un moine derrière. Ils interpellèrent celui-ci, lui demandant de les faire entrer. Le moine répliqua qu'il n'était pas chargé d'ouvrir les portes. Alors les deux commissaires se consultèrent ; puis M. Beaugendre recula de trois pas et se mit à crier d'une voix aiguë : Messieurs les religieux de Saint-Wandrille, je vous somme, de l'autorité de Monseigneur l'archevêque de Rouen, primat de Normandie, votre prélat et pasteur, de faire ouverture de votre maison et exécuter le contenu de la commission par lui à nous donnée et dont copie vous a été, ce matin, délivrée, avec indiction de notre présente venue. Lentement, trois fois, le curé de Caudebec répéta la phrase, s'arrêtant un peu à chaque fois, et à chaque fois frappant du marteau à la porte. Le même silence ayant accueilli les trois sommations, il acheva en ajoutant de la même voix et distinctement que, par l'autorité de Monseigneur l'archevêque, Dom d'Equetot était rétabli en la charge de prieur, que Dom Deleau, intrus en sa place, était frappé de suspense actuelle et que le monastère était en interdit, lequel était valable avec toutes ses clauses. Par trois fois, encore, il frappa du marteau, sommant les religieux de déclarer s'ils voulaient obéir, oui ou non, et s'ils avaient quelque objection à présenter. Alors les commissaires se retirèrent au presbytère de la paroisse, situé de l'autre côté du chemin, en face ; ils rédigèrent leur procès-verbal et pendant qu'ils écrivaient, ayant aperçu la porte de l'abbaye qui s'ouvrait plusieurs fois, ils consignèrent le fait dans leur acte, le qualifiant de provocation. Le tout recopié et bien sec, ils vinrent placarder le procès-verbal sur le mur de l'abbaye et s'en allèrent paisiblement.

 

Sans plus tarder, les moines anciens rédigèrent leur plainte au grand Conseil. Ils en appelaient comme d'abus. Ils requéraient que leur cause fût vidée conjointement avec celle de leurs confrères, les réformés, par un seul et même arrêt ; ils demandaient d'être tenus pour relevés de l'interdit et des censures, et que, cependant, expresse défense fût faite audit archevêque et à ses commissaires de ne rien attenter contre les moines au préjudice de l'appel dont le grand Conseil était saisi. Le grand Conseil, aussi favorable à cette nouvelle demande qu'à la précédente, rendit un arrêt conforme[54].

La procédure était engagée de tous côtés, au civil, en cour de Rome ; l'archevêque de Rouen, que maintenant l'autorité séculière arrêtait pour de bon, attendait non sans quelque inquiétude : on eut bientôt d'importantes nouvelles.

 

L'ensemble des pièces concernant la plainte des moines de Saint-Wandrille arrivé au Saint Siège, le dossier fut examiné. Le pape Urbain VIII, conformément au droit en vigueur, décida de déléguer l'examen et le règlement de l'affaire à quelque personnage ecclésiastique placé près des plaignants[55] : il choisit le cardinal de Richelieu. Un bref fut envoyé au cardinal : les termes en étaient sensiblement favorables aux religieux.

La nouvelle de l'arrivée à Paris du document pontifical, et surtout du destinataire auquel il était adressé, émut M. de Harlay. Confusément, celui-ci s'arrangea de manière à faire entendre dans l'entourage du ministre, de sa part, qu'il y avait peut-être lieu de surseoir à l'effet des ordonnances édictées contre Saint-Wandrille. Le cardinal de Richelieu n'allait pas être facile. Il aimait les bénédictins. Il voyait avec grande faveur la congrégation de Saint-Maur, dont il s'était déclaré protecteur et qu'il avait unie à la réforme de Cluny sous le titre général de congrégation de Saint-Benoît[56]. Il goûtait médiocrement les entreprises faites contre les moines, surtout au détriment de l'ordre public.

Il écrivit à M. de Harlay une courte lettre. Cette lettre était un modèle d'art contenant, sous les formes que se doivent entre eux deux grands dignitaires ecclésiastiques, avec une nuance d'affection flatteuse et les précautions adroites ménagées en vue d'obtenir un résultat par des voies de douceur, une menace précise, formulée d'un léger ton de commandement. L'archevêque de Rouen comprit. Il répondit une épître bizarre[57] dans laquelle il s'excusait, parlait du tempérament national malheureusement excitable ; alléguait le naturel de la nation, qui va toujours si chaudement dans les entreprises ; mettant ainsi sur le compte de la race l'emportement désordonné qu'il avouait. Il terminait : Si tout ce que Dieu dit de son peuple quand il est courroucé et si les ordonnances qui partent de cette chaleur étaient prises à la lettre, où en serions-nous ? Tous ne pèchent pas également et néanmoins il parle si universellement que vous diriez à ouïr tonner les prophètes que le ciel doit tomber et qu'il n'y a plus de gens de bien. Etrange raisonnement dont il fallait conclure que tout ce que l'archevêque de Rouen avait fulminé contre les moines de Saint-Wandrille ne devait pas être pris au sérieux[58].

Mettant à profit cependant, l’avertissement du cardinal, M. de Harlay songea à arranger l’affaire. On trouva un intermédiaire, M. Davannes, prieur commendataire de Bonnenouvelle de Rouen et de Saint-Nicaise de Meulan. Les moines consentaient à passer sur beaucoup de choses : à dire qu'ils avaient mal expliqué leurs droits et privilèges à l'archevêque et que celui-ci avait pris leurs timides excuses pour une désobéissance. Un projet d'adresse au primai fut rédigé dans cette donnée et M. Davannes le porta à Rouen. Mais il crut pouvoir s'avancer jusqu'à promettre qu'il amènerait les moines eux-mêmes à M. de Harlay, dans quelques jours, présenter des excuses et demander pardon. Les moines, furieux, refusèrent d'aller à Rouen : l'archevêque attendit et ne vit rien venir. Le prieur de Bonnenouvelle, confus, s'était caché sans même le prévenir.

Le cardinal de Richelieu, ne recevant aucune information de M. de Harlay, lui écrivit une seconde lettre — on était à la fin de décembre 1637 — pour lui faire connaître que si décidément il n'apprenait pas qu'on avait amiablement terminé l'odieuse contestation, il allait s'occuper de remplir la mission que le pape lui avait confiée. M. de Harlay s'inquiéta ; il fallait tâcher de trouver une solution ; on lui suggéra un subterfuge.

Il fit rédiger un acte par lequel il relevait les moines de Saint-Wandrille de toutes les censures, puis il manda au doyen de Saint-Georges de se transporter au monastère, de présenter l'acte en question aux religieux, après quoi de le faire enregistrer avec tous les documents — ou les plus importants — au greffe de sa cour ecclésiastique de Rouen. Si les religieux ne disaient mot, il serait établi par cette procédure que l'archevêque avait régulièrement usé de son droit, frappé des rebelles, relevé ceux-ci de leur condamnation. Le silence de la communauté équivaudrait à la reconnaissance des faits et à la reconnaissance surtout de la juridiction de M. de Harlay. Le curé de la Folletière ne put, ou n'osa pas aller lui-même à Saint-Wandrille ; il se contenta d'écrire au prieur en demandant une rapide réponse : Dom Fuscien Delattre ne répondit pas[59].

