COUZIÈRES est un aimable petit château situé sur les pentes de la vallée tourangelle de l'Indre. Des bois l'environnent. Un grand parterre dont on devine encore les limites et que des arbres touffus recouvrent, laissait autrefois devant la demeure ensoleillée un large espace de lumière et de fleurs. La maison est de dimension réduite mais suffisante. On y retrouve les divisions des pièces de jadis. Dans une aile se voit encore une salle à lourd manteau de cheminée en pierre et à solives apparentes qui conserve le nom de chambre de M. le Prince — le prince de Guéméné. — Le parc clos de vieux murs est celui qu'a connu le XVIIe siècle. Le cadre est joli : c'est un de ces riants paysages de Touraine aux ondulations nobles et élégantes. Couzières avait eu son heure de célébrité naguère lorsqu'après une brouille' suivie d'une courte prise d'armes, Marie de Médicis et Louis XIII s'étaient rencontrés dans ce même parc pour une réconciliation provisoire en 1619. Mme de Chevreuse s'installait dans sa nouvelle résidence accompagnée de son nombreux personnel : contrôleur, écuyers, valets, filles de chambre, écurie et le reste. Elle n'était pas recluse. Elle pouvait aller à Tours. Elle
sera même obligée de s'y rendre souvent pour voir les hommes d'affaires et
discuter avec eux de ses intérêts embrouillés. Ne tenant pas à rester isolée,
elle désirait ensuite fréquenter la société tourangelle où elle comptait des
amis. D'autre part, elle était certaine d'avoir dans la ville plus de
facilités pour correspondre secrètement avec Paris sans éveiller l'attention
ou sans être surprise par les agents de Richelieu. Elle loua un hôtel à
Tours, l'hôtel de Elle se fit, dans sa nouvelle résidence, une vie active et brillante. Elle reçut, chassa. La chronique lui prêtera des aventures, c'est du moins Tallemant des Réaux qui le raconte : l'archevêque de Tours sera le héros anodin de l'une d'elles. C'était un vieil archevêque. Il avait plus de
quatre-vingts ans. Ancien évêque de Bayonne, Basque d'origine, pas beau,
borgne, fort instruit et très aimable, ce prélat, M. Bertrand d'Eschaux,
était le même qui avait béni le mariage de Marie de Rohan avec le duc de Luynes.
Il voyait beaucoup Mme de Chevreuse : la duchesse avait grande confiance en
lui. Dans des circonstances difficiles il lui prêtera de l'argent, Les dames de Tours s'accommodaient moins bien des façons
de Mme de Chevreuse ; elles l'estimeront assez encombrante. Un peu plus tard,
le duc d'Orléans, passant par la ville, écrira à M. de Chavigny, de ce style
un peu libre qui lui était coutumier : Les comédiens
sont à Tours. Tout le monde y est en bonne santé. Mme de Chevreuse est venue
voir jouer le Cid et y a demeuré un jour, où je lui ai rendu visite la
plus courte qu'il m'a été possible. Ni moi, ni les dames de cette ville
n'auront été aucunement affligées de son partement, ainsi, au contraire, car
elle nous fait mille foutaises ! Ceux qui s'accommodaient moins encore
des manières de Mme de Chevreuse étaient Louis XIII et Richelieu. Louis XIII et Richelieu savaient qu'une correspondance suivie avait été établie entre la duchesse et Anne d'Autriche. Que disait cette correspondance ? Le roi eût voulu le savoir : Arrivant ici, chez la reine, mandait-il au cardinal, je trouvai un nommé Plainville qui est celui qui fait les allées et venues de Mme de Chevreuse, lequel était caressé de tous chez la reine comme le messie. Je vous écris ceci pour savoir si vous êtes d'avis que quand je saurai qu'il sera dépêché, je le fasse arrêter et prendre ses lettres. Richelieu n'avait pas jugé prudent de brusquer les choses. En dehors d'ailleurs de Plainville, Mme de Chevreuse avait bien d'autres moyens de correspondre avec Paris : modestes agents obscurs, ou personnages importants ; parmi ces derniers, des Anglais. D'abord lord Montaigu. Montaigu, envoyé en France par le
roi d'Angleterre pour une mission diplomatique, était allé voir Mme de
Chevreuse à Tours. Toujours épris d'elle il s'était mis à la disposition de
la duchesse afin d'assurer ses relations avec Paris. Ses assiduités auprès
d'Anne d'Autriche et de Mme de Chevreuse donnaient lieu aux deux jeunes
femmes à des badineries légères et à des railleries réciproques : Cet excès de bonté, écrivait Mme de Chevreuse à la
