La petite ville de Casal sur le Pô. — M. de Toiras commandant de la
garnison française. — Les troupes. — Arrivée du marquis de Spinola pour
assiéger la place. — Journal inédit du capitaine d'infanterie de la Serre. — Premiers
contacts. — Travaux des ennemis. — Les Espagnols enlèvent un fortin de nuit,
par surprise. — Sorties de M. de Toiras. — Le bombardement. — Les tranchées
des assiégeants avancent. — Bruits de trahison. — Nouvelles contradictoires
sur l'armée de secours attendue. — M. de Toiras n'a bientôt plus d'argent
pour payer les soldats. — Ses expédients. — La peste au camp ennemi. — Les
cheminements des Espagnols approchent de plus en plus ; exaspération des
officiers. — Situation critique. — Première explosion de mine suivie d'autres
qui démolissent les fortifications. — Urgence du secours. — Plus de vivres,
maladies, peste. — Les habitants veulent qu'on capitule. — État désespéré. —
Arrêt inattendu du siège, trêve. — Partie de Casal momentanément livrée aux
Espagnols. — Mort de Spinola. — Brusque arrivée de l'armée de secours. — Ce
qu'on voit du haut des bastions. La bataille. — Traité. — Évacuation de
Casal.
M. de Toiras, commandant en chef la garnison française de Casal,
fut prévenu le jeudi 23 mai 1630, sur les dix heures du matin, que des
troupes apparaissaient du côté du levant, à la hauteur du village de
Frassineto : c'était l'armée espagnole du marquis de Spinola qui venait
mettre le siège devant la ville. M. de Toiras monta à cheval ; une grande
rumeur remplit la cité.
Bâtie sur les bords du Pô, à l'entrée du massif montagneux
qui protège Turin, et capitale du petit marquisat de Montferrat, Casal était
une position stratégique de premier ordre à laquelle la situation du pays,
planté entre le Piémont et le duché de Milan — possession du roi d'Espagne, à
ce moment — donnait une valeur politique exceptionnelle. Le hasard des
héritages ayant fait échoir le Montferrat à un prince français — le duc de
Nevers[1] — Savoyards du
Piémont et Espagnols du Milanais, appuyés de l'empereur d'Allemagne, avaient
déclaré qu'ils ne laisseraient pas ce territoire clef
de l'Italie du nord, tomber entre les mains d'un sujet du roi de France ; et,
réunissant des soldats, l'avaient envahi. De son côté, le roi Louis XIII,
résolu à ne pas accepter qu'une place de cette importance demeurât la
possession de ses ennemis, avait jeté dans Casal quelques régiments sous les
ordres de M. de Toiras et préparait une puissante armée afin d'aller soutenir
ou délivrer celui-ci[2].
Grand, fort, dans toute la maturité de ses quarante-cinq
ans, brun, avec de beaux yeux bleus, la chevelure fournie, une moustache et
une barbiche épaisses, M. Jean de Saint-Bonnet de Toiras était le type du
soldat vigoureux. Doué d'une rude voix de commandement qui éclatait dans des
colères bruyantes oiilui échappaient des boutades excessives, oubliées par
lui le lendemain ; très allant, emporté ; il savait être en même temps affable
et sympathique. Il donnait beaucoup : son amitié était sûre. Passionné pour
la chasse et la guerre, il méprisait la lecture. C'était un ignorant et un
homme d'action énergique[3].
D'après les états, les cinq régiments d'infanterie qu'il
avait en main, Monchat, Pompadour, Villeroy, La Grange et Ribérac,
constitués chacun à dix compagnies de deux cents hommes, devaient présenter
un total de dix mille fantassins. Il s'en fallait bien ! La Grange n'avait que cinq
cents hommes au lieu de deux mille ; Monchat, deux cent cinquante. Les dix
mille hommes étaient réduits à dix-sept cents. Gomme cavalerie, Toiras
disposait de six compagnies de chevau-légers, casqués, cuirassés : celles de
Canillac, Boissac Maugeron, Gournou, Meigneux et Toiras : environ quatre
cents chevaux, soixante-cinq par unité. Trop à court avec ces effectifs, le
commandant en chef recruta un régiment d'Italiens : médiocres soldats ; et
dut même, à un moment donné, embrigader en une compagnie les domestiques et
valets au service des gens de son armée[4].
Petite ville proprette et blanche, Casal s'étendait en
fuseau du nord au sud, perpendiculairement au Pô, auquel elle tenait par un
boulevard peu solide, dit des Trois-Vents. Au-dessus de ses maisons,
montaient les clochers de ses sept églises, le dôme de sa cathédrale romane
de Saint-Vaast — il y avait un évêque, — l'antique tour de l'horloge de son
vieux palais municipal, et tout contre l'enceinte, vers l'ouest, la masse du
château, solide bâtisse carrée, dont les quatre grosses tours massives
rappelaient l'aspect imposant de la Bastille Saint-Antoine.
Une muraille continue enveloppait l'ensemble, basse, inclinée, trempant ses
pieds dans un large fossé et surmontée d'un parapet crénelé derrière lequel
un terre-plein haussait la défense. Aux angles, des guérites couvertes,
petites poivrières en encorbellement, surveillaient[5]. Le sud de la
ville était protégé par un vaste fort, de la largeur de la cité, la
citadelle, hexagone régulier, fermé de toutes parts, pointant ses six
bastions rayonnant sur la plaine ; trois de ces bastions, celui de Saint-Carle,
le plus au sud, et, en remontant du côté de l'ouest, celui de Saint-Georges,
celui de la Madone,
allaient jouer un rôle capital[6].
L'armée qui arrivait devant Casal, pour l'attaquer, était
un corps cosmopolite de dix-huit mille fantassins et de six mille cavaliers,
répartis, les premiers, en neuf régiments, deux allemands, un espagnol, deux
lombards, trois napolitains, un florentin[7] commandés par le
plus grand capitaine de l'Europe à ce moment, le marquis Ambroise de Spinola.
Esprit tin et distingué, habile, prudent, tenace ; plutôt ingénieur de grande
intelligence que soldat de coups de main, ce général de soixante ans, ancien
héros des guerres des Pays-Bas contre Maurice de Nassau, cachait, sous sa
figure affinée d'aristocrate délicat, la volonté la plus résolue[8]. On allait voir
aux prises deux adversaires réputés : l'homme de guerre savant et méthodique,
le soldat d'action incessante. L'affaire du Montferrat fut la grande
préoccupation de la France
toute cette année 1630. Le siège de Casal devait tenir l'Europe entière en
suspens[9].
Pendant que du côté de Frassineto les colonnes ennemies se
déroulent et avancent, M. de Toiras, monté à cheval, rassemble rapidement un
bataillon de quatre cents hommes, cent par régiment, mené par deux colonels,
MM. de Ribérac et de la Grange[10], et les deux
premiers capitaines des régiments de Pompadour et de Monchat. Il sort, étend
ses troupes ; la cavalerie l'accompagne pour protéger ses flancs et assurer
la retraite. Parvenu à portée, il commande le feu. Mais l'ennemi ne semble
pas disposé à accepter le combat et recule. Après avoir escarmouche un temps,
M. de Toiras voit qu'il n'est pas possible de s'élancer : il a trop peu de
monde. Il ordonne de battre en retraite, lorsque apercevant une partie de
l'armée espagnole qui s'installe sur une colline, de l'autre côté delà ville,
il marche à sa rencontre, déploie à nouveau ses lignes et recommence le feu[11]. L'artillerie de
la place appuie le mouvement en allongeant son tir par-dessus la tète des
troupes françaises. On tiraille jusqu'à la nuit, puis on rentre ; les
Espagnols ont conservé leurs positions.
Le lendemain, au matin, on les aperçoit qui remuent des
terres et travaillent. Autant qu'on peut le discerner, ils installent des
batteries et organisent des couverts afin de se mettre à l'abri. On leur
envoie quelques volées de canon ; puis des officiers partant à pied, la
carabine sur l'épaule, vont en reconnaissance afin de s'approcher des travaux
et de voir ce qui se fait. Ils sont ajustés, ils ripostent : un jeune
lieutenant du régiment de Pompadour est tué[12].
Çà et là, dans la plaine, sont semées de petites maisons,
des cassines, au milieu des vignes ou des champs des habitants de Casal. Le
commandant en chef a décidé que des escouades iraient les occuper.
L'infanterie s'essaime en détachements qui se dispersent vers chacun de ces
réduits, à cinq cents, mille pas des murailles. Les soldats surveilleront de
là, tireront : celte pratique les habituera au feu et maintiendra l'ennemi.
Le capitaine de la Serre,
conduisant lui-même dix mousquetaires aune de ces cassines, se doute que celle-ci
est déjà peut-être occupée par les Espagnols. Il faut s'en assurer. Les
mousquetaires sont divisés en trois sections : le sergent prend la tête de
celle de droite, un caporal de celle de gauche, le capitaine reste au centre.
Sur une demande transmise à la citadelle, le canon d'un bastion, pointé dans
la direction de la masure, fait feu, et le boulet sifflant s'abat droit sur
la maison, d'où, effectivement, on voit sortir en bâte des soldats ennemis
qui s'enfuient. Les mousquetaires s'élancent, prennent la place, se retranchent
; ils vont faire le coup de feu jusqu'à la nuit.
De ce point on distingue clairement les travaux des
Espagnols. Il n'y a plus de doute. Ils ont commencé des tranchées profondes,
bordées de gabions et de fascines, qui, poursuivies en zigzags à travers la
plaine, devront les mener jusqu'au pied des bastions. Là ils s'accrocheront
aux murs des ouvrages, fouilleront, mineront, feront tout sauter, et la
brèche ouverte, lanceront leurs colonnes d'assaut. Contre ce cheminement, il
faut lutter pas à pas afin de le retarder jusqu'à l'arrivée de l'armée de
secours qui seule peut sauver la place[13].
Il y a quelques mois, le commandant en chef a fait
commencer de l'autre côté du Pô un petit fortin. Gomme il n'y a pas de
passage sur la rivière, on a jeté un pont de bateaux, mais une crue subite à
emporté ce pont, et faute d'argent on ne l'a pas rétabli[14] : il a fallu
abandonner l'ouvrage. Maintenant que l'ennemi est en vue, M. de Toiras décide
de réoccuper le fortin, malgré l'avis contraire de ses officiers. Quelques
troupes, très peu, y sont envoyées. A ce moment même, l'Espagnol qui croit le
fortin désert, expédie un détachement, la nuit, pour s'en emparer : le
détachement reçu à coups de mousquets recule. Un peu inquiets, en ville, dix
gentilshommes, la nuit suivante, passent la rivière et vont coucher dans
l'ouvrage en cas de nouvelle attaque, mais tout est tranquille. Le lendemain
M. de Toiras préoccupé expédie au fortin trois compagnies d'infanterie, celles
des capitaines La Pouyade
et Tranchard, plus une compagnie du régiment italien, commandée par M.
