Débarquement de la
Grossetière à Carteret, son arrestation à La Haye-du-Puits. — Madame
Le Venier, sa mère, au manoir de la Grossetière. — Charles de la Grossetière
page du roi, sa disgrâce. — Il tombe amoureux de madame d'Aigrefeuille et la
suit à la Rochelle.
— Le siège de la Rochelle.
— Exploits de Charles hors de la ville assiégée. — Besoin d'argent. —
Brigandage près de Poitiers. — Retour à la Rochelle, état
difficile de la place. — Arrivée et départ d'une flotte anglaise, la ville
désolée. — Envoi d'émissaires à Londres. — La Grossetière
désigné. — Son voyage. — Il va à Vire demander aide à son oncle M. de Tracy,
qui l'envoie à un de ses amis, M. de Briqueville, sur la côte du Cotentin. —
Embarquement de la
Grossetière. — Son séjour à Londres. — Audience du roi
Charles Ier. — Rentrée en France. — Comment les autorités en Normandie ont
été prévenues de son départ. — Arrestation de MM. de Tracy et de Briqueville.
— Le roi ordonne de mener à Marans la Grossetière pris à La Haye-du-Puits. —
Négociations infructueuses des Rochelais en faveur du prisonnier. — Fin du
siège ; capitulation de la ville. — La Grossetière transféré à Poitiers, est jugé,
condamné, exécuté.
Le mardi 11 juillet 1628, à la pointe du jour, trois
gentilshommes chargés de surveiller la côte du Cotentin en face des îles
anglaises, se trouvant en observation, à cheval, près de Carteret, aperçurent
une barque qui abordait. Un homme en descendit. Il avisa une cabane de
saunier, entra, pendant que le bateau remettait à la voile, le cap sur
Jersey, d'où il devait apparemment venir ; puis ressortit peu après, mangeant
encore, et suivi du saunier qui lui montrait la route du plus gros bourg
voisin, La Haye-du-Puits.
Les trois gentilshommes, MM. des Poteries, Montigny et Graffart, se
concertèrent. Ce débarquement était suspect. Arrêter le nouveau venu
présentait des inconvénients ; celui-ci semblant se diriger vers la Haye-du-Puits, mieux
valait l'y devancer par un détour, et prévenir les autorités qui aviseraient.
Ils partirent au galop[2].
Le personnage qui venait ainsi d'attirer l'attention était
un tout jeune homme de vingt-quatre ans, grand, mince, distingué ; il avait
les traits doux, le regard incertain ; son visage était couvert de taches de
rousseur ; sa barbe naissante et ses cheveux étaient rouges[3] ; il portait une
casaque de hure grise, un pourpoint de satin noir, des chausses cramoisies et
un chapeau de feutre noir qu'ornait une grande plume. Il se nommait M.
Charles Le Venier, sieur de Bréault, dit de la Grossetière,
et il était du Poitou.
Arrivé sur le haut des dunes, bien mis en son chemin par
le saunier, qui le laissa, il se disposa à franchir les cinq lieues qui le
séparaient de la Haye-du-Puits.
A la première ferme, il loua un méchant bidet, une
mazette, qu'il promit de renvoyer, et poussant la bête, il finit par
atteindre le bourg au moment où, au vieux clocher de l'église, dix heures
sonnaient. C'était jour de marché. De toutes parts paysans et paysannes, à
pied, à cheval, en carriole, affluaient. M. de la Grossetière
entra dans une hôtellerie déjà remplie de monde, se refit un peu, convint
avec l'hôtelier, petit homme boiteux, du renvoi de la mazette et alla faire un
tour. Au coin où l'on vendait les chevaux, il en marchanda un dont on voulait
cinquante livres, l’obtint pour quarante, le fit seller, brider, conduire à
l'hôtellerie où il rentra payer son écot, et ceci fait, se mettant en mesure
de partir, il avait déjà le pied à l'étrier, lorsqu'un homme s'approcha et
lui dit que M. le bailli le demandait[4].
Un instant, M. de la Grossetière,
légèrement troublé, hésita. Incertain de ce dont il s'agissait, il obéit. M.
le bailli, qui avait auprès de lui deux ou trois archers du prévôt général[5], s'excusa
poliment d'avoir dérangé le jeune gentilhomme et lui notifia qu'il allait
prendre la liberté de le faire fouiller. Aucune protestation n'était
possible. On ne trouva dans les poches qu'un peu d'argent, quarante-trois
pistoles. Le bailli demanda à son interlocuteur comment il se nommait. La Grossetière répondit
: Monsieur de Bréault. L'officier de justice
eut un haut-le-corps.
Oh ! fit-il, c'est donc vous que nous cherchons ! Il est passé en
Angleterre un homme de ce nom-là, que le roy a commandé que l'on arreste !
M. de la Grossetière interdit chercha à plaisanter.
Certainement, dit-il, si c'estoit lui, il seroit de
bonne prise. Mais il n'était pas le seul qui s'appelât de Bréault ; il
y en avait d'autres. Le bailli fit allusion au long siège de la Rochelle que le roi
poursuivait depuis plus de dix mois pour abattre la rébellion des protestants
et aux détails duquel tout le royaume s'intéressait passionnément. Il conclut
qu'il était obligé, premièrement de conserver les quarante-trois pistoles
trouvées, lesquelles il serra dans une petite boîte qu'il cacheta et remit au
propriétaire de la maison où on était ; secondement de garder M. de Bréault à
sa disposition jusqu'à plus ample informé. Un des archers, Lastelle, allait
l'accompagner à l'hôtellerie et ne le quitterait pas.
En chemin, M. de la Grossetière considéra que l'archer était un vieux bonhomme ; il réfléchissait qu'on pouvait
le jouer ou le bousculer, lorsqu'en rentrant dans la salle de l'auberge, ils
se trouva en présence de trois personnages qui l'ayant un instant considéré,
se jetèrent sur lui, et avant qu'il eût pu faire la moindre résistance,
l'avaient ligoté. C'étaient les trois gentilshommes de Carteret. Sans autre
observation ils se mirent en devoir d'inspecter tous ses vêtements, et cette
fois, la visite, mieux conduite, fut plus fructueuse, car dans le repli de la
manche du pourpoint on trouva un papier.
Ce papier fut déplié et lu. Il contenait ce qui suit :
Jehan Guiton, escuier, eschevin,
conseiller du roy, nostre sire, maire et cappitaine de la ville et
gouvernement de la Rochelle,
nous avons donné et donnons pouvoir et commission au sieur de la Grossetière
de s'assister de tel nombre de ses amis qu'il advisera pour aller dedans et
hors le gouvernement faire la guerre par mer et par terre aux ennemis du roy
et des églises réformées de France, se saisir de leurs personnes et choses à
eux appartenant et, en cas de résistance, les combattre, vaincre et surmonter
à force d'armes par toutes sortes de voies nécessaires en tel cas. — Faict à la
Rochelle, le vingtième jour de mai 1628[6].
Ainsi on était en présence d'un huguenot engagé dans la
rébellion de la Rochelle,
commissionné à porter les armes contre le roi, et factieux. Les trois
gentilshommes délibérèrent. La première chose à faire était de prévenir le lieutenant pour le roi du gouverneur en la Basse-Normandie,
M. de Matignon, à ce moment à son château de Torigni-sur-Vire, au delà de
Saint-Lô[7] ; puis de
conduire le jeune homme en un endroit sûr et de l'y enfermer. La Haye-du-Puits ne possédant
pas de prison convenable, quelqu'un suggéra l'idée de se rendre à
Saint-Germain-le-Vicomte, solide château-fort, aux murs épais, sis à trois ou
quatre lieues de là et dont les salles basses des tours étaient de bonnes
geôles[8]. L'avis fut
adopté. Les gentilshommes commandèrent à l'archer Lastelle de les accompagner
; un courrier monta à cheval pour gagner Torigny, et au milieu d'une foule
compacte qui emplissait l'auberge ainsi que ses abords, attirée par la
nouvelle de l'arrestation d'un seigneur huguenot, le cortège, dans lequel M.
de la Grossetière
à cheval était étroitement entouré de ses gardiens, s'ébranla et partit. Le
soir le jeune homme était écroué dans une des prisons de Saint-Germain.
A la nouvelle qu'on lui apportait, M. de Matignon monta immédiatement
à cheval et se mit en chemin avec un gentilhomme de sa suite. Il lui fallut
la nuit entière pour franchir les douze lieues qui le séparaient de
Saint-Germain-le-Vicomte. Sur le matin il arrivait au château. Après s'être
entretenu avec M. de Montigny et ses compagnons qui lui rapportèrent les
détails de l'incident, il fit appeler Charles de la Grossetière
et l'interrogea. Charles de la Grossetière lui demanda la permission, au lieu
de répondre à chacune des questions qu'on voulait lui poser, de rédiger un
bref mémoire dans lequel il indiquerait qui il était, d'où il venait, ce
qu'il avait fait. M. de Matignon y consentit. Le lieutenant du gouverneur,
après avoir lu l'écrit, prononça qu'il allait l'envoyer au roi, à la Rochelle, avec un
procès-verbal de ce qui venait de se passer. En attendant la réponse de Sa
Majesté, il ordonnait à M. de la Luthumière de conduire sous bonne escorte La Grossetière à
la citadelle de Saint-Lô[9]. Gela fait, il
complimenta les trois gentilshommes de Carteret pour leur zèle au service du
roi, et se retira.
M. de la Grossetière fut transféré à Saint-Lô. Huit
jours après, le 20 juillet, Louis XIII signait des lettres patentes[10] mandant à M.
Gaspard Coignet, sieur de la
Tuilerie, conseiller du roy en son
conseil d'Etat et privé, maître des requestes de son hôtel, de se
rendre à la citadelle de Saint-Lô pour commencer le procès du gentilhomme[11]. M. Gaspard
Coignet se mettait à l'œuvre le mardi 25 juillet, à neuf heures du soir : la
procédure allait révéler de point en point toute l'histoire de M. de Bréault.
Restée veuve d'un honnête gentilhomme huguenot avec peu de
fortune, deux garçons et une fille, madame Le Venier s'était retirée dans un
vieux manoir du Poitou, la
Grossetière, situé près de Bressuire[12]. C'était une
femme de jugement, d'une piété forte et austère, sévère et triste, mais sans
exaltation et modérée. Elle désapprouvait les prises d'armes de ceux de sa religion et jugeait la réforme une
affaire de conscience individuelle compatible avec les devoirs d'un chacun à
l'égard du roi. Elle s'appliqua à l'éducation de ses fils[13].
Le second, Charles, était une nature douce et molle.
Capable de passions vives qu'il servait d'un entêtement téméraire, il
apportait dans tout ce qu'il faisait une inconscience distraite tenant à l'indécision
d'un esprit rêveur. Sa mère redoutait la vie pour lui.
Elle avait gardé des relations avec des parents de son
mari, fougueux catholiques, MM. de Bercy-Mallon, de Lavau Saint-James[14], qui étaient de
Poitiers, et leur demanda de l'aider à caser ses fils par la voie ordinaire
des gentilshommes de ce temps, l'armée.
Grâce à leur appui, Charles fut admis, à peine adolescent,
parmi les pages de la petite écurie du roi, manière d'école militaire d'où
l'on sortait directement dans les régiments. Il y resta, — ou, comme on
disait, — il y porta la livrée quelques
années[15].
