LA DUCHESSE DE CHEVREUSE

 

CHAPITRE X. — LA RETRAITE ET LA MORT.

 

 

RETIRÉE à Dampierre, dans cette vallée fraîche et riante de Chevreuse, la duchesse a résolu de ne plus se mêler des événements politiques. Le 19 décembre 1652, le cardinal de Retz, son ami, auquel Mazarin, n'a jamais pardonné et ne pardonnera jamais ses intrigues, a été arrêté : la duchesse n'a pas bougé. Mme de Chevreuse, écrit Guy Joly le 3 février 1653, ne se mêle plus des affaires du Cardinal de Retz. Mazarin est revenu triomphant à Paris : Mme de Chevreuse, comme tout le monde, l'a accepté. Par politique ou par tempérament, Mazarin, qui préfère oublier les trahisons que de prendre la peine de les punir, multiplie à chacun les amabilités : J'ai vu les personnes que votre Éminence m'a ordonné de voir, lui écrit Colbert ; Mme de Chevreuse m'a témoigné être fort obligée à Votre Éminence de l'honneur de son souvenir. Et la duchesse assure Mazarin de sa sympathie. Ce m'est une satisfaction extrême, lui écrit-elle, de voir que vous êtes persuadé du plaisir que je prends à vous rendre tous les services dont je suis capable et je vous proteste que je continuerai dans toutes les occasions où vous aurez intérêt à vous témoigner qu'ils me sont chers au point qu'ils doivent. Je vous souhaite toutes sortes de prospérités, étant, plus que personne du monde, votre très humble et très obéissante servante. On ne saurait être plus déférente.

Le cardinal peut désormais avoir confiance en elle. Il lui a demandé de fléchir Noirmoutier, encore réfractaire, et de le ramener à lui : elle y a consenti. Mazarin ne tarit pas de compliments à son adresse : J'ai reçu, Madame, lui écrit-il le 16 octobre 1653, deux de vos lettres les plus obligeantes du monde et M. de Laigue m'a dit tant de choses de votre part pour me faire connaître que vous avez la bonté de m'honorer toujours de vos bonnes grâces que je vous avoue. Madame, ne savoir pas vous en témoigner mes ressentiments au point que je voudrais. C'est pourquoi j'ai prié Monsieur l'abbé Fouquet, qui aura l'honneur de vous rendre cette lettre, de le faire de ma part et dans les termes les plus expressifs qu'il pourra. Les deux personnages aiment mieux se complimenter que de se faire la guerre.

Si, d'ailleurs, Mme de Chevreuse tentait de s'occuper des affaires de l'État, le gouvernement, que conduit Mazarin et qui ne dépend plus de la faible Anne d'Autriche mais du jeune prince volontaire qu'est Louis XIV majeur, saurait bien l'en empêcher. Mme de Chevreuse se le tient pour dit. Tout au plus interviendra-t-elle en faveur du duc de Lorraine son parent qui, à la suite des guerres entre la France et l'Empire a perdu ses États, et vient à la Cour de France où pendant un an, en 1660, il suppliera qu'on lui rende son bien. A la longue, Louis XIV et Mazarin céderont, en partie grâce aux instances de Mme de Chevreuse.

Elle interviendra encore en faveur des jansénistes. M. du Hamel, curé de Saint-Merry, ami de Port-Royal, ayant été exilé pour avoir défendu la cause de Retz, priera Mme de Chevreuse d'obtenir du cardinal l'autorisation d'aller aux eaux ; Mme de Chevreuse transmettra la demande en l'appuyant et Mazarin répondra le 14 août 1655 : Pour la permission que le sieur du Hamel demande, je me trouve un peu embarrassé, car le roi et la reine sont fort mal satisfaits de son procédé et en effet il s'est très mal conduit depuis son départ de Paris, ce qui a été cause de sa relégation en Bretagne ; néanmoins si vous ne voulez pas me dispenser de supplier leurs Majestés à lui accorder la permission d'aller aux eaux, je le ferai pour vous obéir et j'attendrai cependant vos ordres là-dessus. Et Mme de Chevreuse ayant insisté : Je vous envoie la permission que vous avez demandée pour le sieur du Hamel, ayant supplié le roi de l'accorder pour déférer aveuglément à ce qu'il vous a plu me commander.

En 1656, Arnauld d'Andilly s'étant adressé à elle ainsi qu'à sa belle-sœur, Mme de Guéméné, afin que par leurs bons offices il ne soit pas chassé de Port-Royal-des-Champs d'où le gouvernement veut renvoyer les solitaires, — ses amis, qui partageaient sa solitude, ont déjà quitté la place, — Mme de Chevreuse répondra qu'elle a vu Anne d'Autriche et Mazarin, que le gouvernement exige le départ, au moins pour un certain temps, de M. Andilly ; et Andilly sera obligé de s'en aller à Pomponne : la démarche de la duchesse ici n'a réussi qu'à moitié.

C'est à peine si deux fois encore, malgré ses bonnes résolutions, Mme de Chevreuse tentera, indirectement, de s'immiscer dans des questions plus graves telles que celle du choix ou du changement d'un ministre. En 1652, sur le bruit qui court de la disgrâce de Le Tellier, Laigue s'est mis en tête de faire nommer à sa place un de ses amis, Jérôme de Nouveau, seigneur de Fromont, qui a rendu des services à Mme de Chevreuse et à Mazarin. M. de Fromont paierait sa charge à beaux deniers comptants, sur lesquels Laigue toucherait 100.000 livres : voilà l'explication du zèle de celui-ci ! Mme de Chevreuse demande à Retz — qui n'est pas encore emprisonné — de lui prêter assistance. Je me mis à sourire, écrit le coadjuteur, et à dire que je pensois qu'on me croyoit fou : qu'on savoit bien que je savois mieux que personne que nous n'étions pas en état de faire des secrétaires d'État et que, de plus, si nous étions en cet état, ce ne seroit pas pour M. de Nouveau que nous travaillerions ! M. Le Tellier se défendra : l'affaire n'aura pas de suite.

La seconde circonstance sera la disgrâce de Fouquet. Neuf ans après, vers la fin de juin 1661, Anne d'Autriche voulant s'acquitter d'une promesse qu'elle a faite à Mme de Chevreuse d'aller la voir à Dampierre est venue passer deux ou trois jours chez la duchesse. Elle a emmené avec elle Henriette d'Angleterre, Madame, sa belle-fille, qui a dix-sept ans : Louis XIV, qui a vingt-trois ans, tourne beaucoup trop autour de la jeune femme : c'est pour la soustraire à ces inquiétantes assiduités que la reine, ennuyée, a fait le voyage de Dampierre. Laigue a suggéré à Mme de Chevreuse d'attaquer le surintendant des finances Fouquet. Quel intérêt a-t-il à cette intrigue ? On ne le sait pas. Dans les longues conversations des deux princesses, la question est abordée. Anne d'Autriche aime Fouquet. Elle est affligée de ces attaques ; mais, depuis longtemps, le roi son fils, outré des exactions du surintendant, a manifesté son intention de se défaire de lui et de le frapper. Mme de Chevreuse a invoqué le bien public : les suites ont pu lui faire penser qu'elle avait réussi ; il n'est pas croyable, cependant, comme le dit Mme de Motteville, que ce voyage à Dampierre, dans lequel on traita d'une grande affaire, servit en particulier à décider de la destinée d'un ministre qui alors paroissoit dans un grand crédit. La partie était gagnée d'avance et ailleurs. Louis XIV n'eut pas admis l'intervention de Mme de Chevreuse en pareille matière, ni en nulle autre.

A mesure, en effet, qu'il avance en âge, le jeune roi fait de plus en plus sentir à sa cour, d'une manière dominatrice, un caractère entier et absolu. Sa haute mine, sévère, imposante, son grand air majestueux et hautain, l'habitude qu'il a de très peu parler mais avec une concision glaçante, intimide chacun. On le redoute. De moins en moins Mme de Chevreuse pourra imaginer un retour quelconque à ces rêves d'influence d'autrefois.