Bassiani. A la nuit, le colonel de la Grange, accompagné des capitaines de la Serre, Desdat, La Buffière, de
l'enseigne Bessères et de quelques soldats armés de mousquets, traverse le Pô
pour aller inspecter le fort. Pendant que le colonel donne ses ordres, M. de la Serre suit le capitaine
sergent-major Bretelin, du régiment de Ribérac, qui est en train de placer
les sentinelles perdues, en grand'garde, au dehors des murailles. Subitement,
dans l'obscurité, au loin, on entend un hennissement de cheval. Est-ce
l'ennemi ? Les officiers se précipitent à plat ventre, écoulant ; mais ils ne
perçoivent rien. Ils se relèvent, reprennent leurs occupations, achèvent, et
reviennent au fort où ils trouvent M. de la Grange occupé à faire ranger des piques, des
pelles qu'il a apportées aux trois compagnies afin qu'elles se retranchent,
et donnant ses dernières instructions aux officiers. On se sépare. Le colonel
et sa suite se rembarquent pour rentrer à Casal. Mais il n'a pas avancé de
cinq à six brasses sur la rivière qu'un coup de l'eu éclate dans la direction
des sentinelles perdues. Le bateau retourne, atterrit, et les officiers qui
sont descendus attendent ; mais nul autre bruit ne leur parvient. Ils
supposent qu'il s'agit d'une fausse alerte et regagnant la barque se
disposent à reprendre leur traversée. A peine sont-ils au milieu du fleuve
que de nouveau un coup de mousquetade retentit, suivi, cette fois, de deux, puis
de trois, enfin d'une fusillade générale précipitée. Toutes les sentinelles
font feu. Le bateau, virant rapidement, accoste ; on entend sonner la charge
: le fort est attaqué. Dix-sept compagnies de cavalerie espagnole arrivant au
galop, chaque cavalier, qui porte en croupe un mousquetaire, a jeté ce
mousquetaire sur le bord du fossé, vivement, et l'assaut est donné[15]. Les
retranchements, restés inachevés, ne sont pas défendables. L'escalade est si
brusque et la surprise si rapide qu'à peine les Français ont-ils le temps de
se reconnaître. La compagnie italienne de M. Bassiani, qui doit défendre
l'entrée du fort, s'affole, décharge ses mousquets, puis tourne le dos et
crie au sauve-qui-peut. C'est une panique ! Fantassins et cavaliers ennemis
hurlant entrent de toutes parts. Le capitaine Bassiani veut courageusement
lutter, mais promptement enveloppé, il est contraint de se rendre à un
officier allemand. Pendant ce temps, le colonel de la Grange accourt de la
rivière : Ça, ça, compagnons, crie-t-il, courage ! Le capitaine Bretelin qui le rejoint lui
dit : Monsieur, où voulez-vous aller ? Vous n'avez
point de force. Il vaut mieux aller quérir du secours et défendre les nôtres
que d'aller nous perdre sans les pouvoir secourir ! M. de la Grange n'écoutant pas, le
capitaine le prend par la casaque, le tire à lui, l'entraîne vers le bateau,
où le colonel ordonne au moins à l'enseigne Bessères de prendre les quelques
soldats qui sont là et de gagner le fort. Le malheureux Bessères s'élance,
mais il va être tué d'un coup de pistolet dans le crâne et son escouade
dispersée ne parviendra à regagner Casal que sur les barques de meuniers
envoyées immédiatement de la ville. Pour tout secours, il est trop tard : le
fort est pris, il ne sera pas reconquis[16]. Cette chaude affaire
a coûté cher : le capitaine la
Pouyade est tué, sa compagnie presque entière anéantie ; le
capitaine Tranchard est blessé à mort et prisonnier[17] ; Bassiani est
aussi prisonnier. L'indignation est générale contre la compagnie italienne
dont la lâcheté a tout perdu. Le lendemain on obligeât des Espagnols la
permission de venir enlever les morts ; on trouve ceux-ci dépouillés, nus,
les corps lardés de grands coups de coutelas : c'est une pitié[18] !
Mis en goût par ce succès partiel, l'ennemi s'enhardit et
tente la nuit suivante une nouvelle attaque. M. de Toiras a envoyé les
lieutenants Croppier de la compagnie Guy, et la Faye, de la compagnie de
Fonteynes, organiser une petite redoute dans les ruines d'une chapelle, à
quelque distance en avant de la ville. Cinquante fantassins les accompagnent.
Dans la nuit du lundi 27 au mardi 28, sur les deux heures du matin, une
colonne espagnole les assaille si fortement, et avec tant d'impétuosité,
qu'après une résistance désespérée les Français sont contraints d'abandonner
la place. La ville, au bruit du combat, est en alarme. Le canon tire. Les
murailles se garnissent de troupes. Le commandant en chef rassemblant un
corps de quatre cents hommes marche sur la redoute, l'atteint et, à son grand
étonnement, la trouve complètement abandonnée de l'ennemi qui y a laissé des
morts, des armes, des mousquets, des piques, des fourchettes et des mèches.
Voilà deux échecs successifs par lesquels commence le
siège. M. de Toiras furieux jure que cela va changer et que ce jourd'hui
même, à son tour, il attaquera. En effet, vers midi, les troupes sont prêtes.
Une avant-garde de 2S0 hommes, un tiers piquiers, le reste mousquetaires,
sort par la porte neuve de la ville, côté de l'orient, et se divise en trois
détachements commandés, celui de gauche par Blochebonne, celui de droite par
Laporeau, celui du milieu par Chenard, pendant que cinquante mousquetons que
conduit Villechartres constituent en arrière une petite réserve. Les deux
compagnies de cavalerie de Boissac et de Canillac suivent. Enfin un corps
d'infanterie de 500 hommes reste à moitié distance de la ville en cas de
besoin. M. de Toiras, achevai, accompagné des colonels de la garnison et
d'officiers, s'est joint aux cavaliers pour assister à l'affaire. Le but
proposé est l'enlèvement de deux redoutes que l'ennemi a élevées pour couvrir
ses travaux d'approche[19]. Sur un signal
donné, les 250 hommes de l'avant-garde s'élancent et en courant gagnent une
petite cassine située à douze cents pas de la citadelle. Là ils font halte et
reprennent haleine. La première redoute est à portée. L'ennemi ouvre le feu.
En colonne, les nôtres se lancent en avant, entraînés par les officiers, et,
arrivés aux retranchements, escaladent, culbutent, massacrent tout ce qu'ils
rencontrent. L'excitation est grande. Encore sous le coup des exécutions qui
ont eu lieu l'avant-veille au fortin, ils ne font aucun quartier. Le chiffre
des tués fut tel qu'on n'appela, depuis, cet ouvrage que le fort des morts[20]. La redoute est
prise. Immédiatement on se reforme en colonne pour se jeter à nouveau sur la
seconde redoute. Mais ici l’ennemi effrayé n'a pas attendu et on l'aperçoit
qui s'enfuit en courant à travers la plaine. M. de Toiras juge le moment venu
d'intervenir et d'achever la défaite. Sur son ordre, les deux compagnies de
cavalerie s'ébranlant, le commandant en chef, suivi de ses officiers, en
tête, chargent. Malheureusement à une petite distance débouchent inopinément
des masses de cavalerie espagnole qui descendent au grand trot pour protéger
les leurs. Il faut s'arrêter. Le colonel de La Grange, très bien monté,
a été entraîné par son cheval trop en avant, suivi d'un seul chevau-léger
nommé Roquetaillade. Ne reconnaissant pas l'ennemi, il va se jeter dans ses
rangs, lorsqu'un cavalier espagnol se détache, fonce sur lui et décharge son
arquebuse qui manque son but mais avertit M. de la Grande : Çà, Roquetaillade, crie le colonel au chevau-léger,
tuez-moi ce bougre là ! Le chevau-léger a
enlevé son cheval ; il atteint l'Espagnol, lui tire son coup de pistolet à
quatre pas, mais force lui est aussi de s'arrêter et de tourner bride, le
reste de la cavalerie ennemie accourant au galop.
La retraite générale sonne. On a de la peine à ramener les
soldats qui, dispersés, sont occupés à piller les redoutes, à fouiller les
morts, à ramasser ce qu'ils rencontrent. L'artillerie de la citadelle tonne
pour protéger le retour. Tout le monde enfin peut rallier Casal. L'affaire a
été peu meurtrière, de légères mousquetades, quelques coups de piques, de
hallebardes. Mais on se plaint vivement de l'imprudence des chefs. Ils se
sont lancés à la charge au risque de se faire tuer et M. de Toiras n'a dû son
salut qu'à l'excellence de sa monture. Si celle-ci s'était abattue, c'en
était fait du cavalier, ou il eût fallu engager la garnison entière afin de
le dégager. Quand on est le général en chef, on ne s'aventure pas comme un
simple carabin[21] ! Il y avait de
grands dangers à courir. On cite le cas d'un cavalier nommé le Brethon qui
était tombé sous son cheval ; un Espagnol lui tire un coup de pistolet à la
tète et le blesse légèrement. Arrive M. de Saint-Aunez, neveu de M. de Toiras[22], qui, sachant le
Brethon bon soldat, vient à son secours ; ce que voyant, un vieil Espagnol,
solide gaillard, se jette sur M. de Saint-Aunez pour le maîtriser. A son
tour, le chevalier de Barry[23] accourt à la
rescousse, plante par derrière son épée dans la gorge du vieil Espagnol qui,
traversé de part en part, s'affaisse et tombe. Un autre cavalier espagnol
survient, s'en prend au chevalier de Barry, se rue sur lui ; mais le
chevalier, ne perdant pas la tramontane, plonge son sabre dans le ventre du
cavalier d'une façon si affreuse, que pendant que le cheval affolé emportait
l'individu, on voyait les trippes de celui-ci
pendantes sur l'arçon de la selle !
Le lendemain mercredi 29, on croit que l'ennemi va
riposter. Il s'avance en longues lignes de bataille par grandes masses. M. de
Toiras sort avec six cents hommes pour recevoir le choc, mais ce n'est sans
doute qu'une simple parade faite pour intimider, car l'ennemi se retire.