Le cardinal de Richelieu ne voyant rien venir de Rouen se décida à en finir. Il dressa à Rueil un acte en latin par lequel il donnait commission à MM. Fiacre Rivière, chanoine de l'église métropolitaine de Paris, docteur en droit canonique et en droit civil ; Jacques Lescot, docteur et professeur royal de théologie à l'Université de Paris[60], d'examiner le différend surgi entre l'archevêque de Rouen et les moines de Saint-Wandrille, avec pouvoir de citer, ouïr, interroger les parties faire enquête, de mettre le tout en état d'être jugé ; de rédiger un rapport, et d'apporter l'ensemble au cardinal qui se réservait de prononcer. MM. Rivière et Lescot se mirent à l'œuvre. Ils prirent leur temps. Au bout de quatre ou cinq mois, en vertu de la commission du cardinal de Richelieu, ils portèrent un mandement qui citait l'archevêque de Rouen et son promoteur, M. Louis Seurat, à comparaître à la barre du chapitre de Paris. M. de Harlay se courrouça d'avoir, lui archevêque, à comparaître devant deux petits prêtres. Le jour dit, ni lui, ni son promoteur ne parurent. La commission condamna M. de Harlay par défaut ; cependant elle lui laissa un délai de trois semaines pour comparaître au même endroit et à une heure fixée.

A la date voulue, personne, de Rouen, ne donna signe de vie. On fit signifier au prélat l'acte de défaut, par huissier, et on eut la condescendance de lui donner encore une nouvelle assignation à un mois pour venir se sauver ou amender. Ceci devait amener au 20 octobre. Le 7 du même mois M. de Harlay écrivit directement au cardinal de Richelieu. Cette lettre était une suite étrange d'inexactitudes et de prétentions. Il demandait au ministre de se réserver la connaissance entière de la discussion ; se plaignait amèrement des moines, disant qu'ils avaient surpris la religion du cardinal pour se soustraire à la juridiction métropolitaine de Normandie, sous le couvert du nom de M. de Richelieu. Il ajoutait que ce qui l’outrait le plus était que les moines avaient eu l'impudeur de le citer, lui, archevêque, à la barre du chapitre de Paris devant les sieurs Rivière et Lescot, pour l'instruction d'une affaire qui mérite bien votre audience et qui n'est pas viande d'écoliers. D'ailleurs les religieux, continuait-il dans une suite de raisonnements inquiétants, avaient-ils besoin d'obtenir un bref de Rome ? Votre nom et votre piété nous convioient assez de nous y présenter pour en passer par votre décision. Tout autre respect ne m'auroit pas fait mettre bas l'ordre canonique pour défendre mon Eglise d'un si extraordinaire attentat et d'une si insigne révolte, après avoir souffert deux ans, depuis leur introduction, la visite et le scrutin de nos grands vicaires. Il achevait en suppliant le cardinal d'arrêter la procédure — étant impossible à lui, primat, de comparaître devant deux méchants clercs — et de prendre sa lettre pour la plus respectueuse comparence[61].

Le cardinal de Richelieu comprit qu'il n'y avait rien à faire avec M. de Harlay. L'archevêque ne comparaîtrait jamais : il faudrait le condamner par contumace, ce qui n'avancerait rien, et édicter une résolution extrême, qui laisserait tout en suspens. Le premier ministre trouva une solution intermédiaire de nature à satisfaire les deux parties. Il dit à ses subdélégués qu'il arrêtait la procédure, et les priait de lui transmettre les dossiers ; puis il prononça : à l'un il accordait la forme, aux autres le fond ; et sur le tout, pour laisser à chacun une dernière espérance, il laissait entendre qu'il s'agissait d'un règlement provisoire, mais que c'était un hon règlement. Il ne voulait pas, déclarait-il, trancher définitivement la question de principe qui était la question générale d'entre messieurs les évêques et les religieux exempts ; gros problème aussi ancien que les ordres monastiques et qui durerait sans doute autant qu'eux[62]. Il n'était que de concilier. L'archevêque pourrait, quand hon lui semblerait, venir à Saint-Wandrille ; il serait reçu avec tout le respect possible ; il y officierait, visiterait le Saint-Sacrement, l'église, les bâtiments secondaires, porterie, communs, à loisir ; mais il n'inspecterait pas les moines et n'interrogerait personne sur la régularité, ce qui était laissé aux supérieurs de la congrégation. La cause des moines, qui n'en avaient jamais demandé davantage, se trouvait donc gagnée. La forme fut laissée à M. de Harlay. Richelieu lui écrivit que les religieux avaient eu, sans aucun doute, des procédés malveillants à son égard. Il était vraiment fâché que leur mauvaise conduite eût obligé l'archevêque à procéder contre eux comme il l'avait fait. Je leur écris sur ce sujet pour leur faire connaître leur faute et les exhorter à la réparer. Cependant je vous conjure de leur vouloir pardonner pour l'amour de moi, révoquer les jugements que vous avez donnés contre eux et rétablir les choses en état qu'elles étoient lorsque vous y êtes allé faire votre visite[63].

Le cardinal avait voulu ménager la vanité de l'archevêque de Rouen pour lui faire accepter la décision elle-même : son succès dépassa ses désirs. M. de Harlay ne vit rien de la question sur laquelle il était battu ; il remarqua seulement que les moines lui avaient manqué de respect, qu'ils en étaient blâmés et qu'on le priait de vouloir bien les relever des censures dont, par conséquent, ils avaient été justement frappés. Il triompha. Il ordonna à ses imprimeurs de Gaillon de publier la lettre de Richelieu envoyée à Saint-Wandrille et dont il avait copie, sous ce titre suggestif : Lettre du cardinal de Richelieu aux religieux de l'abbaye de Saint-Wandrille pour les faire obéir et pour demander absolution de censures fulminées par l'archevêque, et il inséra le factum dans son recueil intitulé le Mercure de Gaillon[64] ; puis il fît savoir, qu'évidemment les religieux du monastère étaient tenus, aux termes de l'épître du premier ministre, de venir lui demander l'absolution des censures qui avaient été lancées contre eux. Il ne disait mot de l'exemption, qui était le principal de l'affaire et il allait s'arranger, dans cette absolution, pour décider que la faute des moines ayant été, à l'origine, de ne pas reconnaître sa juridiction, du moment qu'ils se repentaient et requéraient pardon, c'est qu'ils avouaient leur erreur et acceptaient l'autorité épiscopale. Autrement dit, il allait défaire d'un trait tout ce que venait de décider Richelieu.

