Au présidial de Moulins. — Le juge, M. Gaulmin de la Guyonnière. —
Le menuisier Jean Michel. — Son interrogatoire. — Les œuvres de Cornélius
Agrippa et autres livres de magie : connaissances bibliographiques de Michel.
— M. Saillant, l'apothicaire, initiateur de celui-ci. — Leurs incantations en
commun ; ils appellent l'ange Raphaël. — Discussion théologique de M. Gaulmin
sur les anges. — Autre scène de magie de Michel, dans une taverne, avec
messire Traveret, puis dans une boutique. — M. Gaulmin argumente. — Les
envoûtements. — Les ensorcellements et leurs produits lucratifs. — Guérisons
de maladies. — Michel accusé d'avoir maléficié. — Histoire de la fiole ; son
origine, ses effets, son esprit ; fumigations. — Les escroqueries de Michel ;
celui-ci se défend. — Les relations de Michel avec l'Église. — Il s'est donné
au diable qui le tourmente. — Il a des extases ; M. Gaulmin discute. — Le
transport dans les airs des magiciens. — Les assemblées de sorciers. —
Dernière audience du procès ; révélations désespérées de Michel. — Il est
condamné à être brûlé vif. — Son exécution.
M. Gilbert Gaulmin de la Guyonnière,
lieutenant criminel en la sénéchaussée et siège présidial du Bourbonnais, prit
place, le matin du jeudi 19 juin 1623, dans la salle de la conciergerie de Moulins[2]. Des juges
conseillers ès dit siège, MM. Fouchier,
Faverot, Bardon, Feydeau, s'assirent à ses côtés. Le sieur Gabriel Liendon,
greffier, se disposa à remplir les fonctions de son office, et on ordonna
d'amener le nommé Jean Michel, prisonnier, maître menuisier de la ville,
arrêté le 15 dernier sur la clameur publique qu'il était sorcier maléficiant,
donc accusé de sortilège à la requête du procureur du roi.
Jean Michel parut. C'était un homme de cinquante et un
ans. Il avait des vêtements pauvres, des cheveux gris ; sa démarche était
soupçonneuse et son regard intelligent mais faux. Il s'assit en tournant son
bonnet entre ses doigts.
Après lui avoir fait décliner ses nom, prénoms, qualités,
et l'avoir requis de prêter serment, M.
Gaulmin lui demanda s'il savait pourquoi il se trouvait en prison. Michel
répondit avec simplicité qu'il l'ignorait totalement. D'un ton posé, le juge
lui dit alors qu'il y avait dix-neuf ans, en l'an 1604, il avait été condamné
par arrêt de nos seigneurs du Parlement à déclarer
que méchamment et impieusement il s'estoit appliqué aux arts magiques et invocations
de démons, dont il demandoit pardon à Dieu, au roy et à Justice ;
qu'il avait dû faire amende honorable la corde au cou et qu'il avait été
banni pour cinq ans du royaume de France. S'en souvenait-il ? Le menuisier
hésita puis avoua. Il crut devoir compléter et corriger l'information. On lui
avait à cette occasion brûlé quelques petits papiers dont un livre de Salomon
qu'il tenait de M. Saillant l'apothicaire. Il avait profité de son
bannissement pour voyager un peu ; il était allé à Venise, en Allemagne, à Vienne,
à Tolède, et à Londres[3] Ce n'était pas
cinq ans, mais sept qu'il avait employés à voir du pays.
M. Gaulmin prit sur la table deux volumes in-octavo reliés
en peau de truie ; il feuilleta le tome premier, et tout en regardant les
pages tourner déclara que ce livre, qui étaient les Opera Henrici Cornelii
Agrippæ, imprimés Lugduni, per Beringos fratres, noms de libraires
supposés, et sans date, avait été saisi chez l’accusé par le sergent Leduc,
chargé de l'arrêter. Ces volumes contenaient les De occulta philosophiâ
libri tres. Connaissait-il ce livre et à quoi s'en servait-il[4] ? Le menuisier ne
fit point difficulté de confesser qu'il reconnaissait la forme de ces
reliures, quant à l'intérieur, il n'y entendait rien. C'était au surplus
écrit en langue latine, laquelle on ne lui avait point apprise. — Mais,
continua le lieutenant criminel, il y avait encore dans ce livre les Elementa
magica de Petrus de Abano, et ledit Michel avait déclaré au procès-verbal
signé en la conciergerie, que ces Elementa contenaient les sept
conjurations des sept jours de la semaine. Il avait donc jeté l'œil dessus[5] ? Il y avait
encore à la suite le Gerardi Cremonensis Geomantinæ astronomicæ libellus,
et ledit accusé avait affirmé véhémentement ne point connaître les Gementines
astronomiques[6]
; il déguisait la vérité sans contredit. M. Gaulmin ouvrit le volume en la
page 560 et montrant à Jean Michel une gravure offrant le dessin de plusieurs
carrés emboîtés avec complications, semés de signes mystérieux, lui demanda
s'il comprenait cette table subtile puisqu'il avait dit avoir étudié des
figures astronomiques. Michel chercha un peu et mettant le doigt sur la page,
désigna le soleil, la lune, ajouta qu'il avisait quelques planètes, mais
qu'il ne connaissait que ce que lui en avoit conté M. Saillant, et qu'il n'en
savait guère.
Le juge alors le pria de lui dire s'il savait ce qu'était
le De magià d'Arbatel, ouvrage imprimé dans les mêmes Opera de
Cornélius Agrippa, aux pages 574 à 602, lesquelles avaient été arrachées du
présent exemplaire, ce qui était matière à inquiétude, et s'il connaissait la
distinction de neuf sortes de magie faites par cet auteur. Le menuisier protesta
n'avoir jamais entendu rien ouï dire de cet homme. A la vérité M. Saillant
lui avait bien un jour conté quelque chose, non point de neuf sortes de
magie, mais de quatre, dont les effets étaient d'invoquer les esprits
terrestres, ceux de l'air, ceux qui habitent dans les sept planètes, la
quatrième pour obtenir la vision divine. Sa science sur ce point n'allait pas
plus avant.
Enfin, toujours dans ce même livre relié en peau de truie,
se trouvait, en poursuivant, l’Ars notoria quam creator altissimus
Salomoni revelavit, œuvre pleine de malice redoutable, aux termes de
laquelle, après quelques menues cérémonies, on devenait savant sans autrement
tarder ; œuvre pernicieuse, que l'Eglise avait condamnée en l'an 322. Michel
l'avait-il lue et par ce moyen acquis son instruction ? A tout Michel
répondit négativement. Il ne s'y était jamais abusé,
il n'en avait jamais lu un feuillet. Il n'avait non plus jamais
entendu parler d'autres livres sur lesquels l'interrogea M. Gaulmin, ni de l’Ars
Paulina, ni de l'Ars spirituum faussement attribué à
Saint Paul et à Salomon, ni du Testamentum Salomonis, du Megeton,
du Gemelioth. Le lieutenant criminel eut beau lui expliquer avec
complaisance que ces derniers livres étaient supposés l'œuvre de Salomon par
des magiciens pervers qui aussi imputaient à Saint Barnabé, Saint Léon,
Charlemagne, Albert le Grand et auparavant à Abel, Enoch, Abraham, des
factums composés par des juifs d'Espagne, principalement de Tolède, où la
magie s'enseignait publiquement, et qu'on publiait méchamment sous le nom de
ces saints personnages ; Jean Michel assura que tout au plus il tenait le
fils du saint roi David pour bien Fauteur des choses qu'on disait être de
lui, mais par ailleurs qu'il était un ignorant.
