DU vivant de Richelieu, à mesure que Louis XIII, usé par la maladie, s'affaiblissait davantage, les contemporains semblaient de plus en plus persuadés que le prince, prisonnier du cardinal, n'était qu'un jouet entre les mains de son ministre. L'attitude du roi, le lendemain de la mort de Richelieu, eût pu les détromper ! Le cardinal disparu, Louis XIII fut fort surpris lorsqu'affluèrent à Saint-Germain quantité de solliciteurs convaincus que tout était changé dans le royaume, que les amis de Richelieu allaient être renvoyés, de nouveaux ministres appelés aux affaires, les bannis graciés, les détenus élargis et les victimes du régime précédent remis en leurs honneurs et dignités. Le roi s'irrita. Il connaissait bien la thèse qui depuis si longtemps le représentait comme un souverain fainéant, conduit par un maire du palais absolu. On l'avait assez imprimée dans les libelles parus les quinze dernières années de son règne : son propre frère le lui avait écrit dans des lettres impertinentes rendues publiques au moment de leurs démêlés. Vingt fois, par des réponses directes ou indirectes, Louis XIII avait tâché d'affirmer le contraire ; ses dénégations étaient passées inaperçues. Il commença par faire connaître à tout le royaume, au
moyen de lettres adressées aux gouverneurs des provinces, que la mort du
cardinal ne modifiait en rien la politique du gouvernement : les anciens
collaborateurs du ministre demeuraient en place, ceux qui avaient été exilés
continuaient de l'être : quant aux solliciteurs, le roi faisait savoir qu'il enverroit à Moins que personne, Mme de Chevreuse devait espérer faire fléchir la rigueur du roi. Elle connaissait l'animosité du prince à son égard, elle savait trop de combien d'éléments divers était formée cette animosité personnelle : elle aima mieux ne rien demander. Durant les derniers mois qui lui restaient à vivre, Louis XIII allait publiquement manifester contre elle son antipathie irréductible et sa colère. A proportion même que la vie s'en allait en lui par une lente consomption, il semblait que sa pensée, toujours ferme et nette, prît sur le sujet de Mme de Chevreuse, comme une fixité hallucinante. Dans ses conversations avec Anne d'Autriche, Mazarin et le secrétaire d'État Chavigny, il parlait constamment de la duchesse : il en parlait avec chaleur, disant que la brouillerie, le désordre et le malheur ne pouvoient être séparés du lieu où la dite dame seroit et qu'elle avoit été fatale partout où elle avoit séjourné. Non seulement il n'admettait pas qu'on pût solliciter de lui la rentrée de Mme de Chevreuse, mais il s'appliquait à répéter que lorsqu'il serait mort, on ne devrait à aucun prix la laisser revenir. Il insistait. Nul mieux que lui, disait-il, ne savait quelles complications cette femme était capable de susciter : il fallait se garder d'elle comme de la peste. Rappelant ces recommandations dans une de ses lettres, Mazarin ajoutait mélancoliquement : Le feu roi étoit inspiré de Dieu pour le bien de ce royaume ! Et c'était en partie cette préoccupation qui rendait Louis
XIII si perplexe au sujet de l'organisation de la future régence de son fils.
S'il se refusait à laisser à Anne d'Autriche la pleine autorité de la
régence, c'est qu'entre autre il appréhendait précisément que la duchesse ne
reprît sur l'esprit de la reine l'influence d'autrefois, et qu'il prévoyait
les conséquences politiques funestes que pouvait avoir l'autorité d'une
créature dont il connaissait trop les intrigues avec les Espagnols : Il ne pouvoit se résoudre, écrit Aussi lorsque le 21 avril 1643, trois semaines avant sa mort, sentant la fin venir, il se décida à dresser la déclaration par laquelle, refusant à Anne d'Autriche la souveraine autorité de la régence, il fixait le Conseil appelé à gouverner l'État au nom de son fils Louis XIV mineur, il entendit que l'exclusion de Mme de Chevreuse du royaume et l'éloignement de Châteauneuf fussent formellement spécifiés. Comme notre dessein, disait-il, est de prévoir tous les sujets qui pourroient en quelque sorte troubler le bon établissement que nous faisons pour conserver le repos et la tranquillité de notre État, la connaissance que nous avons de la mauvaise conduite de la dame duchesse de Chevreuse et les artifices dont elle s'est servie jusqu'ici pour mettre la division dans notre royaume, les factions et les intelligences qu'elle entretient au dehors avec nos ennemis nous font juger à propos de lui défendre, comme nous lui défendons, l'entrée de notre royaume pendant la guerre ; voulons même qu'après la paix conclue et exécutée, elle ne puisse retourner dans notre royaume que par les ordres de la dite dame régente, avec l'avis du dit Conseil, à la charge néanmoins qu'elle ne pourra faire sa demeure ni être en aucun lieu proche de la cour et de la dite dame reine. Et en ce qui concernait Châteauneuf : D'autant que pour de grandes raisons importantes au bien de notre service, nous avons été obligé de priver le sieur de Châteauneuf de la charge de garde des sceaux de France et de le faire conduire au château d'Angoulême où il a demeuré jusqu'à présent par nos ordres, nous voulons et entendons que le dit sieur de Châteauneuf demeure au même état qu'il est de présent au dit château d'Angoulême jusques après la paix conclue et exécutée, à la charge, néanmoins, qu'il ne pourra lors être mis en liberté que par l'ordre de la dite dame régente, avec l'avis du dit conseil qui ordonnera d'un lieu pour sa retraite dans le royaume, ou hors du royaume, ainsi qu'il sera jugé pour le mieux. Mme de Motteville, dans ses Mémoires, et Mazarin, dans une de ses lettres, racontent comment, tandis qu'on lisait à Louis XIII le brouillon de cette déclaration, le prince, étendu sur son lit, écoutait, silencieux, les yeux clos. Lorsque le lecteur arriva au passage qui concernait Mme de Chevreuse, il s'anima et se releva le regard fiévreux ; puis quand le passage fut achevé, il s'exclama avec colère : Voilà le diable, cela ! voilà le diable ! Goulas ajoute que M. de Chevreuse qui se trouvait dans une pièce voisine, ayant été très ému du propos, Louis XIII lui envoya dire qu'il