Dom Grégoire Tarisse, prévenu et affligé, écrivit au prieur de Saint-Wandrille, Dom Delattre, pour lui donner de précises instructions en vue des menaçantes éventualités que l'archevêque, de nouveau, provoquait. Il faudrait s'en tenir aux termes de la lettre du cardinal de Richelieu, quoi qu'il arrivât : des formes de respect, tant que l'archevêque voudrait, mais sur le droit de visite, il ne fallait rien céder. Plusieurs cas étaient à prévoir : ou bien M. de Harlay viendrait en personne à l'abbaye ; on le recevrait avec apparat, on le complimenterait en termes modérés ; on ajouterait qu'on était très mortifié que lors de sa dernière visite il n'eût pas receu la satisfaction qu'il désiroit, ni tout l'honneur qui est dû à son mérite et à sa dignité, qu'on lui en demandoit humblement pardon ; — que si après cela, ajoutait Dom Tarisse, ledit seigneur fait dresser un procès-verbal et désire que vous le signiez, le pourrez faire, prenant bien garde qu'il ne soit dit que vous l'avez prié de lever l'interdit et censures. Et si ledit archevêque vous disoit de lui présenter requête afin de révoquer ce qu'il a fait, ou lever lesdites censures, faudroit s'excuser, ne pouvant pas outrepasser ce qui est porté par les lettres de Son Eminence.

Ou bien M. de Rouen ne viendrait pas et enverrait quelque grand vicaire. On recevrait celui-ci honnêtement ; on ne lui accorderait rien : puis on le prierait de s'en aller[65].

Ou bien enfin, ni M. de Harlay, ni son grand vicaire, personne ne viendrait à Saint-Wandrille. Cette extrémité serait fâcheuse, car il y avait toujours là un interdit et des censures qu'il était nécessaire de faire lever. Tout bien pesé, il faudrait alors se décider à se rendre au château de Gaillon, où M. de Harlay résidait le plus ordinairement, et lui demander audience[66]. Le prieur de Saint-Wandrille, qui ferait la démarche, serait accompagné de Dom Marchand, prieur de Bonnenouvelle de Rouen. Il présenterait Dom Delattre au prélat et devrait répéter ce qu'on eut dit à l'archevêque si l'archevêque était venu au monastère.

 

Ce fut la dernière hypothèse qui se réalisa. M. de Harlay ne venant pas et n'envoyant personne, Dom Delattre prit son parti de s'acheminer vers Gaillon en compagnie de son confrère de Bonnenouvelle. M. de Harlay leur fit un accueil aimable. Les moines lui dirent qu'ils venaient le complimenter au sujet de l'accommodement dont le cardinal de Richelieu avait réglé les termes, lui donner l'assurance que les religieux de Saint-Wandrille étaient disposés à en observer exactement les prescriptions et qu'ils lui demandaient de vouloir bien charitablement oublier le passé. M. de Harlay parla avec une indulgence protectrice, s'étendit sur sa dignité archiépiscopale et finit, avec une bonhomme brusquerie, par les obliger à se mettre à genoux, par terre, devant lui, pour recevoir quelques bénédictions. Les deux moines ahuris perdirent la tramontane. Une dizaine de fois ils se relevèrent et se mirent encore à genoux recevant du prélat force absolutions qu'ils ne demandaient pas et dont M. de Rouen les accabla. Ils déclarèrent plus tard qu'elles leur paraissaient frivoles et qu'ils les croyaient nulles parce qu'elles étaient données hors du diocèse de Rouen[67]. Séance tenante, M. de Harlay dressa un acte d'absolution générale qu'il lut à haute voix. Il leur en fit délivrer par son secrétaire une copie signée, scellée et écrivit lui-même le reçu. Il était dit dans cette pièce que l'archevêque étant le magistrat spirituel de l'abbaye, devait user quelquefois de sévérité envers ses enfants, mais qu'il savait aussi se relâcher de la rigueur de ses lois paternelles lorsqu'on se remettait dans l'ordre. Il levait donc les censures fulminées contre cette maison, moyennant les devoirs auxquels vous oblige et obligera sadite Eminence (le cardinal de Richelieu). Il enjoignait aux religieux contrits et absous de faire leur diligence auprès de son promoteur général, afin que tous les documents, lettres du primat au cardinal de Richelieu, réponses de celui-ci et les lettres de grâce — c'est ainsi que M. de Harlay désignait l'absolution — fussent enregistrées au greffe de sa cour, afin d'établir, pour l'avenir, les termes et le sens de ce qui s'était passé. Après quoi, paternellement, l'archevêque donna congé aux deux moines, leur recommandant de faire une grande procession en signe de joie et les priant d'aller voir, de sa part, madame l'abbesse de Saint-Amand, ce à quoi les deux religieux ne comprirent rien du tout[68].

Ils se retirèrent furieux contre eux-mêmes d'avoir été si sots, furieux contre le primat qui les avait joués. Dom Marchand écrivit à Dom Tarisse pour tâcher de se disculper.

Ils n'allèrent pas voir madame l'abbesse. On ne fit pas de procession. Le supérieur général, après avoir manifesté son mécontentement, décida que rien ne serait enregistré nulle part. Pendant quelque temps, l'archevêque tâcha d'obtenir l'exécution de ce qu'il avait prescrit et poussa même sa pointe avec vivacité, envoyant le doyen de Saint-Georges solliciter, prier, menacer. Il n'obtint d'autre réponse que la formule recommandée par les supérieurs : la lettre de Son Eminence ne commandait rien de pareil. Il fut obligé de renoncer à son projet, et, pour se consoler, publia les pièces dans son Mercure de Gaillon, puis les enregistra lui-même, ce qui juridiquement n'avait pas la même valeur.

 

Quelques mois après, M. de Harlay annonça qu'il allait faire une visite à l'abbaye de Saint-Wandrille et qu'il viendrait le second dimanche d'après Pâques. Les religieux furent saisis d'inquiétude. Qu'allait-il encore sortir de cette cervelle fumante[69] ? Les précautions les plus minutieuses furent prises, les cas prévus, les réponses apprêtées : tout devait être inutile.

Au jour dit, sur les quatre à cinq heures du soir, le primat de Normandie arriva en un modeste appareil. Il fut cordial : sa large face était illuminée d'une bonté avenante et ses yeux étaient gais.

Les religieux le reçurent avec honneur, le menèrent à l'oratoire, qui était toujours dans le chapitre. Il pria, monta à l'autel, ouvrit le tabernacle, puis le referma, après quoi se retournant vers l'assemblée, il dit qu'il était venu avec plaisir au monastère, n'ayant aucune intention de faire dorénavant l'examen des religieux ; qu'il déféroit en cela à la lettre de monseigneur le cardinal de Richelieu et non seulement pour l'abbaye de Saint-Wandrille, mais encore pour celle de Jumièges, laquelle n'y étoit pas comprise[70] ; qu'il se bornait à la visite du Saint-Sacrement de l'autel, sans plus, pour l'avenir ; puis il acheva pieusement la cérémonie. Au souper il mangea avec appétit, causa bruyamment, rit beaucoup et parut plein d'entrain. Le lendemain matin, montant en carrosse, il bénit la communauté tout entière de larges signes de croix et s'en alla.

