AU TEMPS DE LOUIS XIII

 

CHAPITRE V. — SOUVENIRS D'UN SIÈGE. - CASAL (1630).

 

 

La petite ville de Casal sur le Pô. — M. de Toiras commandant de la garnison française. — Les troupes. — Arrivée du marquis de Spinola pour assiéger la place. — Journal inédit du capitaine d'infanterie de la Serre. — Premiers contacts. — Travaux des ennemis. — Les Espagnols enlèvent un fortin de nuit, par surprise. — Sorties de M. de Toiras. — Le bombardement. — Les tranchées des assiégeants avancent. — Bruits de trahison. — Nouvelles contradictoires sur l'armée de secours attendue. — M. de Toiras n'a bientôt plus d'argent pour payer les soldats. — Ses expédients. — La peste au camp ennemi. — Les cheminements des Espagnols approchent de plus en plus ; exaspération des officiers. — Situation critique. — Première explosion de mine suivie d'autres qui démolissent les fortifications. — Urgence du secours. — Plus de vivres, maladies, peste. — Les habitants veulent qu'on capitule. — État désespéré. — Arrêt inattendu du siège, trêve. — Partie de Casal momentanément livrée aux Espagnols. — Mort de Spinola. — Brusque arrivée de l'armée de secours. — Ce qu'on voit du haut des bastions. La bataille. — Traité. — Évacuation de Casal.

 

M. de Toiras, commandant en chef la garnison française de Casal, fut prévenu le jeudi 23 mai 1630, sur les dix heures du matin, que des troupes apparaissaient du côté du levant, à la hauteur du village de Frassineto : c'était l'armée espagnole du marquis de Spinola qui venait mettre le siège devant la ville. M. de Toiras monta à cheval ; une grande rumeur remplit la cité.

Bâtie sur les bords du Pô, à l'entrée du massif montagneux qui protège Turin, et capitale du petit marquisat de Montferrat, Casal était une position stratégique de premier ordre à laquelle la situation du pays, planté entre le Piémont et le duché de Milan — possession du roi d'Espagne, à ce moment — donnait une valeur politique exceptionnelle. Le hasard des héritages ayant fait échoir le Montferrat à un prince français — le duc de Nevers[1] — Savoyards du Piémont et Espagnols du Milanais, appuyés de l'empereur d'Allemagne, avaient déclaré qu'ils ne laisseraient pas ce territoire clef de l'Italie du nord, tomber entre les mains d'un sujet du roi de France ; et, réunissant des soldats, l'avaient envahi. De son côté, le roi Louis XIII, résolu à ne pas accepter qu'une place de cette importance demeurât la possession de ses ennemis, avait jeté dans Casal quelques régiments sous les ordres de M. de Toiras et préparait une puissante armée afin d'aller soutenir ou délivrer celui-ci[2].

Grand, fort, dans toute la maturité de ses quarante-cinq ans, brun, avec de beaux yeux bleus, la chevelure fournie, une moustache et une barbiche épaisses, M. Jean de Saint-Bonnet de Toiras était le type du soldat vigoureux. Doué d'une rude voix de commandement qui éclatait dans des colères bruyantes oiilui échappaient des boutades excessives, oubliées par lui le lendemain ; très allant, emporté ; il savait être en même temps affable et sympathique. Il donnait beaucoup : son amitié était sûre. Passionné pour la chasse et la guerre, il méprisait la lecture. C'était un ignorant et un homme d'action énergique[3].

D'après les états, les cinq régiments d'infanterie qu'il avait en main, Monchat, Pompadour, Villeroy, La Grange et Ribérac, constitués chacun à dix compagnies de deux cents hommes, devaient présenter un total de dix mille fantassins. Il s'en fallait bien ! La Grange n'avait que cinq cents hommes au lieu de deux mille ; Monchat, deux cent cinquante. Les dix mille hommes étaient réduits à dix-sept cents. Gomme cavalerie, Toiras disposait de six compagnies de chevau-légers, casqués, cuirassés : celles de Canillac, Boissac Maugeron, Gournou, Meigneux et Toiras : environ quatre cents chevaux, soixante-cinq par unité. Trop à court avec ces effectifs, le commandant en chef recruta un régiment d'Italiens : médiocres soldats ; et dut même, à un moment donné, embrigader en une compagnie les domestiques et valets au service des gens de son armée[4].

Petite ville proprette et blanche, Casal s'étendait en fuseau du nord au sud, perpendiculairement au Pô, auquel elle tenait par un boulevard peu solide, dit des Trois-Vents. Au-dessus de ses maisons, montaient les clochers de ses sept églises, le dôme de sa cathédrale romane de Saint-Vaast — il y avait un évêque, — l'antique tour de l'horloge de son vieux palais municipal, et tout contre l'enceinte, vers l'ouest, la masse du château, solide bâtisse carrée, dont les quatre grosses tours massives rappelaient l'aspect imposant de la Bastille Saint-Antoine. Une muraille continue enveloppait l'ensemble, basse, inclinée, trempant ses pieds dans un large fossé et surmontée d'un parapet crénelé derrière lequel un terre-plein haussait la défense. Aux angles, des guérites couvertes, petites poivrières en encorbellement, surveillaient[5]. Le sud de la ville était protégé par un vaste fort, de la largeur de la cité, la citadelle, hexagone régulier, fermé de toutes parts, pointant ses six bastions rayonnant sur la plaine ; trois de ces bastions, celui de Saint-Carle, le plus au sud, et, en remontant du côté de l'ouest, celui de Saint-Georges, celui de la Madone, allaient jouer un rôle capital[6].

L'armée qui arrivait devant Casal, pour l'attaquer, était un corps cosmopolite de dix-huit mille fantassins et de six mille cavaliers, répartis, les premiers, en neuf régiments, deux allemands, un espagnol, deux lombards, trois napolitains, un florentin[7] commandés par le plus grand capitaine de l'Europe à ce moment, le marquis Ambroise de Spinola. Esprit tin et distingué, habile, prudent, tenace ; plutôt ingénieur de grande intelligence que soldat de coups de main, ce général de soixante ans, ancien héros des guerres des Pays-Bas contre Maurice de Nassau, cachait, sous sa figure affinée d'aristocrate délicat, la volonté la plus résolue[8]. On allait voir aux prises deux adversaires réputés : l'homme de guerre savant et méthodique, le soldat d'action incessante. L'affaire du Montferrat fut la grande préoccupation de la France toute cette année 1630. Le siège de Casal devait tenir l'Europe entière en suspens[9].

 

Pendant que du côté de Frassineto les colonnes ennemies se déroulent et avancent, M. de Toiras, monté à cheval, rassemble rapidement un bataillon de quatre cents hommes, cent par régiment, mené par deux colonels, MM. de Ribérac et de la Grange[10], et les deux premiers capitaines des régiments de Pompadour et de Monchat. Il sort, étend ses troupes ; la cavalerie l'accompagne pour protéger ses flancs et assurer la retraite. Parvenu à portée, il commande le feu. Mais l'ennemi ne semble pas disposé à accepter le combat et recule. Après avoir escarmouche un temps, M. de Toiras voit qu'il n'est pas possible de s'élancer : il a trop peu de monde. Il ordonne de battre en retraite, lorsque apercevant une partie de l'armée espagnole qui s'installe sur une colline, de l'autre côté delà ville, il marche à sa rencontre, déploie à nouveau ses lignes et recommence le feu[11]. L'artillerie de la place appuie le mouvement en allongeant son tir par-dessus la tète des troupes françaises. On tiraille jusqu'à la nuit, puis on rentre ; les Espagnols ont conservé leurs positions.

Le lendemain, au matin, on les aperçoit qui remuent des terres et travaillent. Autant qu'on peut le discerner, ils installent des batteries et organisent des couverts afin de se mettre à l'abri. On leur envoie quelques volées de canon ; puis des officiers partant à pied, la carabine sur l'épaule, vont en reconnaissance afin de s'approcher des travaux et de voir ce qui se fait. Ils sont ajustés, ils ripostent : un jeune lieutenant du régiment de Pompadour est tué[12].

Çà et là, dans la plaine, sont semées de petites maisons, des cassines, au milieu des vignes ou des champs des habitants de Casal. Le commandant en chef a décidé que des escouades iraient les occuper. L'infanterie s'essaime en détachements qui se dispersent vers chacun de ces réduits, à cinq cents, mille pas des murailles. Les soldats surveilleront de là, tireront : celte pratique les habituera au feu et maintiendra l'ennemi. Le capitaine de la Serre, conduisant lui-même dix mousquetaires aune de ces cassines, se doute que celle-ci est déjà peut-être occupée par les Espagnols. Il faut s'en assurer. Les mousquetaires sont divisés en trois sections : le sergent prend la tête de celle de droite, un caporal de celle de gauche, le capitaine reste au centre. Sur une demande transmise à la citadelle, le canon d'un bastion, pointé dans la direction de la masure, fait feu, et le boulet sifflant s'abat droit sur la maison, d'où, effectivement, on voit sortir en bâte des soldats ennemis qui s'enfuient. Les mousquetaires s'élancent, prennent la place, se retranchent ; ils vont faire le coup de feu jusqu'à la nuit.

De ce point on distingue clairement les travaux des Espagnols. Il n'y a plus de doute. Ils ont commencé des tranchées profondes, bordées de gabions et de fascines, qui, poursuivies en zigzags à travers la plaine, devront les mener jusqu'au pied des bastions. Là ils s'accrocheront aux murs des ouvrages, fouilleront, mineront, feront tout sauter, et la brèche ouverte, lanceront leurs colonnes d'assaut. Contre ce cheminement, il faut lutter pas à pas afin de le retarder jusqu'à l'arrivée de l'armée de secours qui seule peut sauver la place[13].

Il y a quelques mois, le commandant en chef a fait commencer de l'autre côté du Pô un petit fortin. Gomme il n'y a pas de passage sur la rivière, on a jeté un pont de bateaux, mais une crue subite à emporté ce pont, et faute d'argent on ne l'a pas rétabli[14] : il a fallu abandonner l'ouvrage. Maintenant que l'ennemi est en vue, M. de Toiras décide de réoccuper le fortin, malgré l'avis contraire de ses officiers. Quelques troupes, très peu, y sont envoyées. A ce moment même, l'Espagnol qui croit le fortin désert, expédie un détachement, la nuit, pour s'en emparer : le détachement reçu à coups de mousquets recule. Un peu inquiets, en ville, dix gentilshommes, la nuit suivante, passent la rivière et vont coucher dans l'ouvrage en cas de nouvelle attaque, mais tout est tranquille. Le lendemain M. de Toiras préoccupé expédie au fortin trois compagnies d'infanterie, celles des capitaines La Pouyade et Tranchard, plus une compagnie du régiment italien, commandée par M. Bassiani. A la nuit, le colonel de la Grange, accompagné des capitaines de la Serre, Desdat, La Buffière, de l'enseigne Bessères et de quelques soldats armés de mousquets, traverse le Pô pour aller inspecter le fort. Pendant que le colonel donne ses ordres, M. de la Serre suit le capitaine sergent-major Bretelin, du régiment de Ribérac, qui est en train de placer les sentinelles perdues, en grand'garde, au dehors des murailles. Subitement, dans l'obscurité, au loin, on entend un hennissement de cheval. Est-ce l'ennemi ? Les officiers se précipitent à plat ventre, écoulant ; mais ils ne perçoivent rien. Ils se relèvent, reprennent leurs occupations, achèvent, et reviennent au fort où ils trouvent M. de la Grange occupé à faire ranger des piques, des pelles qu'il a apportées aux trois compagnies afin qu'elles se retranchent, et donnant ses dernières instructions aux officiers. On se sépare. Le colonel et sa suite se rembarquent pour rentrer à Casal. Mais il n'a pas avancé de cinq à six brasses sur la rivière qu'un coup de l'eu éclate dans la direction des sentinelles perdues. Le bateau retourne, atterrit, et les officiers qui sont descendus attendent ; mais nul autre bruit ne leur parvient. Ils supposent qu'il s'agit d'une fausse alerte et regagnant la barque se disposent à reprendre leur traversée. A peine sont-ils au milieu du fleuve que de nouveau un coup de mousquetade retentit, suivi, cette fois, de deux, puis de trois, enfin d'une fusillade générale précipitée. Toutes les sentinelles font feu. Le bateau, virant rapidement, accoste ; on entend sonner la charge : le fort est attaqué. Dix-sept compagnies de cavalerie espagnole arrivant au galop, chaque cavalier, qui porte en croupe un mousquetaire, a jeté ce mousquetaire sur le bord du fossé, vivement, et l'assaut est donné[15]. Les retranchements, restés inachevés, ne sont pas défendables. L'escalade est si brusque et la surprise si rapide qu'à peine les Français ont-ils le temps de se reconnaître. La compagnie italienne de M. Bassiani, qui doit défendre l'entrée du fort, s'affole, décharge ses mousquets, puis tourne le dos et crie au sauve-qui-peut. C'est une panique ! Fantassins et cavaliers ennemis hurlant entrent de toutes parts. Le capitaine Bassiani veut courageusement lutter, mais promptement enveloppé, il est contraint de se rendre à un officier allemand. Pendant ce temps, le colonel de la Grange accourt de la rivière : Ça, ça, compagnons, crie-t-il, courage ! Le capitaine Bretelin qui le rejoint lui dit : Monsieur, où voulez-vous aller ? Vous n'avez point de force. Il vaut mieux aller quérir du secours et défendre les nôtres que d'aller nous perdre sans les pouvoir secourir ! M. de la Grange n'écoutant pas, le capitaine le prend par la casaque, le tire à lui, l'entraîne vers le bateau, où le colonel ordonne au moins à l'enseigne Bessères de prendre les quelques soldats qui sont là et de gagner le fort. Le malheureux Bessères s'élance, mais il va être tué d'un coup de pistolet dans le crâne et son escouade dispersée ne parviendra à regagner Casal que sur les barques de meuniers envoyées immédiatement de la ville. Pour tout secours, il est trop tard : le fort est pris, il ne sera pas reconquis[16]. Cette chaude affaire a coûté cher : le capitaine la Pouyade est tué, sa compagnie presque entière anéantie ; le capitaine Tranchard est blessé à mort et prisonnier[17] ; Bassiani est aussi prisonnier. L'indignation est générale contre la compagnie italienne dont la lâcheté a tout perdu. Le lendemain on obligeât des Espagnols la permission de venir enlever les morts ; on trouve ceux-ci dépouillés, nus, les corps lardés de grands coups de coutelas : c'est une pitié[18] !

 

Mis en goût par ce succès partiel, l'ennemi s'enhardit et tente la nuit suivante une nouvelle attaque. M. de Toiras a envoyé les lieutenants Croppier de la compagnie Guy, et la Faye, de la compagnie de Fonteynes, organiser une petite redoute dans les ruines d'une chapelle, à quelque distance en avant de la ville. Cinquante fantassins les accompagnent. Dans la nuit du lundi 27 au mardi 28, sur les deux heures du matin, une colonne espagnole les assaille si fortement, et avec tant d'impétuosité, qu'après une résistance désespérée les Français sont contraints d'abandonner la place. La ville, au bruit du combat, est en alarme. Le canon tire. Les murailles se garnissent de troupes. Le commandant en chef rassemblant un corps de quatre cents hommes marche sur la redoute, l'atteint et, à son grand étonnement, la trouve complètement abandonnée de l'ennemi qui y a laissé des morts, des armes, des mousquets, des piques, des fourchettes et des mèches.