Et elle en prend son parti. Seuls le mauvais temps persistant ou les nombreux procès qu'elle a à suivre la contraindront d'aller à Paris : elle demeure à Dampierre ; elle y reçoit : Monsieur, écrit-elle au duc d'Épernon en octobre 1657, après avoir rendu mille grâces de votre souvenir, il faut que je vous témoigne par ces lignes le déplaisir que j'ai de ne pouvoir avoir l'honneur de vous voir à Dampierre cette année : le mauvais temps m'en chasse à Paris où je vous supplie de me mander quand je le puis espérer.

Du moment qu'elle consent à vivre sans cabaler, le roi, qui doit ménager en elle, comme a été obligé de le faire son père, une princesse à demi étrangère, veut bien ne lui manifester aucune animosité. Mme de Chevreuse peut venir à la cour si bon lui semble : sans y être honorée de l'intimité du souverain, elle a le droit d'y tenir son rang de duchesse. Exceptionnellement on l'y verra parfois. En 1671, la cour allant visiter les fortifications des villes du Nord dans un de ces fastueux voyages où Louis XIV déploie la pompe qu'il aime, Mme de Chevreuse accompagnera Mlle de Montpensier.

A Paris, elle vit librement. La grande Mademoiselle rapporte comment on la rencontre se promenant au bras du Laigue ou de Noirmoutier. Ainsi, une fois, J'allais voir Monceau, écrit-elle, parce que l'on disoit que l'on vouloit vendre cette maison : j'appris à mon retour que Mme de Chevreuse et Noirmoutier y avoient été. Mme de Chevreuse avait-elle l'intention d'acheter ce domaine ? Il semblerait. Et cependant ses moyens ne le lui permettaient guère. Toute sa vie, en effet, maintenant, est absorbée par les difficultés sans nombre auxquelles donnent lieu l'état embrouillé de ses affaires et les suites ou conséquences des deuils successifs qui viennent la frapper.

 

Le 16 octobre 1654, en effet, est mort son vieux père, le duc de Montbazon. Il n'avait guère tenu de place dans son existence ! Retiré en Touraine, à Couzières, il y avait vieilli doucement jusqu'à quatre-vingt-six ans, s'occupant peu des siens, insouciant de sa famille et de son patrimoine. Il y avait quatre ans, Anne d'Autriche lui avait fait vendre sa charge de gouverneur de Paris dont il ne pouvait plus s'acquitter en raison de son grand âge. M. de Montbazon s'était exécuté sans rien dire. Il ne disait rien non plus des multiples procès que lui faisaient ses enfants en raison de la manière désordonnée dont il avait géré sa fortune.

Son fils, le prince de Guéméné avait obtenu contre lui deux arrêts du Parlement de Paris, en 1634 et en 1638, contraignant M. de Montbazon à lui rendre compte de sa tutelle, à lui restituer 90.000 livres dues au sujet d'une certaine terre de Briolay et à solder les arrérages de la rente annuelle de 3.000 livres que le duc avait promis de payer à son fils lors de son mariage. M. de Montbazon n'avait pas répondu. Guéméné s'était adressé au Conseil du roi qui, par trois arrêts, en 1639, 1640 et 1654, avait renvoyé l'ensemble des démêlés du père et du fils à la cinquième chambre des enquêtes du Parlement : sur quoi, le fils avait saisi le château de Rochefort-en-Yveline, propriété de son père.

Alors, à l'imitation de son frère, Mme de Chevreuse, elle aussi, avait réclamé au vieux duc la dot stipulée par son contrat de mariage et qui n'avait jamais été payée, 200.000 livres, plus la rente de 10.000 livres à valoir sur la succession de sa mère Lenoncourt et de sa grand-mère Laval. Si son père, disait-elle, consentait à lui délivrer les 200.000 livres comptant en avancement d'hoirie sur sa succession future, elle le tenait quitte du compte de la tutelle. M. de Montbazon avait accepté. Pour la succession de la mère et de la grand-mère, laquelle s'était trouvée en fait ne fournir guère plus de 8000 livres de rente, une sentence arbitrale de décembre 1647 avait condamné le père à parfaire les 10.000 livres en question. M. de Montbazon n'avait payé à sa fille ni les 10.000 livres de rente, ni les 200.000 livres convenues. Mme de Chevreuse s'était de nouveau adressée à la justice. Par sentence des requêtes du Palais de 1651, le père avait été condamné à fournir la rente due, puis à payer, principal et intérêts des 200.000 livres auxquels s'ajoutaient divers articles, 600.000 livres. Montbazon ayant appelé de cette sentence, une transaction était intervenue, le 20 février 1654, aux termes de laquelle le père désintéressait provisoirement sa fille en lui abandonnant diverses terres en Anjou, en Touraine, autour de Montbazon ; Couzières et l'hôtel de Montbazon à Paris. Lorsque Mme de Chevreuse avait voulu prendre possession de ces biens, elle les avait trouvés saisis par des créanciers. Les procédures s'étaient multipliées, à la joie des hommes d'affaires : priorité de la créance de Marie de Rohan, mainlevée de la saisie, mises en adjudication des biens, arrêts, etc. M. de Montbazon était mort sans que toutes ces inextricables contestations eussent été terminées.

De son second mariage avec la belle Mme de Montbazon, le duc avait eu trois enfants qui devaient hériter conjointement avec Mme de Chevreuse et Guéméné. Lorsqu'après sa mort on fit l'inventaire de ses biens, il se trouva que le duché de Montbazon était saisi par des créanciers, le comté de Rochefort par Guéméné, l'hôtel de Montbazon à Paris par d'autres ; Couzières et les terres d'Anjou étaient entre les mains de Mme de Chevreuse : le tout valait à peine i 200.000 livres. Il n'y avait pas d'argent comptant : 45.000 écus, restes de la somme payée naguère à M. de Montbazon comme remboursement de sa charge de gouverneur de Paris, bijoux, vaisselle d'argent, tout avait disparu ; la famille accusait Mme de Montbazon de ce vol : il avait fallu vendre les meubles pour payer les frais des funérailles, de l'apposition des scellés et de l'inventaire.

Chacun des héritiers, le prince de Guéméné, la duchesse de Chevreuse, Mme de Montbazon, les trois enfants, plus quatre-vingts à cent créanciers, présentèrent leurs titres de créance : le tout s'élevait à 1.600.000 livres dont 200.000 pour la centaine de créanciers : le passif était supérieur à l'actif.

On se retourna vers Mme de Montbazon : c'était elle qui avait gaspillé la fortune de son mari ; il fallait qu'elle donnât un état au vrai de toutes les dettes depuis son mariage et qu'elle représentât de bonne foi tous les titres, papiers, meubles précieux, joyaux, vaisselle d'argent et les 45.000 écus de la vente du gouvernement de Paris qu'elle avait divertis ! Le prince de Guéméné réclamait son compte de tutelle depuis 1602 ; Mme de Chevreuse s'en tenait à la transaction conclue avec son père, à condition qu'on lui payât les dédommagements promis. Les complications n'allaient pas s'arrêter là.

M. de Montbazon avait fait un testament en vertu duquel il prescrivait au prince de Guéméné, son fils, de payer aux enfants issus de son second mariage 200.000 livres imputables sur la valeur des charges que M. de Montbazon avait eues du roi et qu'il avait cédées par démission à Guéméné : le gouvernement de Nantes, qui valait 200.000 livres, celui de l'Ile de France, 85.000 écus ; la place de grand veneur, 100.000 écus ; ensemble près de 800.000 livres. Mme de Chevreuse, s'apercevant que l'actif de la succession de son père ne lui fournirait jamais les 200.000 livres et la rente auxquelles elle avait droit, s'empressa de se retourner du côté de ces 800.000 livres, et de demander au Parlement que ses créances, à elle, fussent aussi gagées sur la somme en question. Elle entrait en procès avec son frère. Guéméné en appela au roi. Par arrêt du Conseil, le roi répondra qu'il n'entendait pas qu'on fît état dans les successions des particuliers des charges honorifiques octroyées par lui bénévolement, de peur, disait-il, que le partage des bienfaits n'en diminuât la gratitude. Mme de Chevreuse était déboutée. Mais, outré du tour que lui jouait sa sœur, Guéméné allait se venger d'elle autrement.