Sur quoi M. Gaulmin s'étonna. Comment avait-il pu parler à
la prison de l'astrologie, des choses naturelles et supernaturelles, ainsi
qu'il l'avait fait, n'étant qu'un simple menuisier ? Le diable ne pouvait
cependant le rendre docte et disert en la matière par
vraye infusion ? Jean répéta qu'il n'avait jamais étudié. Il finit par
dire qu'en outre de ce que M. Saillant l'apothicaire lui avait enseigné, il
avait appris ce qu'il savait, à Marseille, du commis d'un individu qu'il
nomma M. Dautemer.
M. Saillant était le grand initiateur. On pressa Jean
Michel de questions captieuses et de menaces engageantes. Il se décida à
s'ouvrir un peu. Il conta.
M. Saillant et lui, une fois, avaient décidé d'invoquer un
esprit solaire nommé Raphaël. Ils partirent un lundi matin. Ils allèrent à
l'église Saint-Pierre se confesser, puis rentrant à la boutique de
l'apothicaire, celui-ci prit une étole, un manipule, une aube appartenante
son frère, honnête ecclésiastique ; il revêtit le tout, et, d'une main saisissant
un couteau, de l'autre, tenant une tourterelle qu'il gardait sous le
comptoir, il tua la bête d'un coup. Il recueillit le sang avec précaution
dans une écuelle et l'exorcisa de ces mots prononcés gravement : Exorciso te creatura, cruoris per Salomonen prophetam.
Le sang caillé, on le découpa proprement en une étoile à sept branches et
cette étoile est ce qu'on nomme le sceau de Salomon ; elle sert à se défendre
des esprits qui nous veulent du mal. De là, ils gagnèrent l'étang de l'Eperon
et, sur le bord de l'eau, firent avec leur baguette un demi-cercle, que les
magiciens en leur langage nomment demi-cerne. Il s'agissait de faire tomber
Raphaël dedans. Raphaël devait apparaître sous la forme d'un homme haut de
sept pieds et vêtu de l'habit modeste d'un frère cordelier. Le lendemain ils
allèrent ouïr le service à l'église toute la journée durant, et sur le soir
retournant aux bords de l'étang, ils tracèrent à nouveau bien correctement
deux autres cernes proches du premier, et autour écrivirent cinq ou six noms
d'anges que les gens du métier nomment anges du temps, du mois, du jour, et
anges de la face. Ils en demeurèrent là pour le moment. Le lendemain, à la
première heure, ils furent communier le plus dévotement du monde. Mais ici M.
Saillant prit peur[7].
Il voulut décider Jean Michel à terminer seul l'aventure. Celui-ci devait se
rendre au même endroit que les jours précédents, achever bon nombre de
petites liturgies restant à faire, puis finalement invoquer l'archange au
moyen de ces paroles que l'apothicaire eut la précaution de traduire en
français : Par la vertu de Dieu vivant, vray Dieu,
lequel t'a fait sempiternel en justice et en équité, viens, Raphaël, en
belles formes et bénévolement ; obéis à ton créateur et à moy par son nom
très excellent lequel je te montre maintenant sur ma teste en levant ce sceau,
et lever le sceau de sang de tourterelle caillé par-dessus son bonnet. Jean
Michel fut d'avis que là où un apothicaire tremblait, un menuisier pouvait hésiter.
Il refusa d'y aller : occasion, conclut-il, que le tour demeura imparfait.
M. Gaulmin était un esprit juste et curieux. Il s'était
nourri de la sainte Écriture, avait pratiqué saint Thomas, n'avait négligé ni
les Pères de l'Eglise, ni l'histoire conciliaire. Il était bon théologien. Il
souleva une multitude d'objections[8].
Puisqu'ils invoquaient, dit-il, Raphaël, qui est un esprit
solaire, c'est-à-dire un bon ange, qu'avaient-ils besoin du sceau de Salomon
pour se garder de ses maléfices ? Il ne faut point se défendre des bons anges
qui ont la nature et la volonté bonnes. Ils pensaient le faire tomber dans le
cerne. Mais les bons esprits ne peuvent point être contraints par
invocations, sans quoi ils ne seraient point bienheureux ; quant aux mauvais
anges, ils ne peuvent davantage être mandés à moins qu'on ne fasse quelque
petit pacte avec eux[9].
Jean Michel continuant à tortiller son chapel, avança le cou, ouvrant les yeux, relevant
les lèvres, et dit que lui ne savait pas ; c'était M. Saillant qui savait.
Le lieutenant criminel reprit. Ils en avaient à Raphaël.
Que signifiait Raphaël et pourquoi appelaient-ils un ange respectable duquel
il est fait mention en la sainte Ecriture, qui guérit Tobie, et qu'on invoque
au missel ? Ils voulaient le voir paraître en humble costume de cordelier ;
mais il y a dans les Opera même d'Henri Cornélius Agrippa de Nettesheim,
que les formes humaines familières aux esprits du soleil sont celles d'un roi
couronné portant un sceptre d'or. Non, toutes ces choses étaient fausses.
L'Eglise les avait justement condamnées. Il n'y avait ni esprit solaire, ni
esprit lunaire, ni esprit d'autres planètes quelconques. Il n'y avait que
l'intelligence laquelle esmeut probablement.
Ensuite qu'entendaient-ils par les anges de la face ? On
trouvait dans les écrits des hébreux, parmi les dix ordres d'anges
mentionnés, des anges de la face, qui étaient ceux qui étaient les plus
relevés elles plus proches de Dieu. Était-ce de ceux-là qu'il était question
? Michel souleva les épaules d'un geste de doute et dit qu'il pensait
n'appeler que Raphaël afin de découvrir les trésors cachés dans la mer. M.
Gaulmin se récria. Il prit la peine d'expliquer à l'accusé que Raphaël
voulait dire la médecine de Dieu et non pas les trésors de Dieu. Le menuisier n'y comprit rien.
Le juge poursuivit doctement. Il dit que l'Eglise
catholique n'admettait que le nom de trois anges, ainsi qu'il fut résolu au
concile romain sous Zacharie pape, contre Ardelet et Clément. Les autres noms
d'anges et de démons étaient l'œuvre maléficieuse des juifs, secondés des magiciens.
Les magiciens aussi avaient coutume d'abuser de plusieurs noms de Dieu. Ils
savaient la prononciation particulière de certains de ces noms et par là
pouvaient faire des miracles et tout ce qu'ils voulaient, scandaleuse
invention judaïque, impie, faussement inventée et perfidement attribuée à
Jésus-Christ. Michel n'en savait rien[10].