 

Voilà deux échecs successifs par lesquels commence le siège. M. de Toiras furieux jure que cela va changer et que ce jourd'hui même, à son tour, il attaquera. En effet, vers midi, les troupes sont prêtes. Une avant-garde de 2S0 hommes, un tiers piquiers, le reste mousquetaires, sort par la porte neuve de la ville, côté de l'orient, et se divise en trois détachements commandés, celui de gauche par Blochebonne, celui de droite par Laporeau, celui du milieu par Chenard, pendant que cinquante mousquetons que conduit Villechartres constituent en arrière une petite réserve. Les deux compagnies de cavalerie de Boissac et de Canillac suivent. Enfin un corps d'infanterie de 500 hommes reste à moitié distance de la ville en cas de besoin. M. de Toiras, achevai, accompagné des colonels de la garnison et d'officiers, s'est joint aux cavaliers pour assister à l'affaire. Le but proposé est l'enlèvement de deux redoutes que l'ennemi a élevées pour couvrir ses travaux d'approche[19]. Sur un signal donné, les 250 hommes de l'avant-garde s'élancent et en courant gagnent une petite cassine située à douze cents pas de la citadelle. Là ils font halte et reprennent haleine. La première redoute est à portée. L'ennemi ouvre le feu. En colonne, les nôtres se lancent en avant, entraînés par les officiers, et, arrivés aux retranchements, escaladent, culbutent, massacrent tout ce qu'ils rencontrent. L'excitation est grande. Encore sous le coup des exécutions qui ont eu lieu l'avant-veille au fortin, ils ne font aucun quartier. Le chiffre des tués fut tel qu'on n'appela, depuis, cet ouvrage que le fort des morts[20]. La redoute est prise. Immédiatement on se reforme en colonne pour se jeter à nouveau sur la seconde redoute. Mais ici l’ennemi effrayé n'a pas attendu et on l'aperçoit qui s'enfuit en courant à travers la plaine. M. de Toiras juge le moment venu d'intervenir et d'achever la défaite. Sur son ordre, les deux compagnies de cavalerie s'ébranlant, le commandant en chef, suivi de ses officiers, en tête, chargent. Malheureusement à une petite distance débouchent inopinément des masses de cavalerie espagnole qui descendent au grand trot pour protéger les leurs. Il faut s'arrêter. Le colonel de La Grange, très bien monté, a été entraîné par son cheval trop en avant, suivi d'un seul chevau-léger nommé Roquetaillade. Ne reconnaissant pas l'ennemi, il va se jeter dans ses rangs, lorsqu'un cavalier espagnol se détache, fonce sur lui et décharge son arquebuse qui manque son but mais avertit M. de la Grande : Çà, Roquetaillade, crie le colonel au chevau-léger, tuez-moi ce bougre là ! Le chevau-léger a enlevé son cheval ; il atteint l'Espagnol, lui tire son coup de pistolet à quatre pas, mais force lui est aussi de s'arrêter et de tourner bride, le reste de la cavalerie ennemie accourant au galop.

La retraite générale sonne. On a de la peine à ramener les soldats qui, dispersés, sont occupés à piller les redoutes, à fouiller les morts, à ramasser ce qu'ils rencontrent. L'artillerie de la citadelle tonne pour protéger le retour. Tout le monde enfin peut rallier Casal. L'affaire a été peu meurtrière, de légères mousquetades, quelques coups de piques, de hallebardes. Mais on se plaint vivement de l'imprudence des chefs. Ils se sont lancés à la charge au risque de se faire tuer et M. de Toiras n'a dû son salut qu'à l'excellence de sa monture. Si celle-ci s'était abattue, c'en était fait du cavalier, ou il eût fallu engager la garnison entière afin de le dégager. Quand on est le général en chef, on ne s'aventure pas comme un simple carabin[21] ! Il y avait de grands dangers à courir. On cite le cas d'un cavalier nommé le Brethon qui était tombé sous son cheval ; un Espagnol lui tire un coup de pistolet à la tète et le blesse légèrement. Arrive M. de Saint-Aunez, neveu de M. de Toiras[22], qui, sachant le Brethon bon soldat, vient à son secours ; ce que voyant, un vieil Espagnol, solide gaillard, se jette sur M. de Saint-Aunez pour le maîtriser. A son tour, le chevalier de Barry[23] accourt à la rescousse, plante par derrière son épée dans la gorge du vieil Espagnol qui, traversé de part en part, s'affaisse et tombe. Un autre cavalier espagnol survient, s'en prend au chevalier de Barry, se rue sur lui ; mais le chevalier, ne perdant pas la tramontane, plonge son sabre dans le ventre du cavalier d'une façon si affreuse, que pendant que le cheval affolé emportait l'individu, on voyait les trippes de celui-ci pendantes sur l'arçon de la selle !

Le lendemain mercredi 29, on croit que l'ennemi va riposter. Il s'avance en longues lignes de bataille par grandes masses. M. de Toiras sort avec six cents hommes pour recevoir le choc, mais ce n'est sans doute qu'une simple parade faite pour intimider, car l'ennemi se retire.

Le jour d'après, jeudi, est la Fête-Dieu. Les deux armées célèbrent la solennité religieuse en ne se livrant à aucun acte d'hostilité. Toute la journée, dans le lointain, vers le couchant, on a entendu gronder le canon. Serait-ce l'armée de secours qui attaquerait la ville de Turin[24] ?

 

Vendredi 31 mai, le bombardement commence vers neuf heures du matin, d'abord faiblement. Il tombe des boulets sur le château, sur l'église Saint-Antoine, près de laquelle est la maison de M. de Toiras. Peut-être l'ennemi connaît-il ce détail et tire-t-il en conséquence ! Mais le point surtout atteint est le boulevard des Trois-Vents. Gomme c'est l'endroit le plus faible, il y a apparence que les assiégeants veulent préparer l'assaut de ce côté. Le commandant en chef prescrit au capitaine de Salines, du régiment de La Grange, de se porter sur le boulevard en question et de renforcer les défenses. En avant du fossé, le capitaine fait faire une demi-lune, ouvrage retranché en pointe, muni d'un fossé, de palissades, de terre-plein et ouvert du côté de la place. Il l'occupe fortement[25].

 

Les travaux d'approche des ennemis, entrepris avec activité, se poursuivent. Chaque nuit les voit avancer. Batteries, forts, redoutes, retranchements se multiplient pour les protéger. On aperçoit des équipes de douze à vingt Espagnols descendant chaque matin, chargés de fascines et se relayant. Ils vont, espacés, pour éviter les coups. De la place, on a beau tirer le canon, l'effet est insignifiant. Les renseignements recueillis par les officiers apprennent que M. de Spinola tient la main à ce que le travail soit mené vigoureusement. Deux fois par jour, il vient aux tranchées. A deux heures du matin, il donne ses instructions aux capitaines et à deux heures de l'après-midi retourne s'assurer si ce qu'il a commandé a été exécuté. Lorsqu'il est mécontent, il punit les officiers de la prison ou les suspend, et ceux-ci, tenus ainsi en haleine, s'appliquent à pousser leurs hommes à coups de bâton. Nous les voyons travailler en telle sorte qu'il n'y a mousquetade, canonnade, ni sortie qui les empêchent une minute. C'est merveille de voir le grandissime travail qu'ils font.

Pour tâcher de savoir où ils en sont et sur quel point particulier ils dirigent leurs efforts, les officiers sortent en reconnaissance[26]. Le lundi, 3 juin, le colonel de la Grange se rend, accompagné de M. de la Serre, vers la demi-lune qui a été construite en avant du château. Ils causent. Depuis le matin courent en ville des bruits vagues de trahison. M. de Toiras n'a pas voulu y croire, parce qu'ils étaient trop imprécis et qu'on n'articulait rien d'exact, mais les chefs ne sont pas sans quelque préoccupation. De la demi-lune, qu'on trouve gardée par des soldats italiens, M. de la Grange constate que, de ce coté, les approches ennemies ont avancé à grand pas. Prenant dix mousquetaires et leur sergent, il s'aventure dans la plaine afin de se mieux rendre compte, puis, revenant au château, il demande aux Italiens qui l'occupent de tirer le canon sur les travaux des Espagnols. Les Italiens refusent. Malgré ses instances, le colonel ne peut rien obtenir. Cette attitude le laisse perplexe.

Sur sa demande, M. de Toiras, décide qu'une sortie sera exécutée dans cette direction le 4 juin, afin d'aborder les travaux ennemis, de les détruire et de faire reculer les Espagnols. A l'heure dite, les compagnies sont là : M. de la Grange les mènera. Ardent et vif comme un jeune homme, malgré ses cinquante-cinq ans, le colonel, casque en tête, revêtu d'une belle cuirasse à l'épreuve, monté sur un cheval de sang qui piaffe, excite et entraîne son monde. Déjà les têtes de colonnes ayant traversé le château sont descendues dans la plaine, lorsqu'on aperçoit, au loin, les lignes profondes des régiments espagnols, rangées en bataille, attendant l'attaque, comme si elles avaient été prévenues. Il y a donc des traîtres ! M. de Toiras qui est venu assister à l'opération, ordonne que tout le monde rentre : on ne bougera pas. Là-dessus un enseigne du régiment de Pompadour, nommé Delines, lui amène un jeune garçon de quatorze à quinze ans qu'il a surpris dans une petite tour, près du château, agitant un long bâton au bout duquel pendait un drap blanc. Le garçon interrogé avoue avoir porté plusieurs lettres au camp ennemi de la part d'un certain capitaine italien nommé Gambero. C'est ledit Gambero qui lui a fait faire le signal en question et lui a offert, à cet effet, six pistoles dont trois comptant, en lui indiquant la façon dont il devait s'y prendre pour agiter le drapeau d'une manière convenue. M. de Toiras commande immédiatement d'arrêter Gambero et on écroue celui-ci dans une des prisons du château[27].

Un incident analogue qui se produit le lendemain ajoute aux inquiétudes. Devant la citadelle, que gardent quatre compagnies et notamment du côté du bastion de Saint-Georges où M. de la Serre est en faction, les cheminements ennemis progressent avec rapidité. On voit les gabions se suivre, s'aligner, croître. On tire le canon dessus, sans succès. Il est décidé qu'on tentera une sortie ; lorsque, au moment même, un individu, se détachant des lignes françaises, court aux sentinelles ennemies, les prévient, celles-ci donnent l'alarme, et l'infanterie espagnole accourant se retranche fortement, rendant impossible toute attaque. Il faut y renoncer.

 

Vendredi 7 juin : le bruit court que l'armée française de secours approche ; elle serait commandée par le roi lui-même, dit-on, et marcherait sur Turin pendant que M. de Montmorency arriverait par Asti. On a vu celui-ci à Savigliano le 2. Les maréchaux de Créqui et de la Force descendraient aussi par Ivrée ; ils auraient une forte armée, mais se trouveraient tellement encombrés de charrois et de voitures qu'il leur serait impossible d'arriver promptement. Malheureusement ces nouvelles ne sont confirmées par aucune lettre. Les officiers qui raisonnent de la situation estiment généralement qu'il ne faut pas compter sur le secours avant la moisson, et les plus optimistes espèrent voir apparaître l'armée française plutôt que les blés, mais guère avant la huitaine qui suivra la Saint-Jean[28]. Néanmoins, on est plein d'espérance et on discute sur ce que pourra faire M. de Spinola. Il n'a que trois partis à prendre : ou aller au-devant de l'armée de secours et l'attaquer, ou rester dans ses retranchements et continuer le siège, ou décamper et gagner le Milanais afin de le défendre. Il n'est pas assez fort pour adopter le premier parti : dans le cas d'une défaite il mettrait les affaires du roi d'Espagne en trop mauvais étal. S'il reste dans ses retranchements, on l'y affamera et on le forcera, parce qu'il est mal défendu contre une attaque du dehors, n'ayant ni circonvallations suffisantes, ni forts, ni batteries, pas de pont sur le Pô, pour assurer ses communications. Il ne lui reste qu'à décamper. On conclut que si le général ennemi continue son travail et poursuit, c'est qu'il espère que la trahison lui livrera la place[29].

En attendant il faut se défendre. On se hâte, pour protéger les remparts, de construire en avant du fossé de petits ouvrages, des demi-lunes qui retarderont le contact de l'ennemi et augmenteront les difficultés ; on en fait une entre les bastions de Saint-Georges et de Saint-Carle ; trois compagnies du régiment de Pompadour vont l'occuper et, pour cette raison, cette demi-lune s'appellera désormais demi-lune de Pompadour.

 

Samedi 8 juin : les enseignes Sabaud et Châteaugaillard, du même régiment de Pompadour, sont commandés pour attaquer une tranchée que l'ennemi pousse en face des bastions de la citadelle. Soixante hommes du régiment de La Grange vont par une fausse porte occuper une demi-lune afin de soutenir le détachement de ces deux enseignes et border le parapet du chemin couvert sur la contrescarpe[30]. M. de la Serre, qui les commande, les place, et se rend avec M. de la Grange tout à la pointe de la demi-lune, de manière à pouvoir surveiller ce qui va se passer. Le corps des enseignes s'avançant, les Espagnols prennent leurs armes, tirent, puis reculent. Le colonel de La Grange estime le moment opportun : Aux gabions ! compagnons, aux gabions ! s'écrie-t-il, et les soixante hommes de réserve, s'élançant sous les ordres du lieutenant de Fétan et de l'adjudant Gastaldo, bondissent par-dessus les parapets, courent, entraînent les premiers assaillants et se jetant sur les gabions ennemis les renversent. Je puis dire sans mentir, dit le capitaine de la Serre, que nous avions là les plus vaillants hommes tant officiers que soldats qui se puissent voir[31]. Un sergent, nommé Dental, poursuit un officier espagnol jusqu'à une deuxième tranchée, le tue, blesse deux ou trois soldats venus à son secours et rentre bravement sans avoir rien reçu. On reconnaît dans une autre tranchée, aux nombreuses piques qui dépassent, serrées et remuant, un détachement important d'Espagnols qui se tiennent blottis. Le capitaine de ce détachement paraît sur le talus et, d'un geste énergique, semble ordonner à ses hommes de sortir pour attaquer. Ceux-ci ne bougent pas. La hallebarde à la main[32], le capitaine renouvelle son commandement qui n'est pas mieux obéi. Cherchant à prêcher d'exemple, il s'élance lui-même, se retourne pour voir si on le suit, crie, repart, toujours en vain. Seul, un enseigne sort enfin, mais n'avance que de quelques pas, malgré les vociférations de l'officier espagnol. Tout à coup une détonation retentit : c'est une mousquetade tirée des rangs français par un soldat nommé Périgord. Le malheureux capitaine atteint s'abat comme une masse. Il veut se relever, il retombe. De nouveau il se relève et retombe encore. Il se trémoussoit fort. Son enseigne fait mine enfin de se diriger vers lui pour lui porter secours, lorsqu'un sergent français de la compagnie de Châtillon, Monille, s'élançant l'épée à la main, fond sur le capitaine blessé, l'atteint et lui larde le corps en criant : Voilà le coup de Bessères ! Bessères est le pauvre enseigne qui a été tué à l'attaque du fortin. L'officier est achevé. Trois piquiers eussent suffi pour empêcher le sergent d'égorger le malheureux ! De se voir ainsi misérablement abandonné de ceux qui devroient plutôt tous mourir que de nous souffrir blessé, c'est chose cruelle !

Il faut battre en retraite, on n'est pas en nombre pour s'aventurer plus loin. Si on avait eu seulement quelque trente piquiers de plus et des cavaliers avec cuirasse et pistolet, on eût mené plus rudement l'affaire et ceux qui estoient dans la dite tranchée eussent été expédiés. Mais, tout de même, M. de Toiras, qui a suivi l'attaque du haut des murailles de la citadelle, est satisfait qu'on ail accompli plus de besogne qu'il n'en avoit commandé. Du côté français on a eu peu de blessés et presque pas de tués. L'enseigne Sabaud a eu là la moitié de ses chausses emportées d'une mousquetade[33].