La réforme était définitivement établie à Saint-Wandrille.

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Les éléments de ce chapitre sont empruntés à des notes manuscrites que deux moines bénédictins, Dom Tassin et Dom Toustain, à la demande de Dom Martène, allèrent recueillir au monastère de Saint-Wandrille, au XVIIIe siècle, en vue de la préparation d'une histoire générale de la congrégation de Saint-Maur qui n'a pas été faite, et sur les pièces, alors intactes, des archives de l'abbaye, où les deux religieux restèrent trois mois (Dom P. Tassin, Hist. litt. de la congrégation de Saint-Maur, Paris, 1770, in-4°, p. 707). La copie que nous avons eue entre les mains est conservée dans la Bibliothèque de Rouen sous la cote Y 119.

[2] Il n'existe pas d'histoire de Saint-Wandrille. On en trouverait les matériaux à la Bibliothèque de Rouen (Voir : Omont, Catalogue des manuscrits des bibliothèques publiques de France, Rouen, Paris, 1886, t. I), qui a recueilli les archives très riches de l'abbaye ; (Montfaucon, Bibliotheca bibliothecarum manuscriptorum, 1739, II, 1195-6). L'esquisse la plus étendue est celle de E.-H. Langlois (Essai historique et descriptif sur l'abbaye de Fontenelle ou de Saint-Wandrille, Paris, 1827, in-8°), et la plus récente de Dom Basquin (L'abbaye de Saint-Wandrille, 1899, in-8°). Sur les origines consulter le livre de E. Vacandard, Vie de Saint-Ouen (Paris, Lecoffre, 1902, in-8°, pp. 161-168).

[3] Les sentiments opposés qu'on a au XVIIe siècle sur la commende sont dépeints dans les deux ouvrages suivants : Des Bois, L'abbé commendataire, ou l'injustice des commendes est condamnée par la loi de Dieu (Cologne, 1673, in-12°) ; Défense des abbés commendataires contre les plaintes des moines et des curés (La Haye, 1685, in-12°).

[4] Consulter, sur la congrégation de Saint-Maur, E. Chavin de Malan, Hist. de D. Mabillon et de la congrégation de Saint-Maur (Paris, 1843, in-18°) ; E. de Broglie, Mabillon et la société de Saint-Germain-des-Prés (Paris, 1888, 2 vol. in-8°).

[5] Il était arrière-neveu du cardinal d'Amboise et petit-fils de Louis de Brezé, dont les célèbres tombeaux décorent la cathédrale de Rouen. Abbé de Saint-Victor de Paris, il avait été nommé coadjuteur, à Rouen, du cardinal de Joyeuse, en 1613, et avait succédé à celui-ci en 1615 (J. Dadré, Chronologie historiale des archevesques de Rouen, Rouen, 1618, in-8°, p. 331).

[6] Promissa barba, vultuque ad gravitatem composito venerabilis... Vir forma præstans, quæ omnium fere Chanvalloniorum dos fuit (Legendre, De vita Francisci de Harlai ; cité par J.-R. Lecomte, Monseigneur François de Harlai de Chanvallon, Rouen, 1868, in-8°, p. 11).

[7] Personnage docte, de bonne vie et douces mœurs. Le ministre du Moulin qui avait discuté avec lui le tenait pour fort honneste homme et docte, mais qui se plaisoit fort à faire monstre de sa science (Pierre de L'Estoile, Journal, X, 16-17). Il discutait aussi bien en grec qu'en latin (A. Golnitzi, Ulysses Belgico-Gallicus, p. 209).

[8] Il donna sa bibliothèque au chapitre de Rouen (Voir le détail de cette affaire dans Deville, Comptes des dépenses de la construction du château de Gaillon, Paris, 1850, in-4°, p. XXXVIII ; et L. Fallue, Hist. de l'église de Rouen, Rouen, 1851, in-8°, IV, 93.)

[9] Sur la façon élogieuse dont on parle encore de lui dans le diocèse, voir l'abbé Langlois (Précis analytique des travaux de l'Académie de Rouen, 1850, p. 217) et l'abbé J. Loth (Un chapitre inédit de la vie de M. de Harlai dans Revue de la Normandie, 1865, pp. 269 et 351). M. de Harlay s'interposa au moment de la révolte des nu-pieds pour atténuer les châtiments infligés aux Rouennais par le roi irrité (A. Floquet, Hist. du Parlement de Normandie, IV, 670). Il se multiplia pendant les pestes de 1620, 1624, 1634 (J.-B. Lecomte, op. cit., p. 43).

[10] Mot cité par Tallemant des Réaux (Historiettes, IV, 81). Pierre Camus, évêque de Belley, se contentait de comparer la tête de M. de Harlay à une bibliothèque (J.-B. Lecomte, op. cit., p. 39).

[11] Vigneul-Marville (Noël dit d'Argonne), Mélanges d'hist. et de litt., Rouen, A. Maurry, 1699-1700, 2 vol. in-12°, t. I, p. 127.

[12] Tallemant des Réaux, Historiettes, IV, 79. Il ajoute : Il y avoit du bon en ce mirifique prélat, mais jamais il n'eut un grain de cervelle ! Un contemporain, Dulot, a rendu le caractère bizarre de M. de Harlay dans un sonnet acrostiche plaisant :

Franc de haine, d'amour, ris, pleurs, espoir et crainte,

Rentrons au cabinet et lisons Saint-Thomas...

etc., Etopée de Monseigneur l'archevesque de Rouen, Bibl. de l'Arsenal, ms. 4 123, p. 334.

[13] Au synode de 1617, il avait refondu les statuts du diocèse et traité de la réforme monastique (G. Bessin, Concilia Rothomagensis provinciæ, Rothomagi, 1717, in-fol., p. 114).

[14] Hist. de l'abbaye de Jumièges par un bénédictin, éd. J. Loth, Rouen, 1885, III, 17. — De toutes façons il y eut un miracle, car la Seine étant agitée et personne du cortège de l'archevêque n'osant passer en bac, M. de Harlay fit le signe de croix et le flot se calma. Un médecin, M. Gérente, composa une ode pour célébrer le fait (L. Fallue, Hist. de l'église de Rouen, IV, 38).

[15] Dom Hélie fut plus tard abbé de Valmont. On l'accusa d'avoir laissé se ruiner cette abbaye et d'en avoir violé les sépultures (G. de la Morandière, Hist. de la maison de d'Estouteville, Paris, Delagrave, 1903, in-4°, p. 043).