Appeler un ange et reconnaître sa puissance, reprit M.
Gaulmin éloquemment, c'était le rendre pareil en justice et en équité à Dieu,
faire d'une créature l'égale de Dieu, impiété horrible et tumultueuse.
L'accusé insista qu'il en était pourtant ainsi et que cela était écrit en
lettres carrées dans un livre de parchemin vierge appartenant à M. Saillant,
et consacré à un ange nommé Aucuel. Ces détails piquèrent la curiosité du
lieutenant criminel qui voulut savoir ce que c'était que du parchemin vierge
; il se trouva que c'était la peau d'un enfant mort-né. Quant au mot
d'Aucuel, il disserta. Il remontra que ce nom se rencontre écrit d'une façon
diverse dans les livres juifs et magiciens, et notamment par les lettres A.
V. ce qui signifie racine et fondement de Dieu, nouvelle et scélérate
impiété, Dieu n'ayant aucun principe mais étant le principe des principes.
Michel qui suivait mal fît un geste incertain.
Cette première scène de magie ne devait pas être la seule.
Le tribunal pressa insidieusement le prévenu. Celui-ci raconta qu'une autre
fois étant en une taverne de la ville avec un prêtre nommé Messire Traveret[11], lequel
présentement demeurait à Paris, sur le soir, il fit apporter un pigeon blanc.
Le prêtre coupa le cou au pigeon, reçut le sang sur une assiette, jeta sur ce
sang de l'eau bénite qu'il avait prise aux Carmes, et trempant une plume dans
le sang rouge écrivit sur du parchemin quelques mois latins que dicta Michel.
Hos aimas princeps Joannis[12]. Michel ne les
avait point lus dans un livre ; la phrase lui était dictée par un esprit,
contenu dans une fiole, laquelle il portait dans une poche de sa culotte. Le
prêtre fit une bénédiction. Le lendemain il alla dire la messe sur ce sang en
l'église de la Madeleine,
plaçant le parchemin dans le missel, soigneusement. L'effet du tout devait
être admirable. Michel pourrait aller à Nantes et en revenir en un jour. Un
sourire ironique ayant plissé les lèvres des juges, le menuisier se fâcha et
se levant avec vivacité, prit sur la table les Henrici Cornelii Agrippæ Opera,
au tome Ier, chercha rudement de son gros doigt qu'il mouillait de la langue,
une page, et s'arrêtant aux Elementa magica Petri de Abano, feuillet
472, montra avec autorité une ligne où étaient écrits : Spiritus aeris diei Jovis subjiciuniur Austro. Eorum
natura est adferre vel auferre damna. Il expliqua, sans
s'embarrasser des autres détails inutiles, que adferre
vel auferre signifiaient porter et
rapporter et que c'était là le geste qu'un
esprit de la planète de Jupiter accomplirait en lui faisant gagner Nantes à
travers les airs promptement, et en le remettant le soir même à son logis, au
retour.
M. Gaulmin ne s'arrêta point à cette bagatelle. Il aima
mieux disputer sur l'invocation latine. Pour lui, à n'en pas douter, Hos aimas princeps Joannis étaient pour Fortis populus, fortis princeps, spirituum Jovis[13] ; et Joannis voulait désigner la troupe des esprits
de Jupiter que le menuisier s'avisait d'invoquer. Jean Michel continua à ne
rien comprendre.
Ayant avoué ici qu'il était légèrement altéré, on lui
apporta une bouteille. Il but un grand coup de vin, s'assit et reprit.
Etant chez Lavigne, dans sa boutique, il avait demandé un
poulet blanc, on le lui avait donné. Il avait administré à la bestiole neuf
grains de sel, juste, après quoi il avait dit une oraison : In nomine domini Jesus Christi, Elizaheth peperit Joannes,
Anna peperit Mariæ, Maria peperit Christus ; Christus te vocat, Jesus te
appellat ; Lazare veni foras. Deus avultionum liberet te per assumptionem
virginis Mariæ, etc. C'était un peu long. Cela se terminait : per hos si diabolus te retinet, Deus te liberet.
Puis il donna avec force de la tête du poulet sur la table. Le poulet
trépassé, Michel l'avait jeté par terre et l'avait fait porter ensuite à
Neufhuis.
M. Gaulmin argumenta sur le texte de l'oraison. Il
s'inquiétait de ne pas voir les mots Joannes,
Mariæ, Christus,
à l'accusatif comme le voulait le rudiment et questionna pour savoir si dans
cette incorrection ne se cachait pas quelque intention maligne. Le menuisier
assura qu'il n'en était rien et que les mots figuraient ainsi au bas d'un
livre écrit à la main où il les avait pris.
Alors M. Gaulmin s'éleva avec vitupérance contre l'inconvenance
de tels discours[14]. Certes ces paroles
étaient saintes et les oraisons dévotes, mais lorsqu'on les applique, de même
que les jeûnes, les abstinences, les messes et autres actions pieuses, à des
choses vaines, elles accusent, parce que l'intention des sorciers et
magiciens est de les offrir aux démons lesquels veulent être honorés des
mêmes honneurs que Dieu, soit pour cacher leurs fautes, soit pour tromper les
simples. Michel ne parut pas accablé et répondit un détail à côté.
Le tribunal voulut savoir si l'accusé n'avait point à se
reprocher des cas d'envoûtements, s'il n'avait point fait de figures et
images de cire magiques dans lesquelles, par fumigations, enchantements, noms
barbares et inconnus de malins esprits qu'on donne, on enferme des anges
privés qui font aimer ou haïr les gens entre eux. Le lieutenant criminel
insista pour connaître si le prévenu ne pensait pas que les figures en
question agissaient en vertu d'une similitude avec les figures célestes
correspondantes et si les sceaux magiques de Raphaël, de Salomon, de Macchabée,
de Cristolin n'étaient point supposés.
Jean Michel nia. Il dit qu'une fille vint le trouver pour
lui demander de la faire aimer d'un jeune homme qui lui plaisait. Il avait
accompli quelques petits rites, mais en réalité il s'était moqué d'elle.
Le juge fit remarquer avec précaution que cependant il
avait été prouvé au procès le contraire ou approchant. L'accusé aurait ramené
la bonne intelligence entre hommes et femmes qui se haïssaient de mortelle
mort.
Michel, se rappelant, dit qu'en effet une fois il avait
reconnu que la femme de la
Grève avait haine contre son mari d'un charme dont l'avait
maléficiée le nommé Laurent Gouillard. L'esprit contenu dans la fiole de la
poche lui avait révélé que le charme en question se trouvait sur une armoire,
enfermé en une cheville de bois de cyprès. Il prévint la femme qui brûla la
cheville, et depuis le ménage marcha bien et même eut un enfant.
Une autre fois il guérit le greffier Loyon, à la prière du
nommé Petaut, d'un ensorcellement que lui avait jeté une femme proche de
l'hôpital.
Alors on discourut des ensorcellements.