Lorsque Mme de Chevreuse avait réclamé à son père la rente convenue sur la succession de sa mère et de sa grand'mère, plus la somme promise par son contrat de mariage, une transaction était intervenue le 20 février 1654 aux termes de laquelle tout serait liquidé moyennant le payement d'une somme fixe de 440.000 livres effectué par M. de Montbazon à sa fille. Mme de Chevreuse s'était empressée de prendre hypothèque de cette somme sur les biens de son père. A l'ouverture de la succession paternelle, elle exigea la priorité comme créancière. Ses procureurs agirent. Elle entendit être intégralement payée sur l'actif avant tout le monde.

Alors Guéméné prétendant que lui aussi avait à retirer sa légitime de l'actif du duc avant tout le monde, et que mieux même, comme aîné, il pouvait l'exiger sur ce qui avoit été donné à la dite dame duchesse de Chevreuse, un procès fut engagé. Mme de Chevreuse répliquait que le prince son frère ayant reçu de leur père des charges dont la valeur représentait 800.000 livres, devait retrouver sa légitime sur cette somme. Si la valeur des dites charges et gouvernements n'estoit suffisante, ajoutait-elle, le surplus se prendroit sur les donations faites aux enfants du second lit du dit sieur duc de Montbazon. Mais alors ce fut aux enfants du second lit à se fâcher. Par exploit du 23 mars 1655, ils exigèrent de Guéméné les 200.000 livres que leur octroyait le testament de leur père à prendre sur les 800.000 livres des charges laissées par M. de Montbazon. Nous avons dit que Guéméné fit intervenir le roi lequel ne permit pas qu'on fît entrer en ligne de compte dans une succession la valeur de charges accordées par sa faveur. Mme de Chevreuse allait continuer les procédures devant toutes les juridictions et les procès se compliquer à l'infini.

Entre temps était morte Mme de Montbazon. Elle avait disparu un peu brusquement, en avril 1657, d'une rougeole rentrée, après deux jours à peine de maladie, à quarante-sept ans. Jusqu'à la fin de sa vie, son succès avait été vif. On sait l'histoire, d'ailleurs controuvée, de M. de Rancé, son dernier ami, trouvant la tête de la duchesse séparée du tronc, parce qu'on n'avait pas pu introduire le corps entier de la défunte dans le cercueil, et si impressionné de ce spectacle inattendu, qu'il se serait fait moine, d'où la fondation de la Trappe. Mme de Montbazon laissait une fille de dix-sept ans, Anne de Rohan, charmante enfant, que Mme de Chevreuse aimait, qu'elle recueillit : elle l'avait élevée à peu près elle-même. L'enfant voudra se faire religieuse et elle entrera au noviciat.

La mort de Mme de Montbazon apportait des difficultés nouvelles. Mais pour Mme de Chevreuse les affaires s'étaient déjà bien autrement compliquées du fait de la disparition de son mari le vieux duc de Chevreuse, enlevé subitement par une attaque d'apoplexie trois mois auparavant, le 24 janvier 1657.

 

Malgré ses quatre-vingts ans, M. de Chevreuse, jusque-là, s'était assez bien porté. Il avait éprouvé une première attaque dont il était sorti indemne, aussi gaillard, disait-il, qu'à vingt-cinq ans. Il mangeait bien, aimait la bonne chère, et, assure Tallemant, avait toujours un faible pour les dames. On le jugeait un peu léger. Devenu de plus en plus sourd, affligé en société de certaines faiblesses qui faisaient rire les jeunes gens, il menait une existence gaie, et ne songeoit qu'à ses plaisirs, assure Monglat. Les gens racontaient qu'à soixante-dix ans il faisait encore venir au château de Dampierre des mignonnes et qu'il fréquentait le soir, après souper, chez je ne sais quelle créature du quartier Saint-Thomas du Louvre, On l'enterra aux Carmes déchaussés. N'ayant pas tenu beaucoup de place dans sa vie, il ne laissait pas un très grand vide après sa mort.

Si la conduite de sa femme l'avait insuffisamment scandalisé, Mme de Chevreuse, elle, avait éprouvé beaucoup d'ennuis du fait des habitudes de désordre de son mari. M. de Chevreuse ne comptait jamais. Sa dissipation était proverbiale. Il tenait à ce que sa maison fût toujours bien tenue, sa table abondante, ses écuries garnies de beaux chevaux, sans se préoccuper s'il avait de quoi payer la dépense. Puis il lui prenait des fantaisies ruineuses telles que celle de faire faire quinze carrosses à la fois afin de pouvoir choisir celui qui serait le plus doux.

Le résultat de sa dissipation fut qu'il se trouva couvert de dettes de bonne heure. Il a passé son existence à se débattre avec ses créanciers. Les procès qu'il a eu a subir ont été innombrables : on le saisit vingt fois ; il manqua perpétuellement d'argent. Alors il empruntait ; il vendait n'importe quoi, à n'importe quel prix, pour vivre. Du Dorât écrivait à Boispillé le 9 juillet 1638 : Vous saurez que Monseigneur le duc se porte bien et présentement est plus avant dans l'argent comptant que quand vous êtes parti, car il a vendu deux chevaux à Mme de Choisy. Il est bien vrai que ce n'est pas une nouvelle de le voir vendeur mais le miracle est de savoir que Mme de Choisy a donné six cents livres comptant de deux mauvaises bêtes, et une chose inouïe qu'une femme de la Place Royale ait donné de l'argent à M. de Chevreuse ! Cela me fait juger qu'à votre retour vous le trouverez bien changé !

Terres, pensions, bénéfices, les huissiers prirent tout ! M. de Chevreuse s'adressait alors à Richelieu ; il suppliait le cardinal d'obtenir pour lui du Parlement, par l'intermédiaire du chancelier, des jugements favorables de mainlevée : Monsieur, écrivait-il au ministre en 1641, ayant su que M. le Chancelier estoit à Rueil, j'ai pris ce temps pour venir supplier votre Éminence de vous souvenir de ma très humble supplication. Je suis contraint de me rendre importun estant extrêmement pressé. Je vous supplie d'avoir pitié de moi ! Mais Richelieu répondait à M. de Chevreuse qu'il n'avait qu'à payer ce qu'il devait ! Lorsqu'en 1640, le duc se proposant d'aller chercher sa femme en Angleterre, avait demandé comme récompense au gouvernement la mainlevée de ses pensions saisies, il avait assuré les secrétaires d'État que le Cardinal, parlant à lui-même et à Boispillé, lui avait promis satisfaction. Je n'ai pas dit un seul mot à M. de Chevreuse ni à ses gens de la mainlevée pour ses pensions, répondait vertement Richelieu irrité à Chavigny, le 19 avril ; ains, au contraire, j'ai toujours dit que le roi entendoit bien qu'il les touchât, mais les réparations [paiement des dettes] préalablement faites. S'il veut tromper comme sa femme, il le peut faire, mais je ne suis point d'avis qu'on lui donne autre chose jusqu'à ce qu'il ait fait son voyage. Je vous conseille de parler sec à Boispillé ensuite de quoi ils feront ce qu'ils voudront, c'est-à-dire ils iront ou n'iront pas, comme bon leur semblera.