reine, qui vous fait désirer d'être une heure en ce
lieu pour rendre heureux ceux qui y sont, me donne la liberté de répondre à
la raillerie que vous faites à M. de Montaigu sur son séjour ici. J'avoue que
c'est avec sujet que vous croyez que ce lui est un avantage d'être quelque
temps à Tours, mais pour une raison bien différente à celle que vous en
donnez, étant certain qu'il a besoin d'être beaucoup hors d'auprès de vous
pour lui faire voir qu'il est encore mortel puisqu'il ne demeure pas toujours
avec les anges. Si j'ai du crédit auprès de vous, il sera bientôt en cette
félicité. Montaigu n'était pas seul. Il avait amené avec lui un jeune gentilhomme anglais nommé le comte Craft. Il l'avait présenté à Mme de Chevreuse. Craft subit la loi commune : il devint follement épris ; Mme de Chevreuse accueillit son adoration. Nous avons les lettres du jeune homme : elles ont été interceptées. Elles témoignent d'une des passions les plus vives qu'ait provoquée la duchesse : Je ne peux demeurer deux jours en un lieu, sans vous en rendre compte, lui écrit Craft de Calais où il attend une accalmie pour passer la mer. J'espère m'embarquer après avoir fait cette lettre où votre pensée me consolera contre tous malheurs. Je vois souvent votre portrait et le baise souvent. Je vous prie de penser à votre pauvre et à l'amour qu'il a et qu'il aura toujours pour vous, n'ayant rien au monde digne d'une pensée que vous ! Mon âme et mon cœur sont tout à vous ! — La passion que j'ai pour vous est plus grande que je ne peux exprimer et la résolution que j'ai prise de la continuer ne changera jamais ! J'appréhende mon pays, ne pouvant espérer de voir aucune chose qui me puisse porter du contentement !... Je n'aimerai jamais que vous, et cela de tout mon cœur et âme, et toute ma vie ! Puis, arrivé à Londres : Vous devez m'avoir moins d'obligation que jamais de la passion que j'ai pour vous, car tout le monde ici est si bas et si méprisable que je n'ai contentement ni bien que quand la nuit vient pour être seul et penser à vous !... Mon âme ne se peut consoler qu'en pensant qu'il n'y a rien au monde de digne que vous ! En dehors de ces Anglais, Mme de Chevreuse avait encore,
pour assurer sa correspondance : Marsillac, le fils du duc de Quel était donc l'objet de cette correspondance ? Richelieu écrivait à Chavigny le 8 novembre 1636 : Quant à la reine, je ne veux vous dire autre chose sinon
que l'ancienne générosité de Mme de Chevreuse a toujours fait qu'en ce
pays-là (l'entourage d'Anne d'Autriche) on a pris le contre-pied du roi. Afin de se venger
de Louis XIII et du cardinal, Mme de Chevreuse avait résolu, en effet, de
contrecarrer la politique du roi dans toutes les cours étrangères où elle
avait des relations ! Elle négocierait, s'appuierait sur la reine : Anne
d'Autriche suivait. Pour l'Angleterre, les deux princesses se servaient de Craft
et de Montaigu ; pour Par les lettres que le gouvernement de Louis XIII parvint à saisir nous avons les lignes générales du complot que conduisait Mme de Chevreuse. L'idée première était de provoquer l'Espagne contre Nous avons ses lettres à Anne d'Autriche, les réponses de la reine, les lettres d'Anne d'Autriche ou de Mme de Chevreuse à Mirabel et au cardinal Infant. De Bruxelles, on informe la souveraine et Mme de Chevreuse de ce qui se passe dans le groupe des ennemis de Richelieu réfugiés en Flandre et dont Marie de Médicis est le centre. C'est le spectacle ordinaire de toutes les émigrations : illusions, jalousies, discordes, soupçons et manque d'argent. Mme du Fargis, besogneuse, quémande perpétuellement : Je représente, comme j'ai fait en la précédente, écrit-elle, la nécessité extrême en laquelle je suis, sans serviteur, sans carrosse, sans suite et sans de quoi faire une robe. Ce que l'Infant me donne a servi jusqu'à présent pour payer les dettes que mon mari a faites ! Bon Dieu ! le siècle ne changera-t-il pas ? Je me meurs de faim ! Elle supplie la reine de la recommander au cardinal Infant pour que celui-ci augmente la pension qu'il lui sert. Elle écrira chaque semaine. Anne d'Autriche attend ses lettres avec impatience ! Tout le monde, aux Pays-Bas, est mêlé à cette correspondance. Craft apporte