Jean Michel expliqua avec complaisance qu'on reconnaissait
les ensorcelés en les regardant derrière l'oreille, où on apercevait deux
filets rouges en forme de fourche, de V romain. Le procédé était excellent.
Il le tenait d'un maître menuisier nommé Judérin, astrologien en la ville de
Lyon. Il n'était point vrai, comme on avait voulu le lui faire dire, qu'il
lui fût possible, à ces marques, de reconnaître ceux qui avaient donné le
sort, pas plus que de montrer lesdits maléficiants dans un bassin ou dans un
miroir. S'il avait jamais connu un maléficiant et dit son nom ce ne pouvait
être que par révélation, toujours, de l'esprit de la fiole.
Le sort reconnu, ajouta-t-il avec intérêt — on l'écoutait,
— il l'ôtait et le transmettait à des bêtes, à des poules, par exemple, en
prescrivant qu'on portât ces poules hors de la paroisse et qu'on les mangeât
ailleurs par peur d'aventure.
M. Gaulmin observa qu'au lieu de le donner aux poules, il
eût mieux valu le jeter à des loups. Michel n'en disconvint pas ; seulement,
dit-il, il aurait fallu voir des loups, et il n'en avait jamais vu.
Oui, on reconnaissait les ensorcelés au filet rouge et aux
fourches. Et Dieu sait s'il y en avait ; car enfin c'était lucratif de maléficier
un être vivant. Le diable, vous donnait dix sols huit deniers pour un homme
et trois sols huit deniers pour une bête. M. Gaulmin réclama. Où donc le
diable prenait-il cet argent ? Le menuisier répliqua avec étonnement qu'il
était pourtant bien le maître des trésors et sur cette réponse péremptoire,
le juge n'insista pas.
Jean Michel poursuivit avec conviction que, lui, n'avait
jamais usé de la magie ainsi méchamment ; pour empire il ne l'eût voulu
faire. Il n'avait cherché que le bien du prochain et avait aidé les gens de
sa science. Le nommé Fontenel pouvait le dire, qu'il avait un jour empêché de
passer sous le portail de la porte de Bourgogne, lui criant : Ne passez pas là ? Fontenel avait obéi. Mais un
chien, par hasard, ayant au même moment franchi le seuil était mort
incontinent. Sur quoi Fontenel restant stupide, le menuisier lui avait dit : Si vous y fussiez passé, il vous en fût arrivé autant.
L'esprit de la fiole lui avait révélé qu'il y avait là un sort jeté par un
prêtre demeurant à Paray-le-Monial, pour la mère de Fontenel, laquelle se
tenait proche de ladite porte.
M. Gaulmin ayant hasardé qu'en prévenant le susdit
Fontenel, l'accusé se mêlait d'affaires qui ne le regardaient pas, Michel
répondit que le compagnon en question lui avait demandé un remède pour guérir
son fils qui était troublé de son entendement
et qu'en interrogeant l'esprit de la fiole, celui-ci l'avait informé de ce
détail.
Car il guérissait des maladies[15]. Le lieutenant
criminel fit allusion à des billets que le prévenu délivrait pour faire
cesser la fièvre. Michel avoua qu'en effet il donnait des billets sur
lesquels il écrivait Christus natus, Christus crucifixus, Christus mortuus et resurrexit, à cette intention. Il tenait
le secret d'un prêtre de Rouen, et ignorait d'ailleurs si on guérissait.
Savamment, M. Gaulmin développa cette idée que les mots indiqués, quelque
respectables qu'ils fussent, n'avaient aucune vertu pour guérir, la nature
opérant par mouvements et mutations doués de leurs qualités actives qui
demandent des sujets disposés. L'accusé ne saisit pas ce développement. Il
objecta pour sa défense que les capucins distribuaient aussi des cartons sur
lesquels ils écrivaient le nom de Jésus.
Ce dont il s'était plutôt servi, c'étaient de feuilles de
sauge. Il n'y écrivait rien dessus. On les avalait, par trois, en forme de
boulettes. Spécifique parfait ! qu'il avait vu mainte fois pratiquer à feu
son oncle, M. Nicolas Michel, en son temps curé de Saint-Bonnet.
Le tribunal s'inquiéta de ce nombre de trois. Était-il
doué d'une vertu naturelle ou supernaturelle ? Non assurément, la quantité n'opère rien, sinon peut-être le mouvement
local, opina M. Gaulmin. Le menuisier ne fut pas en mesure de lui
répondre. Il avait répété ce qu'il avait vu faire. Pressé de questions, il
finit pourtant par avouer qu'il écrivait sur les trois feuilles de sauge les
mots gart, gar
et gey. Le lieutenant criminel
déduisit immédiatement que ces expressions signifiaient Peregrinans, peregrinatus est in sancto, et étaient
d'obscurs mots hébraïques empruntés à des livres ténébreux de cabalistes.
Michel, effrayé, dit qu'il les avait appris d'un sergent nommé Lafont de
Saint-Liens.
Sur quoi, M. Gaulmin avança qu'il n'était pas si sur que
les guérisons fussent seulement inspirées par le charitable souci du
prochain. Il parla du nommé Devilliers, qui aurait payé de bons écus, pour
permettre à l'accusé de coucher une nuit dehors afin de savoir qui pouvait
bien l'avoir ensorcelé. Michel embarrassé confessa qu'il avait joué Devilliers
et pris son argent. Il n'avait pas eu besoin de coucher dehors ; l'esprit de
la fiole lui avait révélé sans autre cérémonie que l'auteur du maléfice était
le nommé Chappon.
Ah ! poursuivit M. Gaulmin en élevant le ton, l'accusé
disait qu'il n'avait que des intentions louables, et qu'il n'avait jamais mal
usé de la magie ; eh bien, et le nommé Liendon le jeune qu'il avait fait
mourir de belle et bonne mort ? Qu'était-ce à dire ?
Michel protesta. Il n'avait point voulu faire tort audit
Liendon, il lui avait simplement donné de la poudre de corne de licorne,
ainsi qu'à la femme Gabrielle Butin, le même jour. Surpris, le juge demanda
ce que c'était qu'une licorne, à quoi elle était bonne et quelles étaient ses
vertus. Michel expliqua qu'il s'agissait d'un animal-cheval ayant au milieu
du front une corne laquelle est propre à toutes sortes de venins. La bête a
dans la tète une pierre merveilleusement efficace. On n'a qu'à la donner à
une femme qui attend un enfant ; elle le met au monde le plus doucement et
heureusement qui soit.
M. Gaulmin n'était point satisfait. Il remontra avec
mécontentement qu'il y avait bien des bœufs et des ânes sauvages qui avaient
une corne solitaire, ainsi qu'il en était fait mention dans quelques anciens
auteurs ; mais pour ce qui était de l'existence de la licorne, on n'en était
point bien assuré, et en tout cas ceux qui en avaient parlé n'avaient rien
dit d'une grosse pierre en la tête. Et puis, d'où donc Michel avait-il sa
corne ? Michel répondit que c'était du maître menuisier astrologien de Lyon
dont il avait parlé tout à l'heure.