Le jour d'après, jeudi, est la Fête-Dieu. Les
deux armées célèbrent la solennité religieuse en ne se livrant à aucun acte
d'hostilité. Toute la journée, dans le lointain, vers le couchant, on a
entendu gronder le canon. Serait-ce l'armée de secours qui attaquerait la
ville de Turin[24]
?
Vendredi 31 mai, le bombardement commence vers neuf heures
du matin, d'abord faiblement. Il tombe des boulets sur le château, sur
l'église Saint-Antoine, près de laquelle est la maison de M. de Toiras.
Peut-être l'ennemi connaît-il ce détail et tire-t-il en conséquence ! Mais le
point surtout atteint est le boulevard des Trois-Vents. Gomme c'est l'endroit
le plus faible, il y a apparence que les assiégeants veulent préparer
l'assaut de ce côté. Le commandant en chef prescrit au capitaine de Salines,
du régiment de La Grange,
de se porter sur le boulevard en question et de renforcer les défenses. En
avant du fossé, le capitaine fait faire une demi-lune, ouvrage retranché en
pointe, muni d'un fossé, de palissades, de terre-plein et ouvert du côté de la
place. Il l'occupe fortement[25].
Les travaux d'approche des ennemis, entrepris avec
activité, se poursuivent. Chaque nuit les voit avancer. Batteries, forts,
redoutes, retranchements se multiplient pour les protéger. On aperçoit des
équipes de douze à vingt Espagnols descendant chaque matin, chargés de
fascines et se relayant. Ils vont, espacés, pour éviter les coups. De la
place, on a beau tirer le canon, l'effet est insignifiant. Les renseignements
recueillis par les officiers apprennent que M. de Spinola tient la main à ce
que le travail soit mené vigoureusement. Deux fois par jour, il vient aux
tranchées. A deux heures du matin, il donne ses instructions aux capitaines
et à deux heures de l'après-midi retourne s'assurer si ce qu'il a commandé a
été exécuté. Lorsqu'il est mécontent, il punit les officiers de la prison ou
les suspend, et ceux-ci, tenus ainsi en haleine, s'appliquent à pousser leurs
hommes à coups de bâton. Nous les voyons travailler
en telle sorte qu'il n'y a mousquetade, canonnade, ni sortie qui les
empêchent une minute. C'est merveille de voir le grandissime travail qu'ils
font.
Pour tâcher de savoir où ils en sont et sur quel point
particulier ils dirigent leurs efforts, les officiers sortent en reconnaissance[26]. Le lundi, 3
juin, le colonel de la Grange
se rend, accompagné de M. de la
Serre, vers la demi-lune qui a été construite en avant du
château. Ils causent. Depuis le matin courent en ville des bruits vagues de
trahison. M. de Toiras n'a pas voulu y croire, parce qu'ils étaient trop
imprécis et qu'on n'articulait rien d'exact, mais les chefs ne sont pas sans
quelque préoccupation. De la demi-lune, qu'on trouve gardée par des soldats
italiens, M. de la Grange
constate que, de ce coté, les approches ennemies ont avancé à grand pas.
Prenant dix mousquetaires et leur sergent, il s'aventure dans la plaine afin
de se mieux rendre compte, puis, revenant au château, il demande aux Italiens
qui l'occupent de tirer le canon sur les travaux des Espagnols. Les Italiens
refusent. Malgré ses instances, le colonel ne peut rien obtenir. Cette
attitude le laisse perplexe.
Sur sa demande, M. de Toiras, décide qu'une sortie sera
exécutée dans cette direction le 4 juin, afin d'aborder les travaux ennemis,
de les détruire et de faire reculer les Espagnols. A l'heure dite, les
compagnies sont là : M. de la
Grange les mènera. Ardent et vif comme un jeune homme,
malgré ses cinquante-cinq ans, le colonel, casque en tête, revêtu d'une belle
cuirasse à l'épreuve, monté sur un cheval de sang qui piaffe, excite et
entraîne son monde. Déjà les têtes de colonnes ayant traversé le château sont
descendues dans la plaine, lorsqu'on aperçoit, au loin, les lignes profondes
des régiments espagnols, rangées en bataille, attendant l'attaque, comme si
elles avaient été prévenues. Il y a donc des traîtres ! M. de Toiras qui est
venu assister à l'opération, ordonne que tout le monde rentre : on ne bougera
pas. Là-dessus un enseigne du régiment de Pompadour, nommé Delines, lui amène
un jeune garçon de quatorze à quinze ans qu'il a surpris dans une petite
tour, près du château, agitant un long bâton au bout duquel pendait un drap
blanc. Le garçon interrogé avoue avoir porté plusieurs lettres au camp ennemi
de la part d'un certain capitaine italien nommé Gambero. C'est ledit Gambero
qui lui a fait faire le signal en question et lui a offert, à cet effet, six
pistoles dont trois comptant, en lui indiquant la façon dont il devait s'y
prendre pour agiter le drapeau d'une manière convenue. M. de Toiras commande
immédiatement d'arrêter Gambero et on écroue celui-ci dans une des prisons du
château[27].
Un incident analogue qui se produit le lendemain ajoute
aux inquiétudes. Devant la citadelle, que gardent quatre compagnies et
notamment du côté du bastion de Saint-Georges où M. de la Serre est en faction, les
cheminements ennemis progressent avec rapidité. On voit les gabions se
suivre, s'aligner, croître. On tire le canon dessus, sans succès. Il est
décidé qu'on tentera une sortie ; lorsque, au moment même, un individu, se
détachant des lignes françaises, court aux sentinelles ennemies, les
prévient, celles-ci donnent l'alarme, et l'infanterie espagnole accourant se
retranche fortement, rendant impossible toute attaque. Il faut y renoncer.
Vendredi 7 juin : le bruit court que l'armée française de
secours approche ; elle serait commandée par le roi lui-même, dit-on, et
marcherait sur Turin pendant que M. de Montmorency arriverait par Asti. On a
vu celui-ci à Savigliano le 2. Les maréchaux de Créqui et de la Force descendraient aussi
par Ivrée ; ils auraient une forte armée, mais se trouveraient tellement
encombrés de charrois et de voitures qu'il leur serait impossible d'arriver
promptement. Malheureusement ces nouvelles ne sont confirmées par aucune
lettre. Les officiers qui raisonnent de la situation estiment généralement
qu'il ne faut pas compter sur le secours avant la moisson, et les plus
optimistes espèrent voir apparaître l'armée française plutôt que les blés, mais guère avant la huitaine qui suivra la
Saint-Jean[28].
Néanmoins, on est plein d'espérance et on discute sur ce que pourra faire M.
de Spinola. Il n'a que trois partis à prendre : ou aller au-devant de l'armée
de secours et l'attaquer, ou rester dans ses retranchements et continuer le
siège, ou décamper et gagner le Milanais afin de le défendre. Il n'est pas
assez fort pour adopter le premier parti : dans le cas d'une défaite il
mettrait les affaires du roi d'Espagne en trop mauvais étal. S'il reste dans
ses retranchements, on l'y affamera et on le forcera, parce qu'il est mal
défendu contre une attaque du dehors, n'ayant ni circonvallations
suffisantes, ni forts, ni batteries, pas de pont sur le Pô, pour assurer ses
communications. Il ne lui reste qu'à décamper. On conclut que si le général
ennemi continue son travail et poursuit, c'est qu'il espère que la trahison
lui livrera la place[29].
En attendant il faut se défendre. On se hâte, pour protéger
les remparts, de construire en avant du fossé de petits ouvrages, des
demi-lunes qui retarderont le contact de l'ennemi et augmenteront les
difficultés ; on en fait une entre les bastions de Saint-Georges et de
Saint-Carle ; trois compagnies du régiment de Pompadour vont l'occuper et,
pour cette raison, cette demi-lune s'appellera désormais demi-lune de Pompadour.
Samedi 8 juin : les enseignes Sabaud et Châteaugaillard,
du même régiment de Pompadour, sont commandés pour attaquer une tranchée que
l'ennemi pousse en face des bastions de la citadelle. Soixante hommes du
régiment de La Grange
vont par une fausse porte occuper une demi-lune afin de soutenir le
détachement de ces deux enseignes et border le parapet du chemin couvert sur
la contrescarpe[30].
M. de la Serre,
qui les commande, les place, et se rend avec M. de la Grange tout à la pointe
de la demi-lune, de manière à pouvoir surveiller ce qui va se passer. Le
corps des enseignes s'avançant, les Espagnols prennent leurs armes, tirent,
puis reculent. Le colonel de La
Grange estime le moment opportun : Aux
gabions ! compagnons, aux gabions ! s'écrie-t-il, et les soixante
hommes de réserve, s'élançant sous les ordres du lieutenant de Fétan et de
l'adjudant Gastaldo, bondissent par-dessus les parapets, courent, entraînent
les premiers assaillants et se jetant sur les gabions ennemis les renversent.
Je puis dire sans mentir, dit le capitaine de
la Serre, que nous avions là les plus vaillants hommes tant
officiers que soldats qui se puissent voir[31]. Un sergent,
nommé Dental, poursuit un officier espagnol jusqu'à une deuxième tranchée, le
tue, blesse deux ou trois soldats venus à son secours et rentre bravement
sans avoir rien reçu. On reconnaît dans une autre tranchée, aux nombreuses
piques qui dépassent, serrées et remuant, un détachement important
d'Espagnols qui se tiennent blottis. Le capitaine de ce détachement paraît
sur le talus et, d'un geste énergique, semble ordonner à ses hommes de sortir
pour attaquer. Ceux-ci ne bougent pas. La hallebarde à la main[32], le capitaine
renouvelle son commandement qui n'est pas mieux obéi. Cherchant à prêcher
d'exemple, il s'élance lui-même, se retourne pour voir si on le suit, crie,
repart, toujours en vain. Seul, un enseigne sort enfin, mais n'avance que de
quelques pas, malgré les vociférations de l'officier espagnol. Tout à coup
une détonation retentit : c'est une mousquetade tirée des rangs français par
un soldat nommé Périgord. Le malheureux capitaine atteint s'abat comme une
masse. Il veut se relever, il retombe. De nouveau il se relève et retombe
encore. Il se trémoussoit fort. Son enseigne
fait mine enfin de se diriger vers lui pour lui porter secours, lorsqu'un
sergent français de la compagnie de Châtillon, Monille, s'élançant l'épée à
la main, fond sur le capitaine blessé, l'atteint et lui larde le corps en
criant : Voilà le coup de Bessères ! Bessères
est le pauvre enseigne qui a été tué à l'attaque du fortin. L'officier est
achevé. Trois piquiers eussent suffi pour empêcher le sergent d'égorger le
malheureux ! De se voir ainsi misérablement
abandonné de ceux qui devroient plutôt tous mourir que de nous souffrir
blessé, c'est chose cruelle !