à Mme du Fargis des lettres d'Anne d'Autriche mentionnant ce qu'il faut dire à Mirabel, au cardinal Infant ; la reine écrit directement et Mme du Fargis rend compte. Ce qui est plus grave, Anne d'Autriche, guidée par Mme de Chevreuse, écrit aussi au premier ministre du roi d'Espagne, le comte duc d'Olivares. Il est vrai, les résultats obtenus ne sont pas en proportion avec les efforts tentés. Les Espagnols n'attachent pas grande importance à toutes ces menées féminines. Les Français réfugiés aux Pays-Bas les indisposent par leur légèreté : ce sont Français, au dire de Mirabel, qui n'ont pas un marc de plomb en la tête. Mirabel ne répond pas aux lettres que lui adressent la reine ou Mme de Chevreuse. Mme du Fargis s'en plaint. Anne d'Autriche est obligée d'écrire jusqu'à trois fois avant que le cardinal Infant daigne lui donner signe de vie. Je vous prie de dire à Mirabel, mande-t-elle à Mme du Fargis, que je ne lui écris point jusqu'à ce que je voie de ses lettres parce que je crois que les miennes l'importunent et, si vous en avez la commodité, dites-en autant à l'Infant de ma part. Quelle humiliation ! Mais pourquoi les Espagnols prendraient-ils au sérieux ces intrigues que conduisent des jeunes femmes inconsidérées qui n'ont aucune influence en France ? La reine l'avoue elle-même : Je voudrais servir la reine mère de mon sang, écrit-elle à Mme du Fargis, mais il n'est pas en mon pouvoir, en ayant fort peu avec M. le cardinal, quoiqu'en apparence nous soyons bien ; en effet cela n'est pas vrai, quoique l'on puisse dire ou croire : voilà la pure vérité en peu de paroles. Et dans une autre lettre : Ne faites point d'état de mon entremise pour les affaires de la reine mère et cherchez un autre moyen puisque celui duquel vous faites état n'est pas bon. De mon côté, il ne faut pas s'attendre à rien, m'étant impossible de rien faire. Marie de Médicis, elle-même, le sent si bien que, découragée, dans la misère, elle songera à se réconcilier avec son fils si celui-ci y consentait et à abandonner la cause de l'Espagne. Mais alors quel fond peut-on faire sur elle, sur les Français qui l'environnent, sur ceux qui les informent de Paris ? Seule, Mme de Chevreuse tiendra bon. A mesure que ses entreprises paraissent de plus en plus vaines, elle s'acharne davantage. Dans un écrit qu'Anne d'Autriche sera obligée plus tard de rédiger pour Louis XIII, elle fournira les témoignages de l'activité inlassable de la duchesse. Elle avouera que Mme de Chevreuse recevait à Tours, outre les intermédiaires qui transmettaient sa correspondance des envoyés directs venus de Lorraine ; elle reconnaîtra que son amie lui faisait parvenir cette correspondance, au couvent du Val de Grâce, à Paris, où la reine allait sous prétexte de faire ses dévotions, en réalité pour être seule, hors de la cour, et s'occuper plus commodément de ces intrigues ; puis, lorsqu'elle s'absentait de Paris, par l'intermédiaire de la supérieure du monastère, la mère de Saint-Étienne, laquelle au vu de la mention : Donnez cette lettre à votre parente qui est dans le comté de Bourgogne, savait de qui et de quoi il s'agissait. Anne d'Autriche avait-elle conscience de la gravité des
actes qu'elle commettait et des dangers auxquels elle s'exposait ? Afin de
sauver sa maîtresse, Dès la première heure, en effet, Louis XIII et Richelieu,
informés des allées et venues qui se produisaient entre Couzières et Paris,
avaient fait surveiller. Suivant le commandement de
votre Éminence, écrivait Bullion au cardinal, j'ai
ouvert les yeux. Il est vrai, et je l'ai toujours ainsi reconnu, la reine n'a
pas bonne intention pour vous et si elle-même n'a péché de la langue, il se
peut faire que des oreilles elle a manqué et je n'en doute point. Je
travaille pour savoir les particularités sans me découvrir. Il ne faut point
douter que les cabales de Tours ne continuent. De divers côtés des
informations arrivaient. On signalait le voyage à Couzières de deux
gentilshommes lorrains allant voir Mme de Chevreuse, l'un,
nommé Mortale, officier d'une compagnie de cavalerie, noireau, frisé, grand
et gros, la lèvre troussée, le nez évasé, l'autre,
Rochevalon, blond et l'œil bleu, monté sur un cheval blanc, ayant une casaque de scarlate, son chapeau bordé d'un galon