Pourquoi, à dix-sept ans, en sortit-il d'une manière
brusque ? Le point n'est pas éclairci. Au moment de la lutte de 1621 contre
les protestants, en Poitou, pendant le siège de Thouars, le jeune page avait
demandé à l'écuyer de la petite écurie, M. de Beaurepaire, une permission de
plusieurs jours qui lui fut accordée. Il alla à la Grossetière,
y demeura un certain temps, rejoignit le roi lorsque celui-ci assistait au
siège de Saint-Jean-d'Angély, cinq ou six jours avant la prise de la ville,
et, là, M. de Liancourt, chef supérieur des pages[16], lui signifia
son congé qu'il accompagna d'une gratification de cent livres. C'était une
disgrâce. Sa religion l'avait-elle rendu suspect ? Le fait est peu probable.
Louis XIII ne faisait un crime à personne d'être réformé. Nombre de ses
officiers étaient huguenots. On accusa plus tard Charles de la Grossetière
d'avoir profité du congé qui lui avait été donné pour prendre le mousquet et
faire le coup de feu contre les armées du roi. Il s'en défendit vivement.
Ainsi mis hors de page,
mais autrement qu'il ne l'eût désiré, le jeune homme revint chez sa mère. Il partagea
son temps entre la
Grossetière et une terre que sa famille possédait en
Beauce, Sainte-Escobille[17]. Il allait y
percevoir les fermages, surveiller les réparations, discuter les baux. Une
fois il poussa jusqu'en Hollande voir son frère qui s'y trouvait, on ne sait
trop pourquoi[18].
Sa vie était vide et sans but. Sa mère, qui tout en affermissant chez lui les
convictions religieuses protestantes, lesquelles il avait d'ailleurs
sincères, le garait le mieux qu'elle pouvait de la tentation de se joindre
aux coreligionnaires rebelles, espérait le retenir dans une voie prudente en
attendant que les circonstances devinssent pour lui favorables, lorsqu'un
événement fortuit vint modifier ses prévisions. Charles tomba amoureux.
Il avait fait la connaissance d’une jeune veuve protestante
qui se nommait madame d'Aigrefeuille[19]. Il s'éprit
d'elle. Madame d'Aigrefeuille était une ardente religionnaire, passionnée
pour la cause réformée, enthousiaste, qui ne croyait pas qu'on dût reculer
devant aucun sacrifice à l'égard de son parti, et donnait l'exemple. Elle
aima Charles ; elle eut pour lui un attachement fait de tendresse et d'orgueil
; mais elle aima davantage le parti de la religion,
avec une de ces exaltations d'anciennes Romaines qui vouent à une idée leurs
fils, si elles sont mères, leurs maris si elles sont épouses, plus rarement
et ce fut ici le cas, leur amour. Lui, éprouva pour elle un sentiment
violent. Il ne songea qu'à elle ; il lui obéit en tout. Son existence était
transformée.
Madame d'Aigrefeuille habitait la Rochelle. Charles
de la Grossetière
alla l'y rejoindre. Elle le reçut dans sa maison, lui, ses équipages, ses
chevaux. Il lui avait demandé et avait obtenu d'elle une promesse de mariage
: aux yeux du public, ils étaient fiancés. Seulement madame d'Aigrefeuille
avait ajourné l'exécution de sa promesse, sous des prétextes quelconques. La
raison était qu'elle voyait les événements politiques s'aggraver, la guerre
civile menacer. Elle entendait user du pouvoir qu'elle conservait sur
Charles, tant qu'ils étaient libres, pour l'obliger à faire ce qu'elle
considérait comme son devoir : se battre.
On était en 1627. Autour de la Rochelle les nuages
montaient. Le cardinal de Richelieu qui pensait ne pouvoir venir à bout des
révoltes perpétuelles des protestants s'il n'écrasait pas le nid de guêpes qui leur servait de centre, avait
résolu l'attaque définitive de la ville. Celle-ci sentait l'orage. Un fort,
le fort Louis, avait été édifié à quelque distance de la place pour la
surveiller et, la garnison grandissant, les travaux de campagne que celle-ci
entreprenait s'étendaient insensiblement. Les Rochelais inquiets s'armèrent[20].
D'autre part, le gouvernement du roi d'Angleterre Charles
Ier, préoccupé de créer des difficultés à la France et informé de
l'état des esprits dans la région, préparait l'envoi d'une flotte sur les
côtes de la
Saintonge. Cette action, jugeait-il, entraînerait les protestants
à se déclarer. Charles Ier et son ministre, le duc Buckingham, se trouvaient
en relations suivies avec le parti religionnaire. Les Rohan, chefs de
celui-ci, étaient représentés à Londres par l'un d'eux, le duc de Soubise, et
les gens de la Rochelle
entretenaient près la cour de Saint-James des députés à poste fixe.
Le mardi 20 juillet, la flotte anglaise forte de
quatre-vingt-dix vaisseaux parut en vue de la Rochelle. Le duc de
Buckingham, qui la commandait, décida d'attaquer l'île de Ré où le brave M.
de Toiras, s'étant enfermé dans les forts de Saint-Martin et de la Prée, allait subir
le siège vigoureux qui fit sa fortune militaire et le conduisit au maréchalat[21]. De toutes paris
des protestants français accoururent pour offrir leurs services au général
anglais[22].
Charles de la Grossetière fut du nombre. Reçu à bord du
vaisseau amiral il entra en relation avec le duc de Buckingham, M. de
Soubise, quelques seigneurs anglais de l'entourage. Les Anglais avaient réuni
les Français venus sous leurs drapeaux, en un corps spécial qui, dans chacune
des attaques dirigées contre Saint-Martin, eut la mission de marcher le
premier[23] !
Il fut fortement atteint. Charles de la Grossetière
put s'en tirer sans une égratignure.
Cependant Louis XIII se hâtait de diriger des régiments
vers la Saintonge
pour porter secours à M. de Toiras. L'armée se concentra sous les ordres du
maréchal de Schomberg. Des troupes passant le petit bras de mer parvinrent à
pénétrer dans Saint-Martin et à renforcer la garnison. Le duc de Buckingham,
dont aucun effort n'avait pu réussir, prit peur, leva l'ancre et disparut. Il
abandonnait à eux-mêmes les Rochelais irrémédiablement compromis.
En même temps qu'il rassemblait ses forces pour délivrer
M. de Toiras, le cardinal de Richelieu avait donné l'ordre de surveiller la Rochelle suspecte, qui
pouvait attaquer à revers l'armée du roi ; l'infanterie avait commencé des
lignes de retranchements devant la ville, et élevé des forts et des
batteries. Les Rochelais s'irritèrent de ces travaux. Ce fut le prétexte. Le
vendredi 10 septembre ils ouvraient le feu de leurs canons sur les forts de la Moulinette et de
Saint-Louis : les forts répondirent. La guerre était déclarée.
La disparition de la flotte anglaise provoqua une impression
de stupeur chez les Rochelais. Il allait falloir supporter tout le poids de
l'armée royale disposée à mener le siège rudement. On envoya supplier le roi
d'Angleterre de ne pas abandonner les malheureux religionnaires et l'on se
disposa à se défendre. Charles de la Grossetière était rentré en ville.
Les assiégeants organisèrent méthodiquement le blocus de
la place. Les dix-sept régiments d'infanterie et les vingt-deux compagnies de
cavalerie, gendarmes, chevau-légers, carabins, qui composaient l'armée,
prirent leurs cantonnements autour de la Rochelle en arrière d'une ceinture de onze
forts reliés par des batteries et par des tranchées continues. Le cardinal de
Richelieu qui ne se souciait pas d'une prise d'assaut brutale avait décidé de
réduire la cité par la famine. La fameuse digue gardée par vingt-cinq
navires, douze galères, quarante-cinq barques, interdisait l'approche de la
place à tout secours venu de la mer[24]. Les commandants
de l'armée, le duc d'Angoulême, les maréchaux de Bassompierre et de
Schomberg- mirent du temps à resserrer le blocus. De la Rochelle on put se
glisser à travers les lignes et tenter des coups de main au dehors. Charles
de la Grossetière
s'y essaya[25].
L'idée qui l'inspirait n’était pas précisément celle de répondre aux sollicitations
de madame d'Aigrefeuille qui eut voulu le voir battre
perpétuellement l'estrade : elle était plus positive. Le jeune homme
était venu à la Rochelle
sans grand argent. Madame d’Aigrefeuille n'était pas riche. L'escarcelle de
un et de l'autre se vidait. Sortir au loin, faire des prisonniers et les
relâcher sous bonne et profitable rançon était une industrie avantageuse.
Charles en tenta l'aventure. Tant qu on pu passer, il
courut. Une fois, près de Surgères, il prit quelques individus à deux pas du
bourg ou logeait le roi. Une autre fois, avec huit soldats qui
l'accompagnaient, il mit la main sur cinq personnes, un aumônier du comte de
Bibérac, deux chevau-légers de la compagnie de Coudray-Montpensier, un soldat
du régiment des gardes françaises[26]. Le tout fut dit
de bonne prise et bien payé. Malheureusement ces moyens étaient insuffisants
pour subvenir à ses besoins, et fournir à la
despence, qu'il falloit faire à la Rochelle, de sa maîtresse. La gène, les
dettes et leur cortège ordinaire de reproches venaient jeter le trouble dans
leur amour. Que résoudre ? Aller demander de l'argent à madame de la Grossetière ?
Mais madame de la
Grossetière était profondément affligée de la conduite de
son fils. M. de La
Vau Saint-James avait durement signifié à la mère que si elle n'avoyt le pouvoir de retirer le jeune homme
du party de la Rochelle,
il seroit le premier qui mettroit le feu en sa maison de la Grossetière
! Charles ne trouverait auprès de madame Le Venier que l'expression de sa
douleur et de sa colère. Néanmoins, c'était une ressource, il fallait la
tenter.
Il partit avec un domestique, un Suisse nommé La Vallée. Il
gagna Saint-Maixent, de là Saint-Loup, puis Bressuire. Parvenu à la porte du
manoir paternel, il n'osa pas entrer[27]. Le domestique
alla trouver sa mère pour lui expliquer la situation et la supplier en son
nom de lui donner de quoi vivre. Le valet revint. Madame Le Venier refusait.
Elle faisait dire à son fils que s'il voulait quitter
le party de la Rochelle
pour se rendre au service du roy, elle lui fournirait ce dont il avait
besoin, mais que sinon, elle était morte pour lui.
Charles s'en retourna. En route, des idées calmantes lui
vinrent à l'esprit. Pourquoi ne se réconcilierait-il pas avec Sa Majesté ? Au
fond c'était plutôt pour madame d'Aigrefeuille qu'il se battait que par
conviction arrêtée. Il ne tenait qu'à elle. Si on pouvait la décider à sortir
de la Rochelle,
et qu'il pût l'épouser, il était prêt à solliciter les bonnes grâces et le
pardon du roi. Il gagna Poitiers dans l'intention d'aller trouver les cousins
de son père pour leur demander leur appui[28]. Mais il ne
rencontra ni M. de Bercy ni M. de Lavau qui étaient absents, et la déconvenue
le rejeta dans les perplexités.
Alors une résolution désespérée l'envahit. Il était homme
de guerre, après tout. Du moment qu'il ne savait plus à quel parti se
résoudre, il n'avait qu'à prendre de force ce qu'il ne pouvait avoir de gré.
Il se décida.
Il était descendu à Poitiers dans une auberge dite de la Grande-Roue. Il
y remarqua cinq individus qu'il apprit être des soldats huguenots. Il leur
proposa de se joindre à lui pour tenter fortune : ceux-ci acceptèrent. Ils se
nommaient : La Mothe,
qui était du pays et connaissait bien les chemins, Laborde, La Fresnée, La Coste et Métayer.
Il fut d'abord question d'attendre le coche qui fait le
service entre Poitiers et Paris, de s'embusquer dans le chemin de Châtellerault,
et de l'enlever. Le projet n'eut pas de suite.