[16] Sur ces moines bénédictins cités ou à citer, voir : Matricula monachorum professorum congregationis Sancti-Mauri in Gallia ; ab initio ejusden congregationis usque ad annum 1666, Paris, 1669, in-fol.

[17] Ces de Neuville sont les fils naturels de Nicolas de Neuville, seigneur de Villeroy, secrétaire d'Etat de Charles IX, Henri III, Henri IV et Louis XIII. Camille, d'abord abbé d'Ainay et de l'Île-Barbe, fut ensuite archevêque de Lyon. Ferdinand, évêque de Saint-Malo, puis de Chartres et abbé de Belleville-en-Beaujolais, resta abbé de Saint-Wandrille soixante ans (H. Morin-Pons, Les Villeroy, Lyon, 1862, gr. in-8°, p. 16). Sa première visite à Saint-Wandrille n'eut lieu qu'en 1638 (Ms. Y 119 de Rouen, p. 79).

[18] M. Jean Quatresols, docteur en théologie, était chanoine et pénitencier du chapitre de la cathédrale de Rouen, en même temps que vicaire général de l'archevêque (Farin, Hist. de la ville de Rouen, Rouen, 1668, in-12°, III, 136).

[19] L'homologation avait lieu en Parlement. Les concordats, statuts et règles de congrégations sous l'ancien régime n'ont point de force de loi en France, même par rapport aux membres de la congrégation, qu'ils n'aient été autorisés par des lettres patentes du roi, légitimement enregistrées en Parlement (L. de Héricourt, Lois ecclésiastiques de France. Paris, 1771, in-fol., p. 250).

[20] On en voit encore aujourd'hui les restes imposants. M. Sainsolieu a tenté une restauration graphique de l'édifice. Son travail curieux donne une idée de ce que devait être l'église abbatiale (L'abbaye de Fontenelle à Saint-Wandrille, dans la Construction, décembre 1899, pp. 150 et suiv.)

[21] La question étant de savoir à combien s'élèveraient les frais ; dans quelle proportion l'abbé et les moines, chacun de leur côté, y contribueraient ; et par suite une modification devant être apportée aux partages primitifs des revenus homologués, le pouvoir civil avait à intervenir pour déterminer ces modifications (L. de Héricourt, op. cit., II, 148).

[22] Le total des revenus de Saint-Wandrille s'élevait à 40.000 livres, sur lesquels il était prélevé pour la mense abbatiale 12.000 livres (Labbé, Pouillé royal contenant les bénéfices appartenans à la nomination ou collation du roy, Paris, 1648, in-4°, t. VII, p. 140 ; Masseville, Etat géog. de la Normandie, I, 300). En retirant les 6.000 livres de pension qui allaient être alloués aux douze anciens, il devait ainsi rester aux réformés 22.000 livres. A Jumièges, la pension des anciens avait été fixée à 400 livres, plus 6 mines de blé, 6 cordes de bois et 500 fagots (Hist. de l'abbaye de Jumièges, III, 35).

[23] Le cellérier est l'officier d'une abbaye chargé de la nourriture des moines et, par extension, de l'administration elle-même (A. Luchaire, Manuel des institutions françaises. Paris, 1892, in-8°, p. 80).

[24] Une abbaye dispose de la nomination à beaucoup de cures, sur les revenus desquelles il est fait une retenue qui profite à celui qui a la nomination. Les bénéfices sont des portions de revenus ecclésiastiques attachés à une fonction qu'on attribue à un clerc (Voir : Michel du Perray, Traité des moyens canoniques pour acquérir et conserver les bénéfices des biens ecclésiastiques. Paris, 1726, in-12°).

[25] Sur ces impôts du clergé, voir L. de Héricourt, Lois ecclésiastiques de France, p. 267.

[26] Cette porte n'existe plus. Elle a été remplacée au XVIIIe siècle parla porte monumentale que l'on voit aujourd'hui. On peut se rendre compte de celle de 1636 sur le dessin qu'a pris Gaignières de l'abbaye en 1702 et conservé au Cabinet des Estampes de la Bibliothèque nationale, section topographique.

[27] Le costume des bénédictins à cette date est figuré par J. Bouillart (Hist. de Saint-Germain-des-Prés, Paris, G. Dupuis, 1724, in-fol., p. 326) d'après des pierres tombales.

[28] Il reste aujourd'hui des bâtiments indiqués ici : le réfectoire, beau vaisseau des XIIIe et XIVe siècles, et le cloître, construction des XIVe, XVe et XVIe siècles. Les autres parties ont été refaites depuis, précisément par les réformés de Saint-Maur, dans ce style sobre et imposant de la fin du XVIIe siècle. Il en subsiste d'importants corps de bâtiment.

[29] Ce fut surtout Dom Girard qui s'appliqua aux recherches historiques. Il écrivit la vie de saint Wandrille et le récit de l'introduction de la réforme au monastère. Dom Alexis Bréard en parle dans ses manuscrits. Il fit aussi pratiquer quelques fouilles. Il allait être nommé, cette même année 1636, visiteur de la province de Bretagne (Bibl. de Rouen, ms. Y 119, p. 25).

[30] Adrianus de la Faye, presbyter, in juribus licentiatus, officialis Rothomagensis (en tête d'un monitoire adressé aux curés du diocèse le 11 janvier 1640, imprimé par A. Floquet, à la suite du Diaire du chancelier Séguier, p. 393).

[31] C'était un des mérites de M. de Harlay d'avoir rétabli les tournées pastorales dans son diocèse chose qui ne s'était vue pratiquer de mémoire d'homme (Dadré, Chronologie des archevesques de Rouen, p. 352). Antoine Marie, curé de Raffetot, célébra le fait en vers latins (Carmen heroicum, Rouen, C. Grivet, 1651, in-8°).

[32] Deux fois par an les curés de chaque doyenné se réunissaient chez leur doyen pour entretenir celui-ci des affaires de leur paroisse et subir une inspection. La réunion avait lieu à l'église après une grand'messe ; un repas en commun suivait. Ces réunions s'appelaient les petites calendes. Une fois par an c'était l'archevêque qui, en faisant sa tournée, convoquait les curés à l'endroit de son passage et ceci s'appelait la grande calende (Concile de Rouen de 1581, chap. 34 ; dans G. Bessin, Concilia rothomagensis ecclesiæ, I, 265 ; et Statuts pour le rétablissement de la police et discipline ecclésiastique du 7 novembre 1628, art. 14, Ibid., p. 125). L'archevêque faisait imprimer le programme de sa tournée sous le titre de : Ordre de la grande calende de l'archevesché de Rouen, ou visite générale de l'année.... ordonnée au promoteur subsidiaire pour le faire observer exactement aux archiprêtres et doyens (On trouve un exemplaire de l'ordre de 1640 dans : Bibl. nat. fr.. 17 717, fol. 229).