d'argent, deux plumes blanches et une jaune. Les voyages de — De Fontainebleau. — Je ne vous y ai point vu ! — Je suis arrivé le soir fort tard ; votre Majesté en était partie le lendemain de grand matin. — Mais j'ai rencontré la reine près d'Artenay et je ne vous ai point vu à sa suite ! Mais comment savoir la vérité ? Où trouver le commencement
de preuve qui permettrait d'engager une enquête et d'amener les coupables à
des aveux ? On attendit. On attendit des mois. Ce ne fut qu'au commencement
de l'été 1637 qu'on finit par mettre la main sur le document cherché :
c'était Or un jour, une lettre d'Anne d'Autriche adressée à
Mirabel qu'il avait à remettre à Auger, secrétaire de l'ambassade
d'Angleterre, fut interceptée on ne sait comment et apportée à Louis XIIL
Cette fois il n'y avait plus de doute. On tenait le témoignage. Richelieu,
effrayé, eût mieux aimé qu'on temporisât encore. Louis XIII se décida. On
savait que la lettre venait des mains de On le fouilla. La lettre à Mme de Chevreuse fut
découverte. De qui était cette lettre ? demanda le lieutenant Goulard. On
n'avait qu'à regarder, répondit Un maître des requêtes, M. Le Roy de En somme, la lettre d'Anne d'Autriche à Mirabel saisie,
était la seule preuve, mais elle attestait suffisamment les relations de la
souveraine avec Le lendemain, à huit heures du soir, un carrosse escorté
par le lieutenant de la prévôté et quatre archers venait prendre le
prisonnier à Pendant ce temps, Louis XIII ordonnait de perquisitionner au Val de Grâce. Le Val de Grâce n'était pas le magnifique monument qu'on connaît aujourd'hui. Ce n'est que plus tard qu'Anne d'Autriche fera bâtir par Mansard le grand monastère qui subsiste. L'édifice d'alors, plus modeste, était celui qu'avait élevé la reine en 1624 lorsqu'elle avait fondé le couvent. L'abbesse, la mère de Saint-Étienne, Louise de Milly, une Franc-Comtoise dont la famille servait l'Espagne et dont le frère remplissait la charge de gouverneur de Besançon, était une femme de cinquante-six ans, intelligente et énergique. Le droit canonique obligeait à des précautions. Louis XIII avait écrit à l'archevêque de Paris qu'ayant chargé le chancelier de faire des perquisitions au Val de Grâce en raison de dépêches qui s'y trouvoient, disait-il, et pouvoient porter grand préjudice à ses affaires, il priait le prélat d'accompagner le ministre afin de décider la supérieure à fournir tous les renseignements que l'on désirerait d'elle, après quoi envoyer cette supérieure dans un couvent de province, en exil. L'archevêque et le chancelier se présentèrent au Val de
Grâce. Ils ne trouvèrent que des lettres sans intérêt. La supérieure avait
commencé par dire qu'elle ne pouvait recevoir ces messieurs parce qu'elle
était souffrante. Un médecin appelé avait été d'avis qu'elle était capable de
subir un interrogatoire. Introduits dans la cellule de la religieuse,
l'archevêque et le chancelier la questionnèrent. Apres lui avoir fait prêter
serment sur la damnation de son âme et sur la vérité
de la sainte Eucharistie, qui est tout ce qu'il y a de plus religieux et de
plus fort pour une conscience, disait le procès-verbal, l'archevêque
lui avait commandé de tout révéler en vertu de
sainte obéissance et sur peine d'excommunication. La supérieure nia
tout. La reine écrivait peut-être dans le couvent, disait-elle, mais elle
ignorait à qui. Sa Majesté recevait sans doute dans le parloir, mais la
supérieure n'était pas là pour savoir qui venait. Elle ne connaissait pas La perquisition au Val de Grâce n'avait rien fourni. Restait à interroger Anne d'Autriche. A la nouvelle des découvertes faites, la reine avait été bouleversée ! L'impression sur la cour était désastreuse. A Chantilly, où la reine s'était rendue, conformément à l'ordre de Louis XIII, tout le monde l'évitait. Le roi et Richelieu ne la voyaient pas : les courtisans passaient sous ses fenêtres sans regarder. Le personnel faisait à peine son service. Anne d'Autriche se sentit entourée du mépris universel. Une angoisse la prit. On dut la saigner deux ibis. Elle ne dormait plus, ne mangeait plus. Le chancelier vint la voir de la part du roi ; il
l'interrogea. Avait-elle eu vraiment des intelligences avec les Espagnols ?