Un peu inquiet qu'on doutât de ses salutaires intentions,
Michel s'étendit sur le bien qu'il faisait. Il apprenait par exemple à se
garder des sorciers ; il enseignait que pour ce faire on n'avait qu'à prendre
deux chandelles de cire qu'on allumait des quatre bouts, et qu'on mettait en
croix ; on les tenait dans une main et de cette main on frappait entre les
deux épaules du sorcier en disant : Consummatum est.
Le sorcier tombait mort du coup.
Il revint sur l'affaire Devilliers. Qu'avait-il fait sinon
averti Devilliers que lui et sa femme étaient ensorcelés par Chappon, de même
qu'il avait dévoilé que le sacristain de la Madeleine avait donné
le mal à la femme de Noireau, habitant de Chambon. Le commis de Marseille ne
l'avait formé à user de l'esprit de la fiole qu'en façons
tendantes à bien. Assurément il eût pu faire du mal. Il en eût fait
beaucoup, par exemple, à M. Saillant l'apothicaire, avec qui il était
brouillé, à preuve que, entre autres, il tenta plusieurs fois de le faire
porter dans la forest des merluches — c'est
ainsi que dans leur langage les gens de magie désignent la mer — mais qu'il
n'y réussit pas. Il ne l'avait point voulu faire. Il était homme de bien.
M. Gaulmin que ces détails intéressaient peu ayant émis
quelques doutes sur l’efficacité de sa puissance, le menuisier développa
qu'il fallait distinguer. Lorsque les sortilèges étaient donnés à mort, il ne
lui était pas possible de les ôter ; s'ils étaient seulement donnés à temps,
il y avait moyen d'en guérir à condition qu'il n'y eût pas plus de neuf mois,
même dans l'hypothèse d'un esprit qui fût plus puissant que le sien, celui de
la fiole[16].
Ici le lieutenant criminel jugea qu'il était temps de
demander enfin à l'accusé des explications sur cet esprit de la fiole dont il
parlait constamment. Il l'interrogea.
Jean Michel conta qu'il y avait onze ou douze ans, il
avait acheté à Venise, pour dix écus, une petite fiole contenant de l'eau
très blanche. Lorsqu'il désirait avoir un avis il disait à cette fiole : Fais-moi savoir telle chose que je désire ; que c'est,
quand et où. Puis il sommeillait et, en reposant, la réponse lui était
donnée par une voix qui lui disait : C'est un tel et
de telle façon, et la chose que tu veux savoir est en tel lieu. Une
fois réveillé il n'oubliait rien. Il arrivait même que la voix parlât,
cependant qu'il ne fût pas endormi. Elle avait le timbre clair.
M. Gaulmin ergota sur l'origine de celle voix. Il fallait,
demanda-t-il, qu'il y eût un corps dans cette fiole, un son ne pouvant être
produit sans organe et les démons n'étant capables de converser avec les
humains que par le moyen d'instruments matériels et corporels, car sans intérieur et extérieur, ajoutait-il, ils ne
pouvaient n'avoir rien en l'intellect qu'ils n'ayent
eu premièrement aux sens. Le menuisier l'ignorait[17].
Le juge se préoccupa ensuite de savoir si la fiole n'était
point bouchée avec du parchemin sur lequel on eût écrit quelque mystérieuse
invocation. Le détail était de valeur, les magiciens, expliquait-il
confusément, donnant à chaque planète l'intelligence, et même à toutes étoiles, caractères propres et naturels qu'ils
impriment aux choses sublunaires. Jean Michel avait remarqué quelques
traits vagues sur la cire qui cachetait la fiole ; il n'avait rien de plus à
dire, sinon que les caractères étaient noirs.
De la petite bouteille on passa à l'esprit. Le lieutenant
criminel voulut savoir comment se nommait cet esprit ; si c'était un esprit
aquatique ou non, puisqu'il gîtait dans l'eau ; ce qu'on lui donnait pour
subsister, ce qu'on faisait pour l'honorer ; s'il révélait l'avenir, cas
improbable, car les démons ne savent pas la vérité future des choses
nécessaires, et même des choses libres contingentes ; de quelle manière on
sollicitait ses révélations et on les recevait, de quel pays il était ; et
s'il faisait voir des choses vraiment neuves et piquantes.
Peu à peu, en se contredisant, en hésitant, Jean Michel
donna des explications.
Celui qui lui avait vendu la fiole, il y avait bien onze
ans, la lui avait vendue à l'épreuve, l'assurant de la présence, sans
conteste, dudit esprit, mais avec charge de la transmettre à un autre dans
les mêmes conditions. Cette dernière recommandation n'avait pas été observée.
Il y avait eu samedi trois semaines, Michel avait jeté la fiole dans le feu,
même qu'il s'éleva du foyer, à ce moment, un grand tourbillon accompagné de
poussière, puis une fusée. Il l'avait prise pourtant pour au moins vingt-deux
ans. Mais un croquant nommé Lorin l'ayant traité de sorcier, il avait été si
affligé de cette injure qu'il avait rompu et détruit la bouteille. M. Gaulmin
manifestant quelque suspicion, le menuisier insista, à telles enseignes,
déclarait-il, qu'il avait tout de suite conté l'affaire au frère portier des
capucins, prêtre à poil châtain qu'il reconnaîtrait bien s'il le voyait. Il
était fâché d'ailleurs d'avoir cédé à son humeur ; il voudrait bien avoir la
fiole pour la passer à un autre.
Quoi qu'il en fût, l'esprit qui l'habitait s'appelait au
choix : Boel, Caphiel, Micheratoun ou Saeniel.
M. Gaulmin sursauta. Mais ce nom de Boel, s'écria-t-il,
signifiait en langue hébraïque : la venue de Dieu
; c'était une infâme idolâtrie que de donner cette appellation à un démon !
Puis il s'engagea dans un subtil développement, très obscur, où l'on perçut les
mots d'addition LX, de Maratâ, duquel nom use Saint-Paul, de Deus venit qui est une
forme d'anathème et d'excommunication, des vingt-huit
mentions de la nuit tirées des livres juifs, chaldéens et arabes.
Désespéré de comprendre, Michel s'affaissa en n'écoutant plus.
Quand le juge eut fini, l'accusé reprit. Tout le soin
qu'exigeait la fiole était qu'une ou deux fois par an on la fumigeât. On
prenait une chaufferette, on jetait sur le feu de la semence
de baleine et on passait la bouteille sur la fumée pour la parfumer,
en lui disant : Je te parfume en vertu de ce que tu
m'as été donnée. A vrai dire, une fois par an suffisait. Par
précaution, crainte d'oublier, Michel y procédait à deux reprises.
Pour ce qui était des révélations, voici comment on
interpellait l'esprit : on lui disait : En vertu de
ce que tu m'as été donné, révèle-moi ce qui est de telle chose. Il
faudrait, ajouta Michel, une main de papier
pour mettre par écrit tout ce que lui avait révélé l'esprit. L'esprit ne mentait
jamais. Il était bien informé. Ainsi dans le temps où le curé de Saint-Bonnet
avait un procès pendant en appel au Parlement de Paris, le jour même du
jugement, ledit Boel — Michel désignait familièrement son esprit de la sorte
— l'avait averti que le procès était perdu. Le menuisier avait aussitôt
engagé le curé à transiger avant l'arrivée de la nouvelle qui était vraie.
