L'exempt des gardes du corps P. de Bordeaux et ses souvenirs manuscrits.
— La campagne de 1622 dans le Languedoc : la route de Royan à Sainte-Foy. —
Mission de l'exempt au château de la
Force ; les soldats maraudeurs. — Assaut de Négrepelisse et
incendie de la ville. — Attaque de Saint-Antonin. — Autre mission de M. de
Bordeaux au château de Thédirac. — M. de Cavaignac et sa famille. — Les deux
prétendants de mademoiselle de Cavaignac. — Les cavaliers de M. de Mortemart.
— En route pour Béziers, par Toulouse, Carcassonne, le Bas Languedoc ;
impressions de voyage ; les mouches et la chaleur. — Devant Montpellier ;
l'étape de Mérargues. — L'exempt tombe malade. — Le médecin d'Aigues-Mortes.
— M. de Bordeaux à la mort. — Retour en Normandie. — Louis XIII pendant la
campagne ; la rusticité de son existence ; ses logements, sa nourriture. — Il
est d'une activité militaire inlassable. — Sa sévérité sur la discipline. —
Il fait respecter sa dignité royale. — Il est bon. — Brutalité et cruauté des
soldats. — La picorée. — La pendaison et les goujats. — Désespoir des
protestants. — Louis XIII, impitoyable pour les rejettes, respecte la liberté
de conscience.
M. Pierre de Bordeaux, sieur de la Sablonnière,
— modeste terre située sur la paroisse de Douains, entre Pacy et Vernon, —
était un honnête gentilhomme normand qui s'engagea de bonne heure dans les
gardes du corps du roi, au début du XVIIe siècle, et dont, sans doute, les
mérites échappèrent à l'attention de ses supérieurs, car il ne dépassa pas le
grade d'exempt, degré de la hiérarchie militaire à peu près spécial aux
gardes du corps et intermédiaire entre les officiers et les sous-officiers.
Sur le tard, il eut l'idée d'écrire quelques-uns de ses souvenirs ; on en a
retrouvé deux volumes contenant trois ou quatre épisodes de sa vie : les
campagnes de 1622, de 1628, de 1634[1]. M. de Bordeaux
est un homme instruit et désordonné. Il connaît le grec et le latin ; il a du
goût pour Virgile, Cicéron, Elien, dont il aime à détacher des citations ; il
sait composer de courts petits traités : de amicitia, de judicitia,
de ebrietate, mais il mêle le tout au récit de ses aventures,
encombrant l'ensemble d'aphorismes militaires, de formules de cataplasmes et
de gaudrioles inconvenantes. Sa mémoire, par surcroît, ne lui étant
qu'insuffisamment fidèle, il fragmente ses impressions pour revenir
chaotiquement sur des faits passés.
Tels quels, ses souvenirs contiennent cependant nombre de
détails pittoresques qui éclairent les mœurs du temps et aident à connaître
de près ses contemporains. Nous allons prendre un des récits, celui de la
campagne de 1622 dans le Languedoc et suivre l'auteur pour lui demander les choses par lui veues et remarquées — c'est le
titre de ses mémoires — en détachant, ensuite, ce qu'il nous apprendra de la
personne de Louis XIII, des soldats du moment et des huguenots. Homme calme
et qui ne s'émeut guère, M. de Bordeaux est doué d'une faculté d'observation
médiocre. Il ne nuance pas ses sensations. Ce qui le frappe, c'est un brusque
détail inattendu, une muraille de brique rouge, un clocher blanc, un pont qui
a beaucoup d'arches, une rivière qui n'a pas d'eau. Il dira d'une ville
qu'elle est plus grande ou plus petite, deux, trois fois, que Vernon ou Pacy,
et pour lui, c'est tout dire. Mais lorsqu'il arrive à quelque incident
personnel, il est précis et abondant. Son récit a la valeur d'un reportage,
et son témoignage, utile à l'égard de quelques faits historiques, est
précieux pour qui veut pénétrer la vie de cette époque[2].
A la tête d'une petite armée appuyée de huit canons, Louis
XIII, en 1622, parcourut tout le midi de la France, de la Saintonge à
Montpellier, pour s'emparer des places détenues par les protestants rebelles,
enlever d'assaut Négrepelisse, bombarder Saint-Antonin, assiéger Montpellier
et suspendre, là, par une paix provisoire, la politique de répression
qu'avait commencée le connétable de Luynes et qu'allait achever Richelieu[3]. M. de Bordeaux
le rejoint le lundi 16 mai, à Royan. Le duc d'Elbeuf l'a précédé sur la Dordogne, en Guyenne,
accompagné de huit régiments[4]. Le rude prince
de Condé, qui va se distinguer dans cette campagne par une brutalité
sanglante, a pris l'avant-garde et s'avance dans la même direction[5]. Le 16, Louis
XIII part, suivi du reste de ses troupes.
Les gardes du corps sont avec lui. Ce beau régiment de
quatre cent cinquante cavaliers, au brillant uniforme : casaque cramoisie, habit
bleu, parements rouges, bandoulières d'argent, est divisé en quatre
compagnies dont chacune comprend : un capitaine, un lieutenant, un enseigne
et six exempts. Chaque garde, dit archer de la garde,
a rang et privilège d'écuyer. Ce sont tous des hommes de choix, et que l'on
ménage. Jamais on ne les envoie à l'avant-garde où il y a des coups à
recevoir ; jamais ils ne sont commandés pour quelque expédition lointaine
aventureuse. Ils suivent le gros de l'armée, n'assistent qu'aux affaires
générales et ne marchent que lorsque tout le monde donne. Seuls, les
officiers et bas officiers peuvent recevoir des missions individuelles : M.
Pierre de Bordeaux en recevra deux.
Le roi et l’armée s'en vont, par étapes, au pas, à travers
la Saintonge,
traversent Mirambeau, gros bourg, dont le cbàteau juché sur un roc est bon pour des coups de main ; Montlieu, vieil bastiment plat et bas. A Guitres-sur-l'Isle,
près de Coutras, on jette un pont de bateau à travers la rivière. De Castillon
à Sainte-Foy, le chemin est mauvais ; il a plu. Quant à la contrée elle est fort couverte et fort bonne, la Dordoigne arrousant
une belle vallée de chaque costé, avec quantité d'arbres et noyers.
Arrivés devant Sainte-Foy, qu'assiège M. d'Elbeuf, les gardes se rendent pour
cantonner à Saint-Anthony, à deux lieues du petit château de Saint-Aulaire
que son seigneur huguenot a fait fortifier de sept ou huit petites demi-lunes,
cornues et pointues[6]. Le pays est
dépeuplé. La peste a tout ravagé. Dans les jardins, les cadavres, qui n'ont
pas été enterrés, gisent à demi pourris. Il est impossible de trouver du
pain, et les valets ne soupent pas. Aux alentours, le renchérissement est
général. Ce qui vaut dix sols en Normandie est payé ici quatre livres.
L'armée restera là toute la semaine, du lundi 23 mai au samedi 28.
Or, ce jour même 23, M. de Bordeaux est prévenu que le roi le
charge d'une mission[7]. Il s'agit de se
rendre au château de la Force,
situé à trois lieues plus loin pour s'en assurer. Ce n'est pas une
expédition, le château ne devant pas résister. L'exempt y pénétrera et en
prendra nominativement possession sans coup férir. Le propriétaire, M. de la Force, est précisément
celui qui commande dans Sainte-Foy les rebelles assiégés.
Le garde partit, accompagné de quelques hommes. Il passa
devant les faubourgs minés de la ville de Sainte-Foy[8], sous le feu des
protestants, de l'autre côté de la rivière. Vous
allez vous faire tuer ! lui cria-t-on. Au bout de deux cents pas, un
coup de feu abattit raide un des soldats sur le chemin, et un jeune
domestique d'armée, un goujat, reçut une
mousquetade dans la cuisse. Dix ou douze coups de mousquet, en salve,
suivirent, et une décharge de fauconneau siffla au milieu de la troupe. De bonne fortune, nous estions aux costés, qui fut un
grand hasard de ce que nous ne fûmes point blessés. Ils passèrent et
quelques heures après parvenaient au château de la Force.
Le château de la
Force était situé sur un petit
costeau qui a la vue sur une belle vallée arrozée de la Dordoigne, ce qui est
très beau à voir[9]. Les gens qui
l'occupaient, apercevant M. de Bordeaux, manifestèrent une émotion méfiante.
Leur place, en assez mauvais état, avait été assiégée naguère par M. d'Elbeuf
qui, en trois ou quatre jours, lui avait envoyé 350 coups de canon. Un
pavillon avait été ruiné ; les murs branlaient, et le château se fût rendu
avec ses trente-quatre défenseurs, si le fils de M. de la Force, M. de Montpouillan,
n'était venu, à la tête de forces supérieures, faire lever le siège. M.
d'Elbeuf avait décampé avec ses six mille hommes, ses deux canons, deux
bâtardes et une autre pièce qui se creva[10]. M. de Bordeaux
assura par de belles paroles qu'il venait, du
commandement du roi, seulement pour conserver le
dedans. On lui ouvrit. Le guichet, petite porte à côté du pont-levis —
lequel était levé et bouché derrière par du fumier et de la terre — fut
abattu. Il fallut passer à cheval sur le petit pont du guichet, la planchette, non sans
hasard de tomber dans le fossé et de se rompre le col. A l'intérieur,
en tout, il ne restait que quatre ou cinq paysans[11]. Leur chef qu'on
appelait le granger, livra les clefs et guida
le garde du corps à travers le château. On tourna tout autour, de chambre en
chambre. Sur le manteau de la cheminée de la salle
M. de Bordeaux remarqua une statue en bronze de Henri IV, représentant le roi
à mi-corps. A un angle, il admira, au loin, une vue immense sur la plaine,
découvrant jusqu'à Bergerac d'un côté, et Sainte-Foy de l'autre. Le sous-sol
du château contenait les écuries dont la porte murée donnait sur le fossé. De
la basse-cour flambée il ne restait qu'un pigeonnier dressé sur ses quatre
piliers. Au jardinet, placé hors du château, tout était saccagé, les cyprès
brûlés, les lauriers coupés. — L'exempt s'installa[12].