Anne d'Autriche nia. On lui soumit la lettre à Mirabel qui avait été interceptée.
D'un geste brusque, elle saisit le papier et voulut le faire disparaître dans
son corsage. Le lendemain, Anne d'Autriche envoya son secrétaire, le
Gras, affirmer à Richelieu qu'elle ne s'était servi de Richelieu vint. Elle reconnut effectivement avoir écrit en
Flandre au cardinal Infant : ce n'était que pour l'entretenir de choses indifférentes,
disait-elle. Il y a plus, Madame, faisait
gravement Richelieu ; mais si Sa Majesté voulait tout dire, le roi,
certainement, pardonnerait et oublierait. Anne d'Autriche, dans une agitation
extrême, fit sortir les personnes présentes. Oui, avoua-t-elle, elle avait
écrit à son frère l'Infant, au marquis de Mirabel : dans ses lettres que Il rendit compte à Louis XIII. Mais que faire contre la reine de France, celle de qui on attendait avec tant d'impatience un Dauphin nécessaire ! Il fallait céder et pardonner. Louis XIII voulut au moins que la reine renouvelât par
écrit les aveux qu'elle venait de faire. Anne d'Autriche s'exécuta. C'était
le 17 août. On lui dicta la pièce : après avoir reconnu qu'elle avait écrit
en Flandre, qu'elle avait reçu des réponses, elle ajoutait : Entre autres choses, j'ai témoigné quelquefois des
mécontentemens de l'état auquel j'étois et ai écrit et reçu des lettres du
marquis de Mirabel qui estoient dans des termes qui dévoient déplaire au roi.
J'ai donné avis au marquis de Mirabel qu'on parloit de l'accommodement de M.
de Lorraine et qu'il y prît garde. J'ai témoigné estre en peine de ce qu'on
disoit que les Anglais s'accommodoient avec Mais le roi se dédommagerait sur les complices. Louis XIII
ordonna de reprendre les interrogatoires et de les pousser activement. Qu'allait-on faire de Mme de Chevreuse ? Une fois de plus la question se posait et, comme toujours, elle était inextricable. La culpabilité de la duchesse ne faisait pas doute. On avait vingt témoignages du rôle qu'elle avait joué. Louis XIII commença par notifier à la reine qu'il lui défendait de ne plus avoir aucune espèce de relation avec Mme de Chevreuse. Il le lui signifia par écrit : Je ne désire plus que la reine écrive à Mme de Chevreuse principalement pour ce que ce prétexte a été la couverture de toutes les écritures qu'elle a faites ailleurs. Anne d'Autriche donna sa parole. Par ailleurs, tout compliquait le cas de la duchesse.
Depuis le mois d'avril, le gouvernement était informé qu'elle avait le projet
de quitter Mais comment l'en empêcher ? Il y avait deux moyens :
l'un, la force ; Richelieu voyait de grands inconvénients à ce procédé qui
finalement serait inefficace ; l'autre les voies de
civilité, c'est-à-dire écrire à la duchesse, lui faire savoir que si
elle voulait s'en aller par nécessité — on la savait très endettée — le
gouvernement était prêt à lui venir en aide ; que si c'était pour la satisfaction de son esprit, il n'y avoit rien à dire, mais qu'elle devoit considérer
qu'elle laissoit toute sa famille en perdition. Le cardinal concluait
à envoyer de l'argent à Mme de Chevreuse. Cet esprit
est si dangereux, disait-il en terminant, qu'étant
dehors il peut porter les affaires à de nouveaux ébranlements qu'on ne peut
prévoir. Louis XIII approuva. Une importante somme d'argent fut envoyée
à Tours. Mme de Chevreuse répondit qu'elle remerciait, mais refusait : elle
n'avait pas besoin d'argent. Ensuite, à la réflexion, elle accepta, seulement
à titre de prêt. Que faire ? Le roi décida, à tout hasard, d'envoyer
quelqu'un interroger la duchesse à Tours. On verrait ensuite. Il confia la
mission à un vieux serviteur de la maison de Lorraine, un ecclésiastique,
trésorier de MM. du Dorat et de Cinq-Mars trouvèrent Mme de Chevreuse
dans un état de trouble extraordinaire. A la nouvelle de ce qui s'était passé
à Paris, la duchesse avait été, comme Anne d'Autriche, accablée. Elle était
trop consciente de la gravité de ses fautes et trop sûre, par les exemples de
Chalais, de Boutteville et de Montmorency, de la façon dont Louis XIII savait
punir, pour ne pas redouter les pires châtiments. L'arrivée des deux
enquêteurs acheva de la terrifier. Elle nia tout. Sur des interrogations
pressantes, elle finit par reconnaître qu'elle avait eu plusieurs fois
l'intention d'aller voir la reine en cachette ; mais que celle-ci l'en avait
dissuadée parce que le projet était irréalisable. En ce qui concernait le duc
de Lorraine, elle n'avait aucune intelligence avec lui et n'avait pas eu la