M. le lieutenant criminel, poursuivit-il, avait fait
erreur en demandant de quel nom ou de quel élément était cet esprit ; il fallait
dire : de quelle région ; et cette région
était Urien, vapeur de la région d'orient, où
il était roi. M. Gaulmin interrompit pour dire que c'était encore une hérésie
de croire qu'un démon pût être roi d'orient ou d'occident, toutes créatures
appartenant, jure domini, à celui qui
les avait créées[18].
Venant à la question des nouveautés curieuses montrées par
l'esprit, Michel avoua en avoir vu d'inconnues et d'insoupçonnées, telles que
fruits bizarres, qu'il nomma zinzolles. Il n'écouta pas l'objection que lui
fît le juge que les démons pouvaient mouvoir des organes existants, mais non
point imaginer d'espèce inouïe. Il cita ensuite des ouvrages de cire, que
l'esprit lui suggérait ; notamment des oiseaux de cette substance qu'il
façonnait si excellemment qu'il en était étonné lui-même. Il en avait gardé
les moules. M. Gaulmin tint absolument à savoir si ces formes, belles à voir,
lui étaient données par modèles visibles, ou suggérées par une interlocution à son cerveau. Il fut content
d'apprendre que c'était de ce second moyen[19].
Mais alors, opina le juge, Michel ne voyait-il pas en
songe tout ce qu'il voulait ? Michel n'aperçut pas l'ironie et répondit
ingénument que quelquefois et quand il vouloit, il
voyoit ce qu'il désiroit pourveu qu'il l'eût premièrement dit à l'esprit.
Sur ce, M. Gaulmin laissant là les questions
supranaturelles, aborda avec vivacité un sujet plus criminel.
Ah ! dit-il, cet esprit ne vivait que de parfum ! Bon
vivant, il ne voulait que le bien du pauvre monde. Eh bien, pourquoi l'accusé
faisait-il porter de l'argent par ceux qui demandaient à être guéris, à
minuit, sur la croix du cimetière, argent qu'on ne revoyait plus le lendemain
?
Michel se défendit. D'abord il n'avait jamais demandé plus
de neuf carolus, en bonnes espèces, il est vrai ; en plein jour, ensuite, et
non à l'heure de minuit. Il est réel qu'il allait quérir ces carolus, et
faisait bonne chère avec. Mais il avait trompé peu de gens, qu'il guérissait
pour la peine, tout au plus la femme de Pierre Noireau, de Chambon, laquelle
était folle de son entendement, la femme du
nommé Baron, métayer de Dumagnant ; un homme de la métairie de Harel,
quelques autres encore.
Oui, et l'argent de feu son beau-père Menant, qui était
caché, reprit le lieutenant criminel ; le prévenu n'avait-il point usé de son
esprit pour le retrouver et en frustrer ses beaux-frères[20] ? Michel
s'expliqua. C'était vrai, il avait invoqué l'esprit de la fiole à ce propos,
mais devant le nommé Belin et feu Jean Menant son beau-frère. Et même que
l'esprit avait pris dans la fiole l'éclat d'une chandelle ce qui effraya
tellement ces deux témoins qu'ils s'enfuirent. L'argent, au dire de l'esprit,
était sous le degré, dans un pot à beurre, plein d'un quart d'écus, et dans
un petit pot plombé, plein d'or, qui se trouvait au milieu de quinze ou seize
charretées de briques. On devait rencontrer en outre plus de deux cents écus
enterrés dans le comptoir, sous une faîtière. Or ce furent ledit Jean Menant,
Pierre Menant, son oncle, et Jean Ferronnet, qui allèrent relever le tout ; à
telle preuve qu'ils l'emportèrent dans le jardin du château où ils
demeuraient. Lui, Michel, n'avait rien touché. Il avait du mérite. Car enfin
il avait le moyen de mettre la main sur beaucoup d'écus et il n'en usait pas.
Cependant les arts magiques coûtaient cher. Il fallait être riche pour s'y
adonner. On y passait beaucoup de temps d'abord ; les fumigations étaient
dispendieuses ; rien ne coûtait enfin comme d'avoir un prêtre pour vous
aider. Or un prêtre était indispensable, les esprits invoqués par lui avouant
plus librement. Les esprits aimaient les hommes dévotieux et gens de bien.
M. Gaulmin releva qu'en effet l'accusé était convaincu
d'avoir fait dire des messes à Messire Dabert, prêtre, et à d'autres. Il lui
demanda seulement s'il n'avait pas fait écrire des lettres ou des caractères
de sang sur l'hostie ; s'il n'avait point usé des saintes huiles ; s'il ne
s'était point vanté de pouvoir en avoir quand il voudrait pour inciter à
aimer ou haïr des honnêtes gens entre eux, par l'office détestable des
démons, procédé tout dégoûtant qui, bien que la volonté ne fût pas
contrainte, rendait l'imagination trouble et le corps enflammé ? Jean Michel
nia[21].
Pourtant, riposta le juge, l'emploi du chrême et des
saintes huiles ne faisait point doute. C'était vrai, fît le menuisier ; il
fallait en être oint au milieu du front et aux deux tempes pour se garer des
esprits. A la vérité, comme aussitôt le remarqua M. Gaulmin, le sceau de
Salomon, dont il avait déjà parlé, remplissait ledit office. Mais c'est que le
sceau de Salomon en était oint lui-même.
Le sujet des messes et des huiles saintes amena à la
question brûlante de la religion du prisonnier. Où en était Michel avec la Sainte Église catholique,
apostolique et romaine ? Jean contesta, malgré l'affirmation contraire du
tribunal, qu'il eût fait abnégation de sa foi, renié sacrements, bonnes
œuvres et inspirations dévotes : on le pressa, on lui expliqua qu'il ne
pouvait se servir de son esprit diabolique sans avoir fait pacte avec lui, ce
qui entraîne ce reniement[22]. Il plaida. Mais
un peu ému, il bredouilla, et grâce à d'insidieuses interrogations il finit,
dans le trouble qui le tourmentait, par dévoiler deux choses graves[23] : premièrement :
qu'il avait prêté un serment à l'esprit de la fiole, que ce serment n'était
ni plus ni moins que celui de renoncer à Dieu, à ses honneurs, à ses
salutaires inspirations et aux prières de tous les saints ; secondement qu'il
n'avait point rompu sa fiole, comme il l'avait faussement avancé, mais qu'il
l'avait vendue.
Il y eut un silence froid parmi les juges.