 

Dimanche 9 juin, nouvelle sortie. On reprend celle qui a été manquée le 3, du fait de la trahison. Une colonne de cent soixante-dix hommes, cent du régiment de Ribérac, cinquante de celui de Monchat, vingt de la compagnie de Brignac, régiment de Pompadour, sont commandés avec cent hommes du régiment de Pompadour qui suivront en réserve, en même temps que la cavalerie ; plus, en arrière, beaucoup d'hommes à pied, piques et pistolet en main. Il s'agit toujours d'aborder les tranchées et de bousculer les ouvrages. En avant de la colonne s'avance un détachement de trente-cinq hommes, en enfants perdus, sous les ordres du capitaine Columbat. Cette fois l'ennemi n'a pas été prévenu et ne se doute de l'attaque que quand le coup lui tombe dessus. Dès que les enfants perdus sont à portée, et que l'ennemi les reconnaît, il leur fait un très beau et grand salut et sur-le-champ lâche pied. Sur quoi Columbat ainsi que ses hommes répondent au salut, puis, mettant l'épée à la main, s'élancent en criant. Le reste de l'infanterie s'ébranle à son tour, pendant que la cavalerie, par pelotons de huit ou dix hommes, charge sur les côtés afin de dégager les assaillants. Malheureusement, les fantassins arrivés sur les positions s'amusent à piller ce qu'ils trouvent, se dispersent, s'attardent. Les officiers ont beau crier : A moi ! compagnons, à moi ! l'élan et la cohésion sont perdus[34]. En présence des Espagnols qui reviennent en force, les troupes reculent protégées par l'arrière-garde de réserve, laquelle ne se retire ni bransle que l'infanterie ne soit retirée, et aussi de l'artillerie de la place grondant par-dessus les colonnes françaises. Elle a même failli un moment donner sur notre cavalerie, la prenant pour des Espagnols. M. du Courroy, son commandant, s'est aperçu à temps de la méprise.

On sort encore dans la nuit du il au 12 juin. Puis le mercredi 12 on veut tenter une sortie générale, mais cette fois on trouve l'ennemi prévenu, fortement retranché, en nombre, se préparant à faire aux assaillants une belle réception[35].

Les officiers sont fiers de toute cette activité inlassable. Il faut avouer, déclare le capitaine de la Serre, qu'il y a peut-être cinquante ans qu'il ne s'est fait de si belles sorties ni avec si peu de gens qui aient fait de si belles exécutions ; et aussi les ennemis estoient en telle terreur que quand on faisait sortie, ils lâchaient le pied d'abord.

 

Samedi 15 juin, on reparle de l'armée de secours. Le bruit court qu'elle a pris le pas de la Thuile, étroit passage à l'entrée du Val d'Aoste où est un pont sur la Doria. Mais c'est une erreur[36]. Le lendemain, dimanche, cependant, en guise de réjouissance, M. de Toiras fait solennellement arborer tous les drapeaux des compagnies sur les boulevards de la citadelle. Les troupes bordent les parapets[37] ; on tire des salves de coups de canon et de mousqueterie ; bourgeois et marchands sont invités à venir sur les remparts assister à cette grande manifestation. Les ennemis, sans doute, n'y auront rien compris. Une autre nouvelle arrive ce même jour et celle-là est plus certaine : la peste a fait son apparition dans l'armée des Espagnols : voilà un bon allié.

 

Mardi 18, seconde information sur l'armée de secours. Elle aurait franchi les Alpes après avoir forcé les passages et ne serait plus qu'à une lieue de Turin. Ce sont là des bruits contradictoires : ils commencent à énerver. D'ailleurs on dit maintenant que si cette armée attendue n'arrive pas avant que les blés soient recueillis et serrés, c'est chose certaine que dans deux mois Casal sera perdue[38]. Les plaintes commencent à se faire entendre : excès de travail, nourriture insuffisante. Les soldats qui doivent recevoir quatre sous par jour n'ont plus rien depuis quelque temps et murmurent : il n'y a pas un écu dans les coffres. Fort ennuyé, M. de Toiras a fait fondre sa vaisselle d'argent et l'a débitée en menue monnaie, mais on a été vite au bout de cet expédient. Le cardinal de Richelieu qui est très tourmenté de la situation de la ville et fait ce qu'il peut pour venir la délivrer, a envoyé au commandant en chef un mot par lequel il lui transmet une lettre de change de trente mille écus, créditée au nom du sieur Georges Rossi, marchand de Casal, par MM. Lumagne et Mascarini, banquiers de Lyon[39]. Rossi accepte bien la lettre, mais il déclare n'avoir pas les trente mille écus. M. de Toiras imagine alors de faire fondre une pièce de canon dont il tire pour 110.000 livres de monnaie de cuivre, pièces de 60 sols, de 30 sols et de trois liards, ou du moins qu’il exige qu'on prenne pour cette valeur, promettant, au nom du roi, qu'à l'issue du siège tout sera remboursé au prix émis[40]. Rossi accepte la combinaison ; les habitants ne l'acceptent pas et déprécient ces fausses monnaies ; les misères des soldats vont reprendre. Chose étrange, que la France fasse ses affaires avec si peu de prévoyance !

Ce qui console un peu, c'est que l'armée ennemie n'est pas en meilleur point. Un transfuge du régiment florentin commandé par Jean de Médicis, vient avouer que la peste fait ses ravages parmi les assiégeants, tue les uns, met en fuite les autres. Son régiment qui comptait 2.500 hommes, il y a un mois, n'en a plus aujourd'hui que 1.500. C'est une débandade.

Est-ce pour cette raison que des idées de paix se feraient jour ? Le mercredi 19 juin, le bruit arrive de l'armée espagnole que le pape voudrait intervenir afin de réconcilier les belligérants et que le secrétaire du nonce, un jeune homme de vingt-huit ans, M. Mazarin, est parti depuis deux jours pour aller trouver le roi de France et lui faire quelque proposition : il y a peu d'espoir[41].

En attendant, les Espagnols redoublent d'efforts. Dans la nuit du jeudi 20 au vendredi 21, vers minuit, tandis qu'il pleut à verse et que les Italiens de Casal chargés de garder certaine tenaille, ouvrage du dehors, près de la porte Est de la ville, se tiennent à l'abri et enfermés, ils tentent une attaque, et des escadrons espagnols arrivent au galop, — chaque cavalier portant encore en croupe un fantassin, — défilent sans être aperçus, sinon d'une sentinelle qui donne l'alarme ; glissent et vont s'en prendre aux moulins à vent de la place qui bâtis, de ce côté, à proximité du Pô, servent à moudre le blé des habitants de la ville. Ils coupent les cordes[42], s'emparent des meuniers et, reprenant leur galopade, reviennent par où ils sont venus. Quoique avertis, les Italiens ne sont pas sortis de leur couvert d'où ils tirent quelques mousquetades lesquelles parviennent cependant à faire un peu de mal, car le lendemain matin M. de la Serre venant visiter l'endroit de l'aventure, trouve deux cadavres, des cervelles çà et là, des plaques de sang, un cheval mort harnaché d'une belle selle brodée d'or et des débris, trente piques, deux mousquets.

Mais c'est principalement par le travail des tranchées que l'activité des assiégeants redouble. Les cheminements sont poussés si avant qu'en vérité on peut presque dire que la place maintenant est déjà à portée. Décidément c'est sur le bastion Saint-Georges ou celui de Saint-Carle que les lignes convergent. M. de Toiras réunit en conseil de guerre les officiers supérieurs de la garnison, de nombreux capitaines et MM. de Lessart et Saint-Vincent, se disant tous deux ingénieurs, pour examiner ce qu'il y aurait à faire[43] La discussion s'échauffe et devant l'acharnement contradictoire des uns et des autres, il est impossible de rien décider.

C'est chose impressionnante de voir devant la ville ce travail de taupe s'avancer pas à pas, sourdement, apportant avec lui la ruine et la mort. Une nuit où M. de la Serre se promène vers deux heures du malin sur le terre-plein du bastion de Saint-Georges avec le marquis de Rivare, gouverneur de la citadelle, lequel s'est fait faire une baraque en planches en cet endroit, et y couche, le gouverneur reçoit un coup sur le collet. Il pense que c'est une pierre qu'on lui a jetée, mais c'est bel et bien une balle de mousquet qui, heureusement, venait de trop loin pour pouvoir faire grand mal. Le marquis étant gras et replet, elle a donné sur deux ou trois plis de graisse et causé une égratignure qui saigne. Le capitaine engage le gouverneur à rentrer ; il refuse ; mais la fraîcheur de la nuit provoquant un endolorissement, il se décide à aller se faire panser. — Le lendemain, samedi, le capitaine de chevau-légers de Boissac se trouvant sur le pont-levis de la citadelle reçoit une balle à la jambe[44]. L'ennemi est donc si près que la place soit sous son feu ! Il faut se garder et veiller.

L'Espagnol s'agite, escarmouche, fait aller et venir dans la plaine des escadrons et des bataillons ; on dirait qu'il a hâte d'en finir. Dans la nuit du dimanche 23 au lundi 24, vers deux heures du matin, éclate une violente canonnade suivie de décharges roulantes de mousqueterie. Tout le monde en alerte court aux remparts se demandant ce que cela veut dire. Mais on apprend, quelques heures après, que c'est un acte de réjouissance à l'occasion de la fête de saint Jean-Baptiste.

L'avance des tranchés ennemies maintenant est telle que celles-ci vont atteindre les dehors de la place, à la demi-lune que garde le régiment de Pompadour. On ne peut presque rien contre elle, les canons ne les atteignant pas, ni la mousqueterie. Les officiers français restent en permanence aux bastions, nuit et jour, colonels en tête, faisant travailler avec acharnement à pratiquer des doubles fossés, à creuser, à épaissir les parapets, à établir des contre-mines. M. de Toiras partout présent, anime chacun de la voix et du geste.

Exaspérés de ce cheminement qui gagne, quelques gentilshommes se livrent à de téméraires équipées. Le capitaine de Saint-Aunez sort une fois de sa demi-lune, le pistolet à la main, seul, bondit, court par-dessus les obstacles jusqu'à la tranchée ennemie, et là, à bout pourtant, tue raide un soldat espagnol, puis retourne en courant au milieu d'une grêle de balles que les ennemis, revenus de leur stupéfaction, lui tirent, sans d'ailleurs le toucher[45]. — Les soldats jettent des pierres aux gens qui piochent dans les tranchées, leur envoient des pots ou des lances de feu destinés à brûler les fascines. Une de ces lances envoyée n'a brûlé qu'au quart de sa longueur, sans effet. Un chevau-léger[46] ajuste sa cuirasse, coiffe son pot de fer, ou casque, et courant aussi, ramasse la lance qu'il rejette au bon endroit, au risque d'attraper un coup de mousquet ou d'être lardé d'un coup de pique.

Ces exemples de courage font merveille, et les habitants eux-mêmes en subissent l'influence. Il y a encore, dans la plaine, quelques champs de blé qu'on peut moissonner. Des soldats, des gens de Casal, voire des femmes, vont procéder à la récolte, malgré les fusillades ennemies qui les poursuivent. Une jeune Italienne, Anne-Marie Novarèse, qui est du nombre, s'est bravement armée d'un mousquet et tout en fauchant, vaillamment, s'interrompt pour coucher son arme en joue, ajuster et tirer. Les ennemis l'ont remarquée et lui expédient force mousquetades, dont l'une finit par la blesser légèrement. Ils l'interpellent de loin et l'accablent de sottises : P..... des Français ! hurlent-ils. Elle a entendu. Je veux être la leur, crie-t-elle, mais je ne serai pas la vôtre ! Du reste, c'était une fille d'honneur qui se maria par après avec un français[47].

 

La garnison en alerte redouble d'attention. Il ne faut pas se leurrer, la prise d'un des bastions de la ville entraînerait la prise de celle-ci, et celle-ci aux mains de l'ennemi, la ville n'a qu'à se rendre. A cette fin de juin la tranchée de l'assiégeant est arrivée à la longueur d'une pique de nos dehors et est contre la demi-lune que garde le régiment de Pompadour, en manière qu'on se jette des pierres de l'un à l'autre. La situation est de plus en plus critique. Un prisonnier qu'on vient de faire prévient que M. de Spinola prépare une attaque générale de tous les dehors. Les gardes sont doublées, les régiments au complet attendent sur les terre-pleins plusieurs nuits de suite. M. de Toiras et les capitaines demeurent en permanence dans les bastions menacés ; mais rien n'apparaît. De fait, il est absurde de penser que l'Espagnol puisse tenter un assaut sans avoir pratiqué de brèche. Il y a apparence, au contraire, que parvenu maintenant presque aux fossés, il va creuser des mines, installer des fourneaux et faire tout sauter. Les explosions, les terribles explosions si meurtrières, sont, à présent, le danger à courir. Un Français qui sert dans l'armée espagnole et qui a déserté, vient dire qu'on en prépare trois et qu'elles vont jouer d'un moment à l'autre. Chacun attend avec émotion. On est aux aguets. Dans la nuit du samedi 29 au dimanche 30, à minuit juste, la première explose avec un fracas épouvantable.

 

Cette nuit-là, M. de la Serre est de service sur le bastion Saint-Carle avec vingt mousquetaires bordant le parapet. Le temps est calme, la lune s'est levée et éclaire la plaine immobile. De l'ouvrage construit en avant du bastion arrive un bruit cadencé d'instruments où l'on distingue un trompette et une vielle : ce sont des gentilshommes français, MM. de Barradas, de Souvré, de Saint-Aunez, de Montausier et d'autres qui, après le dîner, ont eu la singulière idée de venir boire à la santé du marquis de Spinola en cet endroit, et de danser en son honneur sur un point particulièrement dangereux. Us ont amené avec eux un trompette de cavalerie et un vielleur aveugle fort connu de la ville et de la garnison, Après s'être promené sur le terre-plein tout le soir et n'avoir rien remarqué d'anormal, un peu avant minuit, M. de la Serre a l'envie d'aller jusqu'à la demi-lune, un instant, afin de voir la petite fête et de dire un mot à ces messieurs. Il lui faut, par un assez long détour, gagner une poterne basse donnant accès au fossé. Le capitaine arrivé là remarque que le bruit de musique a cessé. Les gentilshommes ayant terminé leur soirée, sans doute, vont se coucher. M. de la Serre se dispose à rebrousser chemin, lorsque tout à coup une puissante détonation éclate ; toute la pointe de la demi-lune saute, projetant autour un amas immense de pierres, de terre et de briques. Comprenant ce qui vient de se passer, M. de la Serre se précipite en avant. Le sol est bouleversé. Une partie de l'ouvrage a été démoli. Les gentilshommes heureusement n'y étaient plus, et le joueur de vielle a passé le fossé sur une planche. Mais quelques minutes plus tôt et tous y restaient. Vingt-cinq soldats sont ensevelis, dont huit lues. Le colonel de la Grange qui faisait sa ronde à quelque distance avec un officier, rassemble immédiatement trente mousquetaires qu'il trouve sous la main et accourt dans le cas où quelque colonne d'assaut tenterait l'attaque subite. Il ne voit rien venir. L'alarme est dans la garnison. Partout le tambour résonne. A ce moment une deuxième explosion retentit un peu à côté du lieu de la première, mais elle ne fait rien qui vaille. Une pierre seulement projetée va frapper à la jambe M. de la Grange. On veille. Le reste de la garde est tranquille et les Espagnols ne bougent pas[48].