moindre pensée de l'empêcher de traiter avec A Paris, l'impression fut très mauvaise. Des amis
prévinrent Mme de Chevreuse. Le roi et le cardinal étaient fort irrités. Qu'arriva-t-il ? Du Dorat cessa d'écrire. On saura plus tard qu'il était tombé malade. Puis, le samedi 5 septembre, sur les onze heures du matin, parvenaient à Mme de Chevreuse, à Tours, deux avis : d'abord les Heures : elles étaient reliées rouge ! C'était la couleur fatale ! Ensuite une lettre d'Anne d'Autriche : Sa Majesté lui mandoit qu'aussitôt qu'elle l'auroit reçue (cette lettre) elle se sauvât de quelque façon que ce fût, autrement qu'elle étoit perdue et qu'assurément, dans le dimanche matin, elle devoit être arrêtée ! Mme de Chevreuse fut bouleversée ! Elle demeura deux heures prostrée ! Vers une heure, elle fit atteler son carrosse et se rendit chez le lieutenant général du roi à Tours, M. Georges Catinat. Elle lui dit qu'elle éprouvait un grand tourment : elle n'avait aucune nouvelle de du Dorat : cela était très grave. Le lieutenant général, debout, appuyé contre la fenêtre, lui répétait qu'il ne fallait pas tant s'effrayer, que du Dorat avait pu être empêché, qu'il allait écrire par le premier ordinaire. La duchesse allait et venait fébrilement. Brusquement, elle se dirigea vers la porte disant qu'elle s'en allait à Couzières et qu'elle allait dire adieu à l'archevêque. M. Catinat fut surpris de son agitation. A l'archevêché, M. Bertrand d'Eschaux était alité,
souffrant depuis cinq ou six jours. Introduite, Mme de Chevreuse s'assit sur
le bord du lit du prélat. A lui, elle dit tout : elle n'avait aucune lettre
de du Dorat ; ce silence l'avait mortellement inquiétée : ses appréhensions
s'étaient changées le matin même en certitude au reçu de la lettre de la
reine : et elle montrait cette lettre, fort longue, lisant seulement le
passage qui concernait le danger qu'elle courait. Maintenant il fallait fuir,
quitter A sept heures, elle atteignait Couzières. On lui servit
son souper, de la viande : elle mangea à peine. Montant dans sa chambre elle
appela ses femmes de chambre, leur dit qu'elle avait reçu un avis très sûr
qu'elle devait être arrêtée, qu'elle s'en allait ; elle ne leur révélait pas
le but de son voyage parce qu'on viendrait sûrement la chercher ici et que,
ne la trouvant pas, on les tourmenterait toutes pour leur faire dire où elle
s'était rendue. Pourvu qu'elle eût deux jours et demi d'avance, elle serait
hors de danger. Elle chargea sa femme de chambre Anne de commander au
contrôleur de sa maison qu'elle avait laissé à Tours de tenir l'hôtel de Elle revêtit un costume d'homme : casaque noire, chausses et pourpoint noirs, bottes. Pour dissimuler ses traits elle colora sa figure avec un mélange de suie et de poussière de brique rouge, ce qui la faisait ressembler à une gitane : sur ses cheveux, elle posa une perruque blonde qu'elle ajusta au moyen d'une bande de taffetas noir dont elle se banda le front, se proposant de dire qu'elle avait reçu une blessure à la tête, dans un duel : elle était méconnaissable. Lorsqu'elle fut prête, elle se dirigea vers la porte du parc. Hilaire et Renault l'attendaient : elle n'avoit ni linge, ni hardes, ni paquets, ni sacs, seulement une petite montre émaillée et des rouleaux d'or dans sa poche. Après avoir donné ses derniers ordres à la femme de chambre, elle se mit en selle et disparut. Elle marcha toute la nuit, tout le jour suivant, dimanche 6. Le soir, elle parvenait, recrue de fatigue, au petit bourg de Couhé, à huit lieues au delà de Poitiers : elle avait fait trente lieues ! Dès le petit jour, le lendemain elle se remettait en route et à huit heures arrivait à Ruffec. Elle n'en pouvait plus ! A l'hôtellerie du Chêne vert, elle demanda une chambre, trois serviettes, du feu : ôtant son pourpoint elle se jeta sur son lit où elle dormit deux heures. A dix heures, Hilaire et Renault vinrent la prévenir qu'il fallait dîner. Le repas fini, elle remonta à cheval. Les gens de l'auberge l'entouraient, regardant ce jeune et joli gentilhomme. Une servante dit à la duchesse qu'elle ne savait guère se tenir en selle où elle paraissait avoir eu beaucoup de peine à monter malgré l'aide du valet d'écurie. Mme de Chevreuse répondit qu'elle était extrêmement lasse et malade : elle allait se reposer chez un ami : elle donna un écu de pourboire : les gens la jugèrent une personne de condition. La petite troupe reprit son voyage. Mais décidément la duchesse était au bout de ses forces !