M. de Chevreuse en fut réduit à vivre d'avances. Dans une humble supplique qu'il envoyait à Richelieu en 1640, il expliquait tristement que depuis six années on lui avait fait opposition sur plus de 80.000 livres de ses rentes ! Il en était extrêmement incommodé et nécessiteux, avouait-il. Son bien saisi réellement, il avoit fallu qu'il vécût sous crédit et emprunts la plupart du temps. Et il sollicitait une avance de dix ou douze mille écus sur les revenus de ses offices ! Il était misérable !

Il était si misérable que Mme de Chevreuse, exaspérée, se décida à demander la séparation de biens ! M. de Chevreuse, qui accusait sa femme de gaspiller autant que lui, manifesta une grande fureur. C'est dans le courant de l'année 1637 que fut introduite l'instance de séparation. Mme de Chevreuse était en exil à Couzières ; elle avait chargé du soin de ses affaires, M. Georges Catinat, le lieutenant général de Tours ; elle correspondait avec Paris, à ce sujet, au moyen d'un certain Mazelle. Mazelle ne venoit à Paris qu'en cachette, avouait la Porte dans un de ses interrogatoires, à cause que M. de Chevreuse le vouloit battre pour ce qu'il se mêloit de poursuivre les procès que Mme de Chevreuse avoit intentés contre lui. La Porte ajoutait que Mazelle avait reçu mission de la duchesse d'obtenir l'appui de la reine pour décider les juges à rendre un arrêt qui lui fût favorable. Anne d'Autriche avait prié en effet du Dorât de faire en son nom les démarches nécessaires.

Les discussions furent vives. Mme de Chevreuse demandait que son mari payât intégralement toutes les dettes du ménage. Celles-ci étaient des plus variées ; le duc et la duchesse devaient partout : pour avances faites et gages non payés, à leurs anciens intendants Clercelier et Fosse, lesquels en avaient été réduits à accepter une rente à la place de ce qu'on leur devait ; — une rente également annuelle au pourvoyeur Prou, aussi comme intérêt de sommes qu'il avait avancées : — 30.000 livres à un M. Morant ; 14508 livres à un M. de Montmort ; 40.000 livres à MM. le Lièvre et Lhuilier ; 500 livres de rente à M. Ménardeau ; et bien d'autres ! En outre, Mme de Chevreuse réclamait pour elle une liste assez longue de sommes s'élevant à un total de près de 500.000 livres et en plus deux pensions annuelles, l'une de 10.000 livres en son nom, une autre de 6000 livres pour l'entretien de sa fille. Elle entendait garder l'hôtel de Chevreuse. M. de Chevreuse multiplia les factums, se débattit contre ces exigences, expliqua.

L'arrêt fut rendu vers la fin de l'été 1637. Le Parlement accordait à Mme de Chevreuse une pension annuelle de 8.000 livres pour ses aliments, 5.000 livres pour l'entretien de sa fille, plus l'hôtel de Chevreuse, moyennant un remboursement équitable payé au mari en raison des dépenses faites par lui pour l'agrandissement et l'embellissement de la demeure. En ce qui concernait les dettes, la cour, estimant que la duchesse était aussi responsable que le duc du désordre qui régnait dans le ménage, la déclarait solidairement obligée avec M. de Chevreuse, à payer ce qui était dû. La charge était forte : elle allait être la source de difficultés interminables ! Pour les capitaux, le Parlement donnait à la duchesse ce qu'elle demandait, 500.000 livres.

Sans se troubler, M. de Chevreuse continua à habiter paisiblement l'hôtel de la rue Saint-Thomas du Louvre ; — sa femme était en Angleterre ; — il ne payait aucun loyer : il avait gagné à la séparation de n'être plus responsable des frais d'entretien. Il ne versa à la duchesse ni les 500.000 livres qu'il devait, ni les 8.000 livres de pension, ni les 5.000 nécessaires à l'entretien de sa fille. Seulement il était enchanté, parce que, lorsque des créanciers venaient lui réclamer de l'argent, il les renvoyait à sa femme.

Et alors tomba sur Mme de Chevreuse la nuée geignante des créanciers du ménage. La duchesse ne pouvait pas plus payer que son mari ; elle essaya de donner des acomptes afin de calmer les impatients, ii 540 livres à un M. de Boissise, rachat à M. Ménardeau de ses 500 livres de rente. C'étaient des palliatifs. Tous se coalisèrent. Mme de Chevreuse fut saisie.

Et ainsi ils vécurent des années dans le désordre le plus complet, on ne sait de quoi, Mme de Chevreuse le plus souvent en exil, hors de France, subsistant d'emprunts, de secours que lui donnait l'Espagne ; M. de Chevreuse, de quelques restes de ses revenus : duché de Chevreuse, — lequel expliquait-il lui-même, rapportait peu à cause des non-valeurs, des diminutions de revenus causées par les guerres, des grandes dépenses qu'occasionnaient les réparations de bâtiments, les gages des officiers et le lourd entretien de Dampierre ; — d'une pension de 40000 livres sur les cinq grosses fermes, de quelques parties de bénéfices données par le roi sur les abbayes de Corbie, de Saint-Rémy de Reims, de Saint-Denis, revenus précaires, rentrant irrégulièrement et incomplètement, le tout, par surcroît, le plus souvent saisi.

Lorsque Mme de Chevreuse revint à Paris, le ménage décida, en 1652, de réviser un peu ses affaires. On ne savait pas comment vivre. La situation n'était plus tenable. Elle donnait lieu, les fournisseurs refusant tout, à des scènes violentes au cours desquelles M. de Chevreuse ne se possédait plus et menaçait sa femme. On écrivait à Mazarin, le 7 février 1652 : Jamais la duchesse de Chevreuse ne fut si embarrassée des bourrasques de son mari qui devient furieux. Il a d'horribles requêtes toutes prêtes contre elle, prétendant la faire arrêter, si bon lui semble, par l'autorité du sacrement ! Après de longs débats, un accord était conclu au mois de mars. Mme de Chevreuse, pour accommoder les choses par les voies de douceur et de bienséance, et jouir du repos dans la maison, disait l'acte, consentait à réduire à 400.000 livres le chiffre de 500.000 qu'elle réclamait à son mari ; elle renonçait même à être payée de cette somme du vivant du duc ; elle, ou ses héritiers, attendraient le décès de M. de Chevreuse. En retour, M. de Chevreuse donnerait à sa femme une pension annuelle de 20.000 livres, gagée sur les 40.000 livres des cinq grosses fermes ; il consentait à se charger de toutes les dettes du ménage y compris celles créées conjointement depuis leur séparation.

M. de Chevreuse n'observa pas plus cette convention que les autres. Il ne donna rien, tout au plus quelques billets qui demeurèrent impayés. Deux ans après, Mme de Chevreuse, une fois de plus saisie, s'adressait au Parlement : avec les avances faites par elle à des créanciers, disait-elle, la pension qui lui était due, les annuités de celle de sa fille, son mari lui devait 71.540 livres. Dans sa requête, et afin de ménager les susceptibilités de M. de Chevreuse, elle feignait de mettre en cause quelque sous-ordre mal intentionné : Voyant, disait-elle, que les affaires du duc demeuroient dans une confusion à ne pouvoir éclaircir les dettes ni l'emploi des revenus par la dangereuse conduite de celui qui en avoit la direction et qui, abusant de la facilité de mon dit sieur de Chevreuse, avoit toujours éloigné le paiement de toutes les dettes, elle n'avoit pu souffrir davantage l'embarras auquel on la laissoit pour le fait de mon dit sieur de Chevreuse sans employer les voies de justice pour l'obliger à une exécution sincère de la dite transaction. Elle annonçait son intention de faire saisir le duché de Chevreuse !