Un soir, au soleil couchant, près de Chesnel, à peu de
distance de la ville, Charles de la Grossetière, suivi de son domestique et de
trois de ces hommes, attaquait sur la route un messager conduisant deux
chevaux chargés de marchandises. On prit son argent ; trois pièces de drap,
une pièce de camelot de soie, trois ou quatre de passement qui furent jetées
par-dessus les murailles d'un jardin : le premier coup avait réussi.
Rendez-vous fut donné pour quelques jours après, à Saint-Maixent,
hôtel des Trois-Marchands. Au jour dit la bande était là. Il y avait dans
l'auberge huit voyageurs. Ils contèrent à table qu'ils allaient à Lusignan ;
ils cheminaient ensemble, par crainte des périls. Trois d'entre eux, qui
semblaient des marchands aisés, parlaient de la Rochelle comme s'ils
connaissaient la ville. Leur départ étant fixé pour le lendemain à l'aube,
après le dîner, Charles de la Grossetière convint avec ses gens de se mettre
en route avant le jour et d'aller les attendre sur le chemin de Lusignan en
quelque bon endroit désert où on pourrait agir à l'aise.
Le lendemain, en plein champ, les huit voyageurs étaient
arrêtés le pistolet à la gorge et le chien abattu
: ils se rendirent[29]. On les
conduisit aune demi-lieue de là, dans un bois taillis épais où ils furent
fouillés. Tout ce qu'ils avaient sur eux fut pris. Charles de la Grossetière
décida qu'on en relâcherait cinq, croquants sans valeur, et que l'on
garderait les trois autres qui paraissaient fortunés. Conduits à trois ou
quatre lieues plus loin, dans un autre bois taillis, de nouveau ils furent
fouillés. L'un d'eux avait caché dans ses bottes trente et une pistoles qu'on
lui enleva. Ces diverses opérations ayant mené jusqu'à onze heures du matin,
un des soldats huguenots avisa une maison près d'un bois de haute futaie et
alla y chercher de quoi manger. Sur les quatre heures du soir Charles fit
bander les yeux aux prisonniers et la troupe se mettant en marche atteignit
une métairie située près d'un château[30]. Le métayer
consentit à prêter une étable pour y loger les arrivants, et comme il fallait
finir l'histoire, à la tombée de la nuit, la Grossetière,
notifia aux trois voyageurs qu'il leur rendait la liberté, à condition qu'ils
payassent chacun une rançon proportionnée à leurs moyens. Ils connaissaient
des marchands de la
Rochelle ; ils allaient signer des lettres de change tirées
sur eux. On discuta les chiffres. L'un d'eux souscrivit six cents livres et
signa sa lettre du nom de Gollinot ; les deux
autres ne voulurent promettre que cent livres chacun. Le lendemain matin, au
soleil levant, on les relâchait. Ils partirent dans la direction d'Issoudun ;
mais à peine étaient-ils hors de la portée de vue de la bande, qu'ils
changeaient immédiatement de direction, et, courant à Poitiers, allaient
porter plainte, dénoncer leurs voleurs et fournir au prévôt, au maire et à
messieurs du présidial tous les signalements nécessaires.
Charles de la Grossetière fit le compte de ce qui avait été
récolté ; il procéda à un partage équitable du bénéfice, puis il fut décidé
qu'on se séparerait. Chacun alla de son côté. Charles revint à Poitiers ainsi
que deux de ses hommes, La
Fresnée et Métayer.
Il descendit à l'auberge des Trois-Piliers[31]. MM. de Lavau et
de Bercy n'étant toujours pas chez eux, il se rendit à l'hôtel de ville où on
lui permit de voir des religionnaires qui y étaient détenus et parmi lesquels
il reconnut un nommé Poupart, dit Pommeau, avec lequel il avait tenté un de
ses coups de main hors de la
Rochelle, celui où il prit des gens près Surgères. En
rentrant à son hôtellerie, il perçut une rumeur. On contait dans la foule que
les sergents du présidial avaient rencontré par la ville deux individus, les
nommés La Fresnée
et Métayer, accusés d'infâme brigandage aux environs ; que ces deux individus
avaient été arrêtés, traînés devant le présidial, jugés, condamnés, et qu'on
venait de les pendre au gibet, le tout en moins de deux heures. Charles de la Grossetière
ne prit que le temps de rentrer rapidement à l'auberge, de prévenir son
domestique, et de payer ; il passa vivement les portes de la ville.
Le soir, il s'arrêtait pour coucher dans un petit village
appelé Vouzailles[32]. Il dîna avec
son valet en compagnie d'un homme qui dit se nommer Verdon et qui venait
aussi de Poitiers. Ils causèrent. L'homme mit la conversation sur le sujet
des deux brigands qu'on avait pendus à la ville dans la journée et dont tout
Poitiers, en émoi, avait parlé. Au cours de la discussion, Charles s'anima et
s'emporta. Il finit par avouer son indignation en ajoutant que c'était lui
qui commandait les deux hommes et d'autres.
On dit, s'écria-t-il, que nous sommes des voleurs ! Tant s'en fault ! Voilà ma
commission ! — et il tirait de sa poche sa commission d'homme de
guerre délivrée par le maire de la Rochelle. — Si je
voulois, continua-t-il, je vous arrêterois et
je vous mènerois en ladite ville. Mais je désire que vous alliez dire au
maire de Poitiers, au prévôt et à messieurs du présidial que s'ils font
mourir des soldats qui sont à moy, je ferai pareil traitement à ceux qui
sortiront de Poitiers ; je les pendrez ou les ferez pendre au plus hault
bastion de la Rochelle
!
Il croyait, comme beaucoup de gens de son état, en son
temps, qu'une commission d'homme de guerre autorisait des actes de
brigandage. Les juges, plus tard, devaient penser différemment.
L'idée lui vint à ce moment de courir en Beauce et d'aller
demander de l'argent aux fermiers de sa mère, à Sainte-Escobille, au besoin
de leur en arracher. Mais il y avait trop longtemps qu'il n'avait vu madame
d'Aigrefeuille ; il avait hâte de la retrouver. Il se dirigea vers la Rochelle, glissa encore
au milieu des lignes de l'armée assiégeante et rentra dans la ville sans
encombre : l'état des choses y avait empiré.
Depuis le départ de la flotte du duc de Buckingham, les
Rochelais n'avaient qu'une idée, le retour des forces anglaises. L'armée
royale ne lèverait jamais le siège, on le savait. Sans effort extérieur pour
délivrer la place, celle-ci était condamnée. Lettres sur lettres, messagers
sur messagers parlaient pour Londres afin de presser M. de Soubise, les
députés de la ville, et supplier M. de Buckingham ainsi que le roi d'envoyer
une armée qui avait été promise. Rien n'y faisait[33].
Dans la ville, la résistance tenait bon. Bien que chaque
nuit le bombardement reprît à boulets rouges, le feu était peu efficace. On
avait des munitions en nombre et la garnison restait intacte, soit mille ou
douze cents hommes dont deux cents Anglais laissés par M. de Buckingham, plus
les bourgeois organisés en milice, quatre mille hommes. Sur les vivres,
personne n'avait de notions. Les boulangers ne vendaient plus de pain, mais
on savait qu'il y avait partout du blé caché. Les aliments devenaient chers ;
on en trouvait encore. Vers le milieu du mois de mai 1628, l'inquiétude se
faisant jour, on jugeait qu'il n'y en avait plus que pour un mois. Le 30
avril, Jean Guiton fut nommé maire, et ce rude petit homme, à l'énergie
farouche et colère, allait mener la lutte avec une inexorable vigueur[34].
Enfin, après missives réitérées, attentes vaines, fausses
joies, le jeudi, 11 mai, à une heure de l'après-midi, une flotte anglaise
apparut au Pertuis Breton. C'était une magnifique escadre de cinquante-deux
vaisseaux de guerre escortant quarante navires d'approvisionnements et que
commandait le beau-frère de M. de Buckingham, lord Denbigh. L'allégresse
remplit la ville entière ; les cloches sonnèrent ; tout le monde courut aux
remparts regarder les évolutions de l'escadre qui s'embossait dans la
direction du chenal, et l'agitation de l'armée royale qui se préparait à lui
résister.
Mais la déconvenue fut terrible lorsque au bout de huit
jours d'inaction désespérante, malgré les avis et les supplications réitérées
de la ville, lord Denbigh estimant que la digue trop bien défendue était
infranchissable, que l'arrivée d'une flotte espagnole annoncée allait le
placer entre deux feux, mit à la voile et s'en alla[35]. La Rochelle fut
consternée. Sous l'effet de la colère indignée, la fermentation gagna de
proche en proche. Au conseil les avis les plus divers furent proposés. De
toute façon le siège faisait un nouveau bail. Il fallait prendre des mesures.
On diminua d'un tiers les rations des soldats. En ville, d'un coup, le prix
des vivres avait doublé.
La première chose à faire était d'envoyer en Angleterre
pour adjurer désespérément le roi de ne pas abandonner la Rochelle. La
municipalité délibéra sur le sens des lettres qui seraient expédiées, après
quoi on dressa la liste de ceux qu'on enverrait. Il en fallait plusieurs, les
dangers du chemin étant tels qu'il y avait des chances pour que beaucoup
demeurassent en roule. On donna des noms. Ce furent des gens de tout état,
soldats, plutôt, et gentilshommes ; parmi eux, le cadet de Raillac, dit
Champfleury ; le frère de feu La
Forest, dit le Linger[36]. Quelqu'un
proposa, enfin, Charles de la Grossetière, en faisant valoir que ce jeune
homme était connu personnellement du duc de Buckingham, de M. de Soubise, et
de seigneurs de la cour britannique. On acquiesça. Les missions devaient être
données séparément à tous, et secrètes, les documents cachés dans les boutons
des habits.
M. Guiton fît mander Charles de la Grossetière
chez lui et le mit au courant de ce dont le conseil de la Rochelle voulait le
charger. Charles demanda à réfléchir. Mais sa réponse était prête, il
n'acceptait pas. Quitter madame d'Aigrefeuille, sortir de la ville où cette
fois il ne rentrerait plus, sinon après la fin du siège, lorsque la place
aurait été prise de force sans doute, pillée, ses habitants massacrés, que sa
fiancée serait outragée et morte : il refusait. Madame d'Aigrefeuille ne le
prit pas ainsi. Elle ne vit que le service à rendre à la cause, elle exigea
que Charles partît[37]. Après une
discussion violente dans laquelle tous les arguments furent de part et
d'autre repris, Charles finit par céder.
De retour à l’hôtel de ville où il était allé donner sa
réponse, il causa longuement avec le maire. Celui-ci lui expliqua ce qu'il
devrait faire et dire, le sens des lettres qu'on allait lui confier. Ici, la Grossetière,
signifia qu'il n'entendait emporter aucun papier, rien qu'une commission
d'homme de guerre ; il ne voulait ni lettre, ni document[38]. Il ajouta qu'il
connaissait du monde à Londres, qu'on le présenterait sans autre caution ; il
ferait sa commission oralement. Le maire fut fort contrarié. Après bien des
prières, affirmant qu'il s'agissait de quelques lignes, lesquelles n'estoient point de conséquence, il finit par
obtenir que Charles accepterait au moins un simple mot pour M. de Soubise, de
la part des maire, échevin et gens de la Rochelle.