Il faut battre en retraite, on n'est pas en nombre pour
s'aventurer plus loin. Si on avait eu seulement quelque trente piquiers de
plus et des cavaliers avec cuirasse et pistolet, on eût mené plus rudement
l'affaire et ceux qui estoient dans la dite tranchée
eussent été expédiés. Mais, tout de même, M. de Toiras, qui a suivi
l'attaque du haut des murailles de la citadelle, est satisfait qu'on ail
accompli plus de besogne qu'il n'en avoit commandé.
Du côté français on a eu peu de blessés et presque pas de tués. L'enseigne
Sabaud a eu là la moitié de ses chausses emportées
d'une mousquetade[33].
Dimanche 9 juin, nouvelle sortie. On reprend celle qui a
été manquée le 3, du fait de la trahison. Une colonne de cent soixante-dix
hommes, cent du régiment de Ribérac, cinquante de celui de Monchat, vingt de
la compagnie de Brignac, régiment de Pompadour, sont commandés avec cent
hommes du régiment de Pompadour qui suivront en réserve, en même temps que la
cavalerie ; plus, en arrière, beaucoup d'hommes à pied, piques et pistolet en
main. Il s'agit toujours d'aborder les tranchées et de bousculer les
ouvrages. En avant de la colonne s'avance un détachement de trente-cinq
hommes, en enfants perdus, sous les ordres du capitaine Columbat. Cette fois
l'ennemi n'a pas été prévenu et ne se doute de l'attaque que quand le coup lui tombe dessus. Dès que les
enfants perdus sont à portée, et que l'ennemi les reconnaît, il leur fait un très beau et grand salut et sur-le-champ
lâche pied. Sur quoi Columbat ainsi que ses hommes répondent au salut,
puis, mettant l'épée à la main, s'élancent en criant. Le reste de
l'infanterie s'ébranle à son tour, pendant que la cavalerie, par pelotons de
huit ou dix hommes, charge sur les côtés afin de dégager les assaillants.
Malheureusement, les fantassins arrivés sur les positions s'amusent à piller
ce qu'ils trouvent, se dispersent, s'attardent. Les officiers ont beau crier
: A moi ! compagnons, à moi ! l'élan et la
cohésion sont perdus[34]. En présence des
Espagnols qui reviennent en force, les troupes reculent protégées par l'arrière-garde
de réserve, laquelle ne se retire ni bransle que
l'infanterie ne soit retirée, et aussi de l'artillerie de la place
grondant par-dessus les colonnes françaises. Elle a même failli un moment
donner sur notre cavalerie, la prenant pour des Espagnols. M. du Courroy, son
commandant, s'est aperçu à temps de la méprise.
On sort encore dans la nuit du il au 12 juin. Puis le
mercredi 12 on veut tenter une sortie générale, mais cette fois on trouve
l'ennemi prévenu, fortement retranché, en nombre, se préparant à faire aux
assaillants une belle réception[35].
Les officiers sont fiers de toute cette activité
inlassable. Il faut avouer, déclare le
capitaine de la Serre,
qu'il y a peut-être cinquante ans qu'il ne s'est
fait de si belles sorties ni avec si peu de gens qui aient fait de si belles
exécutions ; et aussi les ennemis estoient en telle terreur que quand on
faisait sortie, ils lâchaient le pied d'abord.
Samedi 15 juin, on reparle de l'armée de secours. Le bruit
court qu'elle a pris le pas de la Thuile, étroit
passage à l'entrée du Val d'Aoste où est un pont sur la Doria. Mais c'est
une erreur[36].
Le lendemain, dimanche, cependant, en guise de réjouissance, M. de Toiras
fait solennellement arborer tous les drapeaux des compagnies sur les
boulevards de la citadelle. Les troupes bordent les parapets[37] ; on tire des
salves de coups de canon et de mousqueterie ; bourgeois et marchands sont
invités à venir sur les remparts assister à cette grande manifestation. Les ennemis,
sans doute, n'y auront rien compris. Une autre nouvelle arrive ce même jour
et celle-là est plus certaine : la peste a fait son apparition dans l'armée
des Espagnols : voilà un bon allié.
Mardi 18, seconde information sur l'armée de secours. Elle
aurait franchi les Alpes après avoir forcé les passages et ne serait plus
qu'à une lieue de Turin. Ce sont là des bruits contradictoires : ils
commencent à énerver. D'ailleurs on dit maintenant que si cette armée
attendue n'arrive pas avant que les blés soient
recueillis et serrés, c'est chose certaine que dans deux mois Casal sera
perdue[38].
Les plaintes commencent à se faire entendre : excès de travail, nourriture
insuffisante. Les soldats qui doivent recevoir quatre sous par jour n'ont
plus rien depuis quelque temps et murmurent : il n'y a pas un écu dans les
coffres. Fort ennuyé, M. de Toiras a fait fondre sa vaisselle d'argent et l'a
débitée en menue monnaie, mais on a été vite au bout de cet expédient. Le
cardinal de Richelieu qui est très tourmenté de la situation de la ville et
fait ce qu'il peut pour venir la délivrer, a envoyé au commandant en chef un
mot par lequel il lui transmet une lettre de change de trente mille écus,
créditée au nom du sieur Georges Rossi, marchand de Casal, par MM. Lumagne et
Mascarini, banquiers de Lyon[39]. Rossi accepte
bien la lettre, mais il déclare n'avoir pas les trente mille écus. M. de
Toiras imagine alors de faire fondre une pièce de canon dont il tire pour 110.000 livres de
monnaie de cuivre, pièces de 60 sols, de 30 sols et de trois liards, ou du
moins qu’il exige qu'on prenne pour cette valeur, promettant, au nom du roi,
qu'à l'issue du siège tout sera remboursé au prix émis[40]. Rossi accepte
la combinaison ; les habitants ne l'acceptent pas et déprécient ces fausses
monnaies ; les misères des soldats vont reprendre. Chose
étrange, que la France
fasse ses affaires avec si peu de prévoyance !
Ce qui console un peu, c'est que l'armée ennemie n'est pas
en meilleur point. Un transfuge du régiment florentin commandé par Jean de
Médicis, vient avouer que la peste fait ses ravages parmi les assiégeants,
tue les uns, met en fuite les autres. Son régiment qui comptait 2.500 hommes,
il y a un mois, n'en a plus aujourd'hui que 1.500. C'est une débandade.
Est-ce pour cette raison que des idées de paix se feraient
jour ? Le mercredi 19 juin, le bruit arrive de l'armée espagnole que le pape
voudrait intervenir afin de réconcilier les belligérants et que le secrétaire
du nonce, un jeune homme de vingt-huit ans, M. Mazarin, est parti depuis deux
jours pour aller trouver le roi de France et lui faire quelque proposition :
il y a peu d'espoir[41].
En attendant, les Espagnols redoublent d'efforts. Dans la
nuit du jeudi 20 au vendredi 21, vers minuit, tandis qu'il pleut à verse et
que les Italiens de Casal chargés de garder certaine tenaille, ouvrage du
dehors, près de la porte Est de la ville, se tiennent à l'abri et enfermés,
ils tentent une attaque, et des escadrons espagnols arrivent au galop, —
chaque cavalier portant encore en croupe un fantassin, — défilent sans être
aperçus, sinon d'une sentinelle qui donne l'alarme ; glissent et vont s'en
prendre aux moulins à vent de la place qui bâtis, de ce côté, à proximité du
Pô, servent à moudre le blé des habitants de la ville. Ils coupent les cordes[42], s'emparent des
meuniers et, reprenant leur galopade, reviennent par où ils sont venus.
Quoique avertis, les Italiens ne sont pas sortis de leur couvert d'où ils
tirent quelques mousquetades lesquelles parviennent cependant à faire un peu
de mal, car le lendemain matin M. de la Serre venant visiter l'endroit de l'aventure,
trouve deux cadavres, des cervelles çà et là, des plaques de sang, un cheval
mort harnaché d'une belle selle brodée d'or et des débris, trente piques,
deux mousquets.
Mais c'est principalement par le travail des tranchées que
l'activité des assiégeants redouble. Les cheminements sont poussés si avant
qu'en vérité on peut presque dire que la place maintenant est déjà à portée.
Décidément c'est sur le bastion Saint-Georges ou celui de Saint-Carle que les
lignes convergent. M. de Toiras réunit en conseil de guerre les officiers
supérieurs de la garnison, de nombreux capitaines et MM. de Lessart et Saint-Vincent, se disant tous deux
ingénieurs, pour examiner ce qu'il y aurait à faire[43] La discussion
s'échauffe et devant l'acharnement contradictoire des uns et des autres, il
est impossible de rien décider.
C'est chose impressionnante de voir devant la ville ce
travail de taupe s'avancer pas à pas, sourdement, apportant avec lui la ruine
et la mort. Une nuit où M. de la
Serre se promène vers deux heures du malin sur le terre-plein
du bastion de Saint-Georges avec le marquis de Rivare, gouverneur de la
citadelle, lequel s'est fait faire une baraque en planches en cet endroit, et
y couche, le gouverneur reçoit un coup sur le collet. Il pense que c'est une
pierre qu'on lui a jetée, mais c'est bel et bien une balle de mousquet qui,
heureusement, venait de trop loin pour pouvoir faire grand mal. Le marquis
étant gras et replet, elle a donné sur deux ou trois plis de graisse et causé
une égratignure qui saigne. Le capitaine engage le gouverneur à rentrer ; il
refuse ; mais la fraîcheur de la nuit provoquant un endolorissement, il se
décide à aller se faire panser. — Le lendemain, samedi, le capitaine de chevau-légers
de Boissac se trouvant sur le pont-levis de la citadelle reçoit une balle à
la jambe[44].
L'ennemi est donc si près que la place soit sous son feu ! Il faut se garder
et veiller.
L'Espagnol s'agite, escarmouche, fait aller et venir dans
la plaine des escadrons et des bataillons ; on dirait qu'il a hâte d'en
finir. Dans la nuit du dimanche 23 au lundi 24, vers deux heures du matin,
éclate une violente canonnade suivie de décharges roulantes de mousqueterie.