l'estimait beaucoup personnellement et rendoit témoignage qu'il l'avoit toujours bien servi ! Le 14 mai 1643, Louis XIII mourait. Sur les conseils de Mazarin, Anne d'Autriche faisait casser le testament royal par le Parlement, s'attribuait la souveraine autorité de la régence qu'on avait voulu lui refuser et prenait la direction du royaume. A la séance solennelle où l'on proclama cette décision, le petit roi Louis XIV qui étoit à la bavette, étoit porté par le duc de Chevreuse, son grand chambellan. Était-ce un présage ? M. de Chevreuse était plein d'espoir. Si le nouveau gouvernement, pensait-il, avait fait si peu de cas des volontés du feu prince, sur un point auquel le défunt tenait le plus, à combien plus forte raison n'insisterait-il pas sur des prescriptions plus secondaires, telle que celle qui concernait l'exil de Mme de Chevreuse ! M. de Chevreuse se trompait ! Devenue régente, Anne d'Autriche n'avait pas pris sans
effroi possession du pouvoir. Elle ne connaissait rien aux affaires ; par
ailleurs elle avoit trop de défiance d'elle-même et
de son humilité, écrit Mme de Motteville, pour
n'être pas persuadée de son incapacité au gouvernement. Convaincu de
cette incapacité, Louis XIII, mourant, lui avait instamment recommandé de ne
pas se séparer du ministre qu'il lui laissait : Mazarin. Italien d'origine,
remarqué par Richelieu et par le roi lui-même en raison de ses grandes
qualités politiques, de son expérience approfondie des affaires et d'un sens
très juste, Mazarin s'était donné à Or Mazarin, qui avait vécu de longs mois avec Louis XIII et Richelieu, savait l'antipathie du roi à l'égard de Mme de Chevreuse. On retrouvera sous sa plume, et combien plus justifiées par la suite, les mêmes récriminations contre la duchesse. Mme de Chevreuse ne pouvait pas compter sur les bonnes dispositions du nouveau ministre à son égard. Heureusement pour elle que Mazarin n'avait pas le caractère ferme de Richelieu ou inexorable de Louis XIII. Étranger, peu connu, manquant de prestige, au lieu de briser ses adversaires, comme son énergique prédécesseur, il devait tâcher de composer avec eux, de les réduire, de se montrer souple, accommodant. On l'a accusé de n'être pas brave : Retz écrivait : L'on voyoit sur les degrés du trône d'où l'âpre et redoutable Richelieu avoit foudroyé plutôt que gouverné les humains, un successeur doux, bénin, qui ne vouloit rien, qui étoit au désespoir que sa dignité ne lui permît pas de s'humilier autant qu'il l'eût souhaité devant tout le monde. Les ennemis du ministre allaient admirablement profiter de son manque d'énergie, et de sa faiblesse. Mme de Chevreuse en bénéficia la première. L'aurore de la régence était pleine de promesses. Cette fois la détente, que la mort de Richelieu n'avait pu provoquer, se produisait. On disait Anne d'Autriche très bonne. La reine et Mazarin, ne se sentant pas en état de contenir la réaction, cédaient. Tous ceux qui étoient hors du royaume, écrit Lenet, revenoient à la file et nous voyions aux obsèques de ce pauvre prince [Louis XIII] tous ceux qui avaient été bannis, pendus, roués, décapités ou emprisonnés ! Le gouvernement de la régence semblait à l'opinion comme un gouvernement réparateur. Les victimes du règne précédent accouraient. Mme de Chevreuse ne douta pas qu'elle ne pût rentrer. Il convenait à sa dignité qu'elle ne rentrât pas précipitamment. Devenue souveraine maîtresse, son ancienne amie Anne d'Autriche, dont elle avait, de si longues années, partagé les malheurs comme confidente et comme complice, pour qui elle avait tant souffert et subi les rigueurs de l'exil, lui devait de la recevoir avec éclat. Qui plus qu'elle, ainsi que l'écrit Mme de Motteville, avoit régné dans le cœur de la reine et dans toutes ses disgrâces, avoit toujours conservé ses intelligences avec elle et avoit paru posséder plus entièrement son amitié ? Mme de Chevreuse se faisait des illusions. Dès les derniers temps de la vie de Louis XIII, les sentiments de la reine à l'égard de Mme de Chevreuse, s'étaient modifiés. Était-ce par prudence qu'elle affichait maintenant, devant Richelieu, des sentiments hostiles à la duchesse ? Une première fois elle avait refusé en termes assez méprisants de recevoir une lettre de son amie. Le 28 juillet 1642, Chavigny écrivait à Richelieu : La reine, m'a demandé avec soin s'il étoit vrai que Mme de Chevreuse revînt et, sans attendre que je lui répondis, elle m'a témoigné qu'elle seroit marrie de la voir présentement en France, qu'elle la connaissoit pour ce qu'elle étoit et elle m'a ordonné de prier Son Éminence, de sa part, si elle avoit envie de faire quelque chose pour Mme de Chevreuse, que ce fût sans lui permettre son retour en France. J'ai assuré Sa Majesté qu'elle auroit satisfaction sur ce point. Et le 12 août : La reine proteste que non seulement elle ne veut point que Mme de Chevreuse l'approche, mais qu'elle est résolue, comme à son propre salut, de ne plus souffrir que personne lui parle contre la moindre chose de son devoir. L'affaire de Cinq-Mars, dans laquelle on avait cru reconnaître l'intervention de Mme de Chevreuse, d'où le soupçon possible que la reine y fût aussi mêlée, était-elle cause de ces protestations prudentes ? Peut-être. Plus vraisemblablement, l'âge, l'expérience, la maturité de l'esprit venant, Anne d'Autriche commençait à comprendre la légèreté et l'inconséquence d'une femme qui lui avait fait jouer des rôles indignes d'elle. Elle jugeait néfaste l'influence qu'elle avait subie : elle était résolue à s'en dégager. Lorsque Louis XIII mort, elle prit le pouvoir, la préoccupation de ses responsabilités, cette gravité que donne à la pensée l'exercice du commandement, une plus juste appréciation des nécessités politiques réelles, allaient fortifier en elle des sentiments déjà très fermement ancrés. Mme de Chevreuse trouvait en son ancienne confidente une princesse qui ne se souciait pas plus de la voir revenir que Richelieu ou Louis XIII : Mazarin l'approuva et l'encouragea. Des amis de la duchesse, ce fut Marsillac, — C'était précisément le moment où la situation de ce ministre commençait à la préoccuper