Pour les autres, le
jeune homme signifiait de ne lui en point bailler. Ils
convinrent des détails. Il fallait asseurer le roy
d'Angleterre que les Rochelais pouvoient attendre le secours qu'il leur avoit
promis, sans donner de date, à cause de
l'incertitude de la mer et du long temps qu'il fault pour préparer une armée
; mais le supplier de se hâter. M. Guiton dit à Charles qu'il y avait à la Rochelle un prisonnier
de marque fait sur l'armée royale depuis quelques mois, M. de Feuquières ;
que M. de Feuquières, homme de considération,
répondrait pour lui de tout ce qui lui arriverait au cas où il serait fait prisonnier[39]. Charles conclut
qu'il allait partir sans retard ; que si le secours des Anglais ne venait
pas, ou était dérisoire, il demeurerait en Angleterre ; dans le cas opposé,
une armée navale appareillant pour les côtes de la Saintonge, il
reviendrait ; s'il était fait prisonnier dans le délai d'un mois, cet événement
devrait être pour les Rochelais un bon signe[40]. Ils se
séparèrent.
Charles fit ajuster la lettre à M. de Soubise dans les
boutons d'un habit qu'il voulait emporter. Puis à la dernière minute, pris de
l'idée soudaine que le maire le trompait et lui avait donné une lettre pour
les députés, il laissa là cet habit, de colère, et n'endossa qu'une méchante
casaque rouge. Madame d'Aigrefeuille l'aidait et le soutenait de son énergie.
Elle lui remit de l'argent. Charles avait refusé d'en recevoir du maire qui
lui en offrait ; il avait fièrement répondu qu'il
n'y avoit que sa religion et l'amour qui le portoient à ce faire,
puisque le principal sujet de son voyage estoit pour
obéir à sa maistresse, n'estant homme d'argent. La somme d'ailleurs
que lui donnait madame d'Aigrefeuille n'était pas lourde.
On était au samedi 20 mai. La conversation avec le maire
avait eu lieu le malin. Le soir, tard, Charles, après avoir fait ses adieux à
sa fiancée, partit pour franchir les lignes assiégeantes, à la faveur d'une
nuit obscure. Les lignes de circonvallation qui réunissaient les onze forts
construits autour de la ville n'étaient gardées par des sentinelles que de
loin en loin. Le tout était d'arriver au talus, de l'escalader sans être vu
et de passer. Derrière la tranchée, assez simple du reste, il n'était pas
malaisé d'éviter les villages où les régiments étaient cantonnés et de suivre
son chemin sans trop de périls. Le jeune gentilhomme s'avança rapidement entre
les marais qui séparaient, au sud-est, la ville des retranchements de l'armée
royale, dans la direction du fort de Ronsay. Il approchait des fossés avec
précaution, attentif, lorsque tout à coup une éclaircie se fît dans le ciel,
la lune parut, l'inonda de lumière, elle cri d'alarme d'une sentinelle
retentit à deux pas. L'affaire était manquée. Il était découvert. Charles
retourna vivement et regagna la
Rochelle.
Le lendemain soir, dimanche 21, il repartit. Il avait
étudié l'emplacement des lignes et remarqué que du côté de la Moulinette, au midi,
il y avait deux redoutes assez distantes l'une de l'autre. Il allait tenter
de cheminer entre les deux. Il prit la grande route. En avant de la tranchée
il perçut un murmure et crut voir dans la nuit des ombres remuer. Il s'arrêta
: c'était une troupe d'infanterie en embuscade. Pour la seconde fois
l'aventure échouait, il fallait rentrer en ville.
Toute la journée du lundi 22 il erra dans les rues de la Rochelle. Il apprit
que trois hommes s'étaient concertés pour essayer de sortir ensemble sous la
conduite d'un individu qui connaissait bien le pays. Il s'aboucha avec eux :
c'étaient : M. de Champfleury, deux soldats, l'un suisse, l'autre nommé Court
ou Timotée. On accepta sa compagnie. Le soir, à l'heure convenue, chacun
était exact au rendez-vous, porte de Coigne, vers l'est. Il s'agissait de
passer entre les forts royaux de Beaulieu et de La Fons. Le guide
recommanda d'emporter de petites échelles pour franchir la tranchée qui était
plus haute qu'on ne croyait et difficile. Charles en prit une sur son épaule.
De l'autre main il tenait un petit paquet de linge contenant chemises, rabat,
manchettes, fraizettes — pour mettre au bout des
manches. — Madame d'Aigrefeuille avait ajouté au milieu du tout un petit morceau de toile parfumée.
Arrivée aux lignes sans encombre, la troupe descendit dans
le fossé, appuya les échelles sur l’escarpe et dans le plus profond silence
escalada lentement le talus. L'obscurité était complète ; on ne voyait et on
n'entendait rien. Parvenus sur le terre-plein nos gens abandonnant les
échelles gagnèrent la plaine d'un pas rapide, droit devant eux et toute la
nuit ils allèrent. A l'aube ils atteignaient un bois. Là, le guide s'arrêta.
Il leur dit qu'ils se trouvaient dans le bois du Deffaut, tout proche du
bourg de Surgères, qu'il fallait maintenant se séparer ; il rentrait à la Rochelle. On le remercia.
En causant, M. de Champfleury conta à Charles de la Grossetière
qu'il allait à Londres[41]. On sut plus
tard que les deux soldats s'y rendaient aussi. La bande se divisa, il était
plus prudent de ne pas demeurer groupés pour ne pas attirer l'attention[42].
Le plan de Charles était de traverser le Poitou en passant,
s'il pouvait, par la
Grossetière, Nantes, de gagner la Normandie et là de
s'embarquer. Il n'avait pas quitté depuis quelques minutes ses compagnons
qu'il croisa un laquais monté sur un cheval bai, allant ou revenant de
l'armée. Interpeller le laquais effrayé, lui ordonner impérieusement de
descendre, prendre sa bête et s'en aller sur elle en laissant le malheureux
interdit, fut l'affaire d'un instant pour le jeune homme.
La question était de ne pas risquer d'aventures. Charles
prit par des chemins détournés, évitant les endroits où il savait être connu,
se garant des manoirs, couchant la nuit dans des auberges de village ou des
bois. On l'accusa plus tard, mais il s'en défendit, d'avoir, trouvant sa
monture insuffisante, mis la main sur un cheval de M. de la Louvernière[43].
Au-dessus de Niort, il prit un gué. Il ne pouvait pas
songer à pénétrer dans la Grossetière, les sentiments de sa mère n'ayant
pas changé et le voyage actuel n'étant pas explicable. Arrivé près de la
demeure maternelle il envoya un garçon qu'il rencontra, dire à un valet de la
maison, Laurent Siret, de venir le rejoindre. Il avait mis cinq jours pour
traverser le Poitou. Il passa la nuit du samedi 27 au dimanche 28 mai, dans
une cabane et, au matin, Laurent, jeune homme de dix-huit ans, étant venu le
retrouver, il repartit avec lui, gagnant les Herbiers, se cachant pour éviter
un de ses amis qu'il rencontra, M. de la Guyonnière-Landrot,
et parvenant enfin à Nantes sans incident.
Un point le préoccupait, la question d'argent. Madame
d'Aigrefeuille lui avait peu donné. Il n'arriverait pas à payer son passage
en Angleterre avec ce qui lui restait. La pensée lui vint qu'il avait près de
Vire, en Normandie, une tante, sœur de sa mère, qu'il n'avait pas vue depuis
sept ou huit ans, mariée à un brave gentilhomme, M. de Tracy, qu'il ne
connaissait pas, tous deux bons huguenots et assez serviables. Il irait les
trouver, leur conterait une histoire, car ils ne devaient pas être au courant
de sa vie, leur demanderait de l'aide et par eux — les environs de Vire
n'étaient pas si loin de la mer que monsieur et madame de Tracy n'eussent des
amis sur la côte — gagnerait à bon compte les îles anglaises.
De Rennes, où il se rendit, il ordonna à son valet de
joindre directement le manoir de Tracy, près Vire et de l'y attendre[44]. Il fit un coude
par Avranches pour s'informer des moyens de gagner à Jersey, et de là, après
avoir couché à Pont-Farcy, il arriva à la demeure de son oncle. Il demanda M.
de Tracy.
On l'introduisit dans la chambre du gentilhomme. M. de
Tracy était un homme de quarante-deux ans[45]. Il était seul,
assis dans un fauteuil. Il regarda d'un air soupçonneux le nouvel arrivant
qui s'inclinant avec respect lui dit qu'il n'avait pas l'honneur d'être connu
de lui, mais que si madame de Tracy était là, elle le reconnaîtrait[46]. Sur quoi une
porte s'ouvrit, et madame de Tracy, bonne grosse femme de quarante-quatre
ans, qui écoutait probablement, apparut[47]. Elle poussa un
cri, toute joyeuse, vint à Charles qu'elle embrassa, lui dit qu'il y avait
bien six ou sept ans qu'elle ne l'avait vu, et qu'il était bien changé. Le
visage de M. de Tracy s'était déridé. Pleins de confiance, ils furent
affectueux et bons, s'empressèrent de donner des ordres pour qu'on fit dîner
confortablement le voyageur, parlèrent de l'installer. Alors Charles de la Grossetière,
enhardi, se décida à conter toute la vérité : comme quoi il venait du siège
de la Rochelle,
côté des protestants ; qu'il se sauvait ; qu'il voulait passer à l'île de
Jersey, afin de gagner l'Angleterre de là, qu'il priait son oncle de lui
donner une recommandation pour quelque ami qu'il eût à la côte du Cotentin,
en face des îles, lequel ami pût faciliter son embarquement[48].
Les figures de M. et madame de Tracy se rembrunirent. Ils
se turent. C'étaient de bons huguenots, mais ils avaient aussi les fleurs de lys au cœur. Gomme leur belle-sœur et
sœur, ils désapprouvaient les prises d'armes des religionnaires ; ils ne
pouvaient admettre la conduite de leur neveu, et par surcroît, sachant les
risques qu'ils couraient maintenant en abritant sous leur toit un rebelle,
ils ne se souciaient pas de le garder, à plus forte raison de le seconder. Madame
de Tracy dit à Charles qu'elle ne désiroit pas
beaucoup le voir longtemps chez elle en raison de ce qu'il venait de faire à la Rochelle contre le roy.
C'était un congé. Le jeune homme embarrassé fît observer qu'il ne pouvait pas
repartir sur-le-champ, son cheval étant recru de fatigue. Qu'à cela ne tînt,
repartit la tante, on allait lui prêter une autre monture ; il y avait une
bonne jument disponible dans l'herbage. M. de Tracy à son tour déclara
consentir à lui donner une lettre pour un de ses amis, M. de Briqueville, qui
habitait à Régneville, sur le bord de la mer, mais cette lettre serait vague,
ne porterait ni nom, ni sujet de voyage ; elle présenterait le porteur. Il se
mit à l'écrire aune table. Pendant qu'il écrivait, Charles prit sa tante à
part et lui avoua sa détresse. Emue de pitié, un peu aussi pour lui enlever
tout prétexte de prolonger davantage son séjour, madame de Tracy alla
chercher vingt écus d'or qu'elle lui glissa dans la main. Le jeune homme
voulut hasarder qu'il ne connaissait pas bien le chemin menant à Régneville.
Mais madame de Tracy reprit aussitôt qu'il y avait précisément dans le logis
un homme de ces parages, un paysan, Lebas, ancien domestique de la maison,
faisant des courses et venu le malin ; ce Lebas allait partir pour regagner
sa demeure sise à une petite lieue de Régneville ; il ne demanderait pas
mieux que de montrer la route. On fit appeler Lebas qui acquiesça ; il n'y
avait plus moyen de s'attarder.
Après avoir fait ses adieux et multiplié les
remerciements, Charles monta sur la jument qu'on lui prêtait — il devait la
donner à un fermier de M. de Tracy habitant près de Régneville[49] — et se remit en
chemin. Il était resté au manoir deux ou trois heures, avait mangé un bon
dîner, emportait vingt écus, mais, par distraction, oubliait son paquet de
linge.