Au jour, on travaille à réparer les dégâts de la nuit : on creuse, on terrasse, on plante des palissades[49] Un gentilhomme qui s'y emploie activement, M. de Tertillac, est tué d'une arquebusade à la tête. Puis on augmente l'artillerie des bastions avoisinants. Il faut traîner les canons. Les chevaux de traits manquant, qui m'aime me suive ! s'écrie un colonel qui s'attelle aux pièces pour les tirer, et les soldats se précipitant, enlèvent les canons.

L'explosion a jeté l’effroi parmi les troupes. Un phénomène auquel les esprits frustes des soldats ne comprennent rien, ajoute à leur terreur. Le soir, vers cinq ou six heures, le ciel étant clair, on entend des coups de tonnerre du côté du couchant, des nuages montent, et alors, vers l'orient, sur l'horizon, on aperçoit une chose faite comme une corne d'abondance, plus blanche que tout le reste des cieux ; et la pointe s'allongissoit, puis, sur-le-champ, s'acourcissoit, puis, sur-le-champ, s'allongissoit, puis s'acourcissoit, et fit ainsi un petit quart d'heure. C'est, tout simplement, une comète. Mais les esprits frappés y voient une apparition mystérieuse et des hallucinations suivent[50]. On croit apercevoir un feu follet qui se promène la nuit suivante dans la plaine, courant et suivant les tranchées ennemies ; une nuée qui erre au milieu des ouvrages ; voire même des formes vagues de chapeaux et de pourpoints lesquels sembloient vagabonder. Des coups de mousquet sont tirés dessus.

Dans les bastions, on s'occupe de travaux supplémentaires en arrière des pointes. Il faut prévoir le cas où les demi-lunes, en avant du fossé, rendues intenables, seront abandonnées, et où l'ennemi s'en prendra à l'escarpe de la citadelle. M. de Toiras recommande de ne laisser aux extrémités des demi-lunes que les sentinelles parce que le jeu des mines va très probablement recommencer. Effectivement, dans la nuit du lundi 1er juillet au mardi 2, à deux heures du matin, un nouveau fourneau éclate le long de la demi-lune de Ribérac sans faire grand dégât d'ailleurs. Les sentinelles sont culbutées, en partie enfouies, fort moulues de terre. Le vendredi, au soleil levant, une autre mine saute à la pointe de la même demi-lune et abat neuf soldats. Puis les explosions se précipitent, trois la nuit suivante, avec accompagnement d'une canonnade générale et d’un tir de mousqueterie étourdissant. On a craint un moment une attaque finale et on a attendu de pied ferme l'assaut, tout le monde à son poste. Mais l'Espagnol n'a pas remué. On ne sait ce qu'il vouloit dire par une telle action.

A partir de ce commencement de juillet, presque chaque jour compte une explosion[51].

On répare au fur et à mesure les terres bouleversées ; on refait palissades et terrasses ; on agrandit les fossés qu'on creuse profondément afin de rendre l'assaut, quand il se produira, plus difficile. A part quelques sentinelles hasardées en avant, les défenseurs se tiennent en arrière des ouvrages, prêts à donner, et tachent de creuser à leur tour des contre-mines pour répondre à celles des assaillants. Le 13 juillet, même, on en pousse une qui, en éclatant, a semblé engloutir pas mal d'Espagnols.

Mais il est trop tard pour sauver la demi-lune. Sous l'effet des explosions successives, celle-ci est à peu près rasée. Il est inutile de chercher à la défendre davantage, et M. de Toiras se voit obligé de la faire évacuer. Dès que les troupes sont repliées dans le bastion qui est derrière, les ennemis, avançant immédiatement, se jettent sur la position et travaillent la nuit pour y installer une batterie de quatre pièces protégée et gabionnée. De ce point, à bout portant, ils vont maintenant battre la muraille du bastion de plein fouet, et la démolir afin d'ouvrir leur brèche dans la citadelle. M. de Spinola est même aperçu venant inspecter les travaux et donner ses ordres. On tire sur lui, sans succès. Du bastion, couvert de troupes, s'organise un feu d'enfer. Les soldats se retranchent de plus en plus, surélevant les terre-pleins, épaississant les palissades, doublant encore les défenses[52]. L'ennemi ajoute de nouveaux canons à sa batterie. Alors M. de Toiras décide qu'il faut se donner un peu d'air en se dégageant de cette artillerie. Sur son ordre, deux fourneaux dirigés de ce côté explosent, et une attaque vigoureuse bouscule ce qu'elle rencontre, trouant, renversant, détruisant. Mais, le surlendemain, l'Espagnol a tout rétabli.

 

Est-ce une diversion ? On apprend que l'ennemi se met maintenant à diriger une attaque contre le boulevard des Trois-Vents. Il a installé quatorze pièces et canonne ce point. Le colonel de la Grange, qui y commande, rempare, accumule les palissades, gabions et fascines, édifie de petites lunettes en avant des fossés, couchant, mangeant, vivant dans les terrassements. Les ennemis qui le devinent à sa voix tonitruante tirent dans sa direction, mais ne l'atteignent pas. Il constitue une seconde ligne de défense en faisant abattre les maisons qui avoisinent le boulevard et en les faisant créneler. Si l'ennemi escalade les fortifications, on se défendra ici.

La garnison entière croit à une attaque générale pour le 25. Ce jour-là tout le monde est sur le qui-vive. M. de Toiras fait même armer les bourgeois et leur demande de border les parapets des murailles. Mais les Espagnols n'ont pas paru. Comment se fait-il que M. de Spinola retarde à ce point l'effort décisif ? on ne comprend rien à son inaction. Sept Napolitains transfuges en apportent une explication. L'armée assiégeante, disent-ils, abîmée par la peste, la fatigue et la famine, serait dans le plus navrant état d'indiscipline. Un maître de camp est venu de la part du duc de Savoie demander à M. de Spinola d'envoyer au secours du prince toute la cavalerie espagnole parce qu'il était aux prises avec l'avant-garde de l'armée française. M. de Spinola a consenti, mais les cavaliers mécontents ont refusé de partir, se sont débandés et ont déserté[53]. Le marquis furieux en a fait pendre un bon nombre, ce qui n'a pas ramené le reste des troupes excité. Le général ennemi ne tient plus ses régiments. — Des Italiens et des Allemands qui désertent chaque jour viennent conter qu'en réalité on a très peur dans les lignes assiégeantes de l'armée de secours annoncée. Ils ajoutent qu'ils sont mal payés, mal nourris. Ils se plaignent d'avoir eu à travailler d'une façon tellement excessive qu'ils en ont les mains toutes gâtées et, par surcroît, pour comble d'humiliation, qu'ils ont été contraints de piocher, à coups de triques, par les officiers.

 

Mais où est donc cette armée de secours ? Le 20 juillet on apprend qu'elle aurait remporté une victoire à Veillane, à la date du 16, en descendant des Alpes[54]. Quelques jours après, la nouvelle arrive que le duc de Savoie, Charles-Emmanuel, est mort, les uns disent de la peste, les autres affirment de chagrin, les troisièmes prétendent du mal que lui a fait sa bosse en lui crevant dans le corps.

Il est grand temps que le secours vienne. La place est à bout de ressources, à bout de vivres, à bout de patience[55]. Les approvisionnements sont épuisés. On disposait de bœufs et de moutons vivants qui paissaient sous les murs de la ville. Les uns ont été mangés, les autres enlevés par l'ennemi. Tout blé a disparu[56]. Il restait le moyen d'aller pêcher du poisson dans le Pô. Mais l'ennemi a installé sur l'autre rive des mousquetaires qui abattent les pécheurs. Force a été d'y renoncer. En ville, la cherté des vivres devient excessive. Avec les quatre sous par Jour qu'on leur donne, de cette monnaie de cuivre décriée par les habitants qui ne l'acceptent que pour le tiers de ce qu'elle est censée valoir, les soldats ne peuvent rien acheter. Ils meurent de faim. Tout le poids de leur misère retombe alors sur les officiers qui sont obligés, à leurs frais et dépens, de les nourrir, de les habiller, de les chausser, de les faire soigner s'ils sont blessés ou malades et de payer leur rançon s'ils se font prendre par l'ennemi. La charge entière de la compagnie pèse sur le capitaine, sinon son monde se débande[57]. En vertu des conditions de l’engagement militaire — seulement en France ; ni le prince d'Orange ni le marquis de Spinola ne l’admettent pour leurs troupes — les soldats ne sont pas tenus de travailler aux tranchées. Il faut les payer en plus, tant par jour pour cette besogne. C'est encore le capitaine qui donne de sa bourse, personne ne lui rend son argent. Et Dieu sait si on a multiplié les forts, demi-lunes, retranchements, et lignes de communication ! Pour beaucoup le siège est une ruine[58].

A toutes ces complications, se joignent les maladies. Une épidémie de fièvre chaude s'est déclarée : les soldats se jettent par les fenêtres, se noient dans le Pô, courent frénétiquement dans les rues. C'est la plus grande pitié qu'on peut voir. Comme comble de malheur, la peste a fait son apparition dans la ville. Les premiers cas ont été constatés le vendredi 5 juillet ; et avec la guerre et la famine, voilà tous les fléaux bibliques tombés sur le malheureux Casal ! Au milieu d'août la peste s'est développée d'une façon si lamentable qu'on est obligé de marquer d'une croix verte les maisons contaminées. L'éclatement des mines ajoute les effroyables blessures causées par les explosions qui brûlent, déchiquettent et provoquent d'horribles souffrances. Il faut aviser à tant de désastres. Les officiers des régiments se réunissant chez leurs colonels respectifs pour examiner ce qu'il conviendrait le mieux de faire, décident, après entente, d'organiser à frais communs des manières d'hôpitaux régimentaires[59]. On louera une maison. Un médecin sera attaché au régiment avec appointements de dix livres par cinq jours pour médicamenter les malades ; puis un chirurgien, aux mêmes appointements, viendra panser les blessés deux fois par jour, apportera les onguents, soignera et vantousera. Enfin un apothicaire fournira les drogues et médicaments qui lui seront payés au fur et à mesure. Dix hommes du régiment pour le service, avec un total de soldes de dix livres tous les cinq jours. L'hôpital sous la direction d'un bon religieux. C'est un cordelier, le P. Nourry, qui est choisi par le régiment de la Grange.

Devant ces multiples causes de souffrances, les soldats sentent leur courage défaillir. Beaucoup, gens de métiers, que le drapeau qu'ils défendent intéresse moins que la profession et leurs aises, désertent. M. de la Serre affirme que, morts et blessés compris, au mois d'août, les effectifs ne représentent plus le quart de ce qu'ils étaient au début[60].

Il ne faut pas compter sur les Italiens embrigadés ; ils ne veulent rien faire. Leur mauvaise volonté est telle qu'ils regardent les Français se battre ou travailler, sans que cela leur donne l'idée ni à nous imiter, ni à louer, à nous plaindre, ni nous aimer. Si on leur donne une mission, ils vous contemplent stupéfaits, comme s'ils avaient à faire à des bestes brutes, et ne bougent pas. Cependant il s'agit de leur ville : ils ne paraissent pas s'en douter.

Les habitants de Casal non plus. Au début ils étaient bien disposés, le petit peuple, surtout, et la noblesse, fidèles à leur prince. Ils ont fait des vœux en faveur du succès des Français, des processions solennelles pour la délivrance du siège et de la peste ; surtout de celle-ci, qui leur fait autant de mal qu'aux troupes. L'évêque a même organisé le 8 juillet une quête pour les blessés et les malades ; a recueilli plus de dix mille écus qu'il a donnés. Mais peu à peu les sentiments se sont modifiés. Les bourgeois ont clabaudé lorsqu'on leur a demandé de venir travailler aux remparts, — les soldats étant sur les dents, — quoiqu'ils dussent toucher cinq ducatons pour chaque quatre pas de toute carrière. La famine arrivant, ils ont spéculé sur les vivres, puis ils les ont cachés, probablement pour leur usage, mais en apparence par haine des Français. Ceux-ci, hors d'eux, les accusent de les laisser mourir de faim. Ils nous ont plus fait de mal que les ennemis ! s'écrie le capitaine de la Serre exaspéré. Mauvais peuple, ajoute-t-il, auquel il ne faut avoir aucune fiance ni sûreté ! L'hostilité finit par être telle entre bourgeois et soldats que M. de Toiras a toutes les peines du monde à calmer une délégation de ceux-là venus pour demander des explications au sujet de propos tenus par les soldats disant qu'il les falloit tous pendre, eux, les bourgeois[61].

Voilà dans quelles conditions le siège devenant de plus en plus pressant va entrer dans sa phase critique, celle qui précède immédiatement la catastrophe finale.

 

Au 1er août, les cheminements ennemis qui arrivent à la pointe du bastion de Saint-Georges, suivent, en contournant cette pointe, de façon à envelopper l'ouvrage. Les Français jettent force grenades, pots à feux, fusées. M. de Toiras fait sauter des fourneaux afin de bousculer le travail des Espagnols, lance ses hommes, de nuit, dans les ruines. Chaque jour le feu de l'artillerie donne à outrance. Le résultat est insignifiant. Un sergent français du régiment de Champagne est arrivé déguisé, après avoir traversé les lignes ennemies, porteur de lettres du roi et du cardinal de Richelieu qui adjurent de tenir bon parce que le secours arrive[62]. Le sergent ajoute que M. de Spinola est très inquiet de ce secours et paralysé par les maladies et les désertions. Ces nouvelles donnent quelque courage.

Les assiégeants n'ont plus qu'une idée, s'accrocher à la muraille du bastion, s'y attacher pour l'effondrer sous les explosions, après quoi la citadelle sera ouverte. Dans la place on se multiplie. Gela va être le corps à corps au fond de la mine, au coutelas. De nuit, les nôtres descendent, envahissent les galeries, tuent tout, brûlent les boisages, flambent les gabions. Ils encombrent les tranchées de cadavres et reprennent à nouveau le lendemain. Les artificiers, nuit et jour, fabriquent pots à feux et grenades. La question est toujours de retarder l'assaut jusqu'à l'arrivée de l'armée du roi. Les Espagnols entravés installent une grande batterie de douze pièces en face des bastions de Saint-Georges pour fouetter les deux ouvrages qui défient les fossés de ce bastion, à droite et à gauche, à savoir les bastions de la Madone et de Saint-Carle, et chasser les défenseurs de Saint-Georges sous un ouragan de boulets[63]. Saint-Georges est en effet couvert de fantassins qui, abrités derrière les parapets, criblent de balles les assaillants. Les parapets démolis, sous le feu de l'artillerie, nos soldats se jettent derrière le terre-plein, lequel, épais de sept à huit pieds de terrassements est disposé pour le tir de mousqueterie ; et reprennent la lutte. Mais la batterie ennemie est trop forte ; boulets sur boulets donnant dans le terre-plein ne tardent pas à le transpercer, l'émietter, le réduire en un amas de poussière. La place n'est plus tenable. Un projectile espagnol tapant dans la gueule d'un canon de soixante a démoli la pièce. Les hommes tombent comme des mouches.