[33] L'archidiocèse de Rouen était divisé en 6 archidiaconés, subdivisés en 30 doyennés, qui tous, sauf celui de Rouen dénommé doyenné de la chrétienté, étaient dits doyennés ruraux (Nouveau pouillé des bénéfices du diocèse de Rouen, Paris, L. Guérin, 1704, in-4°). Le doyenné appelé de Saint-Georges (ou Saint-Georges-de-Boscherville), dont Caudebec, Duclair, N.-D. de Gravenchon, Saint-Maurice d'Etelan, Saint-Martin-de-Boscherville étaient les principales localités, comprenait 55 paroisses et faisait partie du grand archidiaconé (Ibid., pp. 19-22). L'archevêque nomme doyen qui bon lui semble. Ici c'est le curé du petit village de la Folletière, situé à 6 km. de Saint-Wandrille qui a le titre et la charge. — Pendant quelque temps, au moyen âge, la paroisse de Saint-Wandrille avait formé avec trois autres paroisses voisines un doyenné spécial qui ne dura pas (A. Longnon, Pouillés de la province de Rouen, Paris, Imp. nat., 1903, in-4°, p. XVII).

[34] Ce mot est pris par l'archevêque dans le sens spécial de sa racine, d'où est venu le verbe scruter ; c'est une ancienne expression employée par analogie avec les assemblées de la primitive Église dans laquelle les évêques examinaient les catéchumènes avant de les admettre aux sacrements (Dictionnaire de Trévoux).

[35] Les lois ecclésiastiques prescrivent de n'appeler d'un supérieur hiérarchique qu'à l'autorité immédiatement au-dessus : de l'évêque à l'archevêque, de l'archevêque au primat, du primat au pape. M. de Harlay étant primat de Normandie, les moines ne peuvent que s'adresser au pape (G. de Rousseaud de Lacombe, Recueil de jurisprudence canonique, Paris, 1748, in-fol., p. 43). Le principal effet de l'appel est de suspendre l'exécution du jugement et l'autorité du juge dont est appel, de manière qu'il n'est point permis à ce juge de passer outre (L. de Héricourt, Les lois ecclésiastiques de France, pp. 392-3).

[36] Ces décrets firent plus tard l'objet d'une publication spéciale sous le titre de : Extrait des registres de parlement de Toulouse du 28 nov. 1631 ; de Bordeaux, du 3 mai 1632 ; de Paris, du 21 mars 1633 ; de Semur, du 13 juillet 1637 ; de Rennes, du 17 d'avril 1638 ; d'Aix, du 16 décembre 1638 ; de Rouen, du 26 janvier 1640. Homologation des bulles et lettres patentes portant érection de la congrégation de Saint-Maur.

[37] L'auteur anonyme d'un curieux écrit du temps, composé contre M. de Harlay, représente l'archevêque de Rouen venant se rétracter devant une commission ecclésiastique réunie à Saint-Germain sous la présidence du cardinal de La Rochefoucauld, de propositions hérétiques avancées par lui dans une Histoire ecclésiastique. La commission, au nom de l'Inquisition, parle de le condamner. M. de Harlay pleure, balbutie, murmure, prosterné à genoux : Ego Berengarius. On déclare solennellement qu'il a écrit 18 propositions hérétiques et 3 schismatiques. L'archevêque s'évanouit. L'évêque d'Orléans prononce : O caput dignum cuculla viridi cum tintinnabulis ! et le P. Phelippeaux est d'avis que le prélat doit prendre pour devise : Si asinus essem, magnus essem ! L'auteur achève : Ce hardi couart (M. de Harlay) saute sur le rivage sitôt qu'on sonne de la trompette, comme prêt à combattre, mais on n'a pas plutôt prononcé ce mot Rome, qu'il resaute dans l'eau et se plonge jusques au fond ! Lettre d'un ecclésiastique à un évêque très scavant et amateur de la vérité, touchant les escrits de l'archevesque de Rouen (s. l. n. d., in-12°).

[38] M. de Harlay voulut aussi faire signer les notaires des religieux, mais les deux notaires s'excusèrent, attendu qu'ils estoient hors de leur district (Ms. Y 119 de Rouen, p. 34).

[39] Ils n'étaient que sept. Dom Adrien de Roncherolles était malade et les autres étoient allés voir leurs parents avec la permission de leur supérieur (Ms. Y 119 de Rouen, p. 38.)

[40] L'élection d'un prieur devait se faire dans les trois mois de la vacance (L. de Héricourt, Les lois ecclésiastiques de France, p. 442).

[41] L'historien Legendre parlant du sentiment qu'avait de ses droits M. de Harlay dit de lui : Jurium dignitatis sua ? quandoque molestus vindex (Cité par J.-B. Lecomte, Monseigneur François de Harlai, p. 11, note 4). L'auteur de la Lettre d'un ecclésiastique à un évêque très scavant (op. cit., p. 3) raconte de quelle façon un peu singulière le prélat se voyant refuser le chapeau de cardinal déclara faire fi de cette dignité et valoir mieux qu'elle, dans une lettre à l'évêque d'Orléans (laquelle a été imprimée : Epistola archiepiscopi rothomagensis ad episcopulii aurelianensem, Paris, 1629, in-8°). De fait, il faut dire que l'archevêché de Rouen estoit l'un des plus considérables de France par son antiquité, sa dignité, son estendue, son revenu (40.000 livres) et le voisinage de Paris (J. Gomboust, Description des antiquitez et singularitez de la ville de Rouen, Rouen, L. Maurry, 1655, in-8° ; réimprimé par E. Frère. Rouen, 1861, in-8°, p. 23).

[42] Mais peu scrupuleux à faire multiplier les serments sans nécessité, à mesure qu'on apportait les plats, il faisait jurer qu'ils n'avaient pas été préparés par les moines réformés (Ms. Y 119, de Rouen, p. 39).

[43] Le fait cependant n'était pas anormal, car M. de Harlay passa sa vie à se disputer avec tout son diocèse : avec son chapitre (L. Fallue, Hist. du diocèse de Rouen, IV, 89) ; avec ses curés, à propos des visites des archidiacres (André Chrestian, Réplique pour les curés du diocèse de Rouen touchant le prétendu droit de visite des archidiacres, Rouen, 1628, in-8° ; Adrien Behotte, Lettre à un sien ami sur la réplique de l'avocat Chrestian, s. l., 1628, in-8° ; Jean le Fesseur, Réponse de l'ami de maître Adrian Behotte, s. l., 1628, in-8°) ; avec Jumièges et Saint-Ouen ; (A. Floquet, Hist. du Parlement de Normandie, IV, 435 ; Francisci de Harlai archiepiscopi rothomagensis propace Ecclesiæ, contra inobedientes rothomagenses monachos, ad Urbanum PP. VIII, libellus supplex, Paris, 1635, in-4°) ; avec les Jésuites (Différends de l'archevêque de Rouen avec le chapitre de la cathédrale de Rouen et les Jésuites, 1637-1640, Bibl. nat., ms. fr. 17 717, fol. 131-230 ; Mercure de Gaillon, XV ; L. Fallue, op. cit., IV, 131.) Le désordre était tel que le rédacteur des statuts synodaux pouvait écrire : Nous sommes déchus et venus en si pitoyable état qu'on ne sait qui gouverne ou qui est gouverné (Dans G. Bessin, Concilia rothomagensis Ecclesiæ, p. 124).