Il fit la route en deux étapes[50]. Le lendemain,
au pont de Hienville, à une demi-lieue de Régneville, Lebas étant chez lui,
le quitta. Charles aperçut un jardinier de M. de Briqueville nommé Pierre
Peinel qui travaillait dans un champ ; il lui demanda quelle était la route
du havre de Régneville, s'il pourrait trouver quelque bateau en partance pour
Saint-Malo. L'homme répondit que la mer, à ce moment, était haute, et que
dans le cas où une barque dût appareiller, elle n'allait pas tarder. Charles
hâta le pas, mais arrivé en vue de la mer, il ne découvrit aucune
embarcation. Il n'y avait plus qu'à se rendre chez M. de Briqueville dont
l'antique manoir flanqué de sa vieille tour féodale s'élevait à deux pas, le
long de la plage[51].
Arrivé à la porte du logis qu'habitait l'ami de M. de
Tracy, le jeune gentilhomme mit pied à terre, pendant qu'un garçon prenant
son cheval par la bride allait le mettre à l'herbage. Il entra. Noble homme Isaac de Pionnes, seigneur de Briqueville
était un vieillard aimable[52] ; il accueillit
courtoisement le voyageur, Charles lui raconta qu'il se nommait M. de la Bergerie, qu'il était
neveu de M. de Tracy, et qu'il venait de la part de son oncle avec cette
lettre de recommandation qu'il tendait. M. de Briqueville lut ; il y était
dit que le porteur estoit en peyne pour un malheur
qui luy estoit arrivé depuis quelques jours, et qu'il (M. de Tracy) le
prioit (M. de Briqueville) de le faire passer à Gerzé. Là-dessus Charles poursuivit
qu'effectivement certain fâcheux malheur lui était arrivé ; qu'il était d'un
pays sis entre Paris et Magny, et qu'un jour étant chez un de ses oncles, un
voisin était venu chasser indûment sur les terres de celui-ci, au chien fermé. Lui, la Bergerie, avait parlé
haut, tempêté ; sur quoi une querelle s'en étant suivie, les deux
interlocuteurs avaient mis l'épée à la main, dont il était résulté deux ou
trois bons coups de dague administrés audit voisin, lequel, de ce moment,
pouvait bien être mort. M. de la
Bergerie demandait à M. de Briqueville de lui faire gagner
les îles pour qu'il y fût en sûreté.
M. de Briqueville, après un silence, dit que ce qui lui
était demandé là était fort délicat. Le roi avait défendu de faire passer qui
que ce fût à Jersey. Il ne lui était donc pas possible de rendre le service
sollicité[53].
Le jeune homme, au surplus, n'avait qu'à pousser un peu plus loin, traverser un petit trait d'eau. Il trouverait quelque barque
disposée à le conduire. Charles insista. Il dit qu'il n'avait ni argent, ni
habit, ni linge ; madame de Briqueville qui était entrée, écoutait. Il ajouta
qu'il n'était pas un inconnu pour eux, car il était le petit-fils de M. de
Montlouet, point commun qui les rendait parents de trois côtés[54]. A son tour
alors, madame de Briqueville pria son mari de ne pas être inflexible, et après
des hésitations M. de Briqueville se laissa fléchir. Il demanda à Charles
d'accepter l'hospitalité sous son toit pendant qu'on chercherait dans le pays
un matelot disposé à gréer sa barque, et surtout qu'on attendrait le vent. M.
de Briqueville avait à ce moment dans sa maison des amis de son fils, tous
jeunes gens du même âge que M. Le Venier, venus à Régneville pour passer
quelques jours et chasser[55]. Il leur
présenta le nouvel arrivant, qui fut bien accueilli. Durant les deux journées
que Charles allait rester à Régneville, il put se distraire avec eux en
courant les champs.
M. de Briqueville, accompagné de son laquais Bréville, se
mit à la recherche d'un matelot disposé à aller à Jersey. Il finit par en
découvrir un au village d'Agon[56], un batelier nommé Julien Sébire, servant les marchands qui vont sur la mer et à Saint-Malo,
en réalité, un contrebandier portant de Jersey à Saint-Malo des toiles et du
poisson salé. Il y a apparence que c'est un mauvais
garçon, dira le juge plus tard.
Sébire objecta qu'il ne pouvait pas seul mener la barque ;
on lui trouva deux compagnons. Il fallut ensuite attendre le vent. On
attendit deux jours.
Enfin, le lundi 5 juin, tout se trouva prêt : il ne restait
plus qu'à s'embarquer. M. de Briqueville, trouvant que la casaque rouge du
jeune homme était trop usée, prescrivit à son domestique de lui donner la
sienne en bonne bure grise toute neuve. Celui-ci s'exécuta, ajouta une paire
de bottes et reçut, pour la peine, de la Grossetière,
sept écus d'or et le linge sale qui lui fut laissé.
A l'heure dite, après avoir multiplié les expressions de
sa gratitude pour l'accueil bienveillant qui lui avait été fait, Charles gagna
la barque. M. de Briqueville le reconduisit jusqu'au bout du jardin ; les
jeunes gens, qui lui firent plusieurs offices de
courtoisie, ainsi que le laquais, l'accompagnèrent au bateau. Les
adieux échangés, le voyageur s'installa dans un coin de l'embarcation, se
coucha et s'endormit. Le bateau mettant à la voile cingla vers la haute mer.
Il lui fallut la nuit entière pour atteindre les îles normandes.
Au matin on toucha Jersey. La Grossetière
débarqua sans dire un mot aux bateliers et sans rien payer. Il demanda où
habitait le gouverneur de l'île, se rendit chez lui et lui expliqua
brièvement le véritable objet de son voyage[57]. Ce qu'il
désirait était d'obtenir le passage gratuit sur un navire allant en
Angleterre. Le gouverneur ne fît pas difficulté de lui accorder ce qu'il
désirait ; sur son ordre, un secrétaire prenant deux chevaux conduisit
l'envoyé des Rochelais au lieu où il y avoit des
vaisseaux pour s'embarquer, et lui fit avoir sa place. Le navire
appareilla ; douze jours après le départ de Régneville, il entrait dans la
rade de Plymouth, et Charles de la Grossetière posait le pied sur le sol anglais[58].
C'était à Plymouth qu'avaient été préparées les escadres
déjà venues devant la
Rochelle et c'était là que de nouvelles forces seraient
concentrées, s'il plaisait au roi Charles Ier de ne pas abandonner les
religionnaires. Deux des députés que la ville entretenait en Angleterre, MM.
Bregneau et Gohier y étaient à ce moment. Charles se présenta au premier[59], se fit
connaître, et le pria de lui donner toute l'aide possible afin de pouvoir
accomplir sa mission. M. Bregneau commença par conduire le jeune gentilhomme
au gouverneur de la place et au maire de la ville pour
leur témoigner qu'il venoit de la
Rochelle et avoit billet ; il s'entendit ensuite
avec son collègue Gohier, et la décision fut prise que celui-ci
accompagnerait La
Grossetière à Londres, l'introduirait auprès des autres
députés de la ville, en résidence à la cour, MM. David et Vincent. La Grossetière
arriva à Londres. Les députés et M. de Soubise qu'il alla voir se montrèrent
obligeants[60].
Ils étaient désolés de la façon lamentable dont lord Denbigh avait compris sa
campagne navale sur les côtes de France, et n'avaient pas attendu l'arrivée
de personnes venant de la
Rochelle pour exprimer au roi leurs plaintes et les
nouvelles prières que la situation comportait. Ils promirent à Charles de le
présenter à Sa Majesté britannique et qu'ils
répondroient de ce qu'il diroit au roy d'Angleterre au péril de leur vie.
Autour d'eux La
Grossetière avait retrouvé un grand nombre de Français
partis de l'île de Ré avec M. de Soubise : MM. Forgue, de la Richerie, Descluseaux,
d'autres et cent cinquante soldats.
L'audience du roi fut demandée et obtenue. Elle eut lieu
au palais de Saint-James, ce vieux palais bas, modeste d'apparence, dont
l'entrée ressemble à celle de quelque couvent ou d'une maison de justice. Le
duc de Buckingham était auprès de Charles Ier. MM. de Soubise, David et
Vincent présentèrent d'abord Charles de la Grossetière
au ministre-duc qui serra la main du jeune homme, puis l'introduisit auprès
de Sa Majesté en disant qu'il connaissait bien le gentilhomme français pour l'avoir vu en l'île de Ré.
Charles expliqua qu'il venoit de
la part de ceux de la
Rochelle pour supplier le roi de leur envoyer du secours ;
qu'ils espéroient qu'il estoit prince si plain de foy, il ne manqueroit à la
parole qu'il leur avoit donnée. Ils avaient été extrêmement peines du
départ de la flotte anglaise, mais ils étaient convaincus que la faute en
était moins au manque d'affection qu'il eust en leur
endroit que l'effet de circonstances diverses. Ils avaient encore de
quoi attendre un peu, pour ce qui était des vivres, mais ils suppliaient Sa
Majesté d'avoir pitié d'eux. Par ailleurs, ils
l'asseuraient que jamais ils ne recevroient de composicion que par son advis ;
qu'ils vouloient lui demeurer obligés de la conservation de leur ville, de
leurs privilèges et de leur religion.
Le roi d'Angleterre avait écouté avec attention. Il
répondit qu'il était bien marry que son armée s'en
estoit retournée sans faire entrer dans la Rochelle les vivres
qu'il leur avoit envoyés et qu'il feroit chastier ceux qui en estoient cause[61]. Il allait
expédier un second secours plus puissant, hommes, munitions, vivres. Il
ajouta qu'il n'y avait pas à s'inquiéter de la solde des soldats anglais que
le duc de Buckingham avait laissés dans la Rochelle lors de son
voyage ; mais il insistait pour que les Rochelais lui promissent bien toutes sortes d'assistance et de service, comme de retirer
ses vaisseaux pour les radouber en cas qu'ils voulussent faire descente ; luy
donner toute sorte de rafraîchissement et retraite dans leur port, en un mot
l'assister de tout ce qu'ils pourroient. Il revint sur le secours
qu'il allait envoyer : Vous ne serez pas si tost
arrivé vers eux, dit-il à La Grossetière, qu'au
premier vent ilz verront mon armée devant leur ville, à laquelle je
commanderai de mourir ou de les secourir... et
que dorénavant ilz ne manqueroient de quoi que ce soit qui fust en son
pouvoir. Après divers propos il répéta encore qu'il enverrait une armée résolue de se perdre ou de les secourir[62].
Le duc de Buckingham reconduisit Charles de la Grossetière. Il
lui dit que de son côté il exécuterait les commandements du roi son maître
ponctuellement, appuyant avec force, ou qu'il
perdroit la vie. Il demanda au jeune homme de s'enquérir de ce qui
était déjà fait en vue de la nouvelle expédition et conclut en lui offrant
une commission écrite du roi d'Angleterre dont il pourrait se servir en cas
de besoin. Mais Charles refusa, disant qu'il était Français, fidèle sujet de
son roi et qu'il ne pouvait accepter commission de guerre d'un prince
étranger. Le duc n'insista pas[63].
On s'appliqua, les jours suivants, à renseigner l'envoyé
de la Rochelle
sur ce qui se préparait pour secourir la ville. Les détails qu'on lui confia
furent réconfortants. La flotte allait être énorme : plus de cent cinquante
bâtiments, dont soixante vaisseaux de guerre, trente brûlots, quelques-uns
garnis de pierre et de ciment pouvant contenir cinq ou six milliers de poudre
— on y met le feu par quatre mèches et cela produit grand
effet en se crevant ; — quinze ramberges ; dix pinasses à dix
rames, chacune de cent cinquante tonneaux ; quarante navires chargés de
provisions de toute sorte pour les assiégés, dont plusieurs de quatre cents
tonneaux ; le tout monté par des équipages à proportion et deux mille hommes
destinés à débarquer.