Michel jura qu'il avait retiré ce serment ; il l'avait
retiré par-devant celui auquel il avait vendu la fiole, un individu habillé
de satin gris, logeant à Saint-Jacques, natif de près Paris, et devant
s'appeler quelque chose comme Macyblau,
ou approchant ; il y avait de cela trois semaines ; la bouteille avait été
donnée contre vingt écus, avec la charge des fumigations voulues. Oui, cela
était vrai. Et il prioit Dieu que la haute justice
pût tomber sur lui s'il ne disoit pas la vérité. Ce fut une dure chose
que cette vente de la bouteille. L'esprit s'irrita, imprima une marque à
Michel ; de colère, le tourmenta cinq jours durant si violemment, qu'il ne
savait où il était ; le vexa dans son
intellect, clans sa mémoire, dans ses sens intérieurs et extérieurs et lui
notifia qu'il emportait tout ce qui était à lui. Le prévenu en était
épouvanté. Ces ennuis horribles avaient repris une nuit après qu'il fut
arrêté, tout dernièrement, le 15 juin ; et lui, Michel, avait crié si terriblement,
que Pierre Tardé, concierge et garde de la prison, avait du venir voir ce que
c'était, accompagné de Toussaint Rachet et d'un nommé Antoine Jabain, lequel
portait une chandelle allumée. On lui avait alors envoyé le recteur des
révérends pères Jésuites du collège de la ville pour le calmer en de saintes
exhortations et éloigner l'esprit mauvais. Le recteur lui avait donné un Agnus
Dei à porter, afin de chasser le diable. Il avait trouvé Michel en vérité
malade, la face toute tuméfiée et l'entendement égaré, tellement l'esprit
l'agitait pour obtenir à nouveau le serment qu'il perdait[24].
Il y avait des raisons de croire que l'esprit tenait
fortement au serment en question, car il fallait le lui répéter tous les ans
une fois, au 14 septembre, et lors il entrait en feu. L'homme au satin gris
qui avait acheté la fiole avait donné un serment pareil et le devait redire
annuellement dans des conditions semblables. Le menuisier appelait cette cérémonie
le pacte tacite, animal que l'on donne une fois l'an
à l'esprit.
Le tribunal considérait Michel avec stupeur. Celui-ci
était donc un réprouvé, un hérétique, un suppôt avéré de Satan ! Le menuisier
présenta sa défense avec énergie. Non ; il était si peu réprouvé qu'il
jouissait par instants de la vue de Dieu ; il avait l'insigne faveur de la
vision divine. Ici la stupeur fit place à un grand étonnement curieux, et M.
Gaulmin interrogea d'un ton soutenu.
Jean Michel raconta qu'à l'invocation des esprits de la
vision divine, l'âme se séparait du corps, joignait Dieu, puis, par après,
retournait dans le corps. Ceux qui jouissaient de ce privilège, affirmait-il,
étaient plus hauts que ceux qu'il nommait les gens
du haut traité des vingt-six chefs. Certains ne pouvaient avoir la
vision qu'une fois, et encore souvent ils n'en revenaient pas, Dieu ne le
permettant pas. Moyennement, ils y demeuraient trois jours et trois nuits,
mais il fallait pour y arriver grandes abstinences et jeûnes. Le tour était
fatigant.
Le lieutenant criminel prit la parole. Ce que l'accusé
venait do décrire était bonnement l'extase. Il développa. La théologie
enseignait qu'il y avait trois sortes d'extases : l'intellectuelle, la
spirituelle, la corporelle, et sur une question le menuisier fut d'avis que
celle dont il jouissait était la corporelle[25].
Mais, reprit M. Gaulmin, il fallait s'entendre. Le démon
pouvait procurer une extase en liant et déliant les sens extérieurs, en
empêchant que les esprits sensitifs pénétrassent en vous. Autrement dit, il y
avait des extases naturelles et d'autres supernaturelles. Michel réclama,
affirmant que les siennes étaient supernaturelles. Une légère discussion
théologique s'ensuivit.
Le juge soutenait qu'il y avait des extases de grâce et
d'autres de miracle, que Dieu par sa puissance ordinaire ne communiquait point
sa vision béatifique en ce monde, sinon aux bienheureux. Et comme l'accusé
protestait que les siennes étaient de grâce, M. Gaulmin dit sèchement que la
grâce venait immédiatement de Dieu, que Dieu ne la communiquait point par le
moyen des mauvais esprits ; or, il était attesté que les mauvais esprits
étaient invoqués pour les extases de Michel ; donc celles-ci étaient inouïes
et fausses ; lesdits esprits assoupissaient ses sens, le trompaient, lui
représentaient ce qui n'était pas. Dieu ne pouvait concourir à de telles
actions qui l'offensaient, sinon comme cause universelle. L'accusé prononça
que les esprits trompaient assurément, mais il hasarda qu'en somme Dieu avait
pouvoir de leur donner le privilège d'extasier les gens ; et M. Gaulmin
rétorqua cette raison débile en expliquant que le privilège serait de grâce,
et que les démons sont hors de grâce. Michel à bout pensa jeter un
irrésistible argument en dévoilant qu'il tombait dans des extases quand il
voulait et plus souvent qu'il ne voulait, mais le tribunal n'en parut
aucunement touché.
Le juge parlant par manière de moquerie demanda si ces
extases étaient telles qu'elles transportassent l'accusé au-dessus du sol.
Puis, au fait, lui rappela qu'il avait dit avoir parcouru quatre cents lieues
en deux ou trois heures, ce qui était croyable, les esprits ayant puissance
sur les actions du mouvement local[26].
Michel, qui sentait sa cause très mal en point, dénia avec
emportement. Peut-être avait-il avancé, osait-il confesser, par vaine gloire,
beaucoup de choses qu'il n'avait point faites. Mais sans contredit, jamais il
n'avait été enlevé et transporté dans les airs ; jamais il n'avait promis à
être vivant de le faire voyager de la sorte, sinon, corrigea-t-il, au nommé
Périgueux. D'ailleurs, l'esprit ne lui avait pas été donné pour cet usage ;
il ignorait même s'il avait le pouvoir de vous soulever.
M. Gaulmin voulut profiter de la circonstance afin de
s'instruire sur certaines petites difficultés touchant le transport par
démon, qu'il ne démêlait pas. Il avait des obscurités en la matière. Michel
s'empressa de s'expliquer pensant, par ce moyen, adoucir les dispositions
défavorables du juge.
Il assura que lorsque les démons vous portent on ne se
sent ni chaleur, ni froidure ; que les magiciens du second traité sont élevés
jusqu'à cent cinquante coudées ; mais que ceux qui sont du haut traité des
vingt-six chefs des planètes, oh ! ceux-là se peuvent faire monter jusqu'au
ciel de Vénus, lequel, alors, devient tempéré à leur égard. Les différences
des vitesses sont analogues. Ceux du haut traité font cent lieues en un quart
d'heure, ceux du petit vingt-quatre en deux heures. Les uns elles autres ne
se peuvent arrêter réciproquement dans les airs, que s'ils sont du même
traité ; s'ils agissaient autrement ils seraient bâtonnés en leurs assemblées[27].