Tout le monde en alerte court aux remparts se demandant ce que cela veut
dire. Mais on apprend, quelques heures après, que c'est un acte de
réjouissance à l'occasion de la fête de saint Jean-Baptiste.
L'avance des tranchés ennemies maintenant est telle que
celles-ci vont atteindre les dehors de la place, à la demi-lune que garde le
régiment de Pompadour. On ne peut presque rien contre elle, les canons ne les
atteignant pas, ni la mousqueterie. Les officiers français restent en
permanence aux bastions, nuit et jour, colonels en tête, faisant travailler
avec acharnement à pratiquer des doubles fossés, à creuser, à épaissir les
parapets, à établir des contre-mines. M. de Toiras partout présent, anime
chacun de la voix et du geste.
Exaspérés de ce cheminement qui gagne, quelques gentilshommes
se livrent à de téméraires équipées. Le capitaine de Saint-Aunez sort une
fois de sa demi-lune, le pistolet à la main, seul, bondit, court par-dessus
les obstacles jusqu'à la tranchée ennemie, et là, à bout pourtant, tue raide
un soldat espagnol, puis retourne en courant au milieu d'une grêle de balles
que les ennemis, revenus de leur stupéfaction, lui tirent, sans d'ailleurs le
toucher[45].
— Les soldats jettent des pierres aux gens qui piochent dans les tranchées,
leur envoient des pots ou des lances de feu destinés à brûler les fascines.
Une de ces lances envoyée n'a brûlé qu'au quart de sa longueur, sans effet.
Un chevau-léger[46]
ajuste sa cuirasse, coiffe son pot de fer, ou casque, et courant aussi,
ramasse la lance qu'il rejette au bon endroit, au risque d'attraper un coup
de mousquet ou d'être lardé d'un coup de pique.
Ces exemples de courage font merveille, et les habitants
eux-mêmes en subissent l'influence. Il y a encore, dans la plaine, quelques
champs de blé qu'on peut moissonner. Des soldats, des gens de Casal, voire
des femmes, vont procéder à la récolte, malgré les fusillades ennemies qui
les poursuivent. Une jeune Italienne, Anne-Marie Novarèse, qui est du nombre,
s'est bravement armée d'un mousquet et tout en fauchant, vaillamment,
s'interrompt pour coucher son arme en joue, ajuster et tirer. Les ennemis
l'ont remarquée et lui expédient force mousquetades, dont l'une finit par la
blesser légèrement. Ils l'interpellent de loin et l'accablent de sottises : P..... des Français !
hurlent-ils. Elle a entendu. Je veux être la leur,
crie-t-elle, mais je ne serai pas la vôtre !
Du reste, c'était une fille d'honneur qui se maria
par après avec un français[47].
La garnison en alerte redouble d'attention. Il ne faut pas
se leurrer, la prise d'un des bastions de la ville entraînerait la prise de
celle-ci, et celle-ci aux mains de l'ennemi, la ville n'a qu'à se rendre. A
cette fin de juin la tranchée de l'assiégeant est arrivée à la longueur d'une pique de nos dehors et est contre la
demi-lune que garde le régiment de Pompadour, en manière qu'on se jette des
pierres de l'un à l'autre. La situation est de plus en plus critique.
Un prisonnier qu'on vient de faire prévient que M. de Spinola prépare une attaque
générale de tous les dehors. Les gardes sont doublées, les régiments au
complet attendent sur les terre-pleins plusieurs nuits de suite. M. de Toiras
et les capitaines demeurent en permanence dans les bastions menacés ; mais
rien n'apparaît. De fait, il est absurde de penser que l'Espagnol puisse
tenter un assaut sans avoir pratiqué de brèche. Il y a apparence, au
contraire, que parvenu maintenant presque aux fossés, il va creuser des
mines, installer des fourneaux et faire tout sauter. Les explosions, les
terribles explosions si meurtrières, sont, à présent, le danger à courir. Un
Français qui sert dans l'armée espagnole et qui a déserté, vient dire qu'on
en prépare trois et qu'elles vont jouer d'un moment à l'autre. Chacun attend
avec émotion. On est aux aguets. Dans la nuit du samedi 29 au dimanche 30, à
minuit juste, la première explose avec un fracas épouvantable.
Cette nuit-là, M. de la Serre est de service sur le bastion Saint-Carle
avec vingt mousquetaires bordant le parapet. Le temps est calme, la lune
s'est levée et éclaire la plaine immobile. De l'ouvrage construit en avant du
bastion arrive un bruit cadencé d'instruments où l'on distingue un trompette
et une vielle : ce sont des gentilshommes français, MM. de Barradas, de
Souvré, de Saint-Aunez, de Montausier et d'autres qui, après le dîner, ont eu
la singulière idée de venir boire à la santé du marquis de Spinola en cet
endroit, et de danser en son honneur sur un point particulièrement dangereux.
Us ont amené avec eux un trompette de cavalerie et un vielleur aveugle fort
connu de la ville et de la garnison, Après s'être promené sur le terre-plein
tout le soir et n'avoir rien remarqué d'anormal, un peu avant minuit, M. de la Serre a l'envie d'aller
jusqu'à la demi-lune, un instant, afin de voir la petite fête et de dire un
mot à ces messieurs. Il lui faut, par un assez long détour, gagner une
poterne basse donnant accès au fossé. Le capitaine arrivé là remarque que le
bruit de musique a cessé. Les gentilshommes ayant terminé leur soirée, sans
doute, vont se coucher. M. de la
Serre se dispose à rebrousser chemin, lorsque tout à coup
une puissante détonation éclate ; toute la pointe de la demi-lune saute,
projetant autour un amas immense de pierres, de terre et de briques.
Comprenant ce qui vient de se passer, M. de la Serre se précipite en
avant. Le sol est bouleversé. Une partie de l'ouvrage a été démoli. Les
gentilshommes heureusement n'y étaient plus, et le joueur de vielle a passé
le fossé sur une planche. Mais quelques minutes plus tôt et tous y restaient.
Vingt-cinq soldats sont ensevelis, dont huit lues. Le colonel de la Grange qui faisait sa
ronde à quelque distance avec un officier, rassemble immédiatement trente
mousquetaires qu'il trouve sous la main et accourt dans le cas où quelque
colonne d'assaut tenterait l'attaque subite. Il ne voit rien venir. L'alarme
est dans la garnison. Partout le tambour résonne. A ce moment une deuxième
explosion retentit un peu à côté du lieu de la première, mais elle ne fait
rien qui vaille. Une pierre seulement projetée va frapper à la jambe M. de la Grange. On veille. Le
reste de la garde est tranquille et les Espagnols ne bougent pas[48].
Au jour, on travaille à réparer les dégâts de la nuit : on
creuse, on terrasse, on plante des palissades[49] Un gentilhomme
qui s'y emploie activement, M. de Tertillac, est tué d'une arquebusade à la
tête. Puis on augmente l'artillerie des bastions avoisinants. Il faut traîner
les canons. Les chevaux de traits manquant, qui
m'aime me suive ! s'écrie un colonel qui s'attelle aux pièces pour les
tirer, et les soldats se précipitant, enlèvent les canons.
L'explosion a jeté l’effroi parmi les troupes. Un
phénomène auquel les esprits frustes des soldats ne comprennent rien, ajoute
à leur terreur. Le soir, vers cinq ou six heures, le ciel étant clair, on
entend des coups de tonnerre du côté du couchant, des nuages montent, et
alors, vers l'orient, sur l'horizon, on aperçoit une
chose faite comme une corne d'abondance, plus blanche que tout le reste des
cieux ; et la pointe s'allongissoit, puis, sur-le-champ, s'acourcissoit,
puis, sur-le-champ, s'allongissoit, puis s'acourcissoit, et fit ainsi un
petit quart d'heure. C'est, tout simplement, une comète. Mais les
esprits frappés y voient une apparition mystérieuse et des hallucinations
suivent[50].
On croit apercevoir un feu follet qui se promène la nuit suivante dans la
plaine, courant et suivant les tranchées ennemies
; une nuée qui erre au milieu des ouvrages ; voire même des formes vagues de chapeaux et de pourpoints lesquels sembloient vagabonder.
Des coups de mousquet sont tirés dessus.
Dans les bastions, on s'occupe de travaux supplémentaires
en arrière des pointes. Il faut prévoir le cas où les demi-lunes, en avant du
fossé, rendues intenables, seront abandonnées, et où l'ennemi s'en prendra à
l'escarpe de la citadelle. M. de Toiras recommande de ne laisser aux
extrémités des demi-lunes que les sentinelles parce que le jeu des mines va
très probablement recommencer. Effectivement, dans la nuit du lundi 1er
juillet au mardi 2, à deux heures du matin, un nouveau fourneau éclate le
long de la demi-lune de Ribérac sans faire grand dégât d'ailleurs. Les
sentinelles sont culbutées, en partie enfouies, fort moulues
de terre. Le vendredi, au soleil levant, une autre mine saute à la
pointe de la même demi-lune et abat neuf soldats. Puis les explosions se
précipitent, trois la nuit suivante, avec accompagnement d'une canonnade générale
et d’un tir de mousqueterie étourdissant. On a craint un moment une attaque
finale et on a attendu de pied ferme l'assaut, tout le monde à son poste. Mais
l'Espagnol n'a pas remué. On ne sait ce qu'il
vouloit dire par une telle action.
A partir de ce commencement de juillet, presque chaque
jour compte une explosion[51].
On répare au fur et à mesure les terres bouleversées ; on
refait palissades et terrasses ; on agrandit les fossés qu'on creuse profondément
afin de rendre l'assaut, quand il se produira, plus difficile. A part
quelques sentinelles hasardées en avant, les défenseurs se tiennent en
arrière des ouvrages, prêts à donner, et tachent de creuser à leur tour des
contre-mines pour répondre à celles des assaillants. Le 13 juillet, même, on
en pousse une qui, en éclatant, a semblé engloutir pas mal d'Espagnols.