Charles resta un peu moins de quinze jours. On lui fit
voir ce qu'on put de ces préparatifs : il aperçut quelques pinasses. On lui
dit que le duc de Buckingham commanderait lui-même l'expédition, secondé par
son beau-frère lord Denbigh. Le plan était d'attaquer les vaisseaux de guerre
français rangés devant la digue, de les faire échouer sur la plage, en les
poussant, puis de les brûler, après quoi forcer la passe.
Edifié, sincèrement ou non[64] Charles estima
qu'il n'avait plus qu'à rentrer en France. Il décida de gagner Dunkerque par
Douvres, et de là Bruxelles. Il était à court d'argent. Ces messieurs, les
députés de la ville, le mirent en relation avec un certain Burlamaque, grand marchand faisant les affaires du
roi d'Angleterre et achetant pour le compte de la Rochelle des vivres destinés
à être envoyés à la place[65], lequel
consentit à lui donner des lettres de change à l'adresse de deux Flamands,
Antoine Graale et Louis Lambret. Charles quitta Londres, avec un marchand, le
sieur Buquenet, qui était chargé de lettres de la part de la reine
d'Angleterre pour la reine Marie de Médicis. Au lieu de Douvres, ce fut à
Market, petit port voisin, distant de quinze milles, qu'il voulut
s'embarquer. Malheureusement le vent n'était pas favorable. Il attendit.
Impatienté, il revint en poste à Londres et gagna Chelsea, résidence du duc
de Buckingham, auquel il demanda un sauf-conduit qui lui permît d'obtenir
passage à Portsmouth sur le premier bateau en partance pour Jersey. Le duc le
lui accorda.
Le navire qui emportait la Grossetière
appareilla le 30 juin. Notre gentilhomme mit onze jours pour aller à
Saint-Hélier ; de là, — après avoir trouvé une barque et des passeurs, — franchir
le bras de mer, atterrir près du havre de Carteret et se retrouver en France :
on sait ce qui l'y attendait[66].
C'était le lundi 5 juin que le jeune envoyé des
protestants avait, sous un nom supposé, quitté Régneville et s'était embarqué
pour l'Angleterre. Comment, moins de six jours après, le capitaine des
Roches-Baritaut, commandant la compagnie de chevau-légers en garnison à Vire,
était-il informé de toutes les circonstances de ce départ[67] ? Par qui
savait-il qu'un certain Grossetière dit Brot,
parti depuis peu de la
Rochelle, était passé chez M. de Tracy ; qu'il était allé
trouver M. de Briqueville en son château de Régneville et que celui-ci lui
avait donné les moyens d'aller en pays britannique,
pour y porter des nouvelles, lettres et mémoires des
Rochelais ? On l'ignore[68]. Ce qui est
certain, c'est que prévenu le dimanche Il juin, le capitaine des Roches
expédia sur-le-champ son lieutenant, M. de Saint-Bonnet, à Torigny, pour mettre
au courant M. de Matignon de la nouvelle qu'il apprenait. M. de Saint-Bonnet
arriva à Torigny sur les dix heures du soir.
Le lieutenant du gouverneur de Normandie qui était couché
se releva. Séance tenante rédigeant une note succincte, il ordonna à un de
ses gentilshommes habitant avec lui, M. de Sainte-Marie Tourneville, d'aller,
à franc étrier, la porter au roi à la Rochelle. Il expédia un exprès à M. des
Roches-Baritaut, avec deux ordres : le premier de faire arrêter M. de Tracy,
de l'enfermer dans la prison de Vire, et de saisir dans sa demeure tout ce
qui pouvait avoir appartenu audit de la Grossetière ;
— le capitaine qui exécuta l'ordre aussitôt ne devait trouver que le cheval
de Charles sur lequel il mit la main, et le laquais Laurent Siret qu'il
arrêta ; — le second était de venir le rejoindre avec un détachement de
chevau-légers, à Régneville, où il se rendait lui-même sur-le-champ.
En effet, à minuit, il monta à cheval, accompagné de M. de
Saint-Bonnet auquel il avait ordonné de suivre, et le lendemain, sur les huit
heures du matin, ayant fait ses douze lieues, il pénétrait dans la cour du
manoir de Régneville où l'attendaient le capitaine et ses cavaliers, tous
pied à terre, tenant leurs montures par la bride[69].
M. de Matignon demanda M. de Briqueville. On lui répondit
qu'il n'y était pas. Il signifia aux domestiques qu'ils eussent à le lui
trouver immédiatement. On finit par l'amener. Le lieutenant général lui fit
connaître quel était le sujet de sa venue. Très troublé, le pauvre vieux M.
de Briqueville — il avait soixante-dix ans — protesta qu'il ne connaissait pas
de M. de la
Grossetière ; qu'il ne savait rien de son passage ; qu'il
ne l'eût certainement pas assisté au préjudice du
service du roi. Mais avant d'entrer au manoir, M. de Matignon s'était
adressé à plusieurs paysans de la localité et, les ayant interrogés, s'était
assuré, par une enquête sommaire, de l'exactitude des bruits qui lui avaient
été rapportés. Répliquant à M. de Briqueville qu'il s'en expliquerait devant
les juges, il lui notifia qu'il le mettait en état d'arrestation ainsi que
son valet de chambre Bréville ; qu'il faisait saisie de son château ; qu'on
allait mettre les scellés sur ses coffres et les portes de son cabinet ; et
qu'un conseiller au présidial de Coutances, M. de la Conterie-Guérin,
procéderait à l'inventaire des meubles afin que tout fût en sûreté.
Après entente avec le capitaine des Roches, on décida
qu'un brigadier et sept hommes resteraient au manoir pour le garder. Le
matelot Sébire, qui se trouvait à Agon, fut arrêté. Puis M. de Matignon
reprit le chemin de Torigny emmenant avec lui les prisonniers
qu'accompagnaient M. des Roches-Baritaut suivi du reste de son détachement.
A Vaudry, petite paroisse située près de Vire, se trouvait
à ce moment en villégiature un conseiller au parlement de Rouen, abbé de
Saint-Saens, haut doyen de Lisieux, M. du Rozel[70]. Le même dimanche
Il juin, M. Claude du Rozel étant aux vêpres de l'église paroissiale, reçut,
pendant le sermon, un mot que lui apportait un gentilhomme de la part du
capitaine des Roches-Baritaut, le priant de se transporter à Vire, en raison d'une affaire qui estoyt grandement importante au service
de Sa Majesté. M. du Rozel se hâta de se rendre à la ville, où le
capitaine l'informa de l'événement et lui demanda de vouloir bien commencer
l'instruction.
Assisté de maître Robert Durand,
enquesteur en la vicomte de Vire, M. du Rozel se mit à l'œuvre sans
plus attendre, pour interroger les prévenus. Le 13, un laquais de M. de
Matignon vint le prévenir que le lieutenant général lui demandait de se
rendre à Torigny pour y poursuivre le procès. Le conseiller s'y transporta,
s'installa dans la maison de M. de la Fosse, lieutenant du bailli de Caen, et fît
appeler devant lui domestiques, paysans, gens de tous états et de toutes
conditions qui pouvaient contrôler les dires de MM. De Tracy et de Briqueville,
du matelot Sébire et autres préalablement questionnés. Le premier soir, comme nous soupions, écrit-il dans son
procès-verbal, deux dames se présentèrent : c'étaient madame de Tracy
inquiète du sort de son mari, avec sa fille et
damoiselle[71]. M. du Rozel
leur signifia de se tenir à sa disposition, de ne pas quitter la localité et
de revenir le lendemain malin pour être interrogées.
Les prévenus se débattirent contre les imputations qui
pesaient sur eux. M. de Tracy protesta qu'il n'avoit
jamais desservy le roy, ny le desserviroit, et que ce qu'il avoit faict,
ç'avoit esté par considéracion que ledict sieur de Bréau estoit nepveu de la
dicte sa femme. Il s'excusa de ne pouvoir se défendre comme il
pourrait, en raison de son état de santé ; qu'il était malade depuis deux ou
trois ans d'une fièvre quarte ; que le voyage qu'on lui avait fait faire de
son logis à la prison, par les émotions douloureuses qu'il lui avait
procurées, estoit cause qu'il n'avoit pas l'esprit
assez fort pour nous respondre.
Madame de Tracy s'indigna. Elle n'avait rien fait de mal
contre le roi en recevant un neveu qu'elle n'avait pas vu depuis douze ans. D'ailleurs pouvait-elle empêcher
ce neveu d'entrer chez elle à raison que toutes les
murailles de la maison sont par terre ? Le juge lui parla de l'argent
qu'elle avait donné à Charles de la Grossetière. Elle
nia vivement disant que les affaires de sa maison ne
sont point en tel estat qu'elle puisse prester ni bailler argent à personne,
ce qui est assez notoire à un chascun. Pressée de questions, elle
finit par avouer qu'elle avait donné trois quarts d'écus au laquais de
Charles, mais, corrigeait-elle, ce laquais, après tout, était celui de sa
sœur. Sur la fin de son interrogatoire, un peu troublée, elle supplia que Sa
Majesté voulût bien lui pardonner dans le cas où elle eût commis quelque
faute, en raison de son degré de parenté avec M. de la Grossetière,
auquel, bonnement, elle ne pouvait au moins refuser à dîner ; elle invoqua la fragilité et ignorance de son sexe, promettant qu'elle n'ouvriroit plus la porte à son neveu ni à aucun
huguenot. M. du Rozel conclut qu'il la mettait en état d'arrestation,
mais toutefois, la laissait libre, provisoirement, à condition de ne désemparer de la ville, à peyne d'être attainte et
convaincue des crimes contre elle imposez.
La défense de M. de Briqueville fut touchante. Il ne
savait pas, dit-il, qu'il eut affaire à M. de la Grossetière,
celui-ci ne s'étant nommé que de la Bergerie. S'il eût soupçonné être en présence d'un autre que serviteur du roy, il l'eût arrêté de
ses mains et mené à M. de Matignon. Il demandait qu'on eût pitié de lui.
Toute sa vie il avait bien servi le roi ; vingt fois il avait témoigné de sa
fidélité, du temps où il se portait bien. Aujourd'hui, qu'il était vieil, incommodé de sa santé, malade, qu'il ne
pouvait plus quitter sa demeure, il avait envoyé son fils au roi, à la Rochelle, pour qu'à son
tour celui-ci servît Sa Majesté. Qu'on eût miséricorde ! Ce qu'il avait fait n'avoit pas été faict par malice, mais plutôt par ignorance
! Il se retira en pleurant[72].
Le matelot Julien Sébire commença par nier d'abord
énergiquement. Il invoqua des alibis. Le dimanche où on l'accusait d'avoir
passé M. de la
Grossetière à Jersey, il avait assisté aux messe et vêpres
de sa paroisse ; le lendemain il était allé à Coutances ; le reste de la
semaine il avait été occupé à recueillir la taille dans le pays[73]. Quand
voulait-on qu'il eût fait ce voyage ? On procéda à des confrontations. Sébire
finit par avouer, invoquant pour excuse qu'il avait eu peur de M. de
Briqueville, lequel avoit toute autorité sur cette
coste-là de la mer, et qu'il n'avoit osé dire (la vérité) pour la crainte dudict
sieur de Briqueville, craignant qu'il ne le mist hors de sy peu qu'il a de
bien et qu'il ne luy ostat le crédit qu'il a avec les marchands.