Apprenant que le château était entre les mains d'un
officier du roi, les paysans des alentours accoururent pour se mettre à
l'abri avec leurs femmes, leurs filles, ainsi que leurs bestiaux qu'ils
installèrent dans les fossés. Le pays manquait de sécurité. Protestants et
soldats royaux battaient la campagne, pillant. M. de Bordeaux accueillit tout
le monde et on vit chaque jour des soldats en maraude errer en train de
chercher fortune et regarder d'un œil d'envie les
aumailles rassemblées par les paysans dans les fossés. Ils avoient bien mal au cœur de voir tant de bestes
auxquelles ils n'ozoient rien dire. Sept ou huit, enfin, s'enhardirent
et, s'étant concertés, se mirent en devoir, armés de leurs mousquets, de
descendre tenter un coup de main. M. de Bordeaux, prévenu, appela aussitôt
sept ou huit de ses mousquetaires, leur fit allumer les mèches et, paraissant
à une petite fenêtre grillée, essaya d'abord de mettre
à la raison les bandits par belles paroles,
pour rendre ma cause bonne. De ce qu'il leur disait, les individus
ripostèrent d'un plein sault qu'ils ne s'en
soucioient pas et qu'il fallait qu'ils eussent chacun un bœuf. Un
d'entre eux ajouta s'adressant à ses camarades : Que
quatre descendent dans le fossé, et nous, tenons-nous icy avec nos mousquets
et nous ferons bien retirer ce monsieur-là qui nous parle à ceste fenestre.
M. de Bordeaux commanda de faire feu mais non sur
eux, pour cette fois ; il ajouta : s'ils ne
s'en vont, je les ferai bien retirer ! La décharge effraya les
maraudeurs qui déguerpirent avec leur courte honte.
On apprit que M. de la Force avait rendu Sainte-Foy la veille de la
Fête-Dieu[13].
Le roi, comme il avait été convenu d'après la capitulation, envoya l'ordre à
Pierre de Bordeaux de remettre le château qu'il occupait à un gentilhomme de
M. de la Force,
et il vint un certain M. le Gas[14], en cette
qualité, suivi de trois ou quatre soldats huguenots. M. le Gas pria l'exempt,
sur le point de partir pour rejoindre l'armée, d'emmener avec lui ces trois
ou quatre individus, lesquels allaient demander en cour le pardon de diverses
peccadilles. M. de Bordeaux consentit, monta à cheval, mais il n'avait pas
franchi la porte, qu'un de ces gens tirant son pistolet de l'arçon déchargea
son coup de trois balles sur un de ses camarades qu'il atteignit dans la
bouche, au nez et à la gorge. Le camarade tomba tué net. Il fut impossible de
savoir pourquoi l'assassin avait tire sur cet homme qu'il disait tantôt son
meilleur ami, tantôt un inconnu pour lui. M. de Bordeaux fit un
procès-verbal, laissa le meurtrier au château et donna un écu, plus une
pistole, trouvés dans les chausses du mort, pour faite enterrer celui-ci
honnêtement, et prier Dieu à son intention, si le
cas escheoit qu'il fut catholique. Après quoi il revint à Sainte-Foy
faire rapport au roi de la façon dont il s'était acquitté de sa mission.
Le samedi 28 mai, après s'être reposée deux jours, l'armée
royale reprit ses étapes par Monségur-en-Bazadais, Marmande. M. d'Elbeuf en
passant avait tout mis à feu, tout démoli. Il ne restait pas pierre sur pierre. Sans cela, observe M. de
Bordeaux, c'eût été le plus beau pays qu'on scache
veoir. L'étape de Marmande fut faite de nuit : on arriva à cinq heures
du matin, le dimanche, et le roi mangea à la poste[15]. Le lendemain,
30 mai, l'armée passa le Lot à Aiguillon. Ce fut la plus inextricable
confusion. On avait commandé un pont de bateaux qui fut en retard de
vingt-quatre heures. Il y avait à peine dix ou douze barques pour passer,
dont la plus grande ne pouvait tenir que cinq à six chevaux. Le roi ne
décolérait pas. Il alla voir, après souper, où en était le pont, et trouvant
le travail peu avancé, cria à l'ingénieur, M. Le Mesnil des Bouillons : Si je faisois bien, je vous casserois ! — Il est vrai. Sire, fît l'autre. Le prince resta
jusqu'à la nuit. En Hollande, dit Bordeaux, — c'est le pays classique de
l'art de la guerre en ce moment, — un homme qui aurait manqué un pont d'une
demi-heure eut été pendu au bout de l'ouvrage ! Il achève : On ne vit jamais un pareil désordre !
L'armée gagna Port-Sainte-Marie, Agen, Valence. La pluie
tombait. Les chemins étaient détestables[16]. Après Valence, bourg clos de méchantes murailles, de fossés fort étroits
et peu profonds, on fit étape à Moissac, sur la porte d'entrée de
laquelle Bordeaux remarqua sculpté un gros chien qui
tient en sa gueule un trousseau de clefs. Montauban et Négrepelisse
étaient les deux grandes places protestantes voisines. Il fut décidé de
marcher sur Négrepelisse et, pour joindre la place, on défila devant
Montauban, rangé en bataille par précaution[17].
Les contemporains ont été très émus de la prise de
Négrepelisse où eut lieu un horrible massacre. Tour à tour protestants et catholiques
s'accusèrent. Les premiers dirent que Louis XIII voulut froidement
regorgement de la population. Les seconds soutinrent que ce furent les
huguenots qui provoquèrent cette répression. Le Vassor, Puységur, Bernard,
Pontis, Bassompierre ne parviennent pas à s'entendre. M. de Bordeaux nous
donne le récit qui paraît le plus vraisemblable.
Le mercredi matin 8 juin, on envoya Des Bignons, des
gardes du corps, avec un trompette, en avant, vers Négrepelisse, pour
connaître le sentiment des gens de la ville. A portée des murs le trompette
sonna trois ou quatre chamades et deux hommes à cheval accourant de la place
lui tirèrent deux coups de pistolet qui manquèrent, et un coup de carabine
qui ne réussit pas. Trois régiments furent avancés et échangèrent quelques
coups de feu. Le lendemain, trois pièces, mises en batterie, commencèrent la
canonnade. La nuit, cent à cent vingt personnes ayant cherché à sortir de la
place furent prises et pendues. Le vendredi 10, le bombardement se poursuivit
sérieusement avec six pièces de canon, et à six heures du soir, le sergent
Boutillon, des gardes françaises, accompagné de quatre hommes, alla pour
reconnaître la brèche qu'on avait battue entre la ville et le château —
réduit central de la ville. — Accueilli d'une salve qui tua deux de ses
hommes, blessa les deux autres et lui mit une mousquetade dans le bras, il
put cependant revenir et affirma, sur son honneur,
que la bresche estoit raisonnable et qu'on pouvoit donner[18]. Il fut décidé
qu'on tenterait l'assaut sans avoir canonné le château, probablement pour le
conserver intact, quitte à perdre du monde. L'attaque réussit. Les colonnes
d'assaut ne rencontrant aucune résistance à la brèche passèrent. Retirés sous
leurs halles, les gens de la ville tentèrent quelques
méchantes barricades, mais sans succès. De toutes parts la place était
envahie. Une colonne du régiment des gardes françaises avait simplement
pénétré par une porte où un sergent, avec son
hallebarde, put en branlant trois ou quatre fois le pont-levis, l'abaisser[19]. L'affaire parut
peu meurtrière. Il n'y avoit guère seulement
d'apparence de sang dans les rues, déclare M. de Bordeaux qui prit
part à l'action et monta le fossé au milieu de force
espines, ronces et autre tel bois. Cependant le château tirait sur les
assaillants. On fit venir le canon pour le forcer et un tambour roula afin de
sommer la garnison de se rendre. Des murailles on cria qu'on demandait deux
heures pour aviser. Il fut répondu qu'un quart d'heure était accordé. A une
fenêtre parut un drapeau Liane et les cris de : vive le roi ! retentirent. Le
château se rendait. Il était tard. M. de Bordeaux, qui n'avait pas mangé de
la journée, s'en alla par la ville à la recherche d'un peu de pain et de vin
au milieu de la confusion générale. Il se heurta à des sentinelles qui
barraient les rues et dut donner un quart d'écu à un soldat du poste, lequel
alla lui chercher dans un cabaret voisin du pain et du vin ; puis quittant la
ville, il rentra coucher au quartier du roi. Le lendemain, à la pointe du
jour, étant monté à cheval, il fit le tour des murs à quelque distance et ne
vit personne ; il pénétra dans Négrepelisse où il assista au défilé des gens
du château qui s'étaient rendus à discrétion : on en pendit 80 ; on en envoya
55 aux galères. Il s'en trouvait qui avaient promis rançon : le roi paya et
fit pendre.
Or seulement ce lendemain samedi,
jour de Saint Barnabé, entre cinq et six heures du matin, on commença, sans
commandement pourtant du roi, de mettre le feu aux maisons. En moins de rien
il fut partout. Je fis charger du grain pour mes chevaux et sortis.
L'incendie fut le signal du déchaînement. Les soldats de
l'armée royale débridés, enivrés, se précipitèrent, sans rien entendre, au
sac et au massacre ; tout y passa, hommes, femmes, enfants[20]. L'incendie dura
seize heures. Il ne restait plus à la fin qu'un clocher et le château. Tant
qu'on put piller, on pilla. Il y avait peu à prendre, d'ailleurs, la plupart
des habitants ayant déménagé à Montauban avant le siège : on ne trouva qu'un
peu de blé, de vin, trente à quarante chevaux, du linge, des lits, des
couvertures, de la meschante menuiserie, bref, rien
ou peu pour le soldat. M. de Bordeaux ne paraît pas ému et ne dit pas
qu'on le fut beaucoup près de lui. Le lendemain matin, dimanche 12 juin,
Louis XIII se hâtait de faire partir son armée qui prit la direction de
Saint-Antonin, autre grosse place protestante qu'on voulait réduire.
De Négrepelisse à Saint-Antonin, par Montricoux, les
Granges et Caylus, les chaleurs ardentes commencèrent à se faire sentir[21] Vilain pays, dit
Bordeaux, tout plein de cailloux d'un pied
d'épaisseur pour le moins et fort larges ; les terres n'y valent rien et sont
brûlées. On manqua d'eau. Ce fut détestable. Aux Granges, l'exempt et
ses camarades couchèrent dans un colombier rempli de
puces.