D'autre part l'attaque du côté du boulevard des Trois-Vents semble sérieusement engagée et immobilise une partie de la garnison. Les Espagnols, renforçant leur batterie, dirigent sur les défenses un feu violent qui peu à peu démonte les fortifications, culbute les pièces, éteint l'artillerie de la place. Ils avancent un mantelet, grande machine forte et puissante, ferrée, percée de meurtrières, montée sur roues, derrière laquelle peuvent s'abriter nombre d'hommes ; la poussent jusqu'à trente pas du fossé et font marcher derrière, en colonne, trois bataillons d'ensemble quinze cents hommes, chargés d'aller enlever les petits ouvrages d'approche élevés en avant des fossés. Mais ces piètres soldats refusent de s'élancer à l'assaut. Les officiers ont beau les frapper à coups de plat d'épée et de manches de hallebarde, il est impossible de les faire aller. Les Français, qui voient ce triste spectacle des murailles, dirigent alors sur eux un feu endiablé. Les officiers tombent et les soldats reculent. Le lendemain, où il pleut, le colonel de la Grange fait descendre dans les fossés, attaquer très à droite et à gauche du mantelet, et pendant que l'ennemi est occupé, expédie au galop des soldats qui accrochent avec des cordes ce mantelet, le tirent, l'entraînent et l'amènent jusqu’au rempart. Puis le colonel épaissit celui-ci progressivement, et de nuit ; le travail de jour étant impossible sous le feu ballant du canon ennemi. Dans l'obscurité on hausse l'avant des terrassements, et au jour on remplit derrière. Le talus finit par avoir jusqu'à 27 pieds d'épaisseur[64].

L'ennemi, visiblement, au bout d'une quinzaine de jours de celte bataille ardente, veut en finir. Le 19 août, violente et générale canonnade qui, de tous côtés, bombardant murailles et terre-pleins, détruit les maçonneries et balaie les profils. Au bastion Saint-Georges, deux galeries couvertes rampent déjà le long des parois du rempart. On a beau sortir de nuit, tirer sur les travailleurs, chercher à installer des pièces en face, aucun effort n'aboutit. En haut, dans l'ouvrage, les officiers commandent de creuser en arrière de nouvelles tranchées et d'élever de nouveaux retranchements, seconde ligne de défense que les Espagnols, lorsqu'ils auront escaladé, trouveront devant eux.

Mais évidemment la situation est désespérée. La place se trouve à la merci d'un dernier coup de mine qui l'ouvrira béante. Le samedi 24, M. de Toiras convoquant les officiers de la garnison à la citadelle et leur faisant part de l'état où on en est, leur avoue qu'il n'y a plus moyen d'empêcher les assiégeants de s'attacher au bastion Saint-Georges. On décide cependant qu'on luttera encore[65].

 

Le mardi 27 arrivent des lettres au commandant en chef, qui ne dit rien de leur contenu. Ce sont probablement de mauvaises nouvelles, l'avis que l'armée française n'arrive pas, qu'il n'y a pas à compter sur elle. Tout le monde est découragé. Dans la ville s'élèvent des murmures. Les bourgeois, excédés des souffrances et des privations, déclarent qu'ils en ont assez et qu'ils exigent qu'on capitule. Des cris sont poussés, des attroupements se forment dans les rues, et les colonels français en sont réduits à haranguer ces attroupements sur des bornes, pour prier les habitants d'avoir un peu de patience, qu'ayant bien pu résister jusqu'à présent, ils devraient essayer de résister encore et terminant en signifiant d'ailleurs que si on ne veut pas patienter de gré, on patientera de force. M. de Toiras permet, et demande même à de notables marchands, d'écrire au cardinal de Richelieu pour lui exposer la détresse et l'extrême misère où se trouve la place. Il convoque au château la noblesse de Casal. Celle-ci ose dire que le roi de France les abandonne ; qu'il ne se soucie pas d'eux, et qu'entre autres, il ne reconnaîtra jamais la monnaie de cuivre qu'a distribuée le commandant en chef. M. de Toiras proteste avec colère contre ces allégations : le roi de France n'a jamais manqué à ses promesses, s'écrie-t-il ; et si lui, Toiras, savoit celui ou ceux qui ont parlé de la sorte au préjudice de Sa Majesté, il les châtieroit de sa propre main[66].

 

Samedi 30, on apprend que le marquis de Spinola est tombé malade, gravement, dit-on ; un instant le bruit court même qu'il est mort. Est-ce une suite de cette circonstance ? Mais il semble que le feu des ennemis se ralentisse, des canons sont retirés des batteries espagnoles.

 

Mardi 3 septembre, la maladie de M. de Spinola est confirmée. C'est le duc de Lerme[67] qui a pris le commandement de l'armée à sa place. Le feu des assiégeants languit. Il finit par s'éteindre tout à fait. La pluie, qui se met à tomber plusieurs jours durant, contribue, peut-être, à cet arrêt inexplicable du siège[68].

 

Dimanche 8 septembre, brusquement, grave nouvelle, qui se répand comme une traînée de poudre dans la ville, accueillie très diversement par les uns et par les autres. Une trêve de deux jours est signée ! Les habitants sont pleins de joie, les soldats français anxieux. Aussitôt les bourgeois courent aux portes pour sortir dans la plaine, afin de voir où en sont leurs champs, leurs vignes, leurs cassines. Les sentinelles les empêchent de passer. Seuls les soldats peuvent circuler. Ils vont jusqu'aux vivandiers du camp espagnol leur acheter des vivres et du vin, pendant que les ennemis leur apportent des raisins et des fruits. Le lendemain, un trompette français, expédié au quartier général espagnol, va demander une prolongation de trêve de deux jours. Le mardi 10, arrive un officier du quartier général, le marquis de Sainte-Croix, annonçant que la prolongation est accordée mais que M. de Spinola défend qu'on approche de son camp et de ses tranchées. Que se passe-t-il ? Où en est-on ? Personne ne le sait. Cependant tout le monde est persuadé qu'il est question, entre gouvernements, de la paix, et qu'on la discute[69].

 

Mardi 13 septembre, arrivent à la porte du château trois personnages à cheval : ce sont MM. le marquis de Brézé, Mazarin et le comte Jean Cerbellon, secrétaire du duc de Savoie, qui viennent conférer avec M. de Toiras. L'entrevue a lieu sous la porte et elle dure jusqu'à cinq heures du soir. On y convoque l'évêque, quelques notables de la ville auxquels on demande s'ils veulent la paix ou la continuation de la guerre. Sur leur réponse, naturellement, que c'est la paix qu'ils désirent, on expédie un officier au quartier général pour faire connaître le résultat de la conférence et les trois personnages pénètrent le soir dans la ville. Une convention, évidemment est conclue. Mais qu'a-t-on décidé ? Chacun va aux nouvelles. On finit par savoir qu'une trêve est signée aux termes de laquelle les Français garderont la citadelle, abandonneront la ville elle château aux Espagnols jusqu'à une date déterminée, le 15 octobre ; que si, à cette date, l'armée de secours n'est pas arrivée, ils céderont également la citadelle et s'en iront : ce sera la défaite. Sinon, les Espagnols devront rendre le château et la ville. En attendant, ceux-ci fourniront des vivres[70]. Cette trêve est très commentée. Beaucoup la blâment vivement comme absurde et disent que le roi, le cardinal, seront furieux. Les autres hasardent que M. de Toiras étant à bout, agit de la sorte pour éviter l'assaut et se réserver une chance[71].

Quoi qu'il en soit, le surlendemain, dimanche 15 septembre, on enlève les canons du château avant de livrer celui-ci aux ennemis[72]. Le soir, le commandant en chef va dîner au camp des Espagnols[73]. Le 18 arrivent les premières troupes qui doivent occuper la ville : deux compagnies d'infanterie, tambours battant, dont les fourriers réclament d'abord mille lits, plusieurs maisons pour les officiers et du bois de quoi chauffer deux mille hommes. Les habitants refusent. Ils n'ont rien de ce qu'on leur demande. Les Français évacuent à leur tour les ouvrages extérieurs et se concentrent dans la citadelle. Le vendredi 20, deux mille nouveaux soldats entrent dans Casal : 500 Allemands, 500 Milanais, 500 Napolitains, 500 Espagnols. Ils se montrent à l'égard des habitants d'une insolence et d'une brutalité inouïes, les malmènent, les dépouillent, les assomment, en pendent et en tuent quelques-uns. Lors le peuple recognut que s'ils nous tenoient pour meschans, les autres estoient des diables !

 

25 septembre ! M. de Spinola est mort !... La nouvelle produit une vive émotion et la garnison espagnole prend les armes en signe de deuil[74]...

Les jours suivants cette garnison augmente. Des officiers généraux ennemis, le duc de Lerme, le marquis de Sainte-Croix, d'autres, accompagnés du comte Cerbellon et du nonce, viennent se promener dans les fortifications de la ville pour les examiner. Ils admirent beaucoup ce qui a été préparé et disent que s'ils avaient cru pouvoir entrer dans la place au moyen d'un simple assaut, ils se trompaient bien. D'après eux, M. de Spinola, sur son lit de mort, au château de Scrivia, aurait déclaré avoir rarement rencontré une ville qui fût mieux défendue.

On demeure dans cet état d'attente trois semaines, trois longues semaines, pendant lesquelles Espagnols et Français vivent à part, les seconds enfermés dans la citadelle, les premiers dans la ville, en proie à la peste qui les ravage.

 

22 octobre. Enfin, surprise extrême ! Cette fois, définitivement et avec certitude, l'armée française de secours, commandée par les maréchaux de Schomberg et de la Force, est annoncée[75] ! Elle n'est plus qu'à huit lieues, dit-on, elle a dépassé Asti et se dirige à marches forcées sur Casal, sans vouloir entendre parler d'ouverture de paix qu'on lui fait pour la retarder. Une agitation fiévreuse saisit les Espagnols ; ils amènent trente-quatre pièces de canon qu'ils installent dans le château et sur les bords du Pô. Contrairement aux conventions, ils ne vont donc pas évacuer la ville. Ils creusent des tranchées, une lieue au-dessus, une lieue au-dessous de Casal ; élèvent des ouvrages de cinq cents en cinq cents pas ; accumulent l'artillerie, appellent des renforts qui leur arrivent. Un munitionnaire dit à M. de la Serre qu'ils sont 55.000 hommes ; ce chiffre est exagéré. Du côté français l'allégresse est exubérante.

Cette bienheureuse armée de secours a été mise en marche, paraît-il, dès le 6 juillet, mais toutes sortes de malheurs Font arrêtée, maladies, peste, divisions des chefs, dont quelques-uns pensaient qu'on ne pourrait jamais sauver Casal. Elle n'a commencé à se former réellement que lorsque le cardinal de Richelieu a envoyé à sa tète son ami personnel, le maréchal de Schomberg, sous l'énergique décision de qui les troupes se sont mises en mouvement le 15 octobre[76] ; elles ont contourné le massif du Montferrat par le sud, cl viennent rapidement prendre la ville à revers[77].

 

Le 23, du haut des bastions de la citadelle, les officiers français qui guettent, aperçoivent des bandes de cavalerie ennemie en désordre, rompues, ramenées au grand trot, remplies de blessés. Il y a eu contact sans doute avec l'avant-garde de l'armée française, et les régiments espagnols écharpés ont été reconduits[78]. Sur le bord du Pô, des quais sont organisés par l'ennemi qui se prépare, probablement, à embarquer son matériel sur des bateaux pour s'en aller vers le Milanais.

 

24 au matin. On distingue de grands mouvements du côté des Espagnols, un va-et-vient de chevaux, de longues files de charrettes chargées de bagages. L'armée décampe-t-elle ou va-t-elle au-devant de M. de Schomberg ? A la citadelle, M. de Toiras fait disposer des batteries aux bastions, et arme, en prévision de l'arrivée de l'armée de secours qu'il y aura lieu d'appuyer, si elle attaque. Le soir, on a des détails sur l'engagement de la veille. Les éclaireurs, les coureurs des deux armées se sont rencontrés dans la plaine d'Asti, à l'endroit dit de la Croix-Blanche. Les Français ont chargé avec tant de vigueur les 1.500 Italiens qu'ils avaient devant eux, que ceux-ci, après avoir tiré leurs pistolets et leurs carabines, ont lâchement fui. L'Italien qui en parle à M. de la Serre ajoute, furieux : e io son uno de quelli vituperosi che hanno fugiti ! Il en était[79] !

Le secours avance. On cite des villages peu éloignés où l'on a vu des Français venant chercher des vivres. Les Espagnols embarquent leurs bagages sur le Pô et les expédient à Alexandria et à Valenza. Ils se mettent même en mesure de jeter un pont de bateaux sur la rivière pour évacuer leurs troupes en cas de besoin, mais M. de Toiras leur envoie signifier par un de ses officiers, M. Colette, qu'il juge cette entreprise contraire aux termes de la capitulation et que s'ils continuent, il va ouvrir le feu sur eux. Les Espagnols ne tenant aucun compte de cette observation, les batteries de la citadelle commencent à canonner[80] Les Espagnols, par représailles, font arrêter tous les Français qui sont dans la ville.

Les mouvements des ennemis se dessinent. Ils paraissent concentrer leurs troupes dans la direction de la Gatola[81]. C'est probablement de ce côté que les tètes de colonnes françaises ont été signalées. On apprend que le secrétaire du nonce, M. Mazarin, se remue pour empêcher la bataille et faire conclure la paix ; qu'il va d'une armée à l'autre, courant, se multipliant, adjurant. Les maréchaux français exigent l'évacuation immédiate du château et de Casal. En vain M. Mazarin les supplie-t-il d'attendre qu'il ait obtenu une réponse des Espagnols, M. de Schomberg refuse, déclarant qu'il va marcher droit devant lui[82]. Le secrétaire désolé a promis une réponse du samedi au dimanche.

26 octobre, au matin, les régiments ennemis se déploient en longues lignes dans la plaine, pendant qu'à l'horizon montent d'épaisses fumées. M. de Toiras, supposant que ce sont des signaux que lui fait l'armée de secours, répond par des famées semblables ; mais, en réalité, ce sont des maisons et des campements que les Espagnols brûlent avant de les abandonner. De la citadelle, le canon tonne sur les troupes espagnoles. Le tambour bat dans la ville et prescrit par un ban que tous les soldats du roi d'Espagne aient à rejoindre leurs drapeaux ; que tous ceux qui font vivanderie, ferment leurs boutiques et parlent sous peine de la corde. Quelques heures après, en effet, on aperçoit un convoi de chariots se déroulant hors des portes de la ville. Mais M. de Toiras a rassemblé ce qui lui restait de cavalerie ; il le lance hors de la citadelle et le convoi enveloppé, tous ses défenseurs dispersés, ne tarde pas à être ramené aux mains de la garnison.

Celle-ci suit avec anxiété. On entend au loin le crépitement de la fusillade, ce qui prouve que les avant-postes sont probablement aux prises. Vers midi, les lignes espagnoles prononçant un fort mouvement en avant, M. de Toiras en conclut que l'engagement général se décide, et donne l'ordre aussitôt à toute la garnison de sortir : quatre régiments se déploient, flanqués de cavaliers, lesquels chargent çà et là de petits détachements ennemis qui errent ; et on attend, rangé en bataille. Voici ce qui se passe, comme on l'apprend bientôt.