Alors M. de Chevreuse ripostait vivement. Lorsque la transaction de 1652 avait été conclue, disait-il, déjà ses revenus des cinq grosses fermes de l'année, sur lesquelles devaient se prendre les 20.000 livres de pension de la duchesse, étaient distribués à des créanciers. Pour 1653, il avait donné à sa femme des billets sur les cinq grosses fermes de l'année 1654. A cette heure — début de juillet 1654 — Mme de Chevreuse avait pu toucher deux quartiers de ses pensions ; elle toucherait le troisième le 15 et le dernier en son temps, en octobre. La pension de 1654 serait encore réglée avec des billets sur l'année 1655. Que Mme de Chevreuse observât, ajoutait le duc en gémissant, que le dit seigneur lui donnoit et à ses créanciers, le plus clair de son revenu, le reste n'étant que ses pensions de bénéfices dont il y avait plus de huit ans qu'elles ne lui avoient donné aucune chose. Quant aux produits du duché de Chevreuse, on savait ce qu'il en revenait, presque rien. Toutes ces raisons, concluait M. de Chevreuse, faisaient qu'il était dans l'impossibilité de payer autrement la pension de 1654.

Puis il énumérait les créanciers qui le traquaient, disait ce qu'il avait fait pour les calmer, annonçait ce qu'il comptait faire afin de leur donner satisfaction. Et voilà, finissait le rédacteur du factum, l'état au vrai des prétentions de ma dite dame et les raisons de Monseigneur, après lesquelles il n'y a pas apparence de porter les choses à telle extrémité que de vouloir dépouiller Monseigneur de son duché, et, le poursuivant par la saisie réelle, faire procéder par bail judiciaire pour le peu de bien duquel à présent il peut jouir pour subsister dans ses dépenses, puisque les pensions des bénéfices diminuent continuellement, ses rentes des cinq grosses fermes, la dite dame en prend la moitié et le surplus est à ses créanciers.

Prise ainsi entre sa propre détresse et celle de son mari, Mme de Chevreuse ne savait plus que résoudre. Elle s'adressa au chancelier Séguier. En novembre de cette même année 1654, elle lui envoyait un mémoire circonstancié, montrant sa pénurie, sa misère, racontant comme quoi, en guise de la pension que lui devait son mari, elle avait reçu des billets à échéances lointaines. Il fallait vivre ! Elle en était réduite à emprunter aux marchands, aux pourvoyeurs, à leur faire elle-même des billets payables sur les cinq grosses fermes ! Elle parlait des créanciers qui venaient s'adresser à elle, la tourmenter, la saisir. Pouvait-on concevoir situation plus pitoyable ! Et elle suppliait le chancelier de venir à son secours à cause, disait-elle, de la nécessité où elle étoit réduite, n'ayant aucun bien qui lui rapportât du revenu que les 400.000 livres que lui devait M. de Chevreuse !

Alors une idée vint aux hommes d'affaires qui conseillaient la duchesse. Pourquoi M. de Chevreuse ne vendrait-il pas son duché à sa femme ? Dans la transaction, toutes les difficultés s'arrangeraient : le duc serait dégagé des engagements qu'il avait contractés à l'égard de la duchesse ; il pourrait, si bon lui semblait, continuer à jouir de Dampierre, comme il jouissait de l'hôtel de la rue Saint-Thomas du Louvre ; les causes de troubles disparaîtraient. De quelle façon, il est vrai, Mme de Chevreuse, qui n'avait pas un écu vaillant, paierait-elle le duché ? Ceci était une question qu'on finirait peut-être par résoudre en empruntant. Mme de Chevreuse accepta. Après avoir longuement réfléchi, M. de Chevreuse se décida : le duché de Chevreuse était vendu à Marie de Rohan.

L'acte fut dressé devant les notaires Ogier et Gallois, le 15 octobre 1655, en l'hôtel de la rue Saint-Thomas du Louvre, où habitait toujours le ménage. Les conseillers de Mme de Chevreuse avaient adroitement ménagé les intérêts de leur cliente ; ceux du duc s'étaient défendus avec habileté.

Par cet acte, M. de Chevreuse cédait à sa femme la pleine propriété du duché de Chevreuse, à l'exception de 550 arpents de bois vendus à M. de Montmort et de la châtellenie de Châteaufort, fiefs et dépendances, plus la ferme d'Oinvilliers et 34 arpents de bois cédés à un M. de Montrouillon. Le duc de Chevreuse se réservait le titre de duc et pair jusqu'à sa mort et le droit de faire exercer la justice dans l'étendue du duché en son nom. Après sa disparition, Mme de Chevreuse aurait la faculté de demander au roi des lettres patentes soit de continuation, soit de nouvelle érection de la duché-pairie en faveur de son fils, le duc de Luynes, ou du fils de celui-ci, le marquis d'Albert.

M. de Chevreuse cédait à sa femme Dampierre et tout son mobilier, sauf la vaisselle d'argent : il se réservait toutefois jusqu'à la fin de sa vie la jouissance du château, bâtimens, basses-cour, édifices, jardins, canaux, fontaines, étangs et parcs du dit lieu. Il entretiendrait le tout à ses frais, y compris les murs de clôture.

Pour prix de cette vente des conditions complexes étaient imposées à Mme de Chevreuse. D'abord elle paierait à son mari 1.030.000 livres ; elle prendrait ensuite à son compte diverses charges : telles que celle de rembourser à une demoiselle Boisset le prix du greffe et du tabellionné de Chevreuse ; de payer les gages des gruyers, lieutenant, gardes-bois, bailli et procureur fiscal du duché ; d'assurer des rentes de 200 livres aux Augus-tins de Paris, ou aux dames des Hautes-Bruyères de Port-Royal, de 495 livres au curé et à l'église de Dampierre ; de donner tous les ans au prieur de Chevreuse trois muids, trois setiers de grains, à MM. de Montmort et de Méridon le produit de la coupe de sept arpents de bois, etc. M. de Chevreuse était quitte à l'égard de sa femme de toutes les obligations que par son contrat de mariage ou des stipulations postérieures il avait pu contracter.

Ensuite, du million de livres à payer au duc, les hommes d'affaires de Mme de Chevreuse faisaient défalquer les sommes suivantes : d'abord les 400.000 livres que devait M. de Chevreuse à sa femme par la convention du 7 mars 1652 ; puis 20000 livres montant des intérêts de ces 400.000 livres pour l'année 1654 ; divers comptes en outre payés par Mme de Chevreuse aux créanciers de son mari ; 8.720 livres à MM. Gratien et Ménardeau, 1.500 livres à Mme le Coigneux, 60 livres au notaire Rémond, 514 livres de taxes d'épices et intérêts. Cela réduisait le chiffre initial à 600.000 livres. Sur ces 600.000 livres, Mme de Chevreuse verserait à son mari dans les huit jours, 280.000 livres, mais afin d'être tranquillisée du côté des créanciers du ménage, elle exigeait que cette somme fût employée à l'instant même, ainsi que Monseigneur le duc promettoit et s'obligeoit de faire en la présence de ma dite dame ou de telle personne qu'elle voudroit nommer, au paiement et acquit des dettes auxquelles il étoit obligé, telle que mon dit seigneur aviseroit ; auxquelles ma dite dame étoit obligée solidairement avec le dit seigneur. Resteraient enfin 320.000 livres : jusqu'au parfait paiement de cette somme, renvoyé à des temps meilleurs, Mme de Chevreuse en donnerait annuellement l'intérêt au denier vingt. Tout compte fait, M. de Chevreuse ne toucherait pas un écu de la vente.

Mais l'affaire, en définitive, n'était trop mauvaise ni pour l'un, ni pour l'autre. M. de Chevreuse gardait son titre ducal ; il conservait Dampierre ; il était débarrassé des contestations avec sa femme à laquelle il ne devait plus rien : il pouvait jouir paisiblement de ses 40.000 livres des cinq grosses fermes sans être obligé d'en abandonner une partie à la duchesse. De son côté, Mme de Chevreuse acquérait à assez bon compte un immense domaine. Ils furent satisfaits.