sérieusement. Une opposition menaçante se formait contre lui. Le fils du duc de Vendôme, François, duc de Beaufort, jeune homme de vingt-sept ans, présomptueux, léger, ardent, l'attaquait avec ardeur. Grâce à son nom, à l'éclat et à la puissance de sa famille, il avait réussi à former autour de lui un groupe de partisans dangereux. Anne d'Autriche s'inquiétait. Les amis de Mme de Chevreuse en profitèrent pour expliquer à la reine et à Mazarin qu'il y avait un moyen de contrebalancer l'influence trop forte des Vendôme : c'était de leur opposer celle des Guise-Lorraine. Or par Mme de Chevreuse la régente aurait les Lorraine : qu'elle laissât revenir la duchesse, celle-ci aiderait le gouvernement. Ainsi le retour de Mme de Chevreuse devenait une nécessité politique ! Anne d'Autriche balança. Elle ne savait que faire. Elle écrivit à tout hasard à Mme de Chevreuse. Elle lui recommandait vaguement, quand elle reviendrait à Paris, de demeurer en bonne intelligence avec le cardinal. De son côté, Mazarin envoyait à la duchesse lord Montaigu, offrant, un peu lourdement, à la duchesse, les sommes d'argent qu'elle pourrait désirer afin de payer ses dettes : Il espéroit qu'il se noueroit une étroite amitié entre elle et lui. C'était un revirement et des avances. Mme de Chevreuse fut un peu surprise. Elle avait été prévenue des dispositions premières peu favorables de la régente et de son ministre à son égard. Ce brusque changement la remplissait de satisfaction, mais la troublait. On avait donc besoin d'elle ! D'autre part, elle était avertie de prendre garde au cardinal : ses amis, lui disait-on, avaient déjà pris position contre le ministre : il ne fallait pas qu'elle les désavouât ! Mazarin, d'ailleurs, jouait un jeu double : il était dans les meilleurs termes avec la famille de Richelieu que la duchesse détestait. Alexandre de Campion, demeuré en rapports étroits avec la duchesse, conseillait à Mme de Chevreuse de ne pas se prononcer, d'attendre, de voir elle-même : Le conseil que je prends la liberté de vous donner sur ce sujet, lui disait-il, est que vous ne preniez aucune résolution à fond que vous n'ayez vu la reine sur les sentiments de qui vous aurez la joie de régler votre conduite. Mme de Chevreuse résolut de suivre ce conseil. Ainsi, en définitive, elle était implicitement autorisée à
rentrer à Paris. Elle pria Alexandre de Campion de venir au-devant d'elle à
Péronne, Ce fut le 6 juin 1643 qu'elle quitta Bruxelles. Vingt
carrosses la suivaient, remplis de dames et de seigneurs espagnols ou
flamands, désireux de l'accompagner pendant quelques lieues pour lui faire
honneur. Elle gagna Mons où elle traversa l'armée espagnole. Par Condé, le 9,
elle atteignit Cambrai. Sur l'ordre de Mazarin, on l'accueillait partout avec
des égards ; les gouverneurs des villes et des châteaux l'escortaient une
lieue avant et une lieue après leur place. M. d'Hocquincourt, étant allé la
recevoir à la frontière, la conduisit à Péronne où le duc et la duchesse de
Chaulnes la festoyèrent. De là, Mme de Chevreuse gagna Roye : elle y trouva De Roye, Mme de Chevreuse se rendit le 13 à Cette rentrée était un événement. Tout le monde en
parlait. On afflua à l'hôtel de la rue Saint-Thomas du Louvre afin de saluer
la duchesse. La lutte, en effet, entre lui et le groupe de
Beaufort-Vendôme, se dessinait. Chacun des adversaires comptait sur Mme de
Chevreuse. La cour étoit si fort partagée,
assure Aussi, lorsque Mme de Chevreuse se présenta au Louvre afin
d'offrir ses hommages à la souveraine, fut-elle froidement accueillie. Le premier contact avait été malheureux. En fait, les deux femmes ne se reconnaissaient plus. Mme de Chevreuse ne trouvoit plus en la reine ce qu'elle y avoit laissé et ce changement faisoit aussi que la reine, de son côté, ne trouvoit plus en elle les mêmes agréments qui l'avoient autrefois charmée. Après avoir pendant quelque temps dissimulé, Mme de Chevreuse se prononça ouvertement contre Mazarin. Les difficultés commençaient. Elle se mit en relation avec le groupe Beaufort dont elle
sut bientôt les intérêts et les ambitions. Désolé, Mazarin vint la voir, la
questionna : enfin, que voulait-elle ? Il était prêt à tout pour lui être
agréable ! Avait-elle besoin d'argent ? Désirait-elle 50.000, 200.000 francs
? Mme de Chevreuse refusait : elle s'étendait sur les plaintes et les désirs
de ses amis : le duc de Vendôme voulait l'amirauté, le gouvernement de Mme de Chevreuse, qu'enhardissait l'humble attitude de Mazarin et les concessions qu'elle obtenait de lui, le prit alors de haut. Elle s'impatienta ; elle osa parler à la reine s'en prenant au cardinal et s'expliquant en des termes qui donnèrent lieu à la régente de soupçonner qu'elle étoit revenue persuadée qu'elle avoit tout pouvoir sur son esprit ! Anne d'Autriche fut froissée. Elle non plus ne voulait pas du retour de Châteauneuf. Les choses se gâtaient. Comme son prédécesseur, Mazarin était maintenant fatigué de la duchesse ! Vous êtes bien heureux, disait-il plus tard au ministre espagnol Don Luis de Haro ; vous avez, comme on en a partout ailleurs, deux sortes de femmes, des coquettes en abondance et fort peu de femmes de bien : celles-là ne songent qu'à plaire à leurs galants et celles-ci à leur mari ; les unes et les autres n'ont d'ambition que pour le luxe et la vanité. Les nôtres, au contraire, soit prudes, soit galantes, soit vieilles, soit jeunes, sottes et habiles, veulent se mêler de toutes choses. Une femme de bien ne se coucheroit pas avec son mari, ni une coquette avec son galant s'ils ne leur avoient parlé ce jour-là d'affaires d'État ! Elles veulent tout voir, tout connaître, tout savoir et, qui pis est, tout faire et tout brouiller. Nous en avons, entr'autres, qui nous mettent tous les jours en plus de confusion qu'il n'y en eut jamais à Babylone ! Si Mme de Chevreuse tenait tant à la rentrée de Châteauneuf, c'est qu'elle ne se préoccupait pas seulement des intérêts personnels de ses complices ; elle avait sur la politique générale des idées qu'elle entendait faire réaliser par le retour de l'ancien garde des sceaux aux affaires. Or ces idées n'étaient autres que la paix à tout prix avec l'Espagne et la réconciliation avec la maison d'Autriche, c'est-à-dire en somme le renversement de la politique de Richelieu. Après avoir végété dix ans dans sa prison d'Angoulême d'où il écrivait à Chavigny, le 23 mars 1643 combien il désirait sortir de la rude et misérable condition où il étoit détenu dedans un âge fort avancé et plein de maladies qui le travailloient continuellement, Châteauneuf avait été élargi au début de la régence et autorisé à résider dans sa maison de Montrouge, près de Paris : il s'y tenait tranquille. Mme de Chevreuse entra en campagne. Elle se mit à vanter à