M. Mazarin continue d'aller et de venir, des Français aux Espagnols, suppliant qu'on fasse la paix. Les Espagnols offrent d'abandonner la ville à condition de conserver le château. Mais M. de Schomberg ne veut rien entendre : tout, dit-il, ou la bataille. Lassé même de ce va-et-vient perpétuel du jeune secrétaire, il lui a défendu de ne plus reparaître, ajoutant qu'il va aller de l'avant à n'importe quel prix. Il dispose son armée en conséquence : à gauche le corps du maréchal de la Force, sur la droite l'arrière-garde menée par le maréchal de Marillac, au centre Schomberg avec le reste, en tout 18.000 hommes[83]. Les ordres sont donnés : il faudra s'élancer, pique et teste baissées, l'espée à la main, en résolution de passer sur le ventre à ce qui s'oppose au passage, sans tirer, sans prendre le temps d'escarmoucher, au pas de charge. Les Espagnols prient alors M. Mazarin de retourner immédiatement auprès des maréchaux français, de leur dire qu'ils cèdent et de demander une heure de trêve afin de convenir des articles. Ce n'est là que déception et piperie ! s'écrient les maréchaux. Ils refusent, ne voulant plus perdre deux ou trois heures de temps que le jour leur peut encore donner pour vider ce différend. Les tambours roulent, les lignes s'ébranlent. Sur quoi, plusieurs seigneurs de la part de l'armée ennemie vinrent auxdits seigneurs [les maréchaux français], auxquels ils demandèrent la paix avec promesse que dans le lendemain, dimanche, ils feroient sortir de la ville et château de Casal tous leurs gens de guerre ; à quoi s'accordant, lesdits seigneurs généraux consentirent à ce que la bataille ne se donnât point[84]. A la nuit, les troupes de M. de Toiras ont regagné la citadelle, et peu après arrivent deux personnages envoyés par les maréchaux français pour faire part à la garnison de ce qui a été décidé, MM. Particelli d'Emery, intendant des finances de l'armée[85], et de Saint-Preuil, capitaine au régiment des gardes françaises[86]. Ils content les détails. En réalité il a été convenu que ville, château et citadelle, tout serait simultanément abandonné par les Français et les Espagnols au duc de Mantoue, l'ancien duc de Nevers. Il faut s'exécuter. Dès l'aube, le lendemain, Allemands, Italiens et Espagnols commencent à déménager. Les maréchaux viennent à la citadelle, où ils sont reçus avec les honneurs dus à leur rang, et inspectent la place[87]. Mais les Espagnols envoient dire que, réflexion faite, ils ne quitteront pas la ville et le château que la citadelle n'ait été évacuée au préalable par les Français. C'est une difficulté. Les maréchaux la tranchent en ordonnant à la garnison française entière de sortir séance tenante. Le 30 octobre, au soir, infanterie et cavalerie défilent, emportant ce qui leur appartient. Il a été prescrit que les régiments de Ribérac et de la Grange iraient cantonner à Terrugia. Les majors des deux régiments, MM. Bretelin et de la Serre partent ensemble afin d'aller préparer les logis. Mais il est trop tard pour que les troupes suivent. Elles bivouaquent sous les remparts de la citadelle, et comme il pleut à torrents durant la nuit, elles sont trempées[88]. Au matin, les Espagnols se décident à s'en aller ; ils passent le Pô sur un pont de bateaux et leur défilé est si long, si lent, que les maréchaux français prescrivent à leurs troupes, d'attendre, avant de se mettre en route. Enfin vers midi, les colonnes espagnoles achevant de passer la rivière, nos régiments à leur tour s'ébranlent, s'éloignent et bientôt disparaissent à l'horizon[89] !...

 

 

 



[1] Charles de Gonzague duc de Nevers. Il était petit-fils de Louis de Gonzague lequel était troisième fils du duc Frédéric II de Mantoue, marquis de Montferrat. Louis était devenu duc de Nevers et Français par son mariage en 1565 avec Henriette de Clèves. L'extinction des branches italiennes avait fait revenir Mantoue et le Montferrat à la branche française.

[2] Sur les origines de l'affaire du Montferrat voyez : Relation des affaires de Mantoue es années 1628, 1629, 1630, par Claude Gaspard Bachet, sieur de Méziriac (d'après le P. Lelong et Barbier) ; imprimé dans Recueil de diverses relations des guerres d'Italie es années 1629, 1630, 1631 (Bourg-en-Bresse, J. Bristot, 1632, in-4°). — Consulter surtout les Divers mémoires concernant les dernières guerres d'Italie (Paris, S. Cramoisy, 1669, in-12°, t. II) ; parmi lesquels on trouve, du cardinal de Richelieu (pp. 406-491), l'Excellent discours sur le juste procédé du roi très-chrestien Louis XIII eu la défense du duc de Mantoue, l'an 1630.

[3] Né dans le Languedoc en 1585, successivement page du prince de Condé, chargé de la meule de chiens d'Henri IV, lieutenant de la vénerie, puis capitaine aux gardes françaises en 1620, Toiras avait fait les campagnes de 1621 et 1622. Nommé maréchal de camp en 1625, il avait été chargé de défendre l'île de Ré contre les Anglais, avait brillamment réussi, et pour la peine s'était vu confier Casal à défendre (Voir sa biographie par Michel Baudier, Hist. du Mareschal de Toiras, Paris, S. Cramoisy, 1644, in-fol.). Ses colères étaient célèbres. Je cognois bien votre humeur, lui écrivait Richelieu (Avenel, Lettres, IV, 342), je ne respondrai jamais que vous ne soyez pas subject à quelques colères passagères et quelquefois mal fondées. La plus connue de ses boutades est celle qu'il fit au chancelier de Marillac. Celui-ci lui refusant une faveur qu'il demandait pour un de ses officiers de l'île de Ré, ajoutait, assez désagréablement, qu'après tout M. de Toiras n'avait pas tant lieu de parler de cette défense de l'île de Ré ; qu'on aurait bien trouvé deux mille personnages en France qui eussent agi aussi bien que lui ; C'est possible, répliqua Toiras, mais ce qui est plus certain c'est qu'on en trouverait quatre mille tenant les sceaux mieux que vous ! C'était surtout un grand chasseur et connu pour tel (Fontenay-Mareuil, Mém., p. 162).

[4] Ces régiments d'infanterie étaient tous de création récente (Susane, Hist. de l'ancienne infanterie française, Paris, 1853, t. VIII, pp. 74, 83, 84, 86, 398). Ils étaient descendus avec Louis XIII en Italie, avaient assisté à l'affaire du Pas de Suse, puis quittant le roi, le 4 avril 1629, étaient allés occuper Casal (Hist. journalière de ce qui s'est passé dans le Montferrat, Paris, J. de la Tourette, 1631, in-12°, p. 5). Richelieu était convaincu que les troupes de Toiras présentaient un ensemble de 3.800 hommes (Mém., II, 214) ; Fontenay-Mareuil dit : 3.000 fantassins et 200 chevaux (Mém., p. 223). Les chiffres officiels (État général de l'armée du roi en Italie [s. l.], P. Rigaud, 1630, in-8°) étaient fantaisistes. — Quant au régiment de Montferrins, levé grâce à l'activité de trois notables de Casal et composé de gens du Montferrat et de Corses, il comptait, croyait Richelieu (op. cit., II, 282), 2.300 hommes.

[5] Il y a de nombreuses gravures du temps, françaises, hollandaises, allemandes, italiennes, faites à propos du siège, qui représentent la ville (Cabinet des Estampes, série Hist. de France, Qb. 33, et collect. Hennin, t. 26 et 27).

[6] La citadelle était armée de 60 canons (Baudier, Hist. de Toiras, p. 152). Cependant muraille et fossés laissant à désirer, il fallut les protéger de défenses supplémentaires, demi-lunes, batteries (Ibid., p. 151).

[7] Le régiment florentin avait pour colonel Jean de Médicis ; à la tête des deux régiments lombards étaient les colonels Trotti et O. Sforci ; du régiment espagnol, le duc de Lerme, et d'un des régiments allemands, le colonel de Richebourg (Mercure français, XVI, 1630, p. 754).

[8] Ambrogio Spinola appartenait à une grande famille génoise enrichie par le commerce. Officier au service du roi Philippe III d'Espagne, il combattit aux Pays-Bas contre Maurice de Nassau et s'empara de Bréda en 1625. C'est lui qui est le personnage principal du célèbre tableau de Vélasquez : La reddition de Bréda ou les Lances (Deza, Istoria della famiglia Spinola, Piacenza, 1894, in-fol. ; A. Siret, Ambroise Spinola, Anvers, 1855, in-8° ; R. Villa, Ambrogio Spinola, Madrid, 1893, in-8°).

[9] Le récit qui va suivre est fait au moyen du journal manuscrit d'un capitaine d'infanterie attaché au régiment de la Grange en qualité de major, ou, comme on dit en ce temps, de sergent-major (Bibl. nat., ms. fr. 20 143), et corrigé de la main du colonel de la Grange lui-même. Antoine de la Serre, écuyer, sieur de Bercenay, avait épousé mademoiselle Catherine de la Motte. Il resta ensuite et longtemps le premier et plus ancien capitaine du régiment de Picardie (Factum. Bibl. nat., 4° Fm 34179).

[10] M. Regnaud de Cremeau, seigneur de la Grange, avait levé son régiment en 1621 (Susane, op. cit., p. 83). Il devait mourir maréchal de camp en 1633 (Avenel, Lettres de Richelieu, IV, 425). De sa valeur, prudence et diligence, le sieur de Toiras a reçu de très grandes assistances pendant le siège (Mercure français, XVI, 1630, p. 740). — M. de Ribérac s'appelait Jacques-Louis d'Aydie, comte de Ribérac (Bassompierre, Mém., IV. 24).

[11] C'étaient les Napolitains et les Siciliens qui avaient reçu mission d'attaquer par le sud-ouest (Hist. journalière de ce qui s'est passé dans le Montferrat, p. 13). La cavalerie de M. de Toiras était répartie en huit ou dix escadrons ; le combat dura huit heures et on prétendit que les Espagnols avaient perdu 400 à 500 hommes (Ibid., p. 11).

[12] Ces officiers étaient entre autres MM. de Montauzier, de Canillac, de Barradas. On blâma leur imprudence (ms. fr. 20 143, p. 10). Au commencement, dit le Mercure français (XVI, 1630, p. 7555), nous estions en doute de ce que les ennemis vouloient attaquer. La plupart croyoient que c'estoient plutôt lignes de circonvallalion qu'ils faisoient que trenchées d'approches, vu qu'ils les commençoient de si loin. L'auteur de la relation du Mercure est un témoin oculaire.

[13] Le soir au dîner, les officiers rirent beaucoup parce qu'on donna lecture de lettres interceptées de dames de Casal dans le Milanais qui parlant de ces mêmes officiers français disaient qu'ils valaient beaucoup mieux que les officiers espagnols qu'elles rencontraient, et donnaient à chacun des Français une épithète le gracieux tel, le courtois tel, l'aimable tel, le bien disant tel, le subtil ou le fol tel (Ms. fr. 20 143, p. 17).

[14] Dans un mémoire spécial adressé an roi, Toiras avait demandé 500 écus pour le refaire (Baudier, p. 134). Ce pont avait une certaine importance. Le cardinal de Richelieu discutant à la date du 24 juin (Lettres, III, 704) la direction que devait prendre l'armée de secours chargée d'aller délivrer Casal, déclare qu'on ne pourra se diriger sur Ivrée et la Doria que dans le cas où ce pont existerait encore. Il ignore qu'il a été emporté. Sur la ruine de ce pont voir le Mercure français (loc. cit., p. 742).

[15] Déclaration du capitaine Bassiani. Le cavalerie bordait le fossé pendant que l'infanterie escaladait (ms. fr. 20 143 p. 94).

[16] L'attaque se produisit à trois heures du matin (Histoire journalière de ce qui s'est passé dans le Montferrat, p. 11, et Mercure français, p. 756).

[17] La Pouyade et du Tronchart, capitaines du régiment de Ribérac, firent des merveilles (Histoire journalière, pp. 11-12).

[18] Ces morts estoient en grand nombre et les blessés estoient tous nus, que les Espagnols avoient dépouillés, ne leur ayant pas seulement laissé un linge pour couvrir la honte de leur corps ; outre cela, il les avoient traités inhumainement ; leurs membres estoient hideusement couverts de sang et de poudre ; les uns n'avoient point de jambes, les autres estoient sans bras, quelques-uns au lieu des yeux et de leur lumière avoient deux sources de sang dans la chair meurtrie et à plusieurs pendoient l'oreille et la joue sous le menton (Baudier, Hist. de Toiras, p. 154).

[19] Ces deux redoutes sont garnies de 300 hommes chacune, des Milanais, commandés par leur colonel, Octavio Sforci. Le bruit courut même que M. de Spinola y était en personne (Baudier, Ibid., pp. 154-155).

[20] Plus de 200 hommes furent taillés en pièces avec quelque quarante officiers (Hist. journalière, p. 12). Dans une lettre à Richelieu, au dire du cardinal (Mémoires, II, 215), Toiras aurait déclaré n'être sorti qu'avec 150 hommes et 40 mousquetaires, les forts étant gardés par 400 hommes ; il aurait tout tué sauf un seul ennemi qui aurait été fait prisonnier. Richelieu ajoute en parlant de Toiras : Il écrivoit avec peu de sincérité. Il faut nous mettre en garde ici contre les affirmations de Richelieu à l'égard du commandant de Casal. Fait maréchal de France après le siège, Toiras a fini par se brouiller avec le ministre, a dû passer la frontière et est mort obscurément à l'étranger en 1636. Richelieu le poursuit de ses rancunes dans ses Mémoires et incrimine tous ses actes. En réalité on voit par les lettres de Richelieu écrites au jour le jour que, sur le moment même, les sentiments du cardinal n'étaient pas si sévères à l'égard du futur maréchal.

[21] Le mot est de M. de la Serre qui l'emploie dans le sens de simple soldat. En réalité ce mot, à cette date, est usité d'une façon défavorable et signifie bandit, brigand ; les carabins (corps spécial de cavaliers désignés ainsi parce qu'ils étaient armés d'une carabine) ayant une déplorable réputation. Pour d'Aubigné, carabinage veut dire félonie (Les aventures du baron de Fœneste, éd. Prosper Mérimée. Paris, P. Jannet, 1855, in-12°, p. 209).

[22] Henri Bourcier de Barry, seigneur de Saint-Aunez, avait épousé en 1623, Claire de Lésignan, fille d'une sœur de Toiras, Isabelle de Saint-Bonnet (Bassompierre, Mémoires, IV, 146 ; Avenel, Lettres de Richelieu, VI, 574). Il est ici à titre de volontaire ainsi qu'un certain nombre de gentilshommes qui ne sont pas enrégimentés et servent où et comme ils veulent. Il donna pas mal de difficultés à Richelieu plus tard et passa à l'étranger.

[23] M. de Barry est le frère de Saint-Aunez. Il est cornette dans la compagnie de chevau-légers de M. de Toiras. Il va être tué à la fin de juillet, au cours d'une sortie, d'un coup de carabine (Baudier, Hist. de Toiras, p. 176 ; Mercure français, XVI, 1630, p. 776).

[24] Il avait été question de l'armée de secours un mois avant l'investissement prévu de la place. Le 25 avril, Richelieu écrivait à Toiras (Avenel, Lettres de Richelieu, III, 644) que le roi arriverait le 1er mai à Lyon à la tête de 12.000 hommes et de 1.200 cavaliers ; qu'il était précédé à la frontière par MM. de Bassompierre et du Rallier conduisant 13.000 hommes et 600 chevaux, en tout 26.800 hommes. Les officiers de Casal étaient excusables de croire cette armée déjà devant Turin. On va voir qu'elle n'était pas si près d'arriver, pour beaucoup de raisons.

[25] Le siège de Casal va être le type classique du siège d'une place au XVIIe siècle : attaque et défense sont conduites suivant les règles. Consulter J. Cataneo, Le capitaine, contenant la manière de fortifier places, assaillir et défendre, Lyon, J. Roussin, 1593, in-4°. (Tout y est étudié d'après des calculs rigoureux, lignes, profils, défilements, cheminements : c'est une science et exacte.) Comparer avec le siège de Bois-le-Duc de 1629 (Mémoires de Frédéric Henri prince d'Orange, qui contiennent ses expéditions militaires depuis 1621 jusqu'à l'année 1646, Amsterdam, P. Humbert, 1723, in-4°, pp. 61 et suiv.).