Il y avait à trouver les 280.000 livres que la duchesse s'était engagée à payer comptant. Avec un gage comme le duché, les prêteurs, sans doute, seraient faciles à déterminer. Les conseillers de la duchesse et son fils, le duc de Luynes, se mirent en campagne. Sept prêteurs consentirent, moyennant constitution de rentes et hypothèques, à avancer l'argent. — M. de Luynes s'engageait solidairement avec sa mère et assurait l'intérêt des sommes prêtées au denier vingt. — Parmi ces prêteurs figuraient Port-Royal et ses amis : les dames, abbesse, et religieuses de Port-Royal pour 40.000 livres ; Simon Arnauld de Pomponne, second fils d'Arnauld d'Andilly, pour 40.000 livres ; Jean Hamelin, contrôleur général des ponts et chaussées en la généralité de Paris, qui cacha Arnauld et Nicole chez lui, pour 60000 livres ; puis un M. Léger Meunier, ancien maître des comptes, 28.000 livres ; Mme Antoinette de Beaucler, veuve de M. François de Rochechouart, 18.000 livres ; enfin la maison d'institution de l'Oratoire de Jésus-Christ, Notre-Seigneur, fondée par M, Pinette, faubourg Saint-Michel, 22.000 livres. Le tout ne faisait que 248000 livres. La différence jusqu'à 280.000 livres, soit 32000 livres, était retenue par Mme de Chevreuse comme paiements d'intérêts et de notes diverses. Le 22 novembre 1655, au nom de M. de Chevreuse, son secrétaire, Jean Moron, muni d'une procuration du duc, recevait les 248.000 livres en question ; il en donnait quittance à l'hôtel de Chevreuse devant les notaires Ogier et Gallois contre promesse, consignée dans l'acte, que cette somme serait immédiatement remployée au paiement des dettes de son maître. Quatre mois après, conformément au droit du temps, le 11 mars 1656, Mme de Chevreuse prêtait foi et hommage au roi entre les mains du chancelier Séguier, pour raison du duché de Chevreuse, ses appartenances et dépendances, circonstant et annexées, tenues et mouvant de nous, disait Louis XIV dans les lettres patentes, à cause de la grosse tour de notre château du Louvre. Les difficultés financières étaient terminées avec le mari. Le ménage n'avait plus qu'à jouir paisiblement de la tranquillité si péniblement acquise ; il ne devait pas en jouir longtemps : l'année suivante, M. de Chevreuse était mort !

Veuve, Mme de Chevreuse se trouva dans une situation des plus embarrassée. Son train de maison était trop lourd pour elle, ses habitudes d'existence trop larges et fastueuses. Il fallait se restreindre. Tenant à garder Dampierre, elle se décida à vendre l'hôtel de Chevreuse à Paris : ce fut une pénible résolution. Elle le vendit en 1657 au duc de Candale, pour son père le duc d'Épernon, moyennant la somme de 400.000 livres. M. de Luynes avait acheté la demeure 175.000 livres ; il y avait réuni une maison de 24.000 livres étendant les jardins jusqu'aux remparts, grâce à un don de terrain que lui avait fait Louis XIII. Mme de Chevreuse avait une première fois revendu l'hôtel au duc de Chevreuse, son second mari, pour 180.000 livres, en 1622 : après les embellissements apportés par celui-ci elle en obtenait maintenant plus du double ! A partir de ce moment, elle errera, incapable, semble-t-il, de trouver un gîte, à Paris, où elle puisse reposer sa tête. On la trouve : en 1658, rue de l'Université, paroisse Saint-Sulpice ; en 1660, rue Gît-le-Cœur, paroisse Saint-André-des-Arts ; en 1663, rue Saint-Dominique, paroisse Saint-Sulpice. L'âge, les ennuis, la gêne, allaient l'accabler de plus en plus.

Cependant on lui avait laissé les 40000 livres de rente que son mari prenait sur les cinq grosses fermes ! Ce revenu ne lui suffisait pas. Le roi, par lettres patentes du 19 mars 1658, avait consenti à lui accorder la jouissance du comté de Charolais et de la baronnie du Mont-Saint-Vincent, moulins et étangs, avec les circonstances et dépendances — lesquelles appartenaient au roi d'Espagne — en dédommagement de la confiscation faite par les Espagnols de certaines terres qu'elle avait achetées jadis, étant en Flandre, à Karpen et à Lommerein : cela était encore insuffisant.

Alors elle essaya des spéculations : elle rêva d'acheter une île des Antilles, la Martinique ! Dans un mémoire au roi, elle expliquait qu'une compagnie française s'étant formée vers 1626 pour peupler les Antilles, Saint-Christophe, la Martinique, la Guadeloupe, et le roi Louis XIII lui ayant accordé les seigneurie et propriété de ces pays, la compagnie avait échoué ; elle avait vendu la Guadeloupe à un M. Houel, gouverneur de l'île, la Martinique à un M. Duparquet et Saint-Christophe à l'ordre de Malte. Désirant acheter la Martinique aux héritiers de M. Duparquet, Mme de Chevreuse demandait à Sa Majesté de lui donner les mêmes privilèges octroyés aux gens de Malte sur Saint-Christophe, c'est-à-dire les droits royaux, sauf hommage et redevance d'une couronne d'or à chaque avènement de roi. Louis XIV avait refusé : l'affaire n'eut pas de suite.

Mme de Chevreuse possédait toujours son duché de Chevreuse ! Mais combien la charge était lourde pour elle ! Il fallait concilier l'obligation de tenir son rang avec celle d'entretenir un aussi considérable domaine ! La duchesse était de nouveau couverte de dettes. Les créanciers la harcelaient. Alors elle eut la pensée de vendre Chevreuse et Dampierre, de se décharger, comme elle le disait, des soins que la possession des grandes terres apportent et pourvoir aussi au paiement de ce qu'elle devoit pour vivre dorénavant avec plus de quiétude. Comment se défaire de cette demeure à laquelle elle tenait tant, où elle avait vécu plus de quarante années et qui lui rappelait tant de souvenirs !

Elle imagina de faire don pur et simple de Chevreuse et Dampierre à son fils le duc de Luynes. En retour, M. de Luynes acquitterait ses dettes, lui paierait une pension annuelle de 20.000 livres ; mais, comme feu M. de Chevreuse, la duchesse continuerait à jouir de Dampierre. Le duc de Luynes accepta. L'acte, passé le 1er mars 1663 devant les notaires Le Carron et Gallois, stipulait que la donation était faite en avancement d'hoirie pour valoir à dater de la Saint-Jean-Baptiste suivant : Mme de Chevreuse se réservait, à Dampierre, le logement pour elle et son train, quand il lui plairait d'y aller, et l'usage de ses meubles.

Quatre mois après, le 9 septembre 1663, par donation entre vifs, M. de Luynes transmettait à son propre fils, Charles-Honoré d'Albert, le titre et la terre de Chevreuse. Et lui aussi, comme son père, comme sa mère, il se réservait également, sa vie durant, la jouissance par usufruit des château, basses-cours et autres logements, avec les jardins, parterres, canaux, étangs et tout ce qui étoit enfermé dans l'étendue du parc de Dampierre, tellement la famille entière tenait à ce coin si cher ! Il entretiendrait le tout : plantations, fontaines, canaux, murs de clôture. Au petit-fils, le marquis d'Albert, en revanche, incomberait le devoir d'acquitter les dettes de la grand'mère — le duc de Luynes en avait déjà payé 49.000 livres — et de fournir à Mme de Chevreuse la pension annuelle de 20.000 livres.

Aux termes de lettres patentes de 1612, le duc de Chevreuse défunt n'ayant pas eu d'enfant mâle, la pairie, à sa mort, devait être éteinte, le duché seul étant transmissible, sauf le bon plaisir du roi. Louis XIV ratifia la donation du duché de Chevreuse en maintenant le titre ducal : il ne releva pas la pairie.

 

Et c'est ainsi que sur ses vieux jours la lignée de ses enfants de Luynes — la seule descendance masculine qu'elle eut eue — assurait à Mme de Chevreuse, le repos et la tranquillité. Combien elle était fière de cette lignée, au moins de son petit-fils, dans lequel elle voyait revivre les brillantes qualités guerrières des ancêtres du siècle précédent !