la reine les qualités de l'ancien ministre ; elle parlait de sa longue expérience dans les affaires : il était ferme,
décisif, disait-elle ; il aimoit l'État et il
étoit plus capable que nul autre de rétablir l'ancienne forme de gouvernement
que le cardinal de Richelieu avoit commencé de détruire. Anne
d'Autriche éludait. De parti pris, maintenant, elle écartait tout ce que lui
demandait la duchesse, pendant que Mazarin amusoit
celle-ci par des paroles soumises et galantes. Mme de Chevreuse
s'impatienta : On ne faisoit rien pour elle et ses
amis, répétait-elle ; le pouvoir du cardinal
augmentoit tous les jours ; les amabilités que lui prodiguait Mazarin
n'étaient qu'artifices. Elle se plaignit
hautement. Elle témoignoit, écrit Cette force provenait du pouvoir que s'attribuait le
groupe des Beaufort-Vendôme, ses amis. Par dérision, on appelait les gens de
ce groupe : les Importants. Ils se croyaient les maîtres. Cependant une
opposition très forte se déclarait maintenant contre eux. En voyant Mme de
Chevreuse demander le retour de Châteauneuf, la princesse de Condé — une
Montmorency qui n'avait jamais pardonné à l'ancien garde des sceaux d'avoir
fait condamner à mort son frère, le duc Henri de Montmorency, par la
commission judiciaire qu'il présidait, — avait violemment attaqué la duchesse
et les siens. Sa fille, la brillante duchesse de Longueville, destinée à
jouer un rôle si actif dans toutes les intrigues de Informée ou non des dispositions du gouvernement, Mme de
Chevreuse, par tactique ou par imprudence, redoubla ses menées. En juin et
juillet 1643, Mazarin notait dans ses carnets que, grâce à elle, le parti des
Vendôme prenait de l'extension ; qu'elle lui avait acquis le duc de Guise,
lequel avait consenti à servir de médiateur pour attirer le duc d'Elbeuf. Le
cardinal était également avisé que la duchesse, se préparant à entrer dans la
voie des réalisations, songeait à acquérir une île sur la côte de Bretagne,
où elle pourrait se réfugier en cas de péril : elle était en pourparlers avec
Mme d'Assérac afin d'acheter Belle-Île : Campion en serait le gouverneur ;
elle s'y rendrait avec don Antonio Sarmiento, son amant : les Vendôme maîtres
de La vie de cour avait repris plus brillante que jamais : réceptions et fêtes se succédaient dans une société nombreuse, affairée, en apparence légère, mais où les passions n'en couvaient pas moins à peine dissimulées. La haine des Condé contre Mme de Chevreuse ne faisait que croître. Un éclat était à la merci d'un incident ; cet incident, la belle-mère de Mme de Chevreuse, Mme de Montbazon, le provoqua. Mme de Montbazon avait alors trente-trois ans. Grande, bien faite, dégagée, avec une gorge, disait Mme de Motteville, faite comme celle que les plus habiles sculpteurs nous veulent représenter des anciennes beautés romaines et grecques ; de grande mine, de taille avantageuse et d'un port ravissant, ajoutait Goulas, Mme de Montbazon était une des beautés les plus en vue de la cour. Il est vrai, on la jugeait peu intelligente ; elle se montrait vaniteuse, hautaine, pleine de mépris ; mais elle attirait beaucoup par un air libre et hardi qui lui étoit naturel. Très entourée, fort coquette, provoquant de nombreuses passions, elle n'y résistait pas : Jamais, dit Retz, femme n'a été de si facile composition... je n'ai jamais vu personne qui eût conservé dans le vice si peu de respect pour la vertu. Elle avait eu Gaston d'Orléans, le duc de Chevreuse — le propre gendre de son mari ; — elle avait à ce moment Beaufort. En rapports étroits avec Mme de Chevreuse — plus âgée qu'elle de dix ans, — la duchesse de Montbazon était, à cause de Beaufort, un des partisans les plus ardents de sa belle-fille. Nulle n'était aussi agressive, moins endurante : ce fut chez elle que se produisit l'incident. Un jour d'août 1643, où elle recevait dans sa chambre, étant un peu souffrante, — beaucoup de gens étaient venus la voir, notamment le comte Maurice de Coligny, — on trouva, tombées de la poche de celui-ci, crut-on, deux lettres anonymes, assez passionnées, provenant d'une femme et contenant des récriminations, des menaces de rupture et des tendresses écrites sur un ton doux et triste. M. de Coligny passait pour l'ami de Mme de Longueville. Mme de Montbazon conclut que ces lettres étaient des lettres d'amour de la brillante sœur de Condé : c'était inexact. On saura plus tard qu'elles étaient l'œuvre de Mme de Fouquerolles et avaient été adressées à M. de Maulévrier. Beaufort rapporta l'aventure ; il colporta le propos. La rumeur fut extrême. La maison de Condé se souleva, protestant violemment contre cette calomnie, accusant Mme de Chevreuse et Mme de Montbazon de diffamation. Anne d'Autriche, ennuyée, se fit apporter les billets, les montra aux amies de Mme de Longueville, reconnut qu'ils n'étaient pas de la jeune femme, après quoi les fit brûler. Elle obligea Mme de Montbazon à présenter des excuses. Il y eut un échange de déclarations courtes et froides, un peu pincées chez Mme de Montbazon, hautaines chez la princesse de Condé. Or, à quelque temps de là, Mme de Chevreuse offrait une collation — un goûter — à la reine dans un jardin fort à la mode, planté à l'extrémité des Tuileries par un certain Renard, qui en avait fait un agréable réduit où les personnes de la plus haute qualité venoient se divertir, écrit Guy Joly. Mme de Montbazon, présente, faisait les honneurs avec sa belle-fille. Anne d'Autriche était venue accompagnée de la princesse de Condé qui n'avait accepté de suivre