Arrivés en vue de Saint-Antonin, cette jolie petite ville
située aux pieds de coteaux élevés et dont l'Aveyron baigne les murs, on
expédia un trompette afin de sommer les rebelles de se rendre. Ceux-ci
répondirent qu'ils estoient les très humbles
serviteurs du roi, mais qu'ils n'estoient pas pour lors en humeur de l'y
laisser entrer et qu'ils garderoient la place pour le service de leur
religion, de leur conscience et de M. de Rohan. Ils envoyèrent quinze
coups de mousquet sur le trompette qui se sauva.
Le mardi matin, 14 juin, six canons commencèrent à tirer
leurs volées sur la ville. Le roi lui-même vint diriger la canonnade,
indiquer les emplacements, les buts à Lattre : il pointa une pièce et tua deux hommes. M. de Bordeaux se promena tout
le jour au milieu des régiments d'infanterie qui s'approchaient le long de la
rivière, enlevaient les moulins, tirant, prenant position. Le régiment de
Normandie commença à creuser des tranchées[22]. On envoya
chercher trois canons à Albi, trois à Villefranche du Rouergue : cela faisait
quatorze en tout. Le lundi 20, les assiégeants firent sauter une mine et
essayèrent d'une attaque générale qui coûta soixante morts, quatre-vingts
blessés et ne réussit pas. Enfin, le 22 juin. Saint-Antonin battait la
chamade et se rendait : elle avait résisté huit jours : il lui en coûta cent
mille écus ; à ce prix, la vie des habitants fut sauve, à l'exception de onze
notables qui furent pendus[23].
De Saint-Antonin, l'armée royale se dirigeant sur Toulouse
par Gaillac alla cantonner le vendredi soir 24 juin à Castelnau-de-Montmirail.
Là M. de Bordeaux reçut l'avis qu'il était chargé d'une seconde mission,
celle-ci plus importante que la précédente mais analogue : il devait aller
s'assurer du château de Thédirac, situé au delà de Cahors et de Catus et
qu'occupait un certain M. de Cavaignac, gentilhomme huguenot fortement
soupçonné d'être du parti des rebelles.
Dès le lendemain, samedi, l'exempt accompagné du garde du
corps Castillon se mit en route. Repassant par Saint-Antonin, où, suivant les
instructions reçues, il devait s'entendre avec le maréchal de Thémines, —
commandant de la garnison laissée dans la ville, — afin de se faire appuyer
de troupes, si le cas échéait ; il gagna Cahors, par Puylaroque, Lalbenque,
et le lundi 27 arriva en vue du castel de M. de Cavaignac.
Juché sur une hauteur, le château de Thédirac, qui était
une baronnie, présentait une masse imposante ornée de tours à mâchicoulis et
de tourelles, flanquée de demi-lunes en pierre, de cinq éperons ou cornes,
développant de longues courtines de plus de cinquante pieds de haut et de
dix-huit de large[24]. M. de Cavaignac
qui s'y trouvait avec sa famille avait été autrefois catholique. Son
protestantisme n'était pas des plus obstinés
car il lui arrivait, en se levant, de faire le signe
de la croix, en quoi il avouait que c'était bien
fait ; il consentait à marier ses filles à des catholiques ; à laisser
sa femme et ses enfants aller à la messe, au moins quand il n'était pas là ;
lui-même n'allait à la presche que lorsqu'il était
dans son pays de Cavaignac. C'était un homme rude, à ses heures, et qui
s'était mis à dos toute la contrée, tant noblesse,
justice que paysans. Il avait un petit-fils d'un premier mariage, le
baron de Thédirac, et deux filles d'un troisième, deux belles demoiselles, Louise et Françoise, âgées
respectivement de dix-sept et de quatorze ans, riches, l'aînée de quatorze
mille livres de dot, la cadette de douze mille[25].
Montant jusqu'au pont-levis, M. Pierre de Bordeaux frappa
à la porte. Des soldats se montrèrent sur les murailles, puis parut M. de
Cavaignac accompagné de mousquetaires et de hallebardiers. L'exempt lui
tendant la lettre de commission qui lui avait été donnée par le roi, notifia
qu'il venait au nom de Sa Majesté pour qu'on lui remit le château entre les mains,
séance tenante. M. de Cavaignac lut la lettre, réfléchit, après quoi répondit
qu'il lui était impossible de faire ce qu'on lui demandait. Il avait dans le
château sa femme et ses enfants ; il voulait auparavant les mettre en sûreté,
par conséquent demander et attendre un passeport, les chemins n'étant pas
sûrs. M. de Bordeaux insista pour connaître le délai qui était nécessaire, et
le huguenot finit par dire que le garde entrerait comme il voudrait, mais que
la garnison ne sortirait pas ; qu'il estoit très
humble serviteur du roy et qu'il garderoit fort bien la place pour son
service. L'exempt reprit que cette obéissance ressemblait fort à celle
des gens de la Rochelle
au parti desquels, évidemment, M. de Cavaignac devait appartenir, puisqu'il
refusait d'obéir et qu'il était huguenot. M. de Cavaignac mettant toujours
l'excuse de ses filles en avant, je répliquai
qu'après tout, elles n'estoient pas de meilleures maisons que madame de Rohan
qui estoit pour lors entre les mains d'un de mes camarades[26] et que quand elles demeureroient avec lui dans le dit
chasteau, et que j'y serois, il n'y auroit point d'inconvénient ; et il
devoit bien plutôt croindre qu'elles ne tombassent entre les mains de deux ou
trois mille soldats, ce qu'elles ne pourroient éviter, avant qu'il fust trois
jours, non plus que lui d'avoir la tête coupée, avant la huitaine, dans
Tholose, et tous ses soldats pendus, s'il n'obéissoit. Rien n'y fit. Je lui dis les meilleures paroles que je pus pour le
mettre en bon chemin. Il ne démordit pas. Force fut à l'exempt de
quitter la place et de rentrer à Cahors.
Là il expédia M. de Castillon au maréchal de Thémines avec
un mot par lequel il rendait compte de ce qui s'était passé. Le soir même M.
de Thémines répondait que l'exempt avait à gagner derechef Thédirac, à
convoquer le peuple d'alentour ; qu'il allait être soutenu de deux mille
hommes de troupes et de deux canons qu'on lui envoyait sous les ordres de M.
d'Arpajon : l'affaire devenait grave.
Le lendemain matin M. de Bordeaux quitta Cahors accompagné
du vice-sénéchal de la ville, de dix-huit ou vingt archers et du juge-mage,
M. Izalie. Parvenu à Thédirac et ayant de nouveau frappé à la porte, il vit
venir M. de Cavaignac, suivi d'un gentilhomme, M. de Fléaumont, capitaine au
régiment de Pompadour, arrivé la veille pour se reposer et faire sa cour à
mademoiselle de Cavaignac, qu'il désirait épouser. Aux premières sommations,
M. de Cavaignac opposa d'abord les mêmes réponses que l’avant-veille. Mais il
avait été prévenu de la mise en marche des troupes, du dessein de faire convoquer
par les archers tous les villageois environnants : M. de Fléaumont, par
surcroît, avait appelé sérieusement son attention sur les risques auxquels il
s'exposait. Tous deux interrogèrent l'exempt : Ils
me firent mille petites questions sur lesquelles je ne les satisfaisois guère.
On n'en sortit pas. Impatienté, M. de Bordeaux se retira chez le juge du
lieu, résolu à attendre les soldats pour agir. Sur son ordre, les consuls, ou
magistrats municipaux de Thédirac, firent déjeuner dans les tavernes du bourg
les hommes de la suite du garde.
Après déjeuner, M. Fléaumont arriva. Il demanda à l'exempt
des gardes si vraiment il ne venait pas arrêter M. de Cavaignac ; celui-ci en
avait peur, voyant avec le garde des gens de Cahors, lesquels le haïssaient
mortellement en raison de ce que jadis, lorsque le feu roi Henri IV prit
cette ville, ce fut lui, M. de Cavaignac, alors dans les troupes protestantes
du roi de Navarre, qui avait planté le pétard au pont-levis de la place et
fait sauter la porte[27]. Les habitants
de Cahors ne le lui avaient jamais pardonné. Il croyait à une vengeance. M.
de Bordeaux assura qu'il n'avait pas d'autre mission que celle qu'il avait
indiquée.
Sur les six heures du soir M. de Fléaumont revint avec M.
de Cavaignac, encore hésitant, et qui se demandait s'il ne devait pas faire
sortir sa famille ou la garder avec lui. On se sépara sans conclure, mais, gracieusement,
le châtelain envoya pour souper à l'exempt des gardes ample provision de
gibier qui arriva bien, parce qu'il n'y avait plus rien à manger pour lui et
pour son monde. Enfin, après souper, tard, M. de Cavaignac reparut avec M. de
Fléaumont : celte fois il cédait. Il offrit ses soldats pour garder le
château. M. de Bordeaux refusa.
Le lendemain au matin, la garnison défila par la porte qui
donne du côté du bourg : elle comptait soixante-dix hommes qui voulurent
emporter leurs armes, l'exempt des gardes n'y consentit pas. Quand tout le
monde fut sorti — il ne restait plus que M. de Cavaignac, sa famille, sept ou
huit domestiques — le garde du corps se fit donner les clefs, les passa à M.
de Castillon et pénétra dans les cours suivi de celui-ci, du vice-sénéchal,
du juge-mage de Cahors et des archers. Il installa un corps de garde, plaça
ses sentinelles et se mit en devoir de parcourir tout le château, chambre par
chambre. Il manquait une clef. Madame de Cavaignac assura que la pièce fermée
était un endroit là où ses filles mettoient leur
linge et menues hardes. M. de Bordeaux insista. Sur le refus réitéré
de madame de Cavaignac il envoya chercher une busche
pour enfoncer la porte. Lors maistre et maistresse
commencèrent à hault crier. Mais il fallut céder. La pièce contenait
de quoi armer deux ou trois cents hommes, mousquets, piques, arquebuses,
hallebardes, deux barriques de poudre, mèches et le reste. M. de Bordeaux fît
tout enlever et ne laissa à M. de Cavaignac que son épée. Celui-ci demeura
furieux trois jours durant et comme nous ne
laissions pas de boire et manger ensemble, dit l'exempt, nous nous regardions un peu de travers. La mauvaise
humeur ne dura pas. M. de Fléaumont, qui était resté au château, y employa
ses bons offices.