[26] On fit moissonner à ce moment les blés qui étaient dans les champs au pied de Casal, quoiqu'ils ne fussent pas encore mûrs, d'abord pour empêcher l'ennemi de les prendre, ensuite pour que celui-ci n'en profitât pas afin de s'avancer sous leur couvert (Ms. fr., 20 143, p. 56).

[27] Voici comment l'auteur de la relation du Mercure français (XVI, 1630, pp. 760-1), rapporte l'incident : Tout estant prêt, sur le point de sortir, n'attendant plus que le commandement, on vit toute la cavalerie des ennemis descendre à toute bride vers la Margueritte et quantité d'infanterie filer dans les tranchées. Mais comme l'on monstroit cela à M. de Toyras, on lui amena un garçon qui avoit été surpris faisant un signal de dessus une demi-lune, à deux heures après midi, avec un mouchoir au bout d'une longue canne, lequel tournoyant plusieurs fois donna avis aux ennemis de se prendre garde ; quoi voyant, on fit retirer tout le monde. Ce garçon interrogé, au commencement faisoit fort l'assuré ; mais quand on lui eut serré les pouces avec un rouet de pistolet, il confessa qu'un nommé Gambere, l'un des capitaines, le lui avoit fait faire. Ce Gambere étoit Montferrin, de la vieille garnison de Gazai et fort bien apparenté. — M. de Toiras défendit qu'à l'avenir on sonnât plus les cloches pour frustrer les traîtres de donner aucun avis par le son d'icelles (Hist. journalière, p. 13).

[28] Persuadé que sans secours du dehors, la place finirait toujours par être prise, Toiras avait écrit dès le 5 juin à Richelieu pour le presser. Je ne désire pas avec moins de passion la délivrance de Casal, répond le cardinal (Lettres, III, 710), que vous savez que je faisois celle de Ré. On n'oublie aucune chose qui se puisse. Et il lui annonce que l'armée de secours aura passé les Alpes le 5 juillet. Dans ses Mémoires (II, 214), Richelieu se plaint de ce que, dès la première heure, Toiras ait alarmé le gouvernement, disant qu'il avoit peu d'hommes et surtout peu de vivres et qu'il ne sauroit par ce défaut faire longue résistance. Ces informations, ajoute le cardinal, étonnèrent le roi et son conseil. Il parait en effet qu'un M. Argencourt ayant inspecté la place et les magasins, avait conclu dans un rapport, qu'il n'y avait rien à craindre pendant les mois de juin et de juillet. Dans ces conditions, le gouvernement avait décidé d'attendre le mois d'août pour faire avancer l'armée, afin que les récoltes sur pied pussent nourrir l'armée de secours en marche (Ibid., II, 216).

[29] Richelieu rapporte (Mémoires, II, 242) une discussion qui eut lieu dans un conseil de guerre tenu à Savigliano entre les chefs des armées ennemies d'Espagne et de Savoie sur ce qu'il y avait à faire en présence de l'arrivée annoncée de l'armée française de secours. Spinola, venu de son camp, déclara qu'il ne pouvait quitter les murs de Casal parce qu'on dirait qu'il avait levé le siège. Il demanda au duc de Savoie de se charger d'attaquer les Français. Chacun donna son avis ; mais, conclut Richelieu, ils n'eurent point besoin d'en choisir aucun, car les nôtres ne connoissant pas leurs propres forces ni celles de leurs ennemis, n'osèrent entreprendre de marcher.

[30] Le fossé d'une place est entre deux murailles. Le mur du côté de la place s'appelle l'escarpe. La muraille qui soutient les terres de l'autre côté du fossé, vers la campagne, s'appelle la contrescarpe. Au-dessus de cette contrescarpe on ménage un petit talus à l'abri duquel des soldats peuvent tirer ; cet emplacement ainsi mis à l'abri tout le long de la contrescarpe s'appelle le chemin couvert sur la contrescarpe.

[31] D'après l'Histoire journalière (p. 14) la sortie, effectuée par 80 hommes commandés, moitié par des sergents, moitié par les capitaines Sabot, Loberie et Chasteaugaillard aurait coûté aux ennemis 40 hommes.

[32] Les officiers et bas officiers d'infanterie ont toujours une hallebarde ; c'est ce qui les distingue des soldats.

[33] Cette sortie et les suivantes sont rapportées par le Mercure français (XVI, 1630, p. 761) d'une façon plus succincte, sans note personnelle. C'est le récit officiel.

[34] Un gentilhomme, M. de Lincourt-Sainte-Marguerite, ayant eu les deux rênes de la bride de son cheval coupées par une mousquetade, la bête s'emballa et emporta son cavalier au milieu des Espagnols. M. de Lincourt, après s'être violemment débattu et avoir tué trois ou quatre hommes succomba (Ms. fr. 20 143, p. 78).

[35] Il ne se passoit jour ni nuit que les nostres ne fissent quelque entreprise et galanterie sur les ennemis (Mercure français, XVI, 1630, p. 706). Dans l'une d'elles on fit prisonnier un officier général, le marquis de Quinquinella (Hist. journalière, p. 14) qui commandait ce jour-là la garde à cheval des assiégeants, et reçut quinze coups.

[36] Ou le pont de la Tuile. Il donne accès au Val d'Aoste. Richelieu avait commandé à M. du Hallier d'opérer une démonstration de ce côté de façon à faire croire que l'armée française se dirigeait dans cette direction, et obliger ainsi le duc de Savoie à diviser ses forces (Avenel, Lettres de Richelieu, III, 7-29). Il avait réussi au moins à répandre le faux bruit de ce mouvement.

[37] Un parapet a trois mètres de haut pour permettre aux soldats de se dissimuler derrière, mais il est muni d'une banquette ou deux sur laquelle on monte afin de regarder par-dessus (J. Errard, La fortification démontrée, Paris, 1620, in-fol., p. 8).

[38] On faisoit l'impossible, dit Richelieu dans ses Mémoires (II, 243). Le cardinal avait donné charge et mandé plusieurs fois, de la part du roi, au marquis d'Effiat qu'il cherchât toutes les voies par lesquelles il avertit de jour à autre le sieur de Toiras de tout ce qui se passoit et du dessein ferme et assuré qu'on avoit de le secourir, pour leur donner courage d'attendre leur secours.

[39] Richelieu écrit à Toiras le 7 juin (Avenel, Lettres de Richelieu, III, 688-9) qu'il lui a envoyé par trois voies différentes trois duplicata d'une lettre de change de trente mil escus ; ladite lettre est de Lumagne et Mascarany sur le sieur Georges de Roussy qui est dans Casal (Cf. Ibid., p. 605, et Mémoires de Richelieu, II, 213). André Lumagne et Mascarany sont deux grands banquiers de Lyon dont la cour se sert depuis longtemps, notamment pour les affaires d'argent en Italie (Avenel, Lettres de Richelieu, I, 705,772 ; III, 695, 700 ; VIII, 59).

[40] Le Mercure français (XVI, 1630, p. 765-6, 738) et Baudier (Hist. de Toiras, p. 160) parlent longuement de ces pièces de cuivre, les décrivent, et en donnent les fac-similés. Après le siège, Italiens, Allemands et Espagnols se les disputèrent et les gardèrent pour leur servir de reliques très précieuses contre la peur (Hist. journalière, p. 10). Elles portaient en exergue, Nec vi, nec fraude.

[41] Les négociations en effet continuaient ; voir : Richelieu, Excellent discours sur le juste procédé du roy très chrestien Louis XIII en la défense du duc de Mantoue l'an 1630 (dans Recueil de diverses relations des guerres d'Italie. Bourg-en-Bresse, 1632, in-4°, p. 125-155). Relation fidelle de ce qui s'est passé en Italie en l’année 1630. Paris, 1631, in-8° (attribué par le P. Lelong à Richelieu), et Cousin, La jeunesse de Mazarin (Paris, 1865, in-8°).

[42] Ils coupèrent la grosse corde qui retenoit un des moulins. Mais celui-ci ne parut pas bouger (Ms. fr., 20 143, p. 120).

[43] La réunion a lieu dans la maison de M. de la Grange (Ibid.).

[44] Ou André de Boissat (Bassompierre, Mém., IV, 16). Le Mercure français fait allusion à cette blessure (XVI, 1630, p. 770).

[45] Cet incident est aussi relaté par l'Histoire Journalière de ce qui s'est passé dans le Montferrat, p. 17, et le Mercure français, p. 768.

[46] Le nommé Guerre, cavalier de la compagnie de M. de Toiras.

[47] Michel Baudier (Hist. de Toiras, p. 169) l'appelle Francesca et dit que c'était une jeune fille enrôlée comme soldat, recevant une solde. Il raconte les faits un peu différemment. Le Mercure (p. 770) et l'Histoire journalière (p. 19) se copient littéralement ne disant pas le nom de la jeune fille, qu'ils déclarent âgée de vingt ans.

[48] En éclatant, la mine atteignit les Espagnols qui étaient trop près et en ensevelit plus de trente, ce qui les empêcha de donner, dit Baudier (Hist. de Toiras, p. 168).

[49] La mine emporta la pointe de nostre demi-lune, sur les ruines de laquelle nous nous couvrîmes avec barriques, fascines, chevaux de frise, terre et de tout ce que nous trouvions en main promptement (Mercure français, XVI, 1630, p. 768).

[50] Une comète en forme de lance se fit voir en l'air un dimanche à quatre heures du soir. De lance, qui marque le combat, elle se transforma en palme qui monstre le triomphe et finit en une grande queue blanche (Baudier, Hist. de Toiras, p. 153).

[51] Il y a en tel bastion et telle demi-lune que pour le gagner et défendre, on y fit jouer, soit de la part des ennemis, soit de la nostre, plus de quatorze fourneaux (Mercure français, XVI, 1630, p. 709).

[52] Normalement la saillie des fortifications au-dessus de la plaine doit être de 25 pieds (8 mètres), et l'épaisseur, 13 toises dans la partie supérieure (20 mètres) (J. Errard, La fortification démontrée, p. 8).

[53] Richelieu dit que Spinola envoya 6.000 hommes de pied (Mémoires, II, 226).

[54] La victoire de Veillane remportée par le duc de Montmorency sur le prince de Piémont avait eu lieu en réalité le 10 (Récit véritable des particularités et circonstances plus remarquables du combat de Villane, nommé par le roi la journée de Saint-Ambroise. Paris, D. Houssaye, 1630, in-8°. — Relation véritable de ce qui s'est passé en la journée de Saint-Ambroise le 10 du mois de juillet 1630 (s. l.), 1630, in-8°. — Relation du combat arrivé le 10 juillet 1630 entre la partie des troupes que le roi faisait passer pour aller joindre son armée en Piémont et les troupes du duc de Savoie jointes à celles que le marquis de Spinola avoit envoyées audit duc. Paris, J. Martin, 1630, in-8°) .Toiras avait écrit le 4 juillet à Richelieu et celui-ci lui avait répondu le 13 de Saint-Jean-de-Maurienne lui annonçant la victoire en question du 10, la marche en avant de l'armée, et la nouvelle qu'à la fin du mois une autre armée de 20.000 hommes passerait les Alpes (Avenel, Lettres de Richelieu, III, 760).

[55] En écrivant à Richelieu, Toiras tenait le même langage que celui que tient M. de la Serre. Le cardinal dans ses Mémoires, le lui reproche vivement en disant qu'il exagérait. Or, le 6 juillet, le ministre mande à la reine mère (Ibid., 137) : Nous venons de recevoir des lettres de Casal du 24 juin qui assurent qu'ils ne sont point encore pressés ni par la force ni par la faim, et qu'ils attendent bien le secours jusqu'à la mi-août. Il y a là contradiction.

[56] Richelieu qui, dans ses Mémoires (II, 214), dresse un réquisitoire contre Toiras pour lui avoir faussement représenté la situation de Casal comme très critique, énumère les quantités de vivres que, sur ses ordres, on avait accumulées dans la ville : 6.300 sacs de blé, 1.000 sacs de riz, 1.800 sacs d'avoine, 500 sacs de sel. Toiras avait dit avoir acheté 2.000 sacs de blé ; en posséder déjà 2.000 autres ; être sur le point de se procurer 500 bœufs. En sorte, dit Richelieu, que pour les 3.800 hommes de la garnison, en faisant état des blés et fourrages des environs de la ville, on avait pour huit mois de vivres : et Toiras criait  famine au bout de deux mois de siège ! Le cardinal ajoute (p. 267) qu'après le siège il envoya le munitionnaire Gorragnol vérifier ce qui restait dans les magasins et que celui-ci y trouva encore 400 sacs de blé, 140 sacs de seigle, 400 sacs de riz et 1.000 sacs d'avoine. Il est évident que comme Richelieu était inexactement renseigné sur les effectifs de la garnison, il l'était aussi sur la façon dont ses ordres concernant les approvisionnements avaient été exécutés. Le témoignage du capitaine de la Serre ici confirme ce qu'écrivait Toiras.

[57] En temps ordinaire le soldat, acceptant son engagement, reçoit une somme avec laquelle il s'habille (il n'y a pas d'uniforme, sauf pour les gardes du roi) et s'équipe. Puis on lui donne une solde avec laquelle il se nourrit. Dans le cas présent, c'est donc par nécessité que les capitaines agissent comme ils le font et par crainte de voir fondre leurs compagnies. — La compagnie est l'unité administrative et tactique. Les régiments sont des formations de campagne et les bataillons des formations de combat (Voir René Le Normant, Discours pour le rétablissement de la milice de France, Rouen, 1632, in-4°, p. 11). La compagnie comprend régulièrement : un capitaine, un lieutenant, un enseigne, 2 sergents, 3 caporaux, 3 anspessades, 4 appointés, 45 soldats, en tout, 60 hommes (Voir les nombreux règlements militaires du temps, Recueil Cangé, Bibl. nat.).

[58] Les officiers mirent la main à la pioche et à la pelle, Toiras le premier ; il porta la hotte (Baudier, op. cit., p. 151). Voir le débat du roi et d'un officier à Hesdin en 1638, sur le prix de palissades à faire exécuter ; le roi ne veut donner que 6.000 livres. Le marché est conclu à 7.700 livres (Mémoires de Puységur, I, 220). Au siège de Montauban, en 1621, Toiras avait été chargé de payer les soldats terrassiers (Mémoires de Fontenay-Mareuil, p. 102).

[59] Ces officiers sont les capitaines. Voici par ailleurs quel est l'état-major d'un régiment : maître de camp ou colonel, capitaine sergent-major, aide-major, aumônier, chirurgien, maréchal des logis, prévôt, lieutenant du prévôt, commissaire à la conduite (chargé de l'administration et des soldes). Règlements militaires (Recueil Cangé).

[60] Cela ferait à peine 500 hommes en tout. Richelieu prétend qu'à la fin du siège il restait 1.360 hommes, dont 160 cavaliers ! (Mém., II, 267.)

[61] Dans ses lettres aux généraux commandant l'armée de secours, Toiras dépeignant, pour faire hâter l'arrivée de celle-ci, les difficultés au milieu desquelles il se débattait, insistait sur les mauvaises dispositions des habitants qui, étant les plus forts, disait-il, menaçaient de rendre la ville (de Guron, Relation des affaires de Mantoue, dans Recueil de diverses relations des guerres d'Italie, p. 74 ; réimprimé par le P. Griffet, Hist. de Louis XIII, pp. 636-712). Les Montferrins, dit Richelieu (Mémoires, II, 284), étoient sans affection, sans esprit et courage.