la reine que parce qu'on l'avait assurée que Mme de Montbazon, souffrante, ne serait pas là. Lorsqu'elle aperçut celle-ci, elle voulut se retirer : Anne d'Autriche la pria de rester. Sur l'insistance de la princesse, la souveraine envoya demander à Mme de Montbazon de vouloir bien la sortir d'embarras en s'en allant : Mme de Montbazon refusa. La reine, piquée, aussitôt partit ; un grand nombre de dames la suivirent : c'était un esclandre. Le trouble fut très grand. L'affront était public. Toute la cabale des Importants prit fait et cause pour Mmes de Montbazon et de Chevreuse. Comme réponse, le 22 août, Anne d'Autriche ordonnait à Mme de Montbazon de s'en aller en exil au château de Rochefort-en-Yveline, domaine de son mari. La mesure de rigueur aggravait l'affaire. L'agitation fut au comble. Le plus excité était le duc de Beaufort. Audacieux, esprit lourd et faux, ayant le sens beaucoup au-dessous du médiocre, Beaufort, disait Retz, était un homme mal poli, avec des manières grossières, un être envieux, malveillant et inégal. La cabale se répandit en menaces. On considéra que Mazarin était le seul responsable de ce qui s'était passé. Ce fut à lui qu'on s'en prit. Des conférences eurent lieu à l'hôtel de Chevreuse, secrètement : Beaufort, les Guise, un M. de Beaupuis, fils du comte de Maillé, les deux frères Campion, Henri et Alexandre, y assistaient. Un indicateur, le P. Carré, religieux dominicain qui, du temps de Richelieu, accablait le cardinal de dénonciations, avertissait Mazarin. Le résultat de ces conciliabules fut la résolution prise d'enlever Mazarin et de le tuer. Au dire de Henri de Campion dans ses Mémoires, ce serait Mme de Chevreuse qui aurait eu l'idée première de cet attentat ; elle s'en serait ouvert à Beaufort qui aurait accepté ; Beaufort aurait ensuite acquis Beaupuis et Alexandre de Campion. Le raisonnement de la duchesse était que Mazarin rétablissant la tyrannie de Richelieu, avec encore plus d'autorité et de violence que celui-ci, il n'y avait d'autre moyen d'avoir raison du ministre que de le détruire. Après Alexandre de Campion, on sollicita son frère Henri. Celui-ci refusa. Ce qu'on lui demandait était un assassinat, disait-il : on entendait se venger sur Mazarin des violences de Richelieu ; on était jaloux de Mazarin ! Devant ces résistances, Alexandre et Beaufort, à leur tour, hésitèrent. Mme de Chevreuse remonta le courage de tous. Henri finit par céder, à condition qu'on ne tuât pas le cardinal, et encore qu'il ne ferait que défendre Beaufort : on fit semblant d'accepter. Beaufort recruta aussi son capitaine des gardes, de Lié, son écuyer Brillet et des hommes de main : Ganseville, Héricourt, Avancourt. Les détails d'exécution furent arrêtés : un soir, lorsque le cardinal qui se rendait en ville en carrosse, accompagné à peine de cinq ou six laquais et de quelque bénéficier, sortirait de l'hôtel de Clèves, où il habitait, près du Louvre, on attaquerait sa voiture. Des laquais postés dans les tavernes du quartier surveilleraient et préviendraient. Au signal donné, dans ces rues qui entourent le palais du roi, petites, étroites, mal éclairées ou désertes, les conjurés envelopperaient le carrosse : Brillet et Ganseville arrêteraient les chevaux ; Héricourt et Avancourt seraient aux portières et frapperaient ; Beaufort et les autres demeurés derrière, à cheval, empêcheraient les interventions. Le coup fait, chacun s'esquiverait. Mme de Chevreuse resterait à la cour, où elle apaiserait la reine et tâcherait de la réconcilier avec Beaufort, étrange illusion, puisque cette duchesse, comme l'écrit Campion, n'étoit alors guère de mesure de rien faire à l'avantage de ses amis. Retz se moque du complot qu'il dit avoir été ourdi par quatre ou cinq mélancoliques ayant la mine de penser creux, cabale, ajoute-t-il, de gens qui sont tous morts fous ! D'autres contemporains l'ont nié : les Mémoires de Campion ne laissent aucun doute. On voit par ses carnets que, sans connaître les détails, Mazarin était vaguement prévenu. Un instant les conjurés crurent qu'ils pourraient exécuter
leur projet hors de Paris. On annonçait en effet que le cardinal allait se
rendre à Elle décida qu'on attaquerait Mazarin, le soir, lorsqu'il irait au Louvre. Elle prit ses précautions. La compagnie colonelle des gardes françaises étant à ce moment chargée du service de garde au palais, la duchesse s'arrangea pour faire ordonner aux soldats par leur chef, le duc d'Épernon, de ne pas bouger, quelque bruit qu'ils entendissent, et de se borner à tenir les portes closes. La date fut fixée au 30 août. Ce soir là rendez-vous était donné aux complices sur le quai du Louvre, à la taverne des Deux Anges, après le coucher du soleil. A l'heure dite, tous y étaient. Seulement, la vue de huit ou dix chevaux sellés, bridés, attendant à la porte d'une auberge près du palais du roi, parut insolite : on prévint Anne d'Autriche qui avisa Mazarin : le cardinal ne sortit pas. Le lendemain, dès l'aube, à la cour, il ne fut bruit que de l'incident de la veille. Quels étaient ces chevaux et leurs cavaliers rassemblés si près du Louvre ? Une seule explication était possible : un attentat avait été sur le point d'être commis contre Mazarin. D'une commune voix, également, on accusa Beaufort et ses amis d'avoir voulu tuer le cardinal. L'émotion fut générale. Le gouvernement était obligé d'agir. Un conseil fut tenu auquel assistaient : le duc d'Orléans, le prince de Condé, les ministres. Mazarin avait des preuves. L'arrestation de Beaufort fut résolue. Ce jour même, 1er septembre, Beaufort étant allé à une fête que le comte de Chavigny, gouverneur de Vincennes, offrait à la reine — Mazarin n'était pas venu — Anne d'Autriche, présente, fit au duc un accueil glacial. Ses amis le prévinrent qu'il eût à prendre garde. Beaufort haussa les épaules. Le lendemain, 2 septembre, toujours insouciant, il venait au Louvre : M. de Guitaut, capitaine des Gardes, l'arrêtait, le conduisait au château de Vincennes et l'écrouait : l'opération s'était faite sans bruit. La mesure produisit l'impression qu'on pouvait imaginer. Ce coup de rigueur, écrivait Retz, fait dans un temps où l'autorité étoit si douce qu'elle étoit comme imperceptible, fit grand effet. Effrayés, les complices s'enfuirent ; ils allèrent se réfugier à Anet, chez le duc de Vendôme, père de Beaufort, qui les accueillit, les cacha et dit qu'il les protégerait. Pendant ce temps, rue Saint-Thomas du Louvre, Mme de Chevreuse, inquiète au dernier point, se demandait ce qui allait lui arriver. Anne d'Autriche se croyait obligée d'agir prudemment avec