C’était de l'aînée des filles de M. de Cavaignac que M. de
Fléaumont était amoureux. M. de Cavaignac agréait bien la recherche du jeune
homme, mais le père du capitaine, vieux bonhomme avare et quinteux ne voulant
donner ni écu ni maille à son fils, M. de Cavaignac avait notifié à celui-ci
qu'il lui accordait un an pour décider son père, sinon on en resterait là[28]. Cette année
s'achevait en septembre 1622. Or au mois de mai, un jeune gentilhomme, M. de
Périssac[29]
vint demander la main de mademoiselle Louise de Cavaignac, la même. M. de Cavaignac
répondit qu'il était engagé à l'égard de M. de Fléaumont, et qu'il ne pouvait
accueillir cette requête. Le jeune gentilhomme n'insista pas. Mais le
lendemain précisément du jour que M. Pierre de Bordeaux était venu
s'installer à Thédirac, on vit arriver sur la route une bande de quelque
trente cavaliers : c'étaient M. de Périssac, son oncle M. de Régnac, M. de la Nouaille, des amis,
leurs valets et leurs laquais. Et qui fut lors bien (embarrassé) ce fut
ledit sieur de Cavaignac, car, comme dit est, il avoit pour lors chez lui
ledit sieur de Fléaumont, homme pour ne laisser rien passer à son
désavantage, ni au désavantage de la recherche qu'il faisoit de sa maistresse
et fort sur l'éclaircissement. En effet Fléaumont jeta feu et flammes
et jura que quiconque entreprendroit la recherche de
sa maistresse et lui parler d'amour, il se couperoit la gorge avec lui.
L'exempt des gardes trancha la difficulté en déclarant que l'arrivée de ces
trente cavaliers ne lui disant rien qui vaille, il refusait de les laisser
entrer : de quoi M. de Cavaignac fut fort aise,
et M. de Fléaumont content et appaisé. La
bande dut s'arrêter dans le bourg : on lui envoya de quoi souper. Le
lendemain M. de Cavaignac alla voir de quoi vraiment il s'agissait et M. de
Périssac s'empressa de lui dire qu'il ne venait certes point pour sa fille
aînée mais bien pour la cadette dont il sollicitait la main. Tout le monde
fut réjoui. M. de Bordeaux laissa pénétrer dans le château où eut lieu, le
soir, un grand dîner, mais, néanmoins, à sa demande, les sept ou huit
gentilshommes suivis de leurs valets allèrent résider plus loin, dans une
terre de M. de Cavaignac appelée La
Tour.
Le 10 juillet il y eut un autre incident. Une compagnie de
cavalerie royale forte de cent à cent vingt chevaux et commandée par M. de
Mortemart, voulut cantonner dans le bourg de Thédirac. M. de Bordeaux s'y
opposa. On manqua en venir aux mains et se tirer des coups de mousquet. Les
hommes chargés de préparer les logis, intimidés par l'attitude énergique de
l'exempt, se replièrent et M. de Mortemart prévenu fît des excuses si
poliment, que M. de Bordeaux touché, l'invita à venir prendre logis au château, où il serait très bien reçu, lui
disait-il, par le gentilhomme auquel le castel appartenait, parpaillot, il est vrai, mais brave homme et de présent serviteur du roy. M. de
Mortemart déclina l'invitation. Quelques jours après, ayant envoyé un de ses
domestiques, un picard, chercher une mantille qui lui avait été volée à
Thédirac et qu'on retrouva, l'exempt et son monde s'amusèrent à griser le
picard abominablement et se divertirent à le regarder, au moment de son
départ, les remerciant dans la basse-cour, à genoux, faisant mille actions
ridicules avec un petit chancellement et hoquet qui
témoignoient qu'il en avoit assez. Dans l'impossibilité de monter à
cheval, le picard se coucha dans un fossé et s'endormit.
Le séjour de M. de Bordeaux à Thédirac dura du 28 juin au
14 juillet. Le conseil du roi, sur le rapport d'un ingénieur, M. Ciette, fort picoté de vérole, fit démolir quelque ouvrage
de défense et on rappela l'exempt[30]. Il avait passé
son temps le mieux du monde, à jouer en bonne
compagnie et (à faire) bonne chère. Les préventions premières disparues,
on le trouva charmant, car ils eurent tous regrets
de me voir partir, et père, et mère et filles. M. de Cavaignac me donna un
pistolet ; il me présenta de l'argent que je refusai ; il donna aussi un
pistolet à M. de Castillon et de l'argent à mes valets.
En quittant Thédirac, il s'agissait de rejoindre le roi et
l'armée qui étaient loin, quelque part vers le bas Languedoc, Carcassonne,
peut-être, ou Narbonne. M. de Bordeaux, toujours suivi de M. de Castillon, se
mit en route et hâta le pas. Il franchit le Lot à Castelfranc, coucha au
Mas-de-Verdun, méchant village, à Verdun,
Grenade ; passa la journée du dimanche 17 juillet à Toulouse où il admira,
aux Cordeliers, quarante à cinquante cadavres, tous
debout, hors terre, quelques-uns morts depuis plus de deux cents ans
et, parmi eux, Paule qui estoit une belle femme il y
a trente ans et qui passoit bien son temps ; s'étonna que le gibet s'y
appelât Salins, comme si on saloit les hommes là,
comme on sale les pourceaux[31] ; et observa qu'il y a dans ladite ville quantité de monastères, de
couvents, d'églises. Il gagna, par Gastanet, Monlgiscard, Baziège,
Mas-Saintes-Puelles — qui fumait encore de l'incendie allumé par les troupes
royales[32],
— Castelnaudary dont les vingt et un moulins à vent le surprirent. La chaleur
était suffocante. L'armée avait laissé derrière elle, dans cette dernière
ville, plus de trois cents malades, sans compter les morts. Les chevaux tombés
bordaient la route : il était impossible d'avoir de l'eau. Le lundi 18
juillet, Pierre de Bordeaux fit l'étape de Carcassonne à travers un tout plat pays, couvert d'un bled fort bas et court. Il s'intéressa au battage
du froment opéré à l'aide de fléaux, mais non si
gros ni si grand qu'en notre pays ; plus souvent sur une aire, où les
gens amènent chevaux, mulets et asnes qu'ils font
courir et cheminer en rond, en tout dix-huit, vingt animaux, tenus au
centre par un homme et chacun un clairon ou sonnette
pendue au col, qu'on entend de fort loin. Les landes qu'il aperçut le
ravirent, car au lieu qu'en nostre pays ce sont
bruyères, ce n'est ici que lavande, tin et marjolaine. Carcassonne ne
lui dit rien ; il y remarqua seulement de belles
tours et surtout un pont de treize arches.
Le roi en était parti il n'y avait pas longtemps, chassé
de la ville basse par un incendie qui commença à onze heures du soir et
qu'avaient allumé les parpaillots, disaient
les uns, les cuisiniers de Sa Majesté, opinaient les
gens de plus d'esprit[33]. L'exempt
atteignit Narbonne le mardi 19 juillet. Enfin, apprenant là que l'armée
royale cantonnait dans Béziers, il ne fit que passer, courut, et rejoignit Sa
Majesté le mercredi 20 juillet.
Le roi et ses troupes stationnaient à Béziers et y
devaient encore rester plus de vingt jours. Tout le monde était malade. La
sécheresse extrême — il n'avait pas plu depuis plus de sept mois — le manque
d'eau, la chaleur torride avaient provoqué une épidémie meurtrière que M. de Bordeaux
décrit sous la forme d'un mal d'estomac et de teste
avec un échauffement de sang et la fièvre. Les morts se multipliaient
; on les enterrait aux Carmes et aux Minimes, et
même les bourgeois commençaient à prendre le mal. L'exempt logea chez
un potier qui faisait cuire ses pots dans son
four avec de la paille ; — il n'y avait pas de bois ; — et visita Béziers. Ce
qui le frappa le plus, ce fut dans la carrière (ou rue) française
un grand homme de pierre qu'ils appellent Pepesut, pied pesant. C'est
quelque statue du temps des payens, car la ville est fort antique. A
l'époque des Anglais, contait-on, des arbalétriers se mettant derrière la
statue, qui est au coin d'une maison qui avance plus
que les autres, avaient tiré sur les ennemis envahissant la ville et
leur avaient fait croire que c'était Pepesut qui les ajustait et qu'il était
un diable. Les Anglais avaient pris peur, décampé, et la ville avait été
sauvée.
Un détail rendait la vie de Béziers insupportable : les
mouches. Il n'y a lieu au monde, s'écrie
l'exempt, où les mouches soient plus importunes !
Depuis qu'il est jour il ne faut point espérer de dormir. Elles viennent
jusque dans les draps !
Après trois semaines de séjour[34] — le roi en
avait été malade et le cardinal de Retz en était mort[35] — l'armée quitta
Béziers le 11 août 1622 pour marcher sur Montpellier, dernière place à
prendre. Elle passa par Pézenas, où les habitants reçurent Sa Majesté en
jetant du sable mouillé sur le sol, tendant des draps sur les rues afin
d'éviter la chaleur, et, pour donner plaisir,
faisant marcher par la ville une forme de chameau où
il y a des hommes dedans qui le font cheminer et qui lui font avancer une
longue teste avec force grimaces. A Marseillan, M. de Bordeaux demeura
enthousiasmé d'un aloès de la haulteur d'une pique,
de deux pieds de tour, tout vert, qui était chez un grainetier depuis près de
cent ans et dont il ne put pas arriver à savoir si c'était arbre ou herbe.
On fut le 13 à Frontignan, contrée couverte de vignes
noires et blanches, d'oliviers, mais où il n'y a que peu de grains. Les terres sont toutes pierreuses, ce qui rend le vin si
fort délicieux. Les gardes du corps allèrent cantonner à Balaruc, tout
près, ville de bains où l’on vient de fort loing
pour plusieurs maladies et où se voient de belles maisons et de beaux
hôtels à l'usage des baigneurs. Mais pour lors, il
n'y avoit personne, je croy, à cause de la guerre.