[62] Cette lettre annonçait que l'armée de secours avait pris Saluces, Villefranche, Pancalieri, sur le Pô, et que dès que seraient arrivés 10.000 hommes de renfort qu'on attendait par Suse, on s'avancera droit à vous. Le cardinal ajoutait : Je ne vous recommande point de tenir jusques à l'extrémité, parce que je connois votre cœur et votre teste, mais je vous prie d'encourager les habitans. On avait donné des copies de la lettre à porter à trois hommes différents (Avenel, Lettres de Richelieu, III, 829).

[63] En août, le total des pièces de canon espagnoles qui battent les murs de Casal s'élève au chiffre de 50 (Baudier, Hist. de Toiras, p. 176). Le nombre de douze pièces pour une batterie est le nombre type. Errard en donne une explication originale (La fortification démontrée, p. 6) : Un homme, dit-il, peut, de cent pas, porter en une heure environ trente hotées de terre, tellement que douze hommes peuvent, sans hasard de leur vie, l'établir en même temps ce qu'un coup de canon aura ruiné de rempart. Dont s'ensuit que si on bat avec douze canons, on empêchera non seulement le travail de douze hommes, mais de plus grand nombre.

[64] L'attaque et le bombardement du côté des Trois-Vents furent si violents que les habitants terrifiés députèrent des gens pour prier M. de Toiras de faire quelque composition ; mais on y donna un si bon ordre par les soins de M. de la Grange, qu'ils n'eurent plus de peur (Histoire journalière de ce qui s'est passé dans le Montferrat, p. 24 ; Mercure français, XVI, 1630, p. 776 ; voir dans Michel Baudier, Hist. de Toiras, p. 177, la réponse que fait le commandant en chef).

[65] Toiras, dans les lettres qu'il arrive à faire partir, à cette date, pour les généraux commandant l'armée de secours, insiste sur l'état désespéré de la place. On recevoit de ses lettres, dit M. de Guron (Relation des affaires de Mantoue dans Recueil de diverses relations des guerres d'Italie, p. 76) qui faisoient désespérer de Cazal plus que n'avoient fait les autres. Il adjurait qu'on vînt à son secours, sinon il estoit hors de moyen de pouvoir continuer la garde et la défense de la place. Il leur escrivoit la larme à l'œil et les assuroit que Casal estoit perdu et pris s'ils ne prenoient une prompte résolution de le secourir (Relation fidelle de ce qui s'est passé en Italie en l'année 1630, p. 36. Même texte dans Richelieu, Excellent discours sur le juste procédé du roi très chrestien Louis XIII, p. 137, et Mémoires, II, 259). Un auteur anonyme, mais qu'on sent inspiré par Richelieu, traitant Toiras d'artificieux, ambitieux, brouillon, l'accuse d'avoir, à Casal, tant exagéré sa situation, que cela pensa le perdre, dit-il, car on fut sur le point de résoudre de n'en tenter plus le secours. (Rôle de ceux qui ont été employés aux commandemens des armées. Bibl. nat,, ms. fr.,4 092, fol. 5). Sur la façon plutôt bizarre dont Toiras envoyait ses lettres secrètement et parvenait à les faire passer à travers les ennemis en les confiant à des femmes, voir Baudier (Hist. de Toiras, p. 186).

[66] Dans ses lettres, Toiras disait que le désir de la population de rendre la ville provenait de ce que les gens de Casal ayant perdu la moisson d'août tenaient à ne pas perdre les vendanges de septembre. Résumant le sens de ces lettres, Baudier (Ibid.) fait suivre cette raison des suivantes : ravages de la peste, défaut de vivres — il n'en reste plus que jusqu'au 20 septembre, — mauvais état de la place. Richelieu (Mémoires, II, 266) affirme que la situation n'était pas aussi désespérée. C'était d'abord la citadelle, déclare-t-il qui était attaquée et non la ville : objection insuffisante, car la citadelle prise, il était impossible à la ville de résister. Il ajoute que les ennemis ne tenaient pas encore au bastion. Nous voyons par le récit de M. de la Serre que cette assertion est inexacte.

[67] Général de l'infanterie. Dom Philippe Spinola, fils du marquis, était général de la cavalerie, et le comte Cerbellon, général de l'artillerie (Baudier, 207).

[68] Spinola était tombé malade découragé, épuisé. Son armée fondait sous l'effet de la peste et de la désertion. Empereur, roi d'Espagne, duc de Savoie, tout le monde l'abandonnait. Malgré ses récriminations on ne lui envoyait ni un homme de renfort ni un écu. Il ne lui restait plus que 4.000 ou 5.000 hommes. Le mauvais temps acheva. Dès qu'il fut alité, ses lieutenants, sans confiance, suspendirent les travaux d'attaque (Véritable relation de ce qui s'est passé à Cazal, Paris, J. de la Tourette, 1630, in-8°, pp. 4 et 11 ; de Guron, Relation des affaires de Mantoue, p. 77, lequel trouve que la place estoit très mal attaquée ; Brienne, Mémoires, éd. de 1719, II, 3).

[69] En réalité les généraux commandant l'armée de secours, convaincus qu'ils n'arriveraient pas à temps, en présence des lettres alarmantes de Toiras, avaient signé, le 4 septembre, une trêve à Rivalta (Avenel, Lettres de Richelieu, III, 925), valable pour Casal jusqu'au 15 octobre (Clauses dans Baudier, p. 190 ; le Mercure français, XVI, 1630, pp. 779-781). M. de Brézé, maréchal de camp, envoyé à Casal, eut beaucoup de peine à faire entendre raison aux Espagnols (Mém. de Richelieu, II, 266) ; puis il vint prévenir M. de Toiras le 7 septembre. Les Espagnols, hésitant, n'accordèrent d'abord qu'une trêve de deux jours, prolongée de deux autres. M. de la Serre n'a pas eu connaissance de la venue de M. de Brézé à Casal le 7 (De Guron, Relation des affaires de Mantoue, p. 79 ; Relation fidelle de ce qui s'est passé en Italie, p. 37 ; Marquis d'Effiat, Les heureux progrès des armes du roi Louis XIII, dans Recueil de diverses relations des guerres d'Italie, p. 124 ; réimprimé dans le P. Griffet, Hist. de Louis XIII, III, pp. 728-746 ; Fontenay-Mareuil, Mémoires, p. 229).

[70] Les maréchaux de l'armée de secours, très contrariés d'avoir été obligés de subir la trêve du 4 septembre (lettre de Schomberg à Richelieu du 11 septembre ; Avenel, Lettres de Richelieu, III, 903), avaient prescrit à M. de Brézé de voir M. de Toiras avant de la proclamer, et de lui demander s'il l'acceptait, en lui conseillant même de la refuser ; dans lequel cas, la trêve eût été annulée (Richelieu, Mém., II, 260 ; de Guron, op. et loc. cit. ; Avenel, Lettres de Richelieu, III, p. 908, note). On voit ici qu'avant d'accepter la trêve, Toiras a voulu faire appuyer son avis de celui des notables de la ville.

[71] Au premier moment le roi et Richelieu ne dirent rien, approuvant même ce qu'avait fait Schomberg, puisque l'état de Casal était à l'extrémité (Avenel, III, 903 ; lettre de Richelieu du 19 septembre). Puis le cardinal changeant d'avis fut très fâché (Ibid., 907). Dans ses Mémoires (II, 260), il déclare les articles de la trêve des conditions iniques et dit que le roi n'avoit pas donné pouvoir à ses généraux de les accorder. Un contemporain écrit : Cette tresve a causé en cour beaucoup de troubles et de querelles (cité par Avenel, III, 908, note). De Guron, de son côté, ajoute que cette suspension a esté condamnée de tout le monde, quoique peu de personnes en sussent les raisons (op. cit., p. 76). Toute la question portait sur le point de savoir si oui ou non Casal pouvait résister davantage. Le témoignage de M. de la Serre l'éclaircit.

[72] Ce jour même, 15, Toiras conclut avec le marquis de Sainte-Croix une convention spéciale en 9 articles concernant l'évacuation des malades, le passage des courriers, les vivres, etc. (Baudier, p. 193 ; Mercure français, XVI, 1630, 782-7). Richelieu envoya immédiatement à Toiras pour payer les vivres aux Espagnols 135.000 livres (Mém., II, 273).

[73] On lui fit une brillante réception. La garde se mit en bataille ; les officiers vinrent le saluer de la pique. M. de Spinola que Toiras vit dans son lit, voulut se lever sur son séant pour lui serrer la main (Baudier, Hist. de Toiras, p. 196).

[74] Spinola mourut ulcéré de son échec devant Casal, échec dû à l'abandon dans lequel on l'avait laissé. Me han quitado la honra ! répétait-il, ils m'ont enlevé l'honneur ! (Véritable relation de ce qui s'est passé à Cazal ; ensemble la mort du marquis de Spinola et ce qui s'est passé en icelle, Paris, J. de la Tourette, 1630, in-8° ; La rencontre de l'ombre du duc de Savoie avec celle du marquis de Spinola en l'autre monde. (S. l.), 1630, in-8° ; Baudier, p. 196-7).

[75] On remarquera que la trêve n'a pas pris fin le 15 octobre comme il avait été convenu. C'est qu'en effet le roi avait écrit à Toiras que les ennemis n'ayant pas tenu leurs engagements, il lui défendait de livrer la citadelle de Casal le 15 octobre et lui prescrivait d'attendre ses ordres (Avenel, Lettres de Richelieu, III, 920). Il y avait eu toute une discussion en cour sur la prolongation de la trêve (Ibid., 914-917). On avait voulu des otages de Spinola, lequel les avait refusés (Mémoires de Richelieu, II, 261).

[76] Toutes les phases des difficultés présentées par la mise en marche de l'armée de secours peuvent se suivre dans les Lettres de Richelieu (t. III, 780 et suiv.). Le cardinal énumère ailleurs (Mémoires, II, 243, 254) ces difficultés se renouvelant à chaque pas, pendant cinq mois, difficultés dont la jalousie des officiers généraux entre eux n'était pas la moindre. Il n'y avait pas de vivres et le duc de Savoie entravait le rassemblement des provisions (Mém. de Fontenay-Mareuil, 221 ; Avenel, III, 966). La peste et les maladies faisaient de tels ravages que des capitaines demandaient la suppression de leurs compagnies, le secours de Casal passant pour une resverie (de Guron, Relation des affaires de Mantoue, p. 75 ; cf. lettre de M. de Brézé à Bouthillier, Avenel, III, 783). A la cour, pour décrier Richelieu, on déclarait le secours de Casal impossible (Mém. de Fontenay-Mareuil, 229) et le cardinal prétend même (Mém., II, 274) que Toiras faisait ce qu'il pouvait pour décourager Schomberg d'avancer. — Henri de Schomberg, comte de Nanteuil, d'origine allemande par son père, capitaine des reîtres sous Henri III, avait été surintendant des finances en 1G19, gouverneur du Limousin en 1622 et fait maréchal en 1625. Il fut nommé à la tête de l'armée d'Italie en août (Avenel, III, 865), conjointement avec les maréchaux de la Force et de Marillac ; il avait ordre d'en finir (Fontenay-Mareuil, Mém., 229).

[77] On choisit ce chemin, que reconnut d'abord du Plessis-Besançon, — lequel établit les étapes — (Mémoires de du Plessis-Besançon, éd. Horric de Beaucaire, pp. 6 et 112-114), pour des raisons militaires (Mém. de Richelieu, II, 274). Ce chemin avait été très étudié.

[78] On a, étape par étape, la marche de l'armée de secours dans le journal qu'en a écrit Schomberg (H. de Schomberg, Relation très particulière de ce qui s'est passé en Piémont jusques après le secours et la paix de Casal [s. l. n. d.], in-4° ; réimprimé dans le P. Griffet, Hist. de Louis XIII, pp. 713-727), aussi, dans la relation du marquis d'Effiat (Les heureux progrès des armes du roi Louis XIII, Griffet, III, 728-746) ; les Mémoires du duc de la Force (éd. du marquis de La Grange, III, 1(1 et suiv. ; surtout ses lettres, pp. 320etsuiv,) ; les Mémoires encore du maréchal du Plessy-Praslin (Paris, C. Barbin, 1676, in-4°) ; enfin ceux de Puységur (Mém., éd. Tamizey de Larroque, I, 96) ; tous auteurs témoins oculaires.

[79] D'après Schomberg (Relation très particulière, p. 7), c'est le matin du 21 octobre que les carabins de l'avant-garde de l'armée française, commandés par M. de Bideran, rencontrèrent la cavalerie ennemie près des cassines de Ravignan, en avant d'Asti, et la bousculèrent.

[80] Baudier dit (Hist. de Toiras, p. 207) que Toiras avait mis en batterie 60 pièces de canon sur les bastions de la citadelle.

[81] Espèce de torrent qui ne se passe que sur de petits ponts (Relation fidelle de ce qui s'est passé en Italie, p. 61) ; plutôt fossé fait exprès pour l'égout des eaux (Schomberg, Relation, p. 8).

[82] Voyez sur ce point : La levée du siège de Casal et la délivrance de toutes les places du Montferrat (Paris, J. Martin, 1630, in-8°, pp. 4-5).

[83] 14 régiments d'infanterie et 25 compagnies de cavalerie (Bernard, Hist. de Louis XIII, II, 221), 2.300 chevaux. L'armée est disposée en trois lignes de sept bataillons et huit escadrons chacune, en échiquier, plus trois escadrons de réserve (Schomberg, Relation, p. 8). — Voir dans la Relation de Schomberg le récit détaillé de ce qui suit. Les Espagnols seraient 32.000, dont 7.000 cavaliers.

[84] Nous avons donné ici le texte même du journal de M. de la Serre. Ce texte ne fait aucune allusion, on le voit, à la célèbre histoire de Mazarin arrêtant la bataille en se jetant à cheval entre les deux armées, courant de l'une à l'autre, un papier à la main, aux cris de pace, pace. Si les contemporains ne s'accordent pas sur les détails de l'incident, ils semblent cependant — témoins oculaires et autres — convenir qu'il y a eu une chevauchée du futur cardinal entre les deux lignes pour arrêter l'engagement (Voir Cousin, La jeunesse de Mazarin, Paris, 1805, in-8°, p. 594 ; Puységur, Mém., I, 98, note). Il était utile toutefois de signaler la version de M. de la Serre.

[85] Michel Particelli, sieur d'Emery, fils d'un banquier de Lyon d'origine italienne, plus tard surintendant des finances, qui a joué le rôle que l'on sait pendant la Fronde (Voir sur lui les Historiettes de Tallemant des Réaux, IV, 23-24, et les Lettres de Peiresc aux frères Dupuy, III, 104).

[86] Curieuse figure, type de l'officier sous Louis XIII. Il mourut sur l'échafaud (A. Janvier, François de Jussac d'Ambleville, sieur de Saint-Preuil, Abbeville, R. Housse, 1859, in-8°).

[87] Ils demeurèrent dans la ville, à cause du mauvais temps, jusqu'au premier de novembre (Schomberg, Relation, pp. 16-17).

[88] La nuit, il vint une pluie et un orage qui faillit à nous noyer tous (Puységur, Mémoires, I, 99).

[89] En ce siège, dit M. de Guron (Relation des affaires de Mantoue, p. 74), le sieur de Toiras et les François qui l'ont assisté ont acquis grande réputation parmi les estrangers pour avoir défendu cette place avec prudence, valeur de courage et dextérité. Toiras fut nommé maréchal de France, le 19 décembre suivant pour avoir avec autant de courage et de valeur que de constance, de jugement et de conduite, soutenu, avec nos troupes, le siège dans la ville de Casal (Texte du pouvoir de l'état et office de maréchal dans le Mercure français, XVI, 1030, pp. 813-814). Richelieu était plus équitable à ce moment envers Toiras qu'il ne le sera plus tard dans ses Mémoires.