elle. Elle attendrait un peu, cinq ou six semaines, puis l'exilerait en y
mettant quelque forme ; la reine expliquerait à la duchesse qu'il était
nécessaire de quitter provisoirement la cour : Elle
lui conseilleroit de vivre agréablement en France, de ne se mêler d'aucune
intrigue, de jouir sous sa régence du repos qu'elle n'avoit pu avoir du temps
du feu roi ; elle lui représenteroit qu'il était temps de se plaire dans la
retraite et de régler sa vie sur les pensées de l'autre monde ; elle lui
diroit qu'elle lui promettoit son amitié à cette condition. Lorsqu'en
octobre, la reine se décida à tenir ces discours à Mme de Chevreuse, celle-ci
prit très mal ce qu'elle appelait : des remontrances
et des conseils. Il fallut ordonner. La duchesse reçut commandement
formel de se rendre à Dampierre, de là à Couzières. On lui donnait Mme de Chevreuse partit : elle gagna Dampierre. Tout le monde semblait enchanté de son exil. Le sieur de l'Estrade, écrivait Gaudin à Servien, secrétaire d'État, le 31 octobre, a fait compliment à Sa Majesté de la part du prince d'Orange, sur l'éloignement de Mme de Chevreuse, disant qu'elle avoit fait voir par cette action la bonne intention qu'elle a pour la considération de ses alliés, puisque dès son arrivée la dite dame lui proposa la paix très facile et que les Espagnols quitteroient bien volontiers tout ce que les François ont pris pourvu qu'on leur accordât seulement une chose, qui est l'abandonnement des Suédois et des Hollandais. Sous la régence, ainsi que sous Louis XIII, Mme de Chevreuse, de loin comme de près, ne devait pas donner le moindre répit au gouvernement. Arrivée à Dampierre, elle pria Alexandre de Campion de venir la rejoindre secrètement, voyageant de nuit. Je ne pouvois désirer, lui répondait Campion, une plus grande consolation dans mes malheurs que la permission que vous me donnez d'aller à Dampierre. La crainte que vous témoignez avoir qu'on me surprenne sur les chemins est très obligeante, mais je prendrai si bien garde à moi que ce malheur ne m'arrivera pas. Je ne marche point de jour et les nuits sont si obscures que je ne serai vu de personne. Il vint. Par lui, Mme de Chevreuse entendait renouer avec tous ses complices. Elle organisa sa correspondance : elle écrirait aux Vendôme, à Bouillon, en Espagne, en Angleterre. Elle se mit en relations directes avec l'ambassadeur de Charles Ier, lord Goring, Au dire de Mazarin dans ses carnets, Goring était convaincu que si le ministère français était changé et le cardinal renvoyé, les amis de Mme de Chevreuse, c'est-à-dire de l'Espagne, prendraient le pouvoir : la paix suivrait ce qui ne pourrait avoir que d'utiles résultats pour les affaires intérieures anglaises à ce moment très difficiles. Sur les indications de Mme de Chevreuse, les complices réfugiés à Anet passèrent la frontière. Brillet et Henri de Campion, déguisés, portant de grandes barbes, parvinrent en Hollande : Mazarin, informé, priait l'envoyé français auprès du prince d'Orange, Beringhen, de les surveiller. Beaupuis se réfugia dans les États du pape. De Dampierre, il avait fallu, bon gré, mal gré, que Mme de
Chevreuse gagnât Couzières. Elle devait y rester de longs mois. Elle pouvait
se rendre à Tours. Le gouvernement avait pris ses précautions afin de
l'isoler. Il faisait dire que la reine verrait avec déplaisir les courtisans
aller voir la duchesse. Prenant à partie directement Mazarin ordonna de surveiller Couzières. Il ne doutait pas que tout ne recommençât comme du temps de Richelieu. Singulier retour des choses ! Ce n'était plus maintenant au puissant ministre qu'on en avait, de complicité avec Anne d'Autriche ; c'était Anne d'Autriche elle-même qui devenait victime des agissements de la duchesse ! La régente savait à quel point celle-ci était dangereuse : les mesures prises par le gouvernement devinrent de plus en plus sévères. Un contrôleur de Mme de Chevreuse, soupçonné de porter une correspondance à l'étranger, fut pris et jeté en prison ; un médecin italien venu en consultation chez la duchesse et suspecté d'être chargé de lettres de la part de Mme de Chevreuse, fut arrêté ; son arrestation s'opéra dans des conditions brutales : on le saisit dans le carrosse de Mlle de Chevreuse, où celle-ci se trouvait avec ses suivantes. Les archers, aux cris de Tue ! tue !, lui mirent les pistolets à la gorge et obligèrent tout le monde à descendre de voiture. Mme de Chevreuse était indignée : Madame, écrivait-elle à la reine, de Tours, le 20 novembre 1644, encore que le seul bien que j'avois espéré dans l'éloignement de l'honneur de votre présence ait été de mériter celui de votre souvenir par la continuation de mes devoirs, je me suis privée de l'un et de l'autre depuis que j'ai su que cette retenue vous seroit une plus agréable marque de mon obéissance. Mais je vous avoue que celle qui est arrivée encore depuis quatre ou cinq jours par l'emprisonnement d'un médecin italien qui est chez moi depuis quelque temps me touche tellement que je ne puis croire être assez malheureuse pour que Votre Majesté refuse cet accès à mes justes ressentiments : ce qui s'est fait encore avec des violences qui ne furent jamais pratiquées en semblables choses, ayant pris l'occasion pour cela qu'il estoit dans le carrosse de ma fille, laquelle on fit descendre, deux archers lui tenant le pistolet à la gorge et lui criant sans cesse : Tue ! tue ! et autant aux femmes qui estoient avec elle. Ce procédé est si extraordinaire que comme j'attends de votre justice pour me faire satisfaire de ce qui m'est sensible en la personne de ma fille, j'ose me promettre le même de votre bonté pour ma sûreté à l'avenir contre de telles rencontres. Anne d'Autriche ne répondit pas. Au moyen de ses espions, Mazarin était averti des moindres