Là-dessus elle se rappela qu'elle se trouvait à peu de distance de Verteuil,
le château de M. de Arrivé à Verteuil, et introduit auprès de M. de Marsillac,
encore couché, il tendit le mot d'introduction de Mme de Chevreuse ; il
expliqua : la duchesse était à deux pas, elle se rendait à Saintes,
précipitamment, pour une affaire urgente, elle n'avait pas le temps de
s'arrêter, mais elle viendrait, au retour, faire une visite à Mme de Marsillac était seul au château avec sa mère et sa femme. Son père n'était pas là. Il s'empressa. Comment ? dit-il, Mme de Chevreuse était tout près, dans les bois ? Mais il allait aller la trouver lui-même ! — Qu'il n'en fit rien ! protesta Hilaire. A aucun prix la duchesse ne voulait le voir. Marsillac n'insista pas. Il appela son valet de chambre Thuillin, fit atteler un carrosse à quatre chevaux par le cocher Ardouin, seller quatre bêtes, puis commanda aux deux domestiques de suivre Hilaire et de faire ce qu'on leur ordonnerait. Hilaire aida à atteler ; il laissa dans les écuries de Verteuil la haquenée de la duchesse trop fatiguée. A cinq cents pas de Ruffec, on retrouva Mme de Chevreuse.
La duchesse demanda à Thuillin s'il y avoit point
quelque lieu assuré où elle se pût aller reposer quelques heures. —
Si, fit l'autre, à deux lieues de là, à une maison de M. de A la nuit, Mme de Chevreuse remontait en voiture. Potet, Thuillin, Hilaire et Renault suivaient achevai. On fut à Condour, vers trois heures du matin, et le soir suivant à Saint-Vincent de Connezac. Mme de Chevreuse s'était un peu reposée. Elle ne pouvait pas garder indéfiniment la voiture de M. de Marsillac. Elle acheta, à Saint-Vincent, pour huit pistoles, une assez bonne jument, et, le lendemain, à deux lieues de Mussidan, priait le cocher Ardouin de ramener à Verteuil le carrosse. Elle gardait Thuillin, par précaution. Dans la nuit du mercredi 9 au jeudi 10 septembre, elle parvenait à Cahuzac. Potet et Thuillin allèrent frapper à la porte du procureur, M. Jean Paul, dit Malbâti. Mme Malbâti ouvrit : son mari n'était pas là. Potet et Thuillin se firent reconnaître : ils avaient avec eux, disaient-ils, un seigneur de qualité, ami de M. de Marsillac, qui avait eu un duel et que M. de Marsillac recommandait comme lui-même. Ils entrèrent. Au moment où ils se mettaient à table. Malbâti arriva. C'était un homme d'une soixantaine d'années, de bonne mine, la figure franche et cordiale. Il accueillit les cinq voyageurs avec empressement. Il plut à Mme de Chevreuse. Au cours du repas, la duchesse conta qu'elle désirait aller prendre les eaux pour se guérir d'une blessure qu'elle avoit reçue dans un combat qu'elle avoit depuis peu fait ; pour lequel elle étoit encore en peine. Malbâti répondit qu'il ne connaissait guère que les eaux d'Ax. — Non, dit la duchesse, ce n'étaient pas celles-là qu'elle voulait aller prendre, mais celles de Bagnères. Malbâti ne connaissait-il pas la route ? — Ah ! fit le procureur, si le voyageur était venu seulement cinq ou six jours plus tard, c'est-à-dire après les vendanges, il l'aurait volontiers accompagné jusqu'à Notre-Dame de Garaison, tout près de Bagnères, où il avait à se rendre pour remplir un vœu. La duchesse lui demanda s'il ne pouvait pas partir tout de suite ? — Non, ce n'était pas possible ! — Elle insista, Malbâti finit par céder. On alla se coucher. Malbâti donna sa chambre à ce qu'il croyait être un jeune gentilhomme. Le matin, tout le monde étant sur pied, Mme de Chevreuse demanda à son hôte s'il n'avait pas quelque habit à lui