[44] Le bailli, originairement un laïc, est le procureur et receveur chargé des affaires temporelles de l'abbaye. Il gère les biens (A. Luchaire, Manuel des institutions françaises, p. 82).

[45] Voir G. Fevret, Traité de l'abus (Dijon, P. Palliot, 1653, in-fol., pp. 369 et 372). Les citations de cour ecclésiastique ne peuvent être faites que par vertu de mandement et commission de juge. Défenses sont faites de citer qui que ce soit en cour d'Église si la commission n'est libellée et les fins et conclusions du demandeur contenues en icelle. Les officiers de cour d'Eglise sont obligés de faire attester de records leurs exploits.

[46] Les archevêques de Rouen étaient comtes de Dieppe et par conséquent chez eux dans cette ville. M. de Harlay y allait souvent (Masseville, Etat géog. de la Normandie, p. 279).

[47] La monition est un avertissement juridique qui se fait par l'autorité de l'évêque avant de procéder à la censure d'ecclésiastiques (Guyot, Répertoire de jurisprudence, XI, 383). Il en faut trois, chacune à deux jours d'intervalle (Durand de Maillane, Dict. canonique, Lyon, 1770, in-4°, verbo Monition. Cf. J. Eveillon, Traité des excommunications et monitoires, Paris, Couterot, 1672, in-4°, et P. de Combes, Recueil tiré des procédures criminelles, Paris, N. Le Gras, 1700, in-4°, p. 2).

[48] La censure est nulle quand on a manqué à observer les formalités prescrites par les canons et par les ordonnances (L. de Héricourt, Les lois ecclésiastiques de France, p. 363).

[49] Elles sont datées de Sahurs du 30 juillet 1637. C'est ce même jour qu'on avait notifié l'appel des moines en cour de Rome au palais archiépiscopal de Rouen (Ms. Y 119 de Rouen, p. 49).

[50] On dit aussi lettres d'état. Ce sont des lettres judiciaires en vertu desquelles toutes choses doivent demeurer en état, dans une question déterminée, sans qu'il y puisse être rien innové jusqu'à nouvel ordre (Dict. de Trévoux).

[51] On appelait des juridictions ecclésiastiques à la juridiction civile non pas pour faire réformer un jugement — la juridiction civile n'avait pas compétence à cet effet, — mais pour lui faire dire que les règles de la procédure ayant été violées, la sentence, de ce fait, était nulle. Les tribunaux civils ne sont dans l'espèce que gardiens du droit ; ils déclarent qu'une autorité ecclésiastique a abusé de son pouvoir de juridiction : c'est l'abus. Le roi, protecteur de ses sujets, tout en laissant à l'Église son organisation et son indépendance judiciaire, n'intervient que pour assurer à chacun les garanties de la légalité (G. Chappuzeau, Traité des diverses juridictions de France, Paris, 1618, in-8°, p. 59 ; Héricourt, op. cit., p. 395 ; surtout le gros livre de G. Fevret, Traité de l'abus, p. 607). — L'appel comme d'abus devait aller aux Parlements (Nicolas Bergeron, Police générale du royaume de France, Paris, N. Rousset, 1617, in-8°, p. 23 ; G. de Rousseaud de Lacombe, Recueil de jurisprudence canonique, p. 259). Mais partout on préféra le grand Conseil à Paris, plus loin, plus indépendant, doué de plus d'autorité. La procédure suivie ici par les moines est indiquée dans le Recueil de Rousseaud de Lacombe (p. 44).

[52] L'appel dévolutif est celui par lequel un procès est simplement dévolu à un juge supérieur, sans autre effet ; lorsqu'il est suspensif il suspend toute procédure. Les canonistes soutenaient que les sentences portant censure estoient exécutoires par provision et que l'appel interjeté après qu'elles avoient été prononcées n'en suspendoit point l'effet, à condition qu'elles eussent été prononcées suivant les formes de droit (L. de Héricourt, Les lois ecclésiastiques, p. 363).

[53] On distingue en effet dans l'ancien droit les citations réelles et les citations verbales. Les premières, qui pouvaient nécessiter l'emploi de la force, n'étaient pas admises en droit canonique si ce n'est par l'imploration du bras séculier, attendu l'entreprise notoire qui en résulteroit sur les droits du roy et de la justice royale (G. Fevret, Traité de l'abus, p. 569). Voir J.-P. Gibert, Usages de l'Église gallicane concernant les censures considérées en général et en particulier, expliquez par des règles tirées du droit reçu, Paris, J. Mariette, 1724, in-4°.

[54] L'appel comme d'abus fut relevé le 24 septembre. Il portait : commission être auxdits suppliants délivrée pour assigner le ci-dessus nommé (l'archevêque) aux fins susdites, avec défenses de rien faire ni attenter au préjudice de la juridiction du Conseil à peine de nullité, cassation de procédure, 2.000 livres d'amende et de tous dépens, dommages et intérêts (Ms. Y 119 de Rouen, p. 62).

[55] Les juristes français n'ont jamais admis, dans le cas d'un appel au Pape, que la cause fût jugée par un étranger, quand ce seroit le nonce, parce qu'il n'y a que les régnicoles à qui le roi soit censé accorder la permission d'exercer quelque juridiction dans ses Etats. Il faut donc que les juges délégués par le Saint-Siège soient nés ou naturalisés dans le royaume (L. de Héricourt, Les lois ecclésiastiques, p. 244).

[56] En décembre 1635. Concordat fait entre Monseigneur l'éminentissime cardinal duc de Richelieu, abbé, chef et général administrateur de l'abbaye et de tout l'ordre de Cluny et les supérieurs de la confédération de Saint-Maur pour l'union desdits ordre et congrégation en un même corps sous le titre de la congrégation de Saint-Benoît en France (s. l. n. d.), in-4°.

[57] Ces deux lettres de Richelieu et de M. de Harlay ont été publiées, d'abord à part, sous le titre de : Lettre de Monseigneur l'éminentissime cardinal duc de Richelieu à Monseigneur l'illustrissime et révérendissime archevêque de Rouen sur le sujet des religieux ; et réponse de Monseigneur l'archevêque de Rouen (s. l. n. d.), in-8° ; puis dans le Mercure de Gaillon, pp. 3-14 ; dans G. Bessin, Concilia rothomagensis ecclesiæ, pp. 612-615. La lettre de Richelieu est donnée incomplète dans Avenel, Lettres de Richelieu, IV, 522.