De son fils, elle avait eu moins à se louer. Ami fervent des jansénistes, marié à une Séguier très pieuse, et, elle aussi, ardente pour Port-Royal, M. de Luynes avait été jugé par sa mère trop dévot et furieusement dégénéré. Il s'était fait bâtir, à deux pas du monastère de Port-Royal-des-Champs, à Vaumurier, un petit château où il se retirait près des religieuses, avec sa femme, dans la retraite et le silence, se levant toutes les nuits, disant l'office, donnant son bien aux pauvres. Les jansénistes faisoient tout chez lui, disait Tallemant. On appelait M. de Luynes le connétable des moniales. Puis, de santé pélicate, Mme de Luynes était morte, le 13 septembre 1651, à vingt-sept ans, laissant quatre enfants. M. de Luynes était revenu dans le monde. Six ans après, il s'était amouraché de sa petite tante, Anne de Rohan, la fille de Mme de Montbazon, recueillie par Mme de Chevreuse : il avait trente-cinq ans, la jeune fille dix-sept. La mère était très contrariée, Anne de Rohan voulant se faire religieuse et se trouvant dans un noviciat. Mme de Chevreuse, qui craignoit le retour de son fils dans la retraite de Vaumurier, écrit Saint-Simon, avoit eu tant de peur que le désespoir de ne pouvoir obtenir l'objet de sa passion ne le précipitât de nouveau dans la solitude, qu'elle avoit pressé sa petite sœur de quitter le voile blanc et qu'avec de l'argent, qui fait tout à Rome, elle avoit eu dispense pour le mariage qu'elle fit en 1661 et qui fut fort heureux. Les deux époux devaient avoir sept enfants. Lorsqu'Anne mourra, en 1684, à quarante-quatre ans, M. de Luynes se remariera une troisième fois avec Marguerite d'Aligre. C'était, comme dit Sainte-Beuve, un vir uxorius : il aimait le mariage. Bussy-Rabutin raconte que lorsqu'il eût épousé Anne de Rohan, Mme de Chevreuse, dont la personne, dit-il, étoit le tombeau des plaisirs après en avoir été le temple, ne pouvant plus rien pour elle-même, produisit Mme de Luynes, qui est une des belles femmes de France, afin de lui faire supplanter Mlle de la Vallière dans le cœur de Louis XIV ! L'origine de l'information rend celle-ci suspecte. Si elle était exacte, elle attesterait la médiocre estime qu'avait Mme de Chevreuse pour son fils.

Comme elle aimait bien plus son petit-fils ! Quoiqu'il eût été l'élève de Port-Royal et particulièrement de Lancelot — la Logique de Port-Royal avait été faite pour lui — le marquis d'Albert s'était plus détaché des jansénistes que son père. Homme d'action, — les armes l'attiraient, — il s'était brillamment signalé dans les campagnes de Flandre où il avait été blessé : sa grand'mère retrouvait en lui ses propres qualités actives, le besoin de se produire, de paraître, de parvenir. Il allait combler les vœux de la duchesse en contractant un profitable et magnifique mariage avec la fille de Colbert.

Dès le courant de l'année 1666, il avait été question de ce mariage. On parle ici d'un nouveau mariage à la cour, écrivait Guy Patin le 29 décembre, savoir de la fille de M. Colbert, qui est aujourd'hui τά πάντα Cœsaris, avec M, le duc de Chevreuse qui est fils de M. de Luynes et petit-fils du connétable. M. Colbert, fils de marchand, est devenu grand seigneur et gouverne sous main toute l'Europe : au moins est-il comme le maître de la France ! Dans une lettre au duc de Chaulnes — grand oncle de Charles-Honoré d'Albert — Colbert disait, pour excuser que l'héritier d'un fabricant de draps mariât sa fille avec un duc, petit-fils de connétable : que le roi, qui étoit bien plus le père de ses enfants que lui-même, avait daigné penser à cette union. Mme de Chevreuse, ajoutait-il, avait été également une des premières à y songer. Il terminait : Je vous assure que je m'attache, par ce moyen, aux intérêts de votre maison pour laquelle vous me trouverez toujours dans des sentiments très sincères et très passionnés. C'était précisément, en même temps qu'une grosse dot, ce que cherchaient et Mme de Chevreuse et son petit-fils.

Contrairement à l'affirmation de Colbert, il semble que Louis XIV, au dire de Lefèvre d'Ormesson, se soit plutôt montré hostile à ce mariage. En même temps en effet qu'il jetait son dévolu, pour sa fille aînée Marie, sur le duc de Chevreuse, Colbert, songeait, pour la seconde, Henriette-Louise, à Paul de Beauvilliers, fils du duc de Saint-Aignan. C'était beaucoup de prétentions à la fois ! Cependant, le roi n'avait pas insisté : il avait même parlé le premier à Luynes, ce qui marquoit, avouait d'Ormesson, le crédit de M. Colbert.

Les cérémonies eurent lieu le 1er février 1667. L'archevêque de Paris bénit le mariage dans la chapelle de l'hôtel de Colbert. Un festin suivit où il y avait trois tables de 45 convives. Le parallèle étoit plaisant, écrivait le même Ormesson, de toute la famille de M. de Luynes d'un côté et de celle de M. Colbert de l'autre. M. Le Brun me dit les magnificences des noces ; M. le chancelier y avoit assisté et au souper. Et déjà le public énumérait les fructueux avantages que la famille de Luynes allait retirer de cette union : M. de Luynes serait nommé gouverneur de Paris ou de Guyenne, le duc de Chevreuse grand maître de l'artillerie, à la place du duc de Mazarin, le duc de Chaulnes, gouverneur de Bretagne. Si la famille tenait le présent et l'avenir, c'est que Mme de Chevreuse s'était habilement occupée d'assurer la fortune de son petit-fils !

Elle s'était beaucoup moins tourmenté du sort de ses filles. Elle en avait eu quatre : une de M. de Luynes, trois de M. de Chevreuse : Anne-Marie, Henriette et Charlotte. Au cours de sa vie agitée et vagabonde, elle n'avait guère trouvé d'autre moyen de se débarrasser d'elles que de les confier à sa belle-sœur, l'abbesse de Jouarre, Dans les embarras financiers de la famille, pensait-elle, le mieux que ces enfants pussent espérer était de demeurer dans un cloître, d'y avoir la vocation et de se faire religieuses. Malheureusement, en 1638, Mme de Jouarre était morte, les enfants ayant entre sept et vingt ans. Il avait fallu les placer ailleurs. Mme de Chevreuse avait voulu les mettre à l'abbaye de Saint-Antoine, près de Paris : elle avait écrit à Richelieu afin de solliciter l'autorisation royale. Ne se souciant pas de voir les filles de Mme de Chevreuse venir habiter si près de la cour, Richelieu avait refusé : la supérieure, disait-il, ne serait plus maîtresse chez elle ; ces enfants — que le cardinal supposait aussi turbulents que leur mère — seroient capables de débaucher quantité d'esprits qui sont dans Saint-Antoine et d'y attirer une si grande quantité de visites que ce seroient des processions continuelles. Alors Mme de Chevreuse avait abandonné ses filles à son mari. M. de Chevreuse n'avait su qu'en faire. Il les avait provisoirement casées, avec les religieuses de Jouarre qui les accompagnaient, à Issy. Mais là c'était l'archevêque de Paris qui avait suscité des difficultés : Monsieur, écrivait Chevreuse à Chavigny, le 17 août 1640, je suis en telle peine de mes enfants, qu'il a fallu, pour la violence de M. de Paris, que je fasse sortir Mlle de Luynes et mes filles d'Issy et les ai envoyées à Dampierre attendant qu'il plaise à Son Éminence d'ordonner ce qu'il veut qu'il en soit fait : s'il lui plaisoit qu'elles demeurassent encore à Issy, attendant sa volonté, ce me seroit une grande faveur. Faites-moi l'honneur de lui en vouloir parler et d'obtenir une lettre de lui pour M. de Paris et pour les religieuses de Jouarre qu'elles ont avec elles. Mais M. de Chevreuse ne pouvait indéfiniment conserver ses filles à Dampierre. Il maudissait la mère, cause de ses ennuis. Deux, au moins, de ces enfants manifestaient quelque velléité de se faire religieuses. M. de Chevreuse apprenant que la supérieure de l'abbaye de Remiremont, en Lorraine, était très âgée, eut l'idée d'envoyer l'une d'elles prendre le voile dans le monastère, en obtenant de Richelieu la promesse de la succession future. Le cardinal avait accepté. Ah ! lui écrivait le duc, vous soulagez un père chargé de filles dont je suis bien empêché. Votre Éminence en sait les raisons et les ingratitudes de la mère, les pertes et maux qu'elle m'a causés !