faits et gestes de la duchesse. Il savait par un gentilhomme, M. de Cangé de A Paris, continuait Cangé, Mme de Chevreuse avait comme
correspondant le nommé Mandat, qui s'entretenait souvent avec les magistrats
du Parlement, à ce moment en lutte contre Mazarin : c'était le prélude de De ces informations et d'autres — sans que les
éclaircissements fussent tout à fait nets, — il résultait, pour Anne
d'Autriche et le cardinal, que Mme de Chevreuse complotait avec le dehors. Si
la paix entre Ainsi, l'esprit d'intrigue de Mme de Chevreuse était incorrigible, les dangers qu'elle suscitait dans la direction des affaires continuels. Anne d'Autriche fut extrêmement irritée. Elle prescrivit que personne, sous aucun prétexte, n'allât plus voir Mme de Chevreuse à peine d'encourir sa disgrâce. On obéit. Peu à peu la duchesse se vit délaissée : on l'abandonnait. Montrésor raconte dans ses Mémoires comment, habitant près de Tours, il constatait, au fur et à mesure, l'isolement croissant de Mme de Chevreuse. La demeure de Mme de Chevreuse à Tours, disait-il, me donnoit sujet de la voir de fois à autres. L'abandonnement quasi général dans lequel elle étoit de tous ceux qu'elle avoit obligés et qui s'étoient liés d'amitié et unis d'intérêt avec elle, me fit juger du peu de foi que l'on doit ajouter aux hommes du siècle présent par l'état auquel se trou-voit une personne de cette qualité, si universellement délaissée dans sa disgrâce, ce qui augmenta le désir en moi de m'employer à lui rendre mes services avec plus de soin et d'affection dans les occasions qui s'en pouvoient offrir. L'estime et l'intérêt que j'avois pour sa personne m'engagèrent d'en courir volontiers le hasard en observant toutefois cette précaution de les régler en sorte que l'on ne pût remarquer qu'elles fussent trop fréquentes, ni qu'il y eût aucune affectation de sa part ou de la mienne. Ainsi, malgré sa bonne volonté, Montrésor, lui aussi, calculait. Il savait le gouvernement très excité. La reine d'Angleterre étant venue en France, la régente l'avait priée de n'avoir aucune relation avec Mme de Chevreuse : Henriette-Marie, écrivait Mazarin dans ses carnets, ne devait pas se rencontrer avec une personne qui par sa mauvaise conduite avoit perdu la grâce de Sa Majesté ! Il eût été bien difficile, dans ces conditions, que le gouvernement s'en tînt là et que, les intrigues continuant en Touraine, Anne d'Autriche ne s'avisât pas qu'elle ne pouvait tolérer indéfiniment de voir Couzières demeurer un centre permanent de cabales d'où Mme de Chevreuse pût en toute liberté comploter contre l'État. Aussi, un matin d'avril 1645, la duchesse ne parut pas
autrement surprise lorsqu'elle vit arriver chez elle un exempt des gardes du
corps du roi nommé Riquetti. Cet exempt venait, de la part de la reine, lui
signifier d'avoir à quitter Mme de Chevreuse prit aussitôt son parti : elle
s'enfuirait. Elle demanda à l'exempt quelques heures de répit sous prétexte
de faire ses apprêts : l'autre, peu défiant, ou peut-être par ordre, y
consentit. La nuit suivante, avec sa fille Charlotte et deux domestiques, Mme
de Chevreuse montait en carrosse, et par La pensée de Mme de Chevreuse était, dès qu'elle serait débarquée à Dartmouth, de demander un passeport, de gagner Douvres, puis Dunkerque et de là Liège où elle plaiderait son innocence auprès d'Anne d'Autriche et réclamerait sa grâce. Elle ne se souciait pas de faire un long séjour en Angleterre. C'était un des moments les plus critiques de la révolution anglaise. Au cours de la lutte entreprise contre le Parlement, Charles Ier avait fini par recourir aux armes. Les Têtes rouges de Cromwell avaient battu les armées royales à Newbury, à Marston Moor ; elles allaient, dans quelques semaines, les écraser à Naseby et obliger Charles Ier, vaincu, à s'enfuir chez les Écossais qui devaient ensuite le livrer à ses sujets. Mme de Chevreuse, parente et amie du roi, se demandait avec inquiétude quelle réception pourraient lui ménager les Parlementaires : elle n'avait pas envie de les affronter. Ses craintes n'étaient pas illusoires. A peine en effet son bateau était-il en vue des côtes anglaises, que deux navires de guerre, battant pavillon du Parlement, se dirigeaient vers lui : il fallait subir la visite. Mme de Chevreuse reconnue, les deux capitaines lui signifièrent qu'ils ne pouvaient pas la laisser débarquer : ils allaient l'emmener à l'île de Wight où elle attendrait une décision du Parlement à son égard : force était de se soumettre. Parvenue à Wight, la duchesse apprit que le gouverneur de l'île était le comte de Pembrock, qu'elle avait beaucoup connu, autrefois, à la cour, et qui se trouvait à ce moment-là à Londres. Elle lui écrivit : Monsieur, lui disait-elle le 29 avril 1645, la continuation de mon malheur m'obligeant à sortir promptement de France pour conserver en un pays neutre la liberté que le pouvoir de mes ennemis me vouloit ôter dans le mien, le seul chemin que j'ai trouvé favorable pour éviter cette disgrâce a été de m'embarquer à Saint-Malo pour passer en Angleterre et de là en Flandre, pour me rendre au pays de Liège, d'où, en sûreté, je puisse justifier mon innocence. Je m'assure en votre vertu et courtoisie que vous ne me refuserez pas la supplication que je vous fais de demander à messieurs du Parlement un passeport pour aller d'ici à Douvres et m'y embarquer pour passer à Dunkerque où le misérable état de mes affaires me presse de me rendre au plus tôt. C'est une grâce que j'espère de la justice de messieurs du Parlement qu'ils auront la liberté de ne pas me faire attendre. Le Parlement refusa. Il ordonna de ne pas relâcher Mme de
Chevreuse. Gaudin mandait à Servien, le 20 mai 1645 : L'on écrit d'Angleterre que Mme de Chevreuse est encore à l'Ile de
Wight, que messieurs du Parlement ne lui ont voulu bailler navire ni
passeport pour passer à Dunkerque. Bien mieux, les Anglais offraient à
Mazarin de lui livrer la duchesse. Mazarin, enchanté de savoir Mme de
Chevreuse détenue dans l'île de Wight, déclina. Qu'aurait-il fait d'elle ?