[58] Les contemporains s'accordent pour trouver que ce qu'écrit M. de Harlay est singulier. Il n'y eut jamais un plus grand galimatias, dit Tallemant des Réaux (IV, 79), et il raconte comment une fois l'archevêque ayant prêté un de ses manuscrits à lire à un ami, celui-ci écrivit à certain endroit en marge : Je n'entends point ceci. M. de Harlay fit imprimer le manuscrit et laissa passer l'observation, qu'il n'effaça pas, en sorte que tout le monde rit de voir l'auteur déclarer en note qu'il ne comprenait pas ce qu'il écrivait. Pierre de L'Estoile trouve les productions du prélat plates et fades (Journal, X, 46). L'auteur de la Lettre d'un ecclésiastique (pp. 1 et 2) les juge pleines de rudesse de style et d'obscurité. Il ajoute que M. de Harlay ayant mis en tête de son Hist. ecclésiastique comme épigraphe : Fiat lux, un plaisant ajouta à la fin : nec facta est. — Je vous envoie une lettre de M. l'archevesque de Rouen, écrit Jacques Dupuy à Peiresc (Lettres de Peiresc, I, 792). Si vous y pouvez trouver construction vous nous obligeriez bien de nous le mander, car en bonne compagnie, chez nous, on n'en est pas venu à bout.

[59] Des tentatives d'accommodement furent encore essayées par l'intermédiaire du procureur général du Parlement de Rouen, l'abbé de Saint-Wandrille, M. de Neuville, Dom Tarisse ; elles n'aboutirent pas (Ms. Y 119 de Rouen, p. 68). Entre temps les moines firent grand bruit d'un miracle arrivé à madame d'Alet, femme du sénéchal de l'abbaye, avocat au présidial de Caudebec, laquelle étant près de mourir guérit subitement grâce à l'apposition sur elle de la ceinture de saint Wulfran conservée à l'abbaye (Ibid., 74-76).

[60] J. Lescot fut plus tard évêque de Chartres ; Richelieu avait grande confiance en lui et le consultait sur des cas de conscience d'Etat (Avenel, Lettres de Richelieu, III, 502 ; V, 435, 526).

[61] Dans un post-scriptum il annonçait qu'il envoyait l'abbé de Châtillon afin de porter au cardinal de Richelieu une pleine instruction de l'affaire, pour nous délivrer d'une seconde Rochelle où sans foy, sans loi, sans ordre, sans droit et contre nos concordats, on secoue le joug et le respect dus à l'Eglise (Lettre publiée dans le Mercure de Gaillon, 13-16 ; dans G. Bessin, Concilia, p. 616).

[62] Richelieu, très hostile aux exemptions de l'ordinaire en principe, ne les admettait que pour les monastères, afin qu'un même esprit fût maintenu dans toutes les maisons d'un ordre monastique (Testament politique, éd. de 1688, t. I, pp. 124-125).

[63] Lettres publiées dans le Mercure de Gaillon, pp. 19-21 ; et dans G. Bessin, Concilia, pp. 617-618.

[64] M. de Harlay avait une imprimerie dans son château de Gaillon, qui était dirigée par Henri Estienne (troisième du nom). Il y fit imprimer un certain nombre d'opuscules, lettres, documents et autres qu'il réunit en un recueil factice, sous le titre de le Mercure de Gaillon, ou recueil des pièces curieuses tant hiérarchiques que politiques (Gaillon, imp. du chasteau archiépiscopal, in-4°). Ce recueil a été réimprimé avec une introduction par M. Nicétas Périaux en 1876 (Rouen, imp. de E. Gagniard, in-4°).

[65] En 1632 M. de Harlay ayant envoyé ainsi un grand vicaire faire la visite de l'abbaye du Bec qui était exempte, le prieur de ce monastère avait prévenu le grand vicaire qu'il trouverait les portes fermées. Celui ci se le tint pour dit (Porée, Hist. de l'Abbaye du Bec, Evreux, 1901, t. II, p. 478).

[66] Le chapitre de Rouen, imposant collège de 50 chanoines, étant exempt de la juridiction de l'archevêque en vertu d'une bulle de Grégoire XI de 1370 et par conséquent maître dans la cathédrale où le prélat ne pouvait venir qu'avec la permission des chanoines (J. Gomboust, Description de Rouen, 1635, p. 29), M. de Harlay, humilié de cette situation, aimait mieux résider dans son beau château de Gaillon, magnifique propriété des archevêques de Rouen qu'il avait embellie et chantée en vers latins (voir les plans et aspects du château dans Androuet du Cerceau, Les plus excellens bastimens de France. Paris, 1648, p. 59). Gaillon a été décrit par A. Deville dans ses Comptes de dépenses de la construction du château de Gaillon (Paris, Imp. nationale, 1850, in-4°, pp. XXXII et suiv.) ; N. Périaux, Introduction au Mercure de Gaillon, p. XI. La poésie latine de M. de Harlay a été publiée sous le titre de : Solatium musarum sive pastoralis descriptio insignis archiepiscopalis castelli Gallionis. Ex typographià Gallionæa, 1643, in-4° ; Mercure de Gaillon, n° XXI.

[67] Gaillon était, et est toujours, du diocèse d'Evreux.

[68] Cette abbaye de Saint-Amand de Rouen était la première abbaye de moniales du diocèse (Farin, Hist. de Rouen, III, 101 ; Gomboust, op. cit., p. 30) ; et l'abbesse à ce moment était Anne de Souvré (F. Pommeraye, Hist. de l’abbaye de Saint-Amand, à la suite de Hist. de l'abbaye de Saint-Ouen de Rouen, 1662, in-fol. ; et E.-H. Langlois, Notice sur l'abbaye de Saint-Amand, Rouen, 1834, in-8°), abbesse avec laquelle M. de Harlay entretenait une correspondance suivie (Biblioth. de l'Arsenal, mss 3 447, fol. 222, et 4 119, fol. 41). Mais, disent Dom Tassin et Dom Toustain, nous ne savons pas quel rapport pouvoit avoir cette visite avec l'affaire de Saint-Wandrille, si ce n'est peut-être que cette abbesse se fût intéressée pour apaiser le prélat (Ms. Y 119 de Rouen, p. 89).

[69] Lorsqu'en 1616 M. de Harlay prit possession de son siège archiépiscopal et prêta serment, suivant l'usage, devant le grand portail de la cathédrale, il commença ainsi sa déclaration : Moi, François de Harlay, par la patience divine, pasteur de cette église de Rouen... (Stabenrath, dans Revue de Rouen, 1839, 2e semestre, pp. 5 et 57).

[70] En réalité c'est sur l'invitation de Richelieu que M. de Harlay prit cette détermination à l'égard de Jumièges, laquelle il communiqua à ce dernier monastère le 21 avril 1610 (Hist. de l'Abbaye de Jumièges, éd. J. Loth, III, 57).