Le voisinage de Montpellier se trahissant par la présence
de partis de cavalerie huguenots qui battaient la campagne, il fallut marcher
avec précaution, en ordre de bataille. Le pays était plein d'horribles
scorpions. Avant d'aborder Montpellier, on traversa, au sud, Mauguio, petite ville à meschantes murailles comme celles du parc
d'un gentilhomme ruiné et on s'assura de quelques places aux alentours
: Lunel, où le ministre protestant, M. Durand, s'enfuit dès qu'il vit que c'estoit tout de bon que le siège venoit. Le
prince de Gondé lira sur la place 940 coups de canon, on en trouva le compte
dans les papiers des gens de la ville. Les gardes, qui furent bien logés,
eurent du mal à se nourrir. Mais ce qui mit hors de lui M. de Bordeaux, ce
furent les cousins, qu'ils appellent en Languedoc bigats
et muscaillous. Ils m'accomodèrent le visage de telle façon qu'on eut dict que
j'eusse eu la petite vérole ; et les piqûres en sont cuisantes ! Delà,
le mercredi 17 août, le roi et ses gardes allèrent assister à la reddition de
la ville de Sommières[36], trois ou quatre
lieues plus loin, dont les soldats défilèrent pêle-mêle avec les femmes et
les enfants, de dix pas en dix pas levant les mains
en hault et, le chapeau hors de la teste, criant : vive le roy ! Ils estoient
frizés comme barbets et estoient presque tous genevois.
Puis, cela fait, le roi revint sur Montpellier, par
Mauguio, et s'approchant de la ville alla s'installer en avant, dans une
maison isolée qui appartenait au premier consul de la cité protestante et
qu'on fortifia[37].
Le siège commençait. Seulement, ici, il n'y avait pas de quoi loger les
gardes du corps. Où ceux-ci devaient-ils cantonner ? Quel était le gîte de M.
de Bordeaux ? Les maréchaux des logis avaient oublié de le dire. L'exempt du
garde attendit. La chaleur était accablante. Le soleil donnait brutalement et
il n'y avait pas un arbre, pas un endroit, tant
fut-il petit, pour nous mettre à l'ombre. Notre Normand ayant très
faim, un valet alla lui chercher trois ou quatre
fois plein son chapeau de raisin, dont il mangea de bon appétit. Enfin les maréchaux des logis
arrivèrent et lui annoncèrent qu'il devait aller s'installer à Mérargues.
Mais où était Mérargues ? Il partit sur la route poussiéreuse, maugréant,
toujours sous la chaleur excessive. Par surcroît il ne put rencontrer
personne du pays pour lui indiquer son chemin. A
force d'aller et de venir longuement, il finit par atteindre pourtant
le village qu'il cherchait[38], exténué, n'en
pouvant plus. La maison qui lui était destinée, ainsi qu'au fidèle M. de Castillon,
était à moitié démolie et n'avait plus ni porte ni fenêtre. A l'intérieur,
rien, ni hoste, ni hostesse, ni pain, ni viande,
pas même d'eau : mais dans un coin on dénicha force
vin. Bordeaux en but trois ou quatre grands
coups sans eau, et me sembla très excellent. Il fallait bien pourtant
manger. M. de Castillon sortit à la découverte, et en attendant, l'exempt des
gardes alla fouiller dans des jardinages où
il finit par trouver des figues. M. de Castillon revint quelque temps après,
rapportant une épaule de mouton dans laquelle on mordit à belles dents, sans
pain, sans sel, sans couvert. La nuit venue, M. de Bordeaux fit étendre une paillasse
sur les dalles de pierre d'une façon de cuisine et se jeta dessus. Mais, à
peine était-il couché, qu'il se sentit pris de frissons. C'était la fièvre.
Il claqua des dents toute la nuit. Au matin, n'y pouvant tenir, il se releva tout rompu, fit seller, brider son cheval et partit
pour le quartier du roi dans l'intention de pousser jusqu'au camp de l'armée,
plus loin ; d'aller trouver M. de Briançon, capitaine au régiment de
Normandie, un de ses amis, et de lui demander la moitié de son lit, ainsi qu'il
avait été convenu entre eux en cas de maladie de l'un ou de l'autre. S'il
était trop mal, il se bornerait à manger un morceau
et reviendrait se coucher. Il ne put ni dépasser le quartier du roi[39], ni manger quoi
que ce soit. Force lui fut de revenir à Mérargues où il se rejeta sur sa
paillasse hurlant, réclamant à grands cris un chirurgien. On lui en amena un
qui se borna à lui administrer un lavement ; et
crois bien que ce n'estoit que de l'eau. Il me saigna aussi et me fit une
médecine qui ne m'apporta pas beaucoup de soulagement ! Plusieurs
jours durant il demeura dans cet état. Le 10 septembre il se fit porter à
Mauguio[40],
sur un râtelier de cheval, par six hommes qui lui prirent un quart d'écu
chacun, et trouva gîte dans une maison qu'un page de la petite écurie, M. du
Mesnil, lui avait préparée en faisant déguerpir ceux qui s'y trouvaient. La première nuit que j'y arrivai et que j'y couchai, on
vint pousser rudement la porte de mon dit logis par plusieurs fois ; je
l'avois fait appuyer avec des bûches que j'avois trouvées dedans. C'estoient
soldats qui cherchoient fortune. Les entendant frapper si fort, je fis lever
mes gens et moi-même me levai, bien que faible, mais la crainte d'estre
confronté me donna de la force. Je parlai hault à mes valets, de carabine, de
pistolets et d'espée, ce qui fit retirer ces coureurs de nuit qui visitoient
bien d'autres maisons que la mienne. Mais messieurs
du conseil de la ville, craignant quelque coup de main des
protestants, ayant demandé et obtenu de nouvelles troupes, qu'il fallut
loger, signifièrent à M. de Bordeaux qu'il eût à déménager. Avec bien de la
peine le malheureux exempt trouva une autre maison ; il y était à peine
installé qu'on lui annonça qu'en huit jours cinq individus y étaient morts de
la peste. Il ne prit que le temps de se relever, de ramasser ses bardes et de
s'enfuir. Il regagna tristement Mérargues, encore
fort las, sans fièvre pourtant, et un maréchal des logis, nommé
d'Orangis, le recueillit. Au bout de deux jours la fièvre reparut. Un
gendarme du roi, Triqueville, du pays de Caux, lui conseilla d'aller à
Aigues-Mortes où il trouverait un bon médecin, M. Girard, homme prudent et
expert qui le guérirait[41]. M. de Bordeaux
repartit donc à cheval. Arrivé en vue des portes d'Aigues-Mortes il se douta
que le corps de garde avait dû recevoir la consigne de ne laisser entrer
aucun malade, et que sa détestable mine allait lui jouer un mauvais tour. Un peu devant que d'estre à la sentinelle, je poussai mon
cheval le plus vertement que je pus pour m'eschauffer, avoir meilleure
couleur et par là tesmoigner que je me portois bien. Mais le caporal
du poste, méfiant, reconnut que je n'estois pas trop
à mon ayse et refusa de le laisser entrer. M. de Bordeaux insista,
affirmant qu'il ne venait que pour dîner et voir une femme, laquelle avait
hébergé un de ses amis souffrant, tout dernièrement. Il nomma cette femme et
il se trouva que des bourgeois, passants, que le caporal questionna, la
connaissaient. Le chef du poste se laissa fléchir et donna à l'exempt deux de
ses hommes pour l'accompagner. En route, les soldats faisant remarquer à M.
de Bordeaux qu'il avait l'air bien mal en point : Comment
! s'écria le garde du corps, et pour leur prouver le contraire il les
invita avenir partager un mauvais dîner. Les
soldats refusèrent, puis, au bout de quelques pas, ils dirent à l'exempt
qu'il devait connaître le chemin, qu'ils allaient le laisser ; si on leur
parlait de lui, ils déclareraient que la couleur de son visage était son ton
naturel et qu'il se portait bien. Je fus fort
resjouy. Il descendit chez une brave veuve huguenote.
Le médecin qu'on lui avait recommandé, après l'avoir
examiné, dit sentencieusement que la maladie dont l'exempt était atteint
était une fièvre tierce, comme c'estoit la vérité ;
et m'assura dans trois jours de me la faire partir, à quoi il ne manqua. Mais
au lieu de tierce il me la donna continue avec un grand desvoyement qui me
dura, avec la fièvre, vingt-cinq jours. Ce médecin avait administré à
M. de Bordeaux et à d'autres, certaine pilule de sa façon dont les autres
moururent net. Il fut obligé de fuir de la ville sous la clameur publique. Le
garde du corps s'adressa alors à un médecin de Montpellier réfugié à
Aigues-Mortes, bien que huguenot. Il estoit homme de
bien et assistoit les catholiques. Cet homme fut très dévoué, vint
voir jusqu'à deux fois et dix fois par jour
le malade. Celui-ci fut à la mort. On lui apporta même les derniers
sacrements. Dans Aigues-Mortes, lorsqu'on va porter
Notre-Seigneur à quelqu'un, tant qu'il y a de personnes dans l'église suivent
jusque dans la chambre du malade tel qu'il soit, du pays, ou estranger. Je
fus estonné lorsqu'il m'arriva ainsi, jusqu'à ce qu'on m'eut dit cette
coutume qui est fort louable. Le bruit courut même là-bas, à Vernon,
que M. de Bordeaux était trépassé, et son frère, M. de la Mare, accourut en poste,
tout pleurant, pour voir ce qu'il en était. Un mieux cependant s'étant
déclaré, le médecin notifia au malheureux moribond que la première chose
qu'il avait à faire était de s'en aller, quelque faible qu'il fût, et de
quitter l'air malsain d'Aigues-Mortes causé par le
marais de mer, spécialement pernicieux pour ceux qui, comme lui, estoient nés sous un climat plus bénin et plus tempéré.
M. de Bordeaux était bien bas, quoique la fièvre fût partie. A peine
pouvait-il se lever pendant qu'on faisait son lit et il était si dolent que
la veille encore de son départ je ne pouvois,
dit-il, faire deux tours dans ma chambre qui
n'estoit pas des plus grandes. Le conseil était bon, il fallait le
suivre.