vendre. Oui, fit l'autre, justement un que M. de Marsillac lui avait donné il y avait deux ans et qu'il n'avait pas encore mis. Quoique un peu ample, le costume pouvait aller. Satisfait de se trouver avec Malbâti, homme de tête, expérimenté et respectable, qui lui suffirait pour achever sa route, la duchesse pria Thuillin de retourner chez M. de Marsillac en lui ramenant deux chevaux de selle et l'assurant qu'elle aurait un ressentiment éternel des obligations qu'elle lui devoit. Elle commanda à Renault et à Hilaire de demeurer à Cahuzac jusqu'à ce qu'elle leur eût envoyé de nouveaux ordres, puis, avec Potet et Malbâti, elle reprit son chemin. Malbâti n'avait pas été sans remarquer la grâce élégante et les traits charmants de son voyageur. Il prit Potet à part : quel était donc, demanda-t-il, ce jeune gentilhomme qu'ils conduisaient ? Potet fit un geste vague : on le lui dirait plus tard. Devinant de quoi il pouvait être question, Mme de Chevreuse intervint pour parler des seigneurs habitant les pays qu'on traversait. Le soir ils couchèrent à cinq lieues de Douzains, dans une hôtellerie. Décidément, Malbâti était très intrigué. Lorsque Mme de Chevreuse descendit de cheval, il aperçut du sang sur la selle. Monsieur, fit-il avec empressement, il faut que votre plaie se soit rouverte ! et il s'offrait pour panser la blessure : non, répondait Mme de Chevreuse embarrassée ; qu'il s'occupât des chevaux ; c'était vrai, elle était grandement incommodée de cette blessure : mais Potet lui rebanderoit la plaie. Malbâti ne savait que penser : Ayant raisonné sur le dit sang, et sur la beauté du dit gentilhomme, déclarera-t-il plus tard, j'entrai en quelque soupçon que ce ne fût une femme déguisée, ce qui me fit résoudre le lendemain d'en découvrir la vérité par des questions fréquentes et les prières que je ferois de me le vouloir dire. Le lendemain, vendredi 11, les trois cavaliers passaient Le lendemain, samedi 12, la troupe fit étape à Montastruc. Malbâti revenait à la charge. Comment donc un si grand prince comme vous, interrogeait-il, se hasarde-t-il à s'en aller ainsi seul dans des lieux si éloignés ? Mme de Chevreuse parla de la querelle qu'elle avait eue et recommença à dire des vers. Le dimanche 13 septembre, ils s'arrêtèrent à Bernadets. Le gîte fut détestable. Mme de Chevreuse aima mieux aller coucher sur de la paille dans une grange. Au matin, on lui présenta pour déjeuner un quartier d'oie bouillie dans une écuelle de terre fort noire : la duchesse ne voulut rien manger. Une paysanne voisine qui l'avait vue dormant et avait été frappée de sa distinction, lui apporta sur un plat d'étain quatre œufs frais recouverts d'une serviette blanche : Voilà le plus beau garçon, disait-elle, que je vis jamais ! Mme de Chevreuse sourit, et accepta. Il restait cinq lieues à franchir pour atteindre Bagnères. Touchée du dévouement de Malbâti, la duchesse lui avoua qu'elle n'était pas le duc d'Enghien, mais une autre personne dont elle lui révélerait le nom le lendemain, lorsqu'ils seraient au terme de leur voyage. Potet confia au procureur que s'il admirait le visage de leur compagnon, ce n'estoit rien à l'égard de ce qu'il estoit lorsque le gentilhomme ne s'était pas frotté avec de la suie et de la tuile. A deux heures du matin, les trois cavaliers arrivaient à Bagnères. Ils descendirent dans une hôtellerie située près des bains. Mme de Chevreuse demanda à l'hôtelier ce qui valait mieux, des eaux de Bagnères ou de celles de Barèges. L'hôtelier répondit que cela dépendait de la maladie qu