Au bout d'une semaine M. du Rozel ayant réuni un faisceau
de renseignements et de preuves, le 18 juin, M. de Matignon lit son rapport
circonstancié au roi. De la
Rochelle on répondit de garder les prévenus en prison et
d'attendre. On comprend maintenant comment Charles de la Grossetière,
arrêté à la Haye-du-Puits,
en débarquant en Normandie, le mardi Il juillet, trois semaines plus tard,
trouvait toutes les autorités beaucoup plus informées sur ses faits et gestes
qu'il ne pouvait le soupçonner et le craindre.
La nouvelle de l'arrestation de leur jeune envoyé arriva
aux habitants de la
Rochelle le dimanche 16 juillet, cinq jours après
l'événement. Un petit garçon s'étant avancé jusque vers les lignes de
circonvallation de l'armée royale, fut hélé par un cavalier qui lui donna un
peu de pain de munition et lui dit d'aller prévenir le maire que le sieur de la Grossetière avait été pris revenant
d'Angleterre. Le conseil de la municipalité auquel M. Guiton communiqua l'avis
en manifesta une certaine émotion[74]. La nuit
suivante, aux avant-postes des assiégeants, les factionnaires crièrent aux
sentinelles de la ville les plus rapprochées, qu'effectivement M. de la Grossetière
avait été arrêté ; on disait que c'était à la Haye, en Touraine, et le bruit courait qu'on
allait l'amener au roi[75]. Le maire
rappela au conseil ce qu'avait dit Charles, en partant, à savoir que s'il
était pris dans le délai d'un mois après son départ, ce ne pouvait être que
bon signe et la preuve que la flotte de secours était sur le point
d'appareiller. Il fallait donc considérer cet événement comme un indice
heureux. M. Guiton ajouta qu'il avait promis à La Grossetière
de tenir M. de Feuquières pour otage dans le cas où il lai arriverait
malheur. M. de Feuquières fut invité à faire connaître au camp du roi cette
décision, mais il répondit avec irritation qu'il s'y refusait[76]. Un gentilhomme
huguenot, M. de la
Cotencière, écrivit alors au maréchal de Schomberg au nom
de la ville, pour lui faire part de l'état respectif du sort de l'un et
l'autre prisonniers. La lettre fut envoyée par un trompette. Le maréchal répliqua
sèchement qu'une telle communication ne comportait pas de réponse, mais que
néanmoins il en faisait une par égard pour celui qui l'avait adressée, afin
de lui dire simplement que ceux de la Rochelle devenoient
insolens, et que s'ils estoient assez téméraires pour se porter à un tel
excès, il leur seroit rendu au centuple.
Dans l'entourage du roi, la démarche imprudente des gens
de la ville en faveur de La Grossetière auprès de M. de Schomberg causa un
vif mécontentement. Cependant vraie ou fausse, la menace ne pouvait pas être
négligée : le cardinal de Richelieu ne se souciait pas assez de Charles pour
sacrifier à son propos M. de Feuquières[77]. Ordre fut donné
de surseoir jusqu'après la fin du siège à décider de la situation du
prisonnier, et, en attendant, pour qu'il n'échappât pas et l'avoir ensuite
plus tôt sous la main, de le transférer en Saintonge, au milieu de l'armée.
M. Gaspard Coignet, sieur de la Tuilerie, continuait,
dans la citadelle de Saint-Lô, à interroger Charles de la Grossetière,
lorsqu'il reçut l'injonction d'avoir à arrêter la procédure, rassembler tous
les papiers, mettre ensemble les pièces diverses quelconques se rapportant à
l'affaire et adresser le dossier complet à la cour. En même temps la garnison
de cavalerie de Saint-Lô était avisée qu'elle avait à fournir une escorte de
vingt chevau-légers chargés de conduire le prévenu. Les instructions du
gouvernement furent exécutées.
Le cortège, dont le lieutenant de la Richardière
avait pris le commandement, reçut mission de se rendre à Marans[78]. Parvenu aux
environs de Marennes, vers le 8 août, au soir, l'officier commandant aperçut
au loin une troupe de cavaliers qui venait sur lui. Inquiet de cette
rencontre, il eut l'idée qu'il se trouvait en présence d'un parti de
huguenots se préparant à l'attaquer pour lui enlever la Grossetière. Il fil amorcer les pistolets,
tirer les épées, et amenant son monde au petit trot, chargea furieusement la
bande. Ce n'étaient point des huguenots, mais des carabiniers royaux qui
battaient la campagne sous les ordres du capitaine Arnauld de Courbeville,
beau-frère, précisément, de M. de Feuquières. Cette déplorable méprise coûta
la vie à deux chevau-légers et à trois carabiniers[79]. Charles de la Grossetière
fut remis entre les mains de M. de Guron, gouverneur de Marans, et incarcéré[80].
L'annonce de son arrivée à deux pas de la Rochelle se répandit
dans la ville seulement quinze jours après, le 22 août ; en même temps courut
le bruit qu'on allait lui faire sans désemparer son procès. M. Guiton, qui
était en relations avec le capitaine Arnauld de Courbeville, lequel avait de
temps à autre l'autorisation de communiquer avec M. de Feuquières, lui
écrivit une lettre indignée où en lui annonçant qu'on venait d'apprendre que M. de la Grossetière a
été pris depuis quelque temps par ceux du roi et qu'on le veut faire mourir
par voye de justice contre la faveur et la loy des prisonniers de guerre,
il déclarait avec menace que pareille mesure constituerait pour les habitants
de la Rochelle
une playe qui ne scauroit nous estre que très
honteuse et sensible ; telle, en un mot, que je ne voy pas les esprits de
cette ville capables de la souffrir sans revenche[81]. M. Arnauld de
Courbeville se contenta de répondre que le jeune prisonnier était confié à la
garde de M. de la
Richardière à Marans et qu'il était traité avec courtoisie.
En même temps M. Guiton écrivait au cardinal de Richelieu.
Ayant été informé, lui disait-il, que M. de la Grossetière, gentilhomme d'entre ceux qui sont sorty d'ici par employ
de ceste ville et soulz noz commissions, avait été arrêté et mené à
l'armée du roi, il s'était reposé sur le droit de la guerre, qui épargne les
prisonniers et prescrit de leur faire quartier. Mais voilà que nous apprenons ce matin qu'on va lui faire son
procès, le traîner devant des juges et le condamner à mort comme s'il feust prévenu de quelque crime ou qu'il feust
homme sans adveu. Cette nouvelle le surprenait. La Grossetière n'a fait prise, voiage, ny action qu'avec charge de nous
et dont il ne soit bien advoué. Le maire, les échevins, les pairs et
les bourgeois de la
Rochelle comptaient que le cardinal ne ferait aucun mauvais
traitement à M. Le Venier, celui-ci n'ayant agi que par leurs ordres.
Le ministre prit très mal cette nouvelle intervention[82] Il répondit le
jour même. Il était très fâché, disait-il, que les gens de la Rochelle s'avisassent
de demander des grâces au roi au lieu de songer à les obtenir par leur
conduite ; il s'étonnait ensuite qu'ils en sollicitassent pour un simple
particulier lorsqu'ils en avaient tant besoin pour eux. Vous n'estes, ajoutait-il, ny
de condition, ny en estat de traitter de pair avec vostre maistre ; la pensée
en est criminelle ! Vous augmentez le nombre de vos fautes ! Il
ignorait en vérité les intentions du roi au sujet de M. de la Grossetière,
mais quoi qu'il arrivât, celui-ci ne recevrait pas de châtiment qui fût
inférieur à ses démérites. Il achevait en prévenant les Rochelais qu'ils
eussent à ne laisser désormais sortir qui que ce fût de leurs murailles, Sa
Majesté étant décidée à ne permettre à personne d'approcher de ses lignes[83].
Le cardinal cependant avait hâte de finir cet interminable
siège qui durait depuis plus d'un an, ruinait l'Etat, occupait des forces
considérables pendant qu'on en avait besoin ailleurs. Il voulait décider les
assiégés à se rendre. Sur son ordre le capitaine Arnauld de Courbeville alla
se présenter à une porte de la
Rochelle et feignit de proposer soit le rachat de son
beau-frère M. de Feuquières, soit l’échange de celui-ci avec Charles de la Grossetière. C'était
un prétexte. Les Rochelais comprirent. Ils envoyèrent des commissaires qui,
après les premiers pourparlers, se rendant compte qu'il s'agissait d'une
reddition pure et simple, sans conditions, reculèrent. Il n'avait même pas
été question de La
Grossetière dans les entrevues[84].
Mais la fin du siège approchait. Malgré une résistance
héroïque, les Rochelais n'en pouvaient plus : ravagés par la famine, les gens
tombaient exténués, hâves, squelettes vivants. On n'enterrait pas les
cadavres qui gisaient çà et là ; les soldats ne montaient plus les gardes
n'ayant ni la force de porter un mousquet, ni le courage de gagner les
remparts ; l'aspect de la ville était lamentable. Il n'était rien qu'on n'eût
épuisé pour se nourrir, jusqu'aux cuirs, que l'on bouillait, et personne ne
réclamait la capitulation. Il fallut s'y décider. Une commission des derniers
membres de la municipalité en état de se tenir debout fut envoyée au cardinal
de Richelieu pour discuter les termes de la soumission, en réalité pour
accepter simplement les conditions du vainqueur. Ces conditions étaient
douces puisque aucun Rochelais ne devait être frappé, pas même le maire
Guiton ; aucune propriété n'allait être confisquée. Seulement la ville
perdrait ses privilèges de municipalité autonome et partie de ses murailles
serait rasée. Au cours des conférences qui eurent lieu à ce propos, les
commissaires voulurent parler de Charles de la Grossetière
afin de l'introduire dans la capitulation et de le sauver[85]. Ils se
heurtèrent à une opposition irréductible. Ils insistèrent. On se fâcha. Ils
pensèrent aller presque au dernier point ;
mais Richelieu irrité les rabroua et déclara tout
net que s'ils se roidissoient sur cet article il fallait en rester là.
Le cardinal ajouta que le roi qui leur faisait grâce aviserait à ce qu'il devrait
accorder au jeune gentilhomme détenu.
Le mercredi 1er novembre, fête de la Toussaint, Louis XIII
fit son entrée dans la ville de la Rochelle au milieu d'une haie de ce pauvre
peuple d'anatomies vivantes qui criait d'un
voix faible : Vive le roi ![86] Le 4, le prince
signait les lettres officielles par lesquelles le
nommé la
Grossetière, ayant pendant ces mouvements mesmes devant le
siège de nostre ville de la
Rochelle entretenu diverses négociations, pratiques et
menées contre nostre service avec les estrangers ennemis de nostre Etat pour
induire les Anglois à faire des dessentes en ce royaume et donner secours et
assi-tance à nossubjectz rebelles, était traduit devant une commission
judiciaire qui se tiendrait à Poitiers et que présideraient deux conseillers
au grand Conseil assistés de juges au présidial de cette ville, pour s'y voir
faire et parfaire son procès selon nos édictz et
déclaracions.
Six archers commandés par l'exempt des gardes Grisart,
transférèrent Charles de la Grossetière de Marans à Poitiers où il fut écroué
à la conciergerie du palais[87]. Les deux
conseillers choisis pour constituer son tribunal étaient MM. Etienne de la Bistrate, sieur
d'Estigny, et Sévilly, Jehan Joubert, sieur de Brécourt, tous deux
redoutables magistrats, fermes serviteurs du roi, entiers et durs[88].