Mais il est trop tard pour sauver la demi-lune. Sous l'effet
des explosions successives, celle-ci est à peu près rasée. Il est inutile de
chercher à la défendre davantage, et M. de Toiras se voit obligé de la faire
évacuer. Dès que les troupes sont repliées dans le bastion qui est derrière,
les ennemis, avançant immédiatement, se jettent sur la position et
travaillent la nuit pour y installer une batterie de quatre pièces protégée
et gabionnée. De ce point, à bout portant, ils vont maintenant battre la
muraille du bastion de plein fouet, et la démolir afin d'ouvrir leur brèche
dans la citadelle. M. de Spinola est même aperçu venant inspecter les travaux
et donner ses ordres. On tire sur lui, sans succès. Du bastion, couvert de
troupes, s'organise un feu d'enfer. Les soldats se retranchent de plus en
plus, surélevant les terre-pleins, épaississant les palissades, doublant
encore les défenses[52]. L'ennemi ajoute
de nouveaux canons à sa batterie. Alors M. de Toiras décide qu'il faut se
donner un peu d'air en se dégageant de cette artillerie. Sur son ordre, deux
fourneaux dirigés de ce côté explosent, et une attaque vigoureuse bouscule ce
qu'elle rencontre, trouant, renversant, détruisant. Mais, le surlendemain,
l'Espagnol a tout rétabli.
Est-ce une diversion ? On apprend que l'ennemi se met
maintenant à diriger une attaque contre le boulevard des Trois-Vents. Il a
installé quatorze pièces et canonne ce point. Le colonel de la Grange, qui y commande,
rempare, accumule les palissades, gabions et fascines, édifie de petites
lunettes en avant des fossés, couchant, mangeant, vivant dans les
terrassements. Les ennemis qui le devinent à sa voix tonitruante tirent dans
sa direction, mais ne l'atteignent pas. Il constitue une seconde ligne de
défense en faisant abattre les maisons qui avoisinent le boulevard et en les
faisant créneler. Si l'ennemi escalade les fortifications, on se défendra
ici.
La garnison entière croit à une attaque générale pour le
25. Ce jour-là tout le monde est sur le qui-vive. M. de Toiras fait même
armer les bourgeois et leur demande de border les parapets des murailles.
Mais les Espagnols n'ont pas paru. Comment se fait-il que M. de Spinola
retarde à ce point l'effort décisif ? on ne comprend rien à son inaction.
Sept Napolitains transfuges en apportent une explication. L'armée
assiégeante, disent-ils, abîmée par la peste, la fatigue et la famine, serait
dans le plus navrant état d'indiscipline. Un maître de camp est venu de la
part du duc de Savoie demander à M. de Spinola d'envoyer au secours du prince
toute la cavalerie espagnole parce qu'il était aux prises avec l'avant-garde
de l'armée française. M. de Spinola a consenti, mais les cavaliers mécontents
ont refusé de partir, se sont débandés et ont déserté[53]. Le marquis
furieux en a fait pendre un bon nombre, ce qui n'a pas ramené le reste des
troupes excité. Le général ennemi ne tient plus ses régiments. — Des Italiens
et des Allemands qui désertent chaque jour viennent conter qu'en réalité on a
très peur dans les lignes assiégeantes de l'armée de secours annoncée. Ils
ajoutent qu'ils sont mal payés, mal nourris. Ils se plaignent d'avoir eu à
travailler d'une façon tellement excessive qu'ils en ont les mains toutes gâtées et, par surcroît, pour comble
d'humiliation, qu'ils ont été contraints de piocher, à coups de triques, par
les officiers.
Mais où est donc cette armée de secours ? Le 20 juillet on
apprend qu'elle aurait remporté une victoire à Veillane, à la date du 16, en
descendant des Alpes[54]. Quelques jours
après, la nouvelle arrive que le duc de Savoie, Charles-Emmanuel, est mort,
les uns disent de la peste, les autres affirment de chagrin, les troisièmes
prétendent du mal que lui a fait sa bosse en lui crevant dans le corps.
Il est grand temps que le secours vienne. La place est à
bout de ressources, à bout de vivres, à bout de patience[55]. Les
approvisionnements sont épuisés. On disposait de bœufs et de moutons vivants
qui paissaient sous les murs de la ville. Les uns ont été mangés, les autres
enlevés par l'ennemi. Tout blé a disparu[56]. Il restait le
moyen d'aller pêcher du poisson dans le Pô. Mais l'ennemi a installé sur
l'autre rive des mousquetaires qui abattent les pécheurs. Force a été d'y
renoncer. En ville, la cherté des vivres devient excessive. Avec les quatre
sous par Jour qu'on leur donne, de cette monnaie de cuivre décriée par les
habitants qui ne l'acceptent que pour le tiers de ce qu'elle est censée
valoir, les soldats ne peuvent rien acheter. Ils meurent de faim. Tout le
poids de leur misère retombe alors sur les officiers qui sont obligés, à
leurs frais et dépens, de les nourrir, de les habiller, de les chausser, de
les faire soigner s'ils sont blessés ou malades et de payer leur rançon s'ils
se font prendre par l'ennemi. La charge entière de la compagnie pèse sur le
capitaine, sinon son monde se débande[57]. En vertu des
conditions de l’engagement militaire — seulement en France ; ni le prince
d'Orange ni le marquis de Spinola ne l’admettent pour leurs troupes — les
soldats ne sont pas tenus de travailler aux tranchées. Il faut les payer en
plus, tant par jour pour cette besogne. C'est encore le capitaine qui donne
de sa bourse, personne ne lui rend son argent. Et Dieu sait si on a multiplié
les forts, demi-lunes, retranchements, et lignes de communication ! Pour beaucoup
le siège est une ruine[58].
A toutes ces complications, se joignent les maladies. Une
épidémie de fièvre chaude s'est déclarée : les soldats se jettent par les
fenêtres, se noient dans le Pô, courent frénétiquement dans les rues. C'est la plus grande pitié qu'on peut voir. Comme
comble de malheur, la peste a fait son apparition dans la ville. Les premiers
cas ont été constatés le vendredi 5 juillet ; et avec la guerre et la famine,
voilà tous les fléaux bibliques tombés sur le malheureux Casal ! Au milieu
d'août la peste s'est développée d'une façon si lamentable qu'on est obligé
de marquer d'une croix verte les maisons contaminées. L'éclatement des mines
ajoute les effroyables blessures causées par les explosions qui brûlent,
déchiquettent et provoquent d'horribles souffrances. Il faut aviser à tant de
désastres. Les officiers des régiments se réunissant chez leurs colonels
respectifs pour examiner ce qu'il conviendrait le mieux de faire, décident,
après entente, d'organiser à frais communs des manières d'hôpitaux
régimentaires[59].
On louera une maison. Un médecin sera attaché au régiment avec appointements
de dix livres par cinq jours pour médicamenter
les malades ; puis un chirurgien, aux mêmes appointements, viendra panser les
blessés deux fois par jour, apportera les onguents, soignera
et vantousera. Enfin un apothicaire fournira
les drogues et médicaments qui lui seront payés au fur et à mesure.
Dix hommes du régiment pour le service, avec un total de soldes de dix livres
tous les cinq jours. L'hôpital sous la direction d'un bon religieux. C'est un
cordelier, le P. Nourry, qui est choisi par le régiment de la Grange.
Devant ces multiples causes de souffrances, les soldats
sentent leur courage défaillir. Beaucoup, gens de métiers, que le drapeau
qu'ils défendent intéresse moins que la profession et leurs aises, désertent.
M. de la Serre
affirme que, morts et blessés compris, au mois d'août, les effectifs ne représentent
plus le quart de ce qu'ils étaient au début[60].
Il ne faut pas compter sur les Italiens embrigadés ; ils
ne veulent rien faire. Leur mauvaise volonté
est telle qu'ils regardent les Français se battre ou travailler, sans que
cela leur donne l'idée ni à nous imiter, ni à louer,
à nous plaindre, ni nous aimer. Si on leur donne une mission, ils vous
contemplent stupéfaits, comme s'ils avaient à faire à des bestes brutes, et ne bougent pas. Cependant il
s'agit de leur ville : ils ne paraissent pas s'en douter.
Les habitants de Casal non plus. Au début ils étaient bien
disposés, le petit peuple, surtout, et la noblesse, fidèles à leur prince.
Ils ont fait des vœux en faveur du succès des Français, des processions
solennelles pour la délivrance du siège et de la
peste ; surtout de celle-ci, qui leur fait autant de mal qu'aux
troupes. L'évêque a même organisé le 8 juillet une quête pour les blessés et
les malades ; a recueilli plus de dix mille écus qu'il a donnés. Mais peu à peu
les sentiments se sont modifiés. Les bourgeois ont clabaudé lorsqu'on leur a
demandé de venir travailler aux remparts, — les soldats étant sur les dents,
— quoiqu'ils dussent toucher cinq ducatons pour
chaque quatre pas de toute carrière. La famine arrivant, ils ont
spéculé sur les vivres, puis ils les ont cachés, probablement pour leur
usage, mais en apparence par haine des Français.
Ceux-ci, hors d'eux, les accusent de les laisser mourir de faim. Ils nous ont plus fait de mal que les ennemis !
s'écrie le capitaine de la
Serre exaspéré. Mauvais peuple,
ajoute-t-il, auquel il ne faut avoir aucune fiance
ni sûreté ! L'hostilité finit par être telle entre bourgeois et
soldats que M. de Toiras a toutes les peines du monde à calmer une délégation
de ceux-là venus pour demander des explications au sujet de propos tenus par
les soldats disant qu'il les falloit tous pendre,
eux, les bourgeois[61].
Voilà dans quelles conditions le siège devenant de plus en
plus pressant va entrer dans sa phase critique, celle qui précède
immédiatement la catastrophe finale.
Au 1er août, les cheminements ennemis qui arrivent à la
pointe du bastion de Saint-Georges, suivent, en contournant cette pointe, de
façon à envelopper l'ouvrage. Les Français jettent force grenades, pots à
feux, fusées. M. de Toiras fait sauter des fourneaux afin de bousculer le
travail des Espagnols, lance ses hommes, de nuit, dans les ruines. Chaque jour le feu de l'artillerie donne à
outrance. Le résultat est insignifiant. Un sergent français du régiment de
Champagne est arrivé déguisé, après avoir traversé les lignes ennemies,
porteur de lettres du roi et du cardinal de Richelieu qui adjurent de tenir bon
parce que le secours arrive[62]. Le sergent
ajoute que M. de Spinola est très inquiet de ce secours et paralysé par les
maladies et les désertions. Ces nouvelles donnent quelque courage.