Comme Richelieu, il ne voulait ni l'enfermer ni la traduire en jugement :
reléguée dans quelque endroit retiré du royaume, elle s'enfuirait ! Mieux
valait qu'elle demeurât prisonnière des Anglais ! On
peut juger, écrivait-il dans une lettre du 22 juillet 1645, si on a une grande haine pour Mme de Chevreuse, puisque
lorsqu'elle étoit au pouvoir des Parlementaires d'Angleterre, ils ont offert
de la remettre entre nos mains et qu'on ne s'en est pas soucié ! En juin, Mme de Chevreuse était encore détenue. Elle se
désespérait ! Elle fut malade, assez gravement, atteinte, disait-elle, de
l'estomac et du cœur, avec une forte fièvre ! Afin de pouvoir subsister, elle
avait fait réclamer à M. de Coatquin ses pierreries, que Montrésor devait
recevoir en dépôt à Paris où un homme sûr irait les prendre de sa part. M. de
Châteaubriant-Beaufort, gentilhomme breton, vint en effet de Saint-Malo,
apporter le dépôt à Montrésor, des mains duquel un émissaire de la duchesse
le retira. Mais Mazarin, prévenu, fit arrêter Montrésor et le fit enfermer à Ne sachant que devenir, Mme de Chevreuse décida alors de s'adresser à l'ambassadeur d'Espagne. Celui-ci consentit à intervenir : grâce à lui, Mme de Chevreuse put enfin obtenir du Parlement l'autorisation de quitter l'Angleterre, l'ambassadeur lui avança de l'argent ; 400 jacobus. Elle partit : elle gagna Bruxelles, Liège. Mazarin la
faisait suivre ; il notait jour par jour dans ses carnets les informations
qu'il recevait. Il ne pouvait pas se flatter que la duchesse ne continuât ses
intrigues. Il avait noué une correspondance avec la sœur du duc de Lorraine,
la princesse de Phalsbourg, afin d'essayer, par elle, de détacher Ces propositions, nous les connaissons, grâce à un mémoire qu'un abbé Ernest de Mercy, sur l'ordre de l'archiduc Léopold, gouverneur général des Pays-Bas, rédigea afin d'exposer au gouvernement espagnol ce qu'on pouvait attendre du concours de Mme de Chevreuse. Mme de Chevreuse avait à ce moment, pour confident et ami,
un gentilhomme français nommé M. de Saint-Ibal. Henry d'Escars de
Saint-Bonnet, seigneur de Saint-Ibal, était un homme léger, brave, stoïque,
sans jugement, très libre d'esprit, indépendant, avec cela moqueur, inégal,
chagrin et mélancolique, du moins au dire de Lenet : Saint-Évremond le traite
de fou. Mme de Chevreuse proposait de faire une ligue entre l'Espagne et les
Condé, — dont Saint-Ibal était le confident — et avec lesquels celui-ci
servirait d'intermédiaire. Si Condé hésitait à suivre, c'était qu'il jugeait
— du moins au dire des Français de Bruxelles, — que les ministres espagnols
des Pays-Bas ne faisaient pas assez de cas de Saint-Ibal : il n'était que de
s'arranger avec celui-ci. Ce Saint-Ibal serait la cheville ouvrière de
l'affaire. Mme de Chevreuse se faisait fort d'avoir avec elle d'Épernon, Et cependant il semblait qu'à ce moment la famille de
Condé fît en effet de grands efforts pour obtenir d'Anne d'Autriche qu'elle
en finît avec la guerre contre l'Espagne. Henriette-Marie, réfugiée à Paris,
joignait ses instances à celles de la princesse douairière. Espérait-elle que
la paix rendue au continent, Mais Mazarin, fidèle à sa tâche, entendait poursuivre jusqu'au bout la politique dont Louis XIII et Richelieu lui avaient confié l'achèvement : il était résolu à ne céder que lorsque les Espagnols auraient accepté les conséquences prévues de la lutte. L'ambassadeur vénitien Nani ajoute que, pour soustraire Anne d'Autriche à toutes ces sollicitations, le cardinal emmena brusquement la reine hors de Paris. Et la preuve que Mme de Chevreuse n'avait guère confiance elle-même dans le plan si compliqué et si vain qu'elle confiait à l'abbé de Mercy, c'est qu'à l'instant et sans bruit, elle faisait solliciter auprès de Mazarin son retour en grâce et sa rentrée à Paris par M. de Chevreuse. Toujours attaché à ses anciennes habitudes, qui étaient de
demeurer en bons termes avec le pouvoir, M. de Chevreuse s'était prononcé
fermement pour Mazarin contre la duchesse sa femme : Chevreuse
est venu me voir, écrivait Mazarin dans ses carnets ; il condamne sa femme. M. de Chevreuse avait écrit à
la fugitive, tâchant de la morigéner, lui témoignant toujours la même
sympathie : Je ne puis avoir plus de consolation
dans l'éloignement où la nécessité m'a réduite, lui répondait la
duchesse le 23 août 1647, que d'apprendre votre
bonne santé et voir le souvenir que vous avez de moi et la bonté que vous me
témoignez : continuez-la-moi, je vous en conjure, pour m'obtenir un retour en
France avec la sûreté que je n'ai pu y avoir, vous assurant que je ne
souhaite rien à l'égal que d'être auprès de vous en repos et voir les
affaires de notre maison en bon état ! Mais j'appréhende que mon malheur
ordinaire m'empêche de jouir de ce bien. Elle revenait à la charge le
24 septembre, de Namur : Je suis bien satisfaite
quand je vois que vous vous souvenez de moi et le serois encore bien
davantage si vous pouviez obtenir un retour assuré pour moi auprès de vous ;
mais j'ai peur que ce bien-là ne m'arrive pas sitôt. J'attends avec
impatience les nouvelles que vous me dites que vous me manderez sur cela,
estant en un lieu où l'on n'est pas très bien en ce temps-ci pour estre une
ville frontière ; je suis bien embarrassée n'ayant que la nécessité qui me puisse
arrester dans Ni Mazarin ni Anne d'Autriche ne devaient capituler. Mme de Chevreuse ne pouvait pas espérer rentrer. D'ailleurs combien précaire eût été son retour ! Les degrés du Palais Royal, disait Guy Patin, sont aussi glissants qu'aient jamais été ceux du Louvre : c'est un étrange pays où les gens de bien n'ont guère que faire. M. de Mazarin est le grand gouverneur : tout le reste tremble ou plie sous sa grandeur cardinalesque ! Heureusement pour Mme de Chevreuse, en ce pays de France, changeant et mobile, les circonstances politiques allaient bientôt bouleverser la face des choses : grâce à une tourmente populaire sans égale, destinée à ébranler et à jeter momentanément à bas le puissant cardinal. Mme de Chevreuse allait pouvoir, une fois de plus, revenir d'exil ! |