Le samedi 22 octobre, on hissa péniblement l’exempt à
cheval. Il fit ses adieux au médecin ; tous deux se quittèrent fort bons amis et contents l'un de l'autre. La
première demi-heure de chevauchée fut pénible, puis peu à peu le garde du
corps s'assura, et finit par pouvoir faire les huit lieues qui le menaient à
Arles, sans descendre. Mais le lendemain, dimanche, à Avignon, il se trouva
si anéanti qu'il dut rester deux jours alité à l'auberge à l'enseigne de la Rochelle.
Des juifs et des
juives vinrent le voir. Il y en avoit plus de cinq cents par la ville,
frippiers et usuriers, ne possédant aucuns héritages, mais seulement des
meubles ; et font traffic de toutes sortes de choses. Ils se laissent battre
comme chiens sans qu'ils ozent se revanger. C'est une misérable sorte de
gens. Les hommes portent des chapeaux jaulnes et les femmes une petite pièce
jaulne sur la teste[42]. Le vendredi il
put arriver à Valence où il coucha au Petit Paris.
Il fut à Lyon pour la
Toussaint et s'arrêta, avant d'y arriver, à Saint-Saphorin,
garnison de deux régiments d'infanterie, ceux de Villerseaux et de Balagny,
où était quantité de jeunesse de Vernon, le fils
aîné de Charles Normand, Glasson tailleur, un des fils de Jean de Pacy,
pâtissier, et plusieurs autres. A mesure qu'il avançait vers le nord,
sa santé s'améliorait. Il ne s'attarda pas. Il passa le jour des morts à
Tarare et par Roanne gagna la
Loire. Il voulut à Nevers profiter du bateau mais il nous prit une tourmente qui nous contraignit à remonter à cheval. Après avoir fait étape à La Charité, Château-Landon,
Essonnes, il parvint le dimanche 13 novembre à Paris, alla descendre à la Vallée de Misère[43] dans l'auberge
de La Notre-Dame de Boulogne où il demeura quatre jours. Enfin
il arrivait le 17 à Vernon et chez lui où je fus malade
encore le reste de l'hiver et plus d'un an après. Il n'avait vu ni la
reddition de Montpellier ni la fin de la campagne[44] !
Le roi Louis XIII, au moment où M. Pierre de Bordeaux
vient de le suivre pendant ces quelques mois d'été de 1622, est un tout jeune
homme de vingt et un ans, de taille moyenne, pas aussi mince et sec qu'il le
sera plus tard, imberbe, les traits du visage encore un peu empâtés, surtout
dans le bas de la figure ; la lèvre inférieure légèrement pendante qui rappelle
sa mère Marie de Médicis[45]. A ne s'en tenir
qu'aux renseignements que nous donne l'exempt des gardes, il apparaît avec la
physionomie d'un garçon autoritaire, vaillant, insouciant des dangers,
extrêmement actif, peu difficile sur les commodités de la vie, bon, juste et
humain. Ce n'est pas un enfant qu'on conduit mais un prince qui commande et
qu'on redoute. Sa vie est régulière et sa journée bien remplie. Le matin, après
être levé de bonne heure[46]. il déjeune, puis
entend la messe[47]
et, au retour, assiste au conseil qui quotidiennement se prolonge. Après le
conseil, il dîne. En raison des grandes chaleurs qui ont régné presque tout
le temps de la campagne, le repas terminé, le roi se retire pour se reposer
et faire une méridienne dans l'ombre d'une
chambre close, à l'abri du soleil et des mouches[48]. Mais le plus
souvent, toujours dans la retraite, il aime mieux s'amuser à peindre, à
tracer des plans et des cartes du pays qu'il traverse, c'est son grand
plaisir. Il est aidé par un gentilhomme qui peint et dessine fort bien, M. de
Vic[49]. Le gros de la
chaleur du jour tombé, il monte à cheval pour aller chasser. Il tire, ou,
mieux, il chasse au vol, ce qu'il préfère. Il a emmené avec lui une grande
quantité d'oiseaux. M. de Bordeaux raconte qu'à Lunel il fut chargé avec un
de ses camarades, le chevalier de Contenant, de faire monter l'eau d'un puits
lequel était encombré d'une mécanique où l'on reconnaît, à la description
qu'il en fait, une noria. Nous en tirasmes longtemps
de cette sorte, dit-il, pour faire baigner
les oyseaux du roi. Le prince chasse jusqu'à la nuit, revient souper
et se retire de bonne heure[50]. Il monte
achevai tous les jours. A Montpellier où la chaleur rend impossible la
moindre promenade, il monte de nuit. Si le pays n'est pas sûr et qu'on puisse
craindre quelque surprise, le roi est accompagné à la chasse, ou dans ses
sorties, un jour par des gendarmes de la garde, le lendemain par des
chevau-légers.
Très différent de son fils Louis XIV, dont les voyages aux
armées sont des parades fastueuses où rien ne manquera, cour brillante, dames
nombreuses, logis magnifiques et festins journaliers, Louis XIII vit comme un
simple officier de troupe ; il n'est entouré que de soldats ; il gîte où il
peut, mange ce qu'il trouve, frustement, rudement. Si, à Béziers, il loge à l'évêché,
confortable édifice qui est sur la place où l'on
vend le fruit ; ou à Moissac dans la belle abbaye de la ville ; à Castelnau,
près Montpellier, il n'a qu'une méchante maison ; à Castillon-sur-Dordogne il
couche dans une chambre d'auberge, à l'enseigne des Trois Rois, aux faubourgs. Pis encore, à Villedieu,
devant Négrepelisse, il ne dispose que d'une affreuse masure dont les
planchers sont à ce point branlants qu'on en interdit l'entrée de crainte que
tout ne s'effondre. Le roi couche à l'étage : la salle du bas sert de salle
des gardes, et l'huissier se tient dans l'escalier[51].
Pour les repas, aussi peu d'apprêt. Un jour Louis XIII
mange à la poste, le lendemain sous une treille[52]. Le fils de
Henri IV a gardé les goûts simples de son père.
Il dîne généralement seul, par besoin de tranquillité et
pour aller plus vite. Une fois, à Montauban, il invite à souper quinze ou
vingt seigneurs, et M. de Bordeaux est si surpris de cette nouveauté qu'il
l'appelle une desbauche. Le roi permet
cependant qu'on l'invite lui-même. Dans une circonstance mémorable, M. de
Toiras lui donne à souper et aux petits seigneurs et
autres. Le lendemain de la prise de Saint-Antonin, le comte de
Schomberg le traite sous des tentes[53].
Il arrive qu'on fasse maigre chère. Le 9 juin, devant Négrepelisse,
à cette table du roi, il n'y eut point de vin et ne
but-on que de l'eau, ce qui n'avoit point été vu par les plus vieux
courtisans et officiers de la maison du roi[54]. Louis XIII, si
sévère pour les affaires de service, ne dit rien, et s'accommode patiemment
des médiocres moyens d'existence que lui imposent chaque jour les hasards de
la guerre.
Aux événements militaires et à la marche des opérations il
apporte un zèle qui ne se lasse pas et une ardeur impatiente. Il lui arrive
de passer des journées entières à cheval pour suivre les mouvements de
l'armée. Pendant les sièges, il ne quitte pas la tranchée, s'aventurant témérairement
aux points dangereux, voyant tomber du monde autour de lui sans sourciller et
ne reculant pas d'un point où les balles sifflent et où ses officiers, à deux
pas de lui, sont tués. Il est insouciant du péril. Devant Saint-Antonin il
suit les péripéties de l'attaque avec nervosité, se montrant fâché et vexé
lorsque la moindre chose ne marche pas comme il le désire. Il hâte les mises
en batteries désigne les emplacements et, nous l'avons vu, pour aller plus
vite, pointer lui-même les pièces[55]. Il resta à la
canonnade terrible qui épouvantoit les parpaillots
jusqu'à huit heures du soir. — On avait reconnu qu'au sortir de Moissac
l'artillerie aurait grand'peine à rouler en raison de l'état détestable de la
route. Il s'occupe de ce détail avec chaleur.
Le lundi matin le roi alla à cent pas de la ville
pour faire lui-même accomoder le méchant chemin par où dévoient passer six
pièces de canon ; et, le conseil tenu, l'après-disner, Sa Majesté alla pour
voir passer les canons.
La discipline des troupes lui tient à cœur, cette
malheureuse discipline qui a été le fléau de l'administration militaire du
règne de Louis XIII, tellement elle a été difficile à maintenir dans des
bandes de vieux routiers de profession, bons soldats, mais constamment hors
de leurs rangs, à la maraude, ou, comme on dit, d'un joli mot d'argot du
temps, à la picorée[56]. Une fois, près
de Mirambeau, étant en train de chasser, suivi de sept ou huit gardes du
corps, dont était M. de Bordeaux, d'arquebusiers et de tireurs, le roi
aperçoit deux gardes-françaises qui faisoient le
diable et pilloient tout dans la maison d'un paysan. Hors de lui, il
ordonne de faire alte et commande à deux
valets de pied de se jeter sur les deux gardes-françaises : Battez-les tout le saoul, s'écrie-t-il avec
emportement, et les assommez de coups ! L'exempt
des gardes ajoute : Ils le firent fort et ferme et
s'il se fust trouvé un bourreau, ils estoient pendus sur-le-champ ! De
retour au château de Mirambeau où était l'étape, Louis XIII fait appeler le
colonel des gardes françaises, M. de Canaples. Canaples,
lui dit-il vivement, il faut que vous mettiez un
meilleur ordre dans le régiment de mes gardes qu'il n'y a et que vous les
faciez tenir dans leur quartier et suivre leur drapeau ! Le colonel
veut excuser ses hommes logés si serrement,
dit-il, qu'il fault qu'ils aillent aux villages
voisins chercher des vivres pour de l'argent. — Comment ! reprend le roi,
ils abandonnent leur drapeau pour aller voler et picorer et vous appelez cela
chercher des vivres pour de l'argent ? Si vous n'y donnez un meilleur ordre,
doresnavant je vous casserai comme faisant vous-même tous les larcins et
voleries !