Les assiégeants n'ont plus qu'une idée, s'accrocher à la
muraille du bastion, s'y attacher pour l'effondrer sous les explosions, après
quoi la citadelle sera ouverte. Dans la place on se multiplie. Gela va être
le corps à corps au fond de la mine, au coutelas. De nuit, les nôtres
descendent, envahissent les galeries, tuent tout, brûlent les boisages,
flambent les gabions. Ils encombrent les tranchées de cadavres et reprennent
à nouveau le lendemain. Les artificiers, nuit et jour, fabriquent pots à feux
et grenades. La question est toujours de retarder l'assaut jusqu'à l'arrivée
de l'armée du roi. Les Espagnols entravés installent une grande batterie de
douze pièces en face des bastions de Saint-Georges pour fouetter les deux
ouvrages qui défient les fossés de ce bastion, à droite et à gauche, à savoir
les bastions de la Madone
et de Saint-Carle, et chasser les défenseurs de Saint-Georges sous un ouragan
de boulets[63].
Saint-Georges est en effet couvert de fantassins qui, abrités derrière les
parapets, criblent de balles les assaillants. Les parapets démolis, sous le
feu de l'artillerie, nos soldats se jettent derrière le terre-plein, lequel,
épais de sept à huit pieds de terrassements est disposé pour le tir de mousqueterie
; et reprennent la lutte. Mais la batterie ennemie est trop forte ; boulets
sur boulets donnant dans le terre-plein ne tardent pas à le transpercer,
l'émietter, le réduire en un amas de poussière. La place n'est plus tenable.
Un projectile espagnol tapant dans la gueule d'un canon de soixante a démoli
la pièce. Les hommes tombent comme des mouches.
D'autre part l'attaque du côté du boulevard des Trois-Vents
semble sérieusement engagée et immobilise une partie de la garnison. Les
Espagnols, renforçant leur batterie, dirigent sur les défenses un feu violent
qui peu à peu démonte les fortifications, culbute les pièces, éteint
l'artillerie de la place. Ils avancent un mantelet, grande machine forte et
puissante, ferrée, percée de meurtrières, montée sur roues, derrière laquelle
peuvent s'abriter nombre d'hommes ; la poussent jusqu'à trente pas du fossé
et font marcher derrière, en colonne, trois bataillons d'ensemble quinze
cents hommes, chargés d'aller enlever les petits ouvrages d'approche élevés
en avant des fossés. Mais ces piètres soldats refusent de s'élancer à
l'assaut. Les officiers ont beau les frapper à coups de plat d'épée et de
manches de hallebarde, il est impossible de les faire aller. Les Français,
qui voient ce triste spectacle des murailles, dirigent alors sur eux un feu
endiablé. Les officiers tombent et les soldats reculent. Le lendemain, où il
pleut, le colonel de la
Grange fait descendre dans les fossés, attaquer très à
droite et à gauche du mantelet, et pendant que l'ennemi est occupé, expédie
au galop des soldats qui accrochent avec des cordes ce mantelet, le tirent,
l'entraînent et l'amènent jusqu’au rempart. Puis le colonel épaissit celui-ci
progressivement, et de nuit ; le travail de jour étant impossible sous le feu
ballant du canon ennemi. Dans l'obscurité on hausse l'avant des
terrassements, et au jour on remplit derrière. Le talus finit par avoir
jusqu'à 27 pieds
d'épaisseur[64].
L'ennemi, visiblement, au bout d'une quinzaine de jours de
celte bataille ardente, veut en finir. Le 19 août, violente et générale
canonnade qui, de tous côtés, bombardant murailles et terre-pleins, détruit
les maçonneries et balaie les profils. Au bastion Saint-Georges, deux
galeries couvertes rampent déjà le long des parois du rempart. On a beau
sortir de nuit, tirer sur les travailleurs, chercher à installer des pièces
en face, aucun effort n'aboutit. En haut, dans l'ouvrage, les officiers
commandent de creuser en arrière de nouvelles tranchées et d'élever de
nouveaux retranchements, seconde ligne de défense que les Espagnols,
lorsqu'ils auront escaladé, trouveront devant eux.
Mais évidemment la situation est désespérée. La place se
trouve à la merci d'un dernier coup de mine qui l'ouvrira béante. Le samedi 24, M. de Toiras convoquant
les officiers de la garnison à la citadelle et leur faisant part de l'état où
on en est, leur avoue qu'il n'y a plus moyen d'empêcher les assiégeants de
s'attacher au bastion Saint-Georges. On décide cependant qu'on luttera encore[65].
Le mardi 27 arrivent des lettres au commandant en chef,
qui ne dit rien de leur contenu. Ce sont probablement de mauvaises nouvelles,
l'avis que l'armée française n'arrive pas, qu'il n'y a pas à compter sur
elle. Tout le monde est découragé. Dans la ville s'élèvent des murmures. Les
bourgeois, excédés des souffrances et des privations, déclarent qu'ils en ont
assez et qu'ils exigent qu'on capitule. Des cris sont poussés, des
attroupements se forment dans les rues, et les colonels français en sont
réduits à haranguer ces attroupements sur des bornes, pour prier les
habitants d'avoir un peu de patience, qu'ayant bien pu résister jusqu'à
présent, ils devraient essayer de résister encore et terminant en signifiant
d'ailleurs que si on ne veut pas patienter de gré, on patientera de force. M.
de Toiras permet, et demande même à de notables marchands, d'écrire au
cardinal de Richelieu pour lui exposer la détresse et l'extrême misère où se
trouve la place. Il convoque au château la noblesse de Casal. Celle-ci ose
dire que le roi de France les abandonne ; qu'il ne se soucie pas d'eux, et
qu'entre autres, il ne reconnaîtra jamais la monnaie de cuivre qu'a
distribuée le commandant en chef. M. de Toiras proteste avec colère contre
ces allégations : le roi de France n'a jamais manqué à ses promesses, s'écrie-t-il
; et si lui, Toiras, savoit celui ou ceux qui ont
parlé de la sorte au préjudice de Sa Majesté, il les châtieroit de sa propre
main[66].
Samedi 30, on apprend que le marquis de Spinola est tombé
malade, gravement, dit-on ; un instant le bruit court même qu'il est mort.
Est-ce une suite de cette circonstance ? Mais il semble que le feu des
ennemis se ralentisse, des canons sont retirés des batteries espagnoles.
Mardi 3 septembre, la maladie de M. de Spinola est
confirmée. C'est le duc de Lerme[67] qui a pris le commandement
de l'armée à sa place. Le feu des assiégeants languit. Il finit par
s'éteindre tout à fait. La pluie, qui se met à tomber plusieurs jours durant,
contribue, peut-être, à cet arrêt inexplicable du siège[68].
Dimanche 8 septembre, brusquement, grave nouvelle, qui se
répand comme une traînée de poudre dans la ville, accueillie très diversement
par les uns et par les autres. Une trêve de deux jours est signée ! Les
habitants sont pleins de joie, les soldats français anxieux. Aussitôt les
bourgeois courent aux portes pour sortir dans la plaine, afin de voir où en
sont leurs champs, leurs vignes, leurs cassines. Les sentinelles les
empêchent de passer. Seuls les soldats peuvent circuler. Ils vont jusqu'aux
vivandiers du camp espagnol leur acheter des vivres et du vin, pendant que
les ennemis leur apportent des raisins et des fruits. Le lendemain, un
trompette français, expédié au quartier général espagnol, va demander une
prolongation de trêve de deux jours. Le mardi 10, arrive un officier du
quartier général, le marquis de Sainte-Croix, annonçant que la prolongation
est accordée mais que M. de Spinola défend qu'on approche de son camp et de
ses tranchées. Que se passe-t-il ? Où en est-on ? Personne ne le sait.
Cependant tout le monde est persuadé qu'il est question, entre gouvernements,
de la paix, et qu'on la discute[69].
Mardi 13 septembre, arrivent à la porte du château trois
personnages à cheval : ce sont MM. le marquis de Brézé, Mazarin et le comte
Jean Cerbellon, secrétaire du duc de Savoie, qui viennent conférer avec M. de
Toiras. L'entrevue a lieu sous la porte et elle dure jusqu'à cinq heures du
soir. On y convoque l'évêque, quelques notables de la ville auxquels on
demande s'ils veulent la paix ou la continuation de la guerre. Sur leur
réponse, naturellement, que c'est la paix qu'ils désirent, on expédie un
officier au quartier général pour faire connaître le résultat de la
conférence et les trois personnages pénètrent le soir dans la ville. Une
convention, évidemment est conclue. Mais qu'a-t-on décidé ? Chacun va aux
nouvelles. On finit par savoir qu'une trêve est signée aux termes de laquelle
les Français garderont la citadelle, abandonneront la ville elle château aux
Espagnols jusqu'à une date déterminée, le 15 octobre ; que si, à cette date,
l'armée de secours n'est pas arrivée, ils céderont également la citadelle et
s'en iront : ce sera la défaite. Sinon, les Espagnols devront rendre le
château et la ville. En attendant, ceux-ci fourniront des vivres[70]. Cette trêve est
très commentée. Beaucoup la blâment vivement comme absurde et disent que le
roi, le cardinal, seront furieux. Les autres hasardent que M. de Toiras étant
à bout, agit de la sorte pour éviter l'assaut et se réserver une chance[71].
Quoi qu'il en soit, le surlendemain, dimanche 15 septembre,
on enlève les canons du château avant de livrer celui-ci aux ennemis[72]. Le soir, le
commandant en chef va dîner au camp des Espagnols[73]. Le 18 arrivent
les premières troupes qui doivent occuper la ville : deux compagnies
d'infanterie, tambours battant, dont les fourriers réclament d'abord mille
lits, plusieurs maisons pour les officiers et du bois de quoi chauffer deux
mille hommes. Les habitants refusent. Ils n'ont rien de ce qu'on leur
demande. Les Français évacuent à leur tour les ouvrages extérieurs et se
concentrent dans la citadelle. Le vendredi 20, deux mille nouveaux soldats
entrent dans Casal : 500 Allemands, 500 Milanais, 500 Napolitains, 500 Espagnols.
Ils se montrent à l'égard des habitants d'une insolence et d'une brutalité
inouïes, les malmènent, les dépouillent, les assomment, en pendent et en
tuent quelques-uns. Lors le peuple recognut que
s'ils nous tenoient pour meschans, les autres estoient des diables !
25 septembre ! M. de Spinola est mort !... La nouvelle
produit une vive émotion et la garnison espagnole prend les armes en signe de
deuil[74]...