Voyant l'œil du juge fixé par l'intérêt, le prévenu
poursuivit que les menus démons terrestres qui peuvent hausser les sorciers
jusqu'aux grêles et aux orages, pour plus de commodité, les rendent
invisibles. Ici M. Gaulmin l'arrêta, objectant que les démons n'opèrent que
par un mouvement local, par l'altération ou par la délusion et ne peuvent
point produire de forme substantielle ou accidentelle ; car la nature des
choses corporelles est telle que celles-ci ne peuvent être altérées
immédiatement par un sujet sans corps, les formes devant être tirées de la
puissance corporelle. Michel ne s'embarrassa pas de si peu. Pour lui, les
sorciers avaient toute faculté de se transformer en loups et en chiens, les
démons de se couvrir de peaux d'animaux quelconques[28]. L'article
principal était de ne pas paraître éblouissant aux yeux.
Le tribunal ne voulut pas insister autrement sur ces
problèmes obscurs. Un mot avait fixé son attention à l'égard d'un point
subsidiaire : l'accusé avait parlé d'assemblée des sorciers. Les juges
manifestèrent l'intention d'avoir des lueurs sur ce détail.
Michel dénia. Pris de franchise vive il ajouta,
s'adressant à M. Gaulmin : Monsieur, voulez-vous que
je vous dise entièrement la vérité ? Tout le monde écouta. Il dit simplement
que les assemblées générales se tenaient de huit en huit ans, qu'on y parlait
à l'oreille d'un démon paraissant haut de sept pieds et quelques pouces,
qu'on lui demandait ce qu'on désirait ; que les sorciers n'y allaient point,
mais bien tous les magiciens. Il y eut une assemblée en Bourgogne où il alla
; ce fut la seule. On y buvait et on y mangeait son saoul. C'était gai. Lui,
n'avait pas mangé ; il était allé demander le pouvoir de guérir les maladies.
Sa pensée était pure. La réunion finie, les assistants prenaient congé et
étaient transportés dans leur demeure. Ceci s'était passé en l'an 1614, la
veille de Noël, jour ordinaire de ces assemblées. Michel consentit à assurer
que s'il avait eu encore sa fiole, il fût allé à la prochaine. Car on n'était
pas contraint d'y aller. Cependant les esprits pouvaient vous y obliger[29].
Ainsi son propre esprit était en mesure de forcer un
sorcier à venir voir celui auquel ledit sorcier avait donné du mal. C'était
simple. Le sorcier était rendu imbécile des sens et il allait. Témoin certain
individu dont le menuisier ne voulait point dire le nom pour ne pas lui faire
tort, qui avait ensorcelé le nommé Simon, couvreur, auquel il avait vendu du
bois de chêne. Michel le contraignit à aller voir sa victime.
Le procès tirait à sa fin. Les juges se consultaient entre
eux, causant à voix basse. Il était visible à quelques gestes affirmatifs et
entendus qu'ils échangeaient, que leur opinion paraissait à point. Leur air
remplissait Jean Michel d'une froide angoisse. Ils avaient agi consciencieusement,
sans trouble[30].
Ce n'était point en une, mais en six séances qu'ils avaient taché d'éclairer
leur religion ; les deux premières le même jour, 20 juin, à l'audience du
matin et à celle de l'après-midi. Vu la gravité du cas, le besoin de se
préparer dans des livres doctes traitant de magie ou de théologie, M. Gaulmin
avait espacé les autres audiences lesquelles s'étaient tenues les 22, 24 et
27 juin, la relevée seulement. Aux deux dernières on avait confronté les témoins.
La cause était accablante pour Jean Michel qui se débattait avec une grande
inquiétude.
Le dernier jour, de l'accent de colère d'un homme qui ne
veut plus rien ménager, il fît des dénonciations. Quoi, disait-il, on le
tourmentait, lui, comme magicien, mais il n'était pourtant point seul dans
Moulins, de sa condition, ni certes, à la vérité le plus savant ! Il y en
avait bien d'autres !
Qui ? lui fît-on.
Qui ? reprit-il avec éclat, mais M. Charbonnier l'avocat,
présentement échevin. Celui-ci pouvait faire leçon à un
esprit de prince. Il était des plus instruits en la matière ; il avait
même écrit un livre de magie, dont lui, Michel, avait vu une copie sur
parchemin, peint de la main dudit avocat, copie que le clerc lui avait
communiquée à sa pressante prière. Ah ! celui-ci était bien magicien ;
l'esprit le lui avait dit ; — et aussi M. Saillant l'apothicaire que ledit M.
Charbonnier tourmentait véhémentement par sortilèges et maléfices pénibles,
et encore un magicien du haut degré, la chose était certaine !
Qui ? continua-t-il, mais Laurent Couillard le sorcier,
qui avait jeté le sort à Anne Carreau et à son mari. Avec emportement, Jean
Michel conta une seconde fois l'histoire de la cheville de bois de cyprès
brûlée par la femme. Il avait parlé avec feu, et debout. Il se tut, s'assit et
souffla un peu en essuyant de la manche son front couvert de sueur[31].
M. Gaulmin était très calme. D'une voix tranquille il dit
à Jean Michel qu'une dernière fois il l'interrogeait et admonestait de lui
déclarer par répétition de serment s'il lui avait bien dit la vérité, en tout
ce qu'il avait avoué et conté.
Michel, que l'émotion agitait, prononça qu'en tous points
il avait été véridique. Il dit à nouveau en tremblant qu'il avait renié Dieu
et sa foi. Puis il se mit à pleurer, confessant qu'il avait bien offensé Dieu
mortellement. Par conscience il voulut ajouter un détail qu'il avait omis.
C'est que tous les ans, au 14 septembre, lorsqu'il procédait aux fumigations
de la fiole, il donnait à l'esprit une petite poule. Il finit la phrase d'un
accent misérable, en baissant la tète un peu, et en barbouillant légèrement
les mots.
M. Gaulmin ordonna d'emmener l'accusé.
Les juges opinèrent et furent tous d'avis que s'il y avait
lieu de voir ultérieurement ce qu'on ferait de M. Saillant l'apothicaire, et
des autres sorciers signalés, le cas présent du nommé Jean Michel était
limpide. Il était coupable de magie, sorcellerie, accointance avec les démons
; crime de lèse-majesté humaine et divine. Il
fallait le condamner à mort[32]. La coutume
voulait qu'un magicien ainsi condamné allât de vie à trépas, non point pendu,
mais brûlé vif[33].
Le menuisier serait brûlé le lendemain matin en place publique de la ville.
Le lendemain, au chant du coq, M. Liendon, greffier,
accompagné d'un exempt et d'archers, alla prendre à la prison le malheureux
Michel, blême et claquant des dents. Il le fit mettre à genoux dans une des
salles de la conciergerie, par terre ; d'un ton solennel il lui donna lecture
du jugement que M. Gaulmin de la Guyonnière, lieutenant criminel, avait rédigé
en termes dignes et anciens ; puis, cependant qu'un confesseur, père capucin,
soutenait le condamné, dirigea le cortège vers la place où le bûcher
attendait, entouré de beaucoup de peuple curieux, ému et paisible.
Jean Michel mourut avec désolation[34] !
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