La procédure devant ces commissions extrajudiciaires était
simple : un ou plusieurs interrogatoires, c'était tout. Ni avocat, ni
plaidoiries, ni auditions de témoins, ni confrontations, ni discussions, ni
enquêtes, rien ; surtout lorsque pour un accusé, comme ici, on avait un
volumineux dossier de procès-verbaux antérieurs[89].
Le 14 novembre 1628, sur les deux heures de relevée, les
juges se transportèrent à la prison de Poitiers et commencèrent
l'interrogatoire. Il fut long. Il devait durer deux autres séances, le 14 et
le 15. Minutieusement MM. de la
Bistrate et Joubert reprirent la vie entière de Charles ;
ils le questionnèrent sur chacun des actes de son existence, utilisant les
renseignements que leur fournissaient les procédures de Vire et de Saint-Lô,
faisant état de celles de Poitiers au sujet des brigandages commis près de
cette ville. Ils étaient fortement armés. Charles se défendit. Il avoua point
par point tous les détails de son voyage, mais soutint la thèse que
soutenaient les religionnaires de son temps, à savoir qu'il était fidèle
sujet, qu'il n'avait jamais desservi le roi,
qu'au contraire il n'avait voulu que son bien et son service. S'il n'était
pas convaincu et s'il n'avait pas la conscience tranquille, eût-il rien
reconnu ? Les conseillers insistèrent pour savoir de quelle façon pratique il
estimait avoir servi le roi. Le prisonnier répondit qu'étant à Marans, son
gardien, M. de la
Richardière, l'avait questionné de la part du cardinal de
Richelieu sur les forces préparées en Angleterre, l'ordre de l'armée navale
qui allait venir, les plans adoptés pour secourir la Rochelle, le détail des
projets qui avaient été concertés afin de forcer lapasse et de détruire la
flotte française. Il avait tout révélé et il savait pertinemment que ces avis
avaient été utiles, car on avait pris les mesures nécessaires afin de
prévenir les effets de l'attaque annoncée. Une autre fois, le cardinal lui
avait demandé par la même voie des renseignements sur l'état des défenses de
la ville et les défauts de la place ; il avait encore tout dit[90]. Ses intentions
n'étaient donc pas hostiles au roi et ses desseins criminels ! Qu'avait-il
fait autre, sinon obéir à son party et à sa religion
?
Sur une question directe d'un des magistrats il protesta
qu'il n'avait jamais offert au roi d'Angleterre de la part des habitants de la Rochelle toute sorte de service d'obéissance, mesme de mettre leur
ville entre ses mains[91]. S'il eût
soupçonné être employé pour un tel office ; il ne serait pas parti, et, en
tout cas, il n'eût jamais accepté une semblable mission. Puis il avoua qu'au
fond une seule pensée avait dirigé sa conduite, celle de madame d'Aigrefeuille.
Il l'aimait. Que cherchait-il ? La faire sortir de la Rochelle afin de
pouvoir l'épouser.
La question des brigandages de Poitiers fut très
embarrassante. Le tribunal avait beau jeu, et ce point était grave. Les
magistrats refirent heure par heure l'emploi du temps de l'accusé durant les
jours où les attentats avaient été commis. Aucune excuse n'était possible.
Charles sentant que prétexter l'état de belligérant était une défense qui ne
serait pas admise, prit le parti de nier[92]. On eut beau
invoquer le témoignage des hommes qu'il avait avec lui, des marchands qu'il
avait spoliés, des individus, comme celui de Vouzailles, auquel il avait fait
de compromettantes déclarations. Il affirma qu'on se trompait.
Les deux interrogatoires du 14 et du 15 finis, la
commission se jugea suffisamment édifiée. Elle attendit neuf jours. Le
vendredi 24 novembre à six heures du matin, les juges s'assemblèrent aux Cordeliers
de la ville en forme de chambre du conseil et Charles de la Grossetière fut
amené ; on l'assit sur la sellette. Un dernier et solennel interrogatoire fit
passer en revue les principaux articles de l'accusation et préciser certains
détails complémentaires sur lesquels les conseillers ne s'estimaient pas
assez éclairés. Charles était calme. Il répondait avec une exactitude
demi-indécise ; également exempt d'appréhension et de forfanterie.
A onze heures, l'interrogatoire étant achevé, le tribunal
ordonna d'emmener le prévenu : il délibéra ; puis, en l'absence de l'accusé,
selon l'usage, il rendit son arrêt.
Après avoir rappelé les charges et informations,
confessions et dénégations de Charles le Vesnier,
sieur de Bréault, dit de la Grossetière, détenu pour raison de crimes de
prodition et de vol sur les grands chemins ; ensemble les récolements
et confrontations de témoins, les pièces trouvées, les procès-verbaux divers
; l'arrêt déclarait Charles de la Grossetière atteint et convaincu des crimes à
lui imposés. Il le condamnait : premièrement
à faire amende honorable devant le grand portail de l'église Saint-Pierre de
Poitiers et illec, teste nue et à genoux, tenant en
sa main une torche ardente de cire jaune du poids de deux livres, dire et
déclarer que méchamment et proditoirement il estoit allé en Angleterre pour
négocier avec les étrangers ennemis de l'Estat et les faire venir en France
au secours des subjectz rebelles du roy ; dont il se repentoit et demandoit
pardon à Dieu, à nous et à justice ; — secondement, à payer 500 livres d'amende au
roi, 500 au grand Conseil, 300 aux cordeliers de Poitiers, 400 à chacune des
maisons religieuses de la ville, capucins, feuillants, carmes, jacobins,
augustins, jésuites, minimes, sœurs de la charité ; le reste de ses biens
confisqué ; — troisièmement enfin, à avoir la tête
tranchée sur un échafaud qui serait dressé en la place du Vieil-Marché de ceste
dite ville, et sa tête portée à la Rochelle, plantée au bout d'une lance, exposée
sur le haut de la tour de la Lanterne[93], pendant que le
reste de son corps serait brûlé au bûcher, pour être, ses cendres, jetées aux
quatre vents du ciel. A la diligence du procureur général, procès criminel
serait fait d'ici six semaines aux nommés de Briqueville, de Tracy, Sébire et
complices qui seraient conduits immédiatement dans les prisons du grand
Conseil afin d'y procéder[94]. Ordre était
donné au sieur Germain Collier, commis au greffe du Conseil, conseiller et
secrétaire du roi, d'avoir, séance tenante, à notifier l'arrêt au prévenu et
à le faire exécuter sans délai.
M. Germain Collier se transporta à la prison de la
conciergerie. Il manda aux huissiers Saint-Vaast et Verneau de lui amener
dans la chambre criminelle Charles de la Grossetière.
Celui-ci parut. Le greffier lui dit qu'il était venu pour
lui donner connaissance de l'arrêt qu'on venait de rendre contre lui et qu'il
le priait de se mettre à genoux afin d'en entendre la lecture. Charles se mit
à genoux. Il écouta sans un mot et sans un geste. Alors l'exécuteur des
hautes œuvres, s'emparant de lui, le lia de cordes. M. Collier déclara à
Charles qu'à présent il ne debvoit penser qu'à Dieu
et à la descharge de sa conscience et que s'il avoit oublié quelque chose,
qu'il eut à l'avouer présentement. Mais Charles répondit qu'il n'avait
rien à ajouter ; qu'il lui fallait bien mourir un jour ; autant valait présentement mourir en gré. M. Collier lui demanda
s'il ne désirait pas qu'on envoyât chercher quelque père capucin ou quelque
jésuite afin de le consoler. Charles prononça qu'il n'avait pas besoin de
leurs consolations ; dans le cas cependant où M. le greffier voudrait lui
être agréable, il ferait appeler un ministre protestant de la ville nommé M.
Cotiby. Le greffier ne connaissait pas ces gens-là,
ni personne qui fût en relation avec eux. Si M. de la Grossetière y
consentait, continua-t-il, on prierait le P. Baudry, prieur des cordeliers, homme de bien, de venir. Le condamné maintint qu'il
ne voulait nul autre que M. Cotiby. On alla prévenir le ministre et, en même
temps, M. Collier fit mander deux jésuites. Ceux-ci introduits cherchèrent à
exhorter le prisonnier qui refusa de les entendre. Ils multiplièrent leurs prières et remontrances de ne point perdre son âme,
en lui disant que s'il les vouloit croire, il avoit encore assez de temps
pour se sauver ; ils lui affirmèrent qu'ils étaient prêts à mettre leur âme pour la sienne si ce qu'ils lui
diroient n'estoit véritable, l'adjurant de
les vouloir ouïr, qu'ils lui feroient connaître la vérité. Charles tourna
la tête sans rien répondre[95].
M. Germain Collier était sorti pour aller donner des
ordres et veiller aux préparatifs de l'exécution. La foule informée
s'attroupait à la porte de la prison, à la place du Vieux-Marché, devant
l'église Saint-Pierre, sur le parcours, et attendait. Des charpentiers
dressaient l'échafaud.
Vers quatre heures du soir, le greffier revint à la
conciergerie. Charles, toujours entouré des huissiers, des archers,
s'entretenait avec M. Cotiby ; les pères jésuites lâchaient encore de lui
parler, mais sans succès. M. Collier s'adressant à La Grossetière
lui notifia qu'il n'avoit plus guère de temps pour
songer à sa conscience, que l’heure pressoit et que s'il avoit à dire quelque
chose, il eust à le dire et avouer présentement ; et qu'il falloit se préparer
à la mort. Charles répéta qu'il estoit tout
prêt et qu'il n'avoit rien à dire.
Sur quoi, l'exécuteur des hautes œuvres entra. On organisa
le cortège qu'entouraient les archers du prévôt et les huissiers du
présidial. Charles, les mains liées, revêtu des mêmes vêtements que ceux
qu'il portait sur lui le jour où il avait été pris à La Haye, sauf la casaque,
s'avançait à côté de M. Cotiby et suivi des deux jésuites.
A la porte de la prison, sur le seuil, qu'assiégeait une
foule silencieuse, M. Collier donna lecture à haute voix du texte de l'arrêt
de condamnation. On se mit en marche. Le trajet pour aller à l'église
Saint-Pierre n'était pas long. La population émue s'apitoyait sur la jeunesse
du supplicié. Arrivé à la petite place qui précédait le porche de l'église,
on fît le cercle, et Charles, nu-tête, s'agenouilla[96]. Une troisième
fois le greffier lut la sentence, puis La Grossetière,
une torche allumée en main, prononça d'une voix faible la formule qu'il était
tenu de redire. On gagna la place du Vieux-Marché[97] au milieu de
laquelle s'élevait l'échafaud, haut de six pieds seulement. M. Collier monta.
Une dernière fois il lut l'arrêt et demanda à Charles s'il n'oublioit rien à lui dire pour la descharge de sa
conscience. Charles fit un geste de dénégation. Les deux jésuites,
s'approchant du condamné, lui déclarèrent, que s'il voulait, il avait encore
le temps de sauver son âme qui s'en alloyt estre
perdue ; qu'ils le prioient pour l'amour de celuy qui avoit souffert la mort
et passion pour nous tous, de les vouloir escouter. Et ils lui
présentèrent un crucifix. Charles se détourna encore et ne répondit rien. Il
monta les degrés d'un pas ferme, se mit à genoux, pria, les mains jointes,
d'un air pénétré. Alors l'exécuteur, lui bandant les yeux, dégagea son cou,
lui fit baisser le front, et avecq son espée, d'un
coup, lui trancha la teste et mit hors de dessus les épaules. — La
tête avait roulé ; le bourreau la ramassa, la serra
dans un panier pour aller la porter à la Rochelle afin de la mettre au bout d'une pique
à la tour indiquée par la sentence ; après quoi, soulevant le corps, il alla
l'étendre sur un bûcher qui avait été préparé auprès, et y mit le feu[98].
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