Les jours suivants cette garnison augmente. Des officiers
généraux ennemis, le duc de Lerme, le marquis de Sainte-Croix, d'autres,
accompagnés du comte Cerbellon et du nonce, viennent se promener dans les
fortifications de la ville pour les examiner. Ils admirent beaucoup ce qui a
été préparé et disent que s'ils avaient cru pouvoir entrer dans la place au
moyen d'un simple assaut, ils se trompaient bien. D'après eux, M. de Spinola,
sur son lit de mort, au château de Scrivia, aurait déclaré avoir rarement
rencontré une ville qui fût mieux défendue.
On demeure dans cet état d'attente trois semaines, trois
longues semaines, pendant lesquelles Espagnols et Français vivent à part, les
seconds enfermés dans la citadelle, les premiers dans la ville, en proie à la
peste qui les ravage.
22 octobre. Enfin, surprise extrême ! Cette fois,
définitivement et avec certitude, l'armée française de secours, commandée par
les maréchaux de Schomberg et de la
Force, est annoncée[75] ! Elle
n'est plus qu'à huit lieues, dit-on, elle a dépassé Asti et se dirige à
marches forcées sur Casal, sans vouloir entendre parler d'ouverture de paix
qu'on lui fait pour la retarder. Une agitation fiévreuse saisit les Espagnols
; ils amènent trente-quatre pièces de canon qu'ils installent dans le château
et sur les bords du Pô. Contrairement aux conventions, ils ne vont donc pas
évacuer la ville. Ils creusent des tranchées, une lieue au-dessus, une lieue
au-dessous de Casal ; élèvent des ouvrages de cinq cents en cinq cents pas ;
accumulent l'artillerie, appellent des renforts qui leur arrivent. Un
munitionnaire dit à M. de la
Serre qu'ils sont 55.000 hommes ; ce chiffre est exagéré.
Du côté français l'allégresse est exubérante.
Cette bienheureuse armée de secours a été mise en marche,
paraît-il, dès le 6 juillet, mais toutes sortes de malheurs Font arrêtée,
maladies, peste, divisions des chefs, dont quelques-uns pensaient qu'on ne
pourrait jamais sauver Casal. Elle n'a commencé à se former réellement que
lorsque le cardinal de Richelieu a envoyé à sa tète son ami personnel, le
maréchal de Schomberg, sous l'énergique décision de qui les troupes se sont mises
en mouvement le 15 octobre[76] ; elles ont
contourné le massif du Montferrat par le sud, cl viennent rapidement prendre
la ville à revers[77].
Le 23, du haut des bastions de la citadelle, les officiers
français qui guettent, aperçoivent des bandes de cavalerie ennemie en
désordre, rompues, ramenées au grand trot,
remplies de blessés. Il y a eu contact sans doute avec l'avant-garde de
l'armée française, et les régiments espagnols écharpés ont été reconduits[78]. Sur le bord du
Pô, des quais sont organisés par l'ennemi qui se prépare, probablement, à
embarquer son matériel sur des bateaux pour s'en aller vers le Milanais.
24 au matin. On distingue de grands mouvements du côté des
Espagnols, un va-et-vient de chevaux, de longues files de charrettes chargées
de bagages. L'armée décampe-t-elle ou va-t-elle au-devant de M. de Schomberg
? A la citadelle, M. de Toiras fait disposer des batteries aux bastions, et
arme, en prévision de l'arrivée de l'armée de secours qu'il y aura lieu
d'appuyer, si elle attaque. Le soir, on a des détails sur l'engagement de la
veille. Les éclaireurs, les coureurs des deux
armées se sont rencontrés dans la plaine d'Asti, à l'endroit dit de la Croix-Blanche. Les
Français ont chargé avec tant de vigueur les 1.500 Italiens qu'ils avaient
devant eux, que ceux-ci, après avoir tiré leurs pistolets et leurs carabines,
ont lâchement fui. L'Italien qui en parle à M. de la Serre ajoute, furieux : e io son uno de quelli vituperosi che hanno fugiti !
Il en était[79]
!
Le secours avance. On cite des villages peu éloignés où
l'on a vu des Français venant chercher des vivres. Les Espagnols embarquent
leurs bagages sur le Pô et les expédient à Alexandria et à Valenza. Ils se
mettent même en mesure de jeter un pont de bateaux sur la rivière pour
évacuer leurs troupes en cas de besoin, mais M. de Toiras leur envoie
signifier par un de ses officiers, M. Colette, qu'il juge cette entreprise
contraire aux termes de la capitulation et que s'ils continuent, il va ouvrir
le feu sur eux. Les Espagnols ne tenant aucun compte de cette observation,
les batteries de la citadelle commencent à canonner[80] Les Espagnols,
par représailles, font arrêter tous les Français qui sont dans la ville.
Les mouvements des ennemis se dessinent. Ils paraissent
concentrer leurs troupes dans la direction de la Gatola[81]. C'est
probablement de ce côté que les tètes de colonnes françaises ont été
signalées. On apprend que le secrétaire du nonce, M. Mazarin, se remue pour
empêcher la bataille et faire conclure la paix ; qu'il va d'une armée à
l'autre, courant, se multipliant, adjurant. Les maréchaux français exigent
l'évacuation immédiate du château et de Casal. En vain M. Mazarin les
supplie-t-il d'attendre qu'il ait obtenu une réponse des Espagnols, M. de
Schomberg refuse, déclarant qu'il va marcher droit devant lui[82]. Le secrétaire
désolé a promis une réponse du samedi au dimanche.
26 octobre, au matin, les régiments ennemis se déploient
en longues lignes dans la plaine, pendant qu'à l'horizon montent d'épaisses
fumées. M. de Toiras, supposant que ce sont des signaux que lui fait l'armée
de secours, répond par des famées semblables ; mais, en réalité, ce sont des
maisons et des campements que les Espagnols brûlent avant de les abandonner.
De la citadelle, le canon tonne sur les troupes espagnoles. Le tambour bat
dans la ville et prescrit par un ban que tous
les soldats du roi d'Espagne aient à rejoindre leurs drapeaux ; que tous ceux
qui font vivanderie, ferment leurs boutiques
et parlent sous peine de la corde. Quelques heures après, en effet, on
aperçoit un convoi de chariots se déroulant hors des portes de la ville. Mais
M. de Toiras a rassemblé ce qui lui restait de cavalerie ; il le lance hors
de la citadelle et le convoi enveloppé, tous ses défenseurs dispersés, ne
tarde pas à être ramené aux mains de la garnison.
Celle-ci suit avec anxiété. On entend au loin le
crépitement de la fusillade, ce qui prouve que les avant-postes sont
probablement aux prises. Vers midi, les lignes espagnoles prononçant un fort
mouvement en avant, M. de Toiras en conclut que l'engagement général se
décide, et donne l'ordre aussitôt à toute la garnison de sortir : quatre
régiments se déploient, flanqués de cavaliers, lesquels chargent çà et là de
petits détachements ennemis qui errent ; et on attend, rangé en bataille.
Voici ce qui se passe, comme on l'apprend bientôt.
M. Mazarin continue d'aller et de venir, des Français aux
Espagnols, suppliant qu'on fasse la paix. Les Espagnols offrent d'abandonner
la ville à condition de conserver le château. Mais M. de Schomberg ne veut
rien entendre : tout, dit-il, ou la bataille. Lassé même de ce va-et-vient
perpétuel du jeune secrétaire, il lui a défendu de ne plus reparaître,
ajoutant qu'il va aller de l'avant à n'importe quel prix. Il dispose son
armée en conséquence : à gauche le corps du maréchal de la Force, sur la droite
l'arrière-garde menée par le maréchal de Marillac, au centre Schomberg avec
le reste, en tout 18.000 hommes[83]. Les ordres sont
donnés : il faudra s'élancer, pique et teste
baissées, l'espée à la main, en résolution de passer sur le ventre à ce qui
s'oppose au passage, sans tirer, sans prendre le temps d'escarmoucher,
au pas de charge. Les Espagnols prient alors M. Mazarin de retourner
immédiatement auprès des maréchaux français, de leur dire qu'ils cèdent et de
demander une heure de trêve afin de convenir des articles. Ce n'est là que déception et piperie ! s'écrient
les maréchaux. Ils refusent, ne voulant plus perdre
deux ou trois heures de temps que le jour leur peut encore donner pour vider
ce différend. Les tambours roulent, les lignes s'ébranlent. Sur quoi, plusieurs seigneurs de la part de l'armée ennemie
vinrent auxdits seigneurs [les
maréchaux français], auxquels ils demandèrent
la paix avec promesse que dans le lendemain, dimanche, ils feroient sortir de
la ville et château de Casal tous leurs gens de guerre ; à quoi s'accordant,
lesdits seigneurs généraux consentirent à ce que la bataille ne se donnât
point[84].
A la nuit, les troupes de M. de Toiras ont regagné la citadelle, et peu après
arrivent deux personnages envoyés par les maréchaux français pour faire part
à la garnison de ce qui a été décidé, MM. Particelli d'Emery, intendant des
finances de l'armée[85], et de
Saint-Preuil, capitaine au régiment des gardes françaises[86]. Ils content les
détails. En réalité il a été convenu que ville, château et citadelle, tout
serait simultanément abandonné par les Français et les Espagnols au duc de
Mantoue, l'ancien duc de Nevers. Il faut s'exécuter. Dès l'aube, le
lendemain, Allemands, Italiens et Espagnols commencent à déménager. Les
maréchaux viennent à la citadelle, où ils sont reçus avec les honneurs dus à
leur rang, et inspectent la place[87]. Mais les
Espagnols envoient dire que, réflexion faite, ils ne quitteront pas la ville
et le château que la citadelle n'ait été évacuée au préalable par les
Français. C'est une difficulté. Les maréchaux la tranchent en ordonnant à la
garnison française entière de sortir séance tenante. Le 30 octobre, au soir,
infanterie et cavalerie défilent, emportant ce qui leur appartient. Il a été
prescrit que les régiments de Ribérac et de la Grange iraient cantonner
à Terrugia. Les majors des deux régiments, MM. Bretelin et de la Serre partent ensemble
afin d'aller préparer les logis. Mais il est trop tard pour que les troupes
suivent. Elles bivouaquent sous les remparts de la citadelle, et comme il
pleut à torrents durant la nuit, elles sont trempées[88]. Au matin, les
Espagnols se décident à s'en aller ; ils passent le Pô sur un pont de bateaux
et leur défilé est si long, si lent, que les maréchaux français prescrivent à
leurs troupes, d'attendre, avant de se mettre en route. Enfin vers midi, les
colonnes espagnoles achevant de passer la rivière, nos régiments à leur tour
s'ébranlent, s'éloignent et bientôt disparaissent à l'horizon[89] !...
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