L'affaire de Remiremont ne devait pas aboutir. Seulement l'aînée, Anne-Marie, se fera en effet religieuse et deviendra abbesse de Pont-aux-Dames où elle mourra jeune, à vingt-sept ans, en 1652 ; une autre, Henriette, se fera aussi religieuse et sera abbesse de Jouarre, comme sa grand'tante : elle vivra longtemps, jusqu'en 1693, et aura des contestations avec Bossuet ; la dernière, enfin, Charlotte, d'esprit si peu monastique, reviendra auprès de sa mère pour ne plus la quitter et jouer près d'elle le rôle que l'on sait. Quant à Mlle de Luynes, elle était morte en septembre 1646, à vingt-huit ans, de la petite vérole.

 

Ainsi débarrassée de ses dettes, de ses soucis, de son mari et de ses enfants, Mme de Chevreuse n'avait plus qu'à se laisser vivre doucement à sa guise. Elle avait toujours Laigue avec elle. Ce petit gentilhomme de Limoges de 5.000 livres de rente, comme l'appelait dédaigneusement Mazarin, esclave de la duchesse qui exerçait sur lui un empire auquel il n'essayait pas de se soustraire, ne la quittait plus, par habitude. Mme de Chevreuse n'était guère belle cependant : alourdie, épaissie, la figure empâtée et ridée, les cheveux blanchissants, elle n'offrait plus d'attrait ! Dans sa Carte géographique de la cour parue en 1668, Bussy-Rabutin faisait d'elle un portrait un peu dur, mais, semble-t-il, assez véridique : Chevreuse, disait-il — la duchesse avait soixante-huit ans — est une grande place fort ancienne, pour le présent toute délabrée, dont les logements sont tout découverts ; elle est néanmoins assez forte du dehors, mais de dedans mal gardée ; elle a été autrefois très fameuse et fort marchande ; elle trafiquoit en plusieurs royaumes et maintenant la citadelle est toute ruinée par la quantité de sièges qu'on y a faits pour la prendre. On dit qu'elle s'est souvent rendue à discrétion. Le peuple y est d'une humeur fort changeante et fort incommode. Elle a eu plusieurs gouverneurs. Elle en est mal pourvue à présent, car celui qui est en charge n'est bon à rien ! Laigue, dont on disait qu'il n'était plus bon à rien avait cinquante-quatre ans.

Sa vie était si confondue avec celle de Mme de Chevreuse, à Paris où à Dampierre, qu'on répétait partout que les deux personnages étaient unis entre eux par un de ces mariages dits de conscience, secrets, mais non clandestins, fréquents, assure-t-on, à cette époque. Saint-Simon s'est fait l'écho de ce bruit. Il fallait qu'il fût exact, ou du moins que les relations des deux personnages fussent devenues tout à fait irréprochables, car, sans cela, on ne s'expliquerait pas que les sévères Messieurs de Port-Royal eussent accepté Laigue et Mme de Chevreuse au nombre de leurs amis. Laigue fréquentait beaucoup les Jansénistes ; il était mêlé activement à leurs affaires. Dans une conversation avec Saint-Évremond, rapportée par celui-ci, Stuart d'Aubigny, familier de Port-Royal, racontait qu'en tête des meneurs politiques travaillant pour la cause, était Laigue. Laigue comptait parmi les intimes de M. d'Andilly. M. d'Andilly, accusé devant le roi d'avoir fomenté des troubles, priait Laigue et Mme de Chevreuse de prendre sa défense à la cour. Laigue et la duchesse parlaient à Louis XIV. Les pieux sentiments de Laigue, à l'égard de Port-Royal, se manifesteront par son testament, — rédigé au château de Dampierre le 30 juillet 1658 et conservé aujourd'hui dans le minutier d'un notaire de Chevreuse. — Laigue y demandait à être inhumé à Port-Royal, dans l'église des religieuses, laissant au monastère 3.600 livres de rente, et des legs à la duchesse de Chevreuse, à MM. d'Andilly père et fils. Il serait difficile de croire qu'un si dévot gentilhomme eût vécu en état public d'inconduite et daté cet édifiant testament d'un logis où sa présence constituait un scandale !

Mme de Chevreuse et Laigue ne devaient plus se quitter. Ce fut lui qui partit le premier, le 19 mai 1674 : il avait soixante ans ; on l'enterra non à Port-Royal, les circonstances ne le permettaient plus, mais dans l'église des Jacobins de Paris, où un monument lui fut élevé qui devait être détruit à la Révolution.

La mort de son ami causa à la duchesse une très grande affliction. Elle avait soixante-quatorze ans. La vie n'avait plus d'intérêt pour elle. Survivante d'un âge disparu, si différent de celui dans lequel elle vivait, maintenant délaissée, oubliée, n'ayant rien à espérer, ou à prévoir, il ne lui restait qu'à se retirer dans une solitude encore plus complète, pour consacrer ce qui lui resterait de jours à se préparer à son heure dernière. Elle était devenue très pieuse. La religion lui apportait les consolations que réclament les âmes fatiguées finissantes. Elle fit choix, pour lieu de sa retraite définitive, d'un prieuré bénédictin qui ne contenait plus de moines, situé à Gagny, à trois lieues et demie de Paris, près de Chelles, dont des amis de Port-Royal, les Akakia, avaient été prieurs depuis le début du siècle, et qu'on appelait le prieuré de Saint-Fiacre ou la Maison rouge. Le village, tranquille, peuplé de deux à trois cents habitants, était ramassé autour de sa vieille église. Ce fut là qu'elle vint terminer son existence agitée, ne sortant plus, priant Dieu, attendant la fin. Elle devait l'attendre, dans le silence et la solitude, cinq ans : le 12 août 1679, elle s'éteignait !

Sur sa demande, on l'enterra simplement. Il n'y eut à ses funérailles ni oraison funèbre, ni apparat. Son corps fut déposé dans l'église de Gagny, près de la chapelle de la Vierge, le long de l'aile méridionale. Elle avait désiré que son épitaphe, brève et modeste, ne l'appelât ni princesse, ni très haute et très puissante dame, que les titres de son mari ne fussent pas rappelés : Ci-gît, disait l'inscription, Marie de Rohan, duchesse de Chevreuse, fille d'Hercule de Rohan, duc de Montbazon. L'humilité ayant fait mourir depuis longtemps dans son cœur toute la grandeur du siècle, elle défendit que l'on fît revivre à sa mort la moindre marque de cette grandeur qu'elle voulut achever d'ensevelir sous la simplicité de cette tombe.

C'est là qu'elle a reposé jusque vers le milieu du XIXe siècle. Depuis, l'église a été démolie, ainsi que le prieuré de la Maison rouge, les cendres de Mme de Chevreuse ont été dispersées : l'épitaphe, seule, dernière épave de la vie de la duchesse, a été retrouvée : elle est aujourd'hui pieusement conservée au château de Dampierre !

 

FIN DE L’OUVRAGE