Une autre fois, à Guitres-sur-l'Isle, le roi rencontre un
valet, traînant trois vaches volées à un paysan ; il arrête l'homme et lui
demande à qui sont ces vaches. Le valet dit qu'elles sont à son maître, la Pierre, gendarme. On fait
venir la Pierre. Qui
lui a baillé ces vaches ? — Il les a achetées. — Combien
? — Vingt livres. — Qui était avec lui au moment de l'achat ? — Un autre gendarme de la même compagnie, un tel. On
fait venir celui-ci, on le questionne : il répond qu'il n'était pas du tout
présent lorsque le prix fut fait. Alors le roi, s'adressant à la Pierre : Je vois bien que vous les avez volées ! Cherchez par tous
les quartiers celui qui vous les a vendues et me l'emmenez ; autrement, je
vous casserai !
Ce prince de vingt ans qui a le ton ferme et la volonté
réfléchie, a conscience de sa dignité royale ; il est sensible sur ce sujet
et se fait respecter vivement. Devant Négrepelisse, à Villedieu, Ambleville,
fils du gouverneur de Cognac, lieutenant du roi en Saintonge, charges dont il
a la survivance[57],
vient voir Louis XIII dans cette méchante bicoque dont nous avons parlé, aux
planchers tout branlants. L'huissier de la chambre, Ricard, — un huguenot —
refuse de le laisser entrer. Le roi, d'ailleurs, souffrant d'un rhume, a
condamné sa porte. Ambleville insiste, puis s'irrite, éclate, et finit par
lever la main sur l'huissier. En redescendant l'escalier, il croise un de ses
amis, Ribœuf. Celui-ci, qui a tout entendu, lui déclare qu'il a eu tort de
faire ce qu'il vient de faire, et que si le roi est averti, il peut se
fâcher. Encore tout ému, Ambleville sans autre
cérémonie, soufflette fort vertement Ribœuf. L'autre riposte, ils se
jettent l'un sur l'autre, se collettent et roulent. Au bruit du tapage, les
gardes du corps d'en bas accourent et les séparent. Louis XIII, informé de
l'incident, fait conduire Ambleville en prison, lui retire la survivance des
gouvernements de Cognac et de Saintonge et l'interne pour un an dans
Villemur. Quant à Ribœuf, la punition fut spirituelle ; il fut condamné à ne
pas recevoir réparation de l'outrage qu'il avait reçu, et à demeurer l'ami de
son insulteur[58].
M. de Mortemart vient rejoindre le roi à Béziers en grand
équipage, fastueusement accompagné de vingt-cinq ou trente gentilshommes et
d'une multitude de chariots et de mulets. Il est resté six semaines ou deux
mois par les chemins pour venir ; son entrée est tapageuse. Puis, au bout de
quatre jours, sous le prétexte d'affaires quelconques en Poitou, il annonce
son départ et vient prendre congé du roi. Louis XIII piqué s'écrie : Oui dà, oui dà, M. de Mortemart ! et après trois ou
quatre pas dans la pièce, ironiquement, s'adressant aux seigneurs qui
l'entourent : C'est M. de Mortemart qui est arrivé
depuis quatre jours et qui s'en retourne ! Ce fut tout ; M. de
Mortemart interloqué se retira sans rien répondre. Ce souci du respect qu'on
doit à sa dignité et sa sévérité à l'égard des désordres, n'excluent pas chez
lui les qualités du cœur. Il en a, et d'excellentes ; il les montre. Lorsqu’il
rencontre des femmes qui l'implorent parce qu'on a tout volé chez elles, il
s'apitoie et fait donner des pistoles. Il est bon[59]. Nous avons
parlé de celte affaire du passage du Lot à Aiguillon où le malheureux
ingénieur, M. Le Mesnil des Bouillons, fut en retard de vingt-quatre heures
pour achever son pont, et exaspéra le roi qui menaça de le casser. En
réalité, le lendemain, le pont n'étant pas terminé, Louis XIII révoqua
l'ingénieur. En route, le prince de Condé causant de cette histoire dit au
roi : Si c'eust été la Boissière, le
pont eut été fait il y a longtemps, mais c'est ici un jeune commissaire en sa
charge. L'inexpérience du commissaire atténuait sa faute. Le prince,
qui ignorait ce détail parut frappé de l'observation. Et comme nous fusmes au Port-Sainte-Marie, raconte M. de
Bordeaux, le même jour, ledit du Mesnil se trouva au
souper du roy et dit : Sire, je supplie Votre Majesté de me pardonner !
Le roy dit au Mesnil : Eh bien, je vous pardonne.
Le cœur du prince se révèle encore dans un touchant
incident qui se produisit à la reddition de Lunel. Louis XIII entrait dans la
place. Un bien vieil homme, vestu de noir, sortit
d'une maison qui est sur une muraille ancienne de la ville et demanda si le
roy estoit là. On lui dit qu'ouy et on le luy montra. Il se mit à genoux et
dit : Sire, les enfants de Dieu furent dans la captivité soixante-dix ans
; enfin il les en délivra. Il y en a soixante que nous y sommes et vostre Majesté
nous en a délivrés. Je ne me soucie plus de mourir puisque j'ay vu mon roi !
Le jeune prince fut si ému de cette petite scène qu'il ne put articuler que ces
simples mots : Voilà un bon vieil homme,
qui parle d'affection ! — Il estoit
grandement touché, observe M. de Bordeaux[60]
Le roi s'affligea, dans le courant de sa traversée du
Languedoc du lamentable état sanitaire de son armée. Il devait y avoir sans
doute quelque épidémie mal diagnostiquée par les médecins. Elle fauchait tout
le monde, et le roi ne savait que faire pour atténuer les effets du fléau. A
Béziers, il passa par l'esprit des médecins de prétendre que le mal venait du
raisin muscat, qu'il n'y avoit rien qui gastat tant
de personnes. Louis XIII commanda sur-le-champ au grand prévôt
d'enlever et de faire jeter les raisins muscats qui
se trouvoient en la place et faire défense d'en vendre.
Il eut été excusable de ne penser qu'à lui car il fut
atteint lui-même. Le mal le prit à Toulouse. Il dut rester huit jours couché.
Il voulut repartir, n'étant pas remis, le lundi 4 juillet. Le mardi 5, à
Castelnaudary, il retombait. Huit jours encore il resta couché. Puis il
remonta à cheval le 12 et le 18 il arrivait à Béziers pour retomber une
troisième fois. Ce samedi, écrit M. de
Bordeaux, le roi dit en souppant : Je fus malade
à Tholose, je le fus à Castelnaudary et crains bien de l'estre ici. Si
c'estoit à Paris je penserais pas encore mourir. Mais il me semble qu'un
homme est mort dès qu'il est ici malade ! On lui fit prendre des
bains de lait. Dès qu'il put, il repartit. Il était dur pour lui-même et
impatient[61].
L'impression qui reste de la vie des soldats en campagne
au début du XVIIe siècle, après avoir parcouru les souvenirs de M. de
Bordeaux, est une impression de brutalité et de cruauté. Ces routiers sans
feu ni lieu, se louant à tant par mois pour faire la guerre, que l'on ménage
parce qu'il est malaisé d'en trouver et qu'on tient très mal, sont des façons
de bandits. Incapables de garder les rangs, malgré d'inexorables ordonnances,
ils sont toujours errants, à la recherche de vols à commettre qu'ils
compliquent pour peu de chose de meurtres et d'incendies. En temps normal ils
sont gais et ivrognes : lâchés dans le sac d'une ville, ils n'ont plus rien
d'humain[62].
Leur moindre peccadille est de ne pas payer ce qu'ils
achètent. On leur donne une solde avec laquelle ils doivent se nourrir, et
des vivandiers suivent les colonnes pour leur fournir de quoi manger. — Ils
n'ont droit chez l'habitant qu'au lit, au feu et à la chandelle. — Sur la
plainte de ces vivandiers, on punit bien les délinquants, ceux qui ne règlent
pas ; mais les punitions étant très sévères, — la corde — on ne peut pas en
abuser. Il arrive aux soldats d'être mal payés eux-mêmes, par suite du retard
des soldes. Quand ils n'ont plus ni écu vaillant ni crédit chez les
vivandiers, ils emploient un stratagème. Ils s'en vont huit, dix, douze, de plus que de moins, chez le vivandier, font bonne
chère, puis, feignent de se prendre de querelle, mettent l'épée à la main,
organisent un tumulte effrayant au cours duquel le patron inquiet de voir
tout casser chez lui les met vivement à la porte et les envoie au diable sans
rien leur réclamer. Ils appellent cela faire jouer
la mine. Dans les auberges des routes où les cabaretiers, moins au
fait des ordonnances et surtout moins en contact avec les officiers auxquels
ils pourraient se plaindre, ne sont pas tant à redouter, la procédure est
plus sommaire. Les soldats se gobergent, et quand l'hôtelier réclame l'écot,
on le rosse et on s'en va. Le cas est particulièrement fréquent. La
multiplicité des édits royaux réprimant ce scandale témoigne de son universel
usage[63].
Au reste les officiers donnent l'exemple. Soumis au même
régime que les troupes, ils doivent, eux aussi, payer leurs hôtes avec leur
solde — elle est calculée à cet effet. — M. de Bordeaux paye ce qu'il prend.
Mais il constate que le maréchal de Saint-Géran et M. du Hallier, capitaine
des gardes du corps, ne payent rien.
Le triomphe des soldats, c'est la
picorée. Elle est la coutume ordinaire de la troupe, la pratique
journalière, tellement entrée dans les habitudes, qu'elle est presque
réhabilitée et ne passe plus pour un mal. Il n'y a que le roi et les ministres
qui la poursuivent par considération pour le menu peuple. Les officiers
excusent. Que faire pour l'empêcher ? On édicté des ordonnances. Quand le roi
prend sur le fait, il sévit : nous en avons vu des exemples. A Castelnaudary
trente-quatre soldats sont surpris en flagrant délit. Le roi leur fait donner
le fouet, mince représaille ! Il faut subir un des maux inévitables de la
guerre[64].
Parmi ces maux, enfin, la pendaison et le meurtre ! Ce
sont les régals du métier, la distraction de la besogne. A Négrepelisse, on
s'en donna avec furie ! Deux jours durant,
écrit M. de Bordeaux, on ne fit que pendre.
On pendit tout ce qu'on trouva ; on finit par pendre n'importe qui au hasard,
ami ou ennemi, et l'exempt un peu effrayé ajoute : Si
nous étions encore demeuré là quelque temps, on eut pendu toute l'armée !
Un huguenot, qu'on va hisser à un arbre, demande d'estre
pendu dans la vigne de son père ! respectable fantaisie ! Et comme on l'y menoit, il rencontra un curé auquel il fit
une humble salutation et se recommanda à luy. On luy demanda qui il estoit.
Il répondit que c'estoit un de leurs ministres. Aussitôt, quoique le pauvre
curé pust alléguer, les nostres l'assommèrent. Je le vis mort. Il estoit curé
d'un bourg qui appartient à M. le maréchal de Thémines. Le parpaillot fut
pendu où il le désiroit[65]... D'Amonville, archer du corps (garde du corps),
par deux fois, dans Négrepelisse, fut pris pour parpaillot par des soldats du
rég^iment de Picardie qui l'eussent assurément tué si, de bonne fortune pour
lui, il ne fust arrivé du monde qui les empêchèrent. Il avait beau dire : Je
suis des gardes du corps ! il n'estoit point creu et commençaient de le
déshabiller, qui estoit la première chose qu'on faisoit.
Les jeunes garçons de quinze à seize ans que les soldats
emmènent chacun avec eux comme domestiques sous le nom de goujats d'armée, voleurs fieffés, vrais chenapans,
sont les plus odieux. M. de Bordeaux en entendit qui se vantaient d'avoir
pendu, l'un quinze personnes, l'autre dix-sept, un troisième vingt. La corde
fit défaut ; alors avec le même nœud coulant, ils montaient les malheureux à
un arbre et hors de terre, les laissaient aussitôt
retomber et les assommaient. Car à tel arbre on en pendoit douze : ce n'estoit
qu'avec une corde. Ce fut de quoy ils manquèrent et non de bonne volonté[66].
Tous les excès naturels aux soudards débridés se
retrouvent sous la plume de M. de Bordeaux, digne commentaire des admirables
vignettes de Callot. L'exempt note comme une belle exception un trait qui se
produisit à l’attaque générale de la ville de Saint-Antonin. Il y avoit plus de soixante femmes qui défendoient.
Une belle fille se mit à genoux devant un soldat et lui dit : Faites-moi ce que vous voudrez (en son langage) et
me sauvez la vie. — Je n'ai pas le loisir
pour cette heure, répliqua le soldat, qui lui
donna de l'espée dans le corps et la tua[67].
Les chefs n'ont plus d'autorité pour réfréner les excès
lorsque eux-mêmes affichent le mépris de tout ordre en haine des huguenots.
Au même siège de Négrepelisse on vient dire au roi qu'un jeune soldat était
sorti de la ville avec une jeune fille qu'il aime, qu'il veut épouser, et
qu'il pense soustraire aux horreurs de l'assaut en l'emmenant hors de la
place. Naturellement on les a tous deux arrêtés et leur affaire ne sera pas
longue. Mais Louis XIII, ému de ce petit roman, intervient et ordonne de les
laisser aller. M. le prince de Condé passa comme le
soldat s'en alloit. Il y avait encore du monde attroupé. Il demande la
raison de ce rassemblement, on la lui explique et il se met à interroger le
jeune huguenot. Or il échappa à celui-ci de dire
qu'il étoit l'année précédente dans Montauban. Ha ! s'écria lors M. le
Prince, vous avez grâce pour Négrepelisse et non pas pour Montauban !
Et il donna une pistole à un goujat qui pendit le malheureux !
Dès lors, lorsque cette masse à laquelle ils donnent en
détail de tels enseignements leur échappe, ces chefs ne doivent plus
s'étonner de se trouver débordés. Au moment où le même prince de Condé allait
assiéger Lunel, il promit assez imprudemment le pillage de la ville à ses
troupes si celles-ci enduraient le canon. Elles l'endurèrent. La ville fut
prise, mais Louis XIII apprenant la promesse faite refusa de la laisser
tenir, et pour plus de sûreté interdit l'entrée des soldats dans la ville.
Ceux-ci manifestèrent un extrême mécontentement. Lorsque la garnison sortit
de la place, précédée des charrettes qui transportaient les armes, s'excitant
mutuellement, ils renversèrent les charrettes, et s'emparèrent du contenu : on ne sauva pas quatre mousquets de vingt chartées
; puis ils se ruèrent sur la troupe protestante et massacrèrent sept ou huit
cents hommes sans que rien, ni cris, ni prières, ni menaces pussent les
arrêter. Les officiers exaspérés tombèrent sur eux. M.
de Praslin mit l'épée à la main, blessa trois ou quatre soldats. Un d'eux
leva son arme contre lui et fut tué par un gentilhomme des siens. Le
maréchal de camp de Bassompierre en fit pendre quelques-uns. La fureur
générale calmée, on procéda à un certain nombre d'exécutions pour l'exemple et pour le contentement des parpaillots et pour témoigner
qu'on ne leur faussoit pas promesse[68].
Le sentiment des protestants à l'égard de troupes qui les
traitent do telle rude manière est une résolution désespérée. Au fond, les
soldats exercent leur métier, tel qu'on le comprend au début du XVIIe siècle
; ils agiraient de même à l'égard d'un ennemi quelconque, fût-il espagnol,
allemand, ou anglais ; et leurs pareils ne se conduisent pas autrement ailleurs.
Pour les religionnaires, l'état d'esprit est différent. Ce sont des bourgeois
défendant une cause qui leur est chère[69]. Ceux que, du
côté du roi, on nomme avec mépris les parpaillots
ont contre ceux qu'ils appellent les ravaillacs
ou les philistins une haine exaspérée.
De Négrepelisse, après la prise de la place, le roi envoie
un tambour à Montauban pour faire la proposition d'un échange entre des
officiers qu'on lui a pris, et des femmes arrêtées dans Négrepelisse. Ils ne voulurent point entendre le dit tambour,
écrit le garde du corps ; ils tirèrent sur lui et
après l'abordèrent lui donnant plusieurs coups, et lui dirent qu'autant on en
attraperoit de ceux du roi, qu'on leur feroit comme on avoit fait à ceux de
Négrepelisse et qu'on leur fit de pis qu'on pourroit et qu'ils ne se
soucioient ni du roi, ni de la reine et ne luy obéiroient jamais. Ces
déclarations sont identiques à celles faites par les défenseurs de
Saint-Antonin lorsqu'un trompette vint le sommer de se rendre, nous l'avons
vu, et qu'on les reconduisit de douze ou quinze coups de mousquets.
Au même siège de Saint-Antonin, le premier jour de
bombardement, environ les trois heures de relevée,
un tambour de la ville parut sur l'un des espérons et après avoir fait plusieurs
chamades, dit : Je vous commande, de par
monseigneur de Rohan, que vous ayez de vous retirer d'icy, ou autrement il
vous fera tous pendre avant qu'il soit trois jours ! Si l'on songe
que le roi est dans l'armée on mesure l'insolence de la sommation. M. de
Bordeaux en est à ce point suffoqué, qu'il ajoute : et
croy que le dit tambour estoit yvre !
Lorsque, dans un combat, le corps à corps se produit,
c'est chez les protestants de la fureur. A l'attaque générale de
Saint-Antonin, une fille se rendit à un soldat et le
pria de lui donner la vie. Le soldat en eut pitié et à trois ou quatre pas de
là, comme le soldat n'y pensoit pas, elle tira un cousteau, lui en donna dans
le ventre et après, se coucha contre terre, à dents, et fut tuée.
Un secours arrive de Montauban vers Saint-Antonin. Les
troupes royales vont au-devant de lui, l'attaquent, l'enveloppent et
massacrent les huguenots[70]. Un fut trouvé sur un haut rocher, qui tira son pistolet
sur un des nostres, qu'il manqua ; ce que ne fit pas le nostre qui lui rompit
le bras droit. Et comme ce parpaillot vit qu'il ne pouvoit plus résister, et
qu'on crioit : Il le faut pendre ! il dit : Vous mentirez, et si,
n'aurez pas l'honneur de m'avoir tué ! En prononçant ces paroles il se
jeta de hault en bas dans l'Aveyron et se tua et noya tout ensemble.
M. de Bordeaux ajoute : Ils estoient tous
désespérés ![71]
Ils savent bien qu'ils n'ont à compter sur rien, pas même
sur l'abjuration pour avoir la vie sauve. Lorsque des protestants, au pied du
gibel, se fon catholiques on les pend tout de même ; ce qu'ils y gagnent
seulement est, qu'au lieu de rester en l'air à pourrir au bout de leur corde,
ils sont descendus et enterrés honnêtement en terre chrétienne. A
Saint-Antonin, sur onze bourgeois qui furent pendus à la suite delà reddition
de la place, quatre ainsi abjurèrent et furent enterrés sans retard. Le
profit est mince. C'est que dans l'esprit du roi la question de rébellion
prime celle de religion. Cène sont pas des protestants qu'il poursuit — il
sera toujours disposé à laisser les gens croire ce qu'ils veulent, — ce sont
des sujets révoltés. La croyance religieuse est pour lui subsidiaire, il
sévit, quelle qu'elle soit[72].
Les protestants crient : Vive le
roy ! mais ils disent Vivent le roy et Rohan
! Vivent le roy et Montauban ! plus souvent Vive
l'Evangile ! Vive l'assemblée des églises ! Vivent les églises réformées !
On leur trouve un drapeau aux couleurs royales, bleu, blanc, rouge,
tricolore, les couleurs des Bourbons. Mais on leur prend également un drapeau
rouge et vert, un autre noir, avec des flammes noires et or, et la devise : Perdam nomen Babilonis, 60. Et ils blanchissent
tous les clochers des églises où ils sont les plus
forts pour marquer à ceux qui passeroient pays, fussent-ils français, anglois
ou d'autre nation, qu'il y a retraite assurée la dedans pour eux.
C'est précisément parce qu'il constate qu'anglais, espagnols ou autre nation, ennemis de l'Etal ont retraite assurée dans les villes protestantes, que
Louis XIII canonne celles-ci, les prend, et fait mettre au gibet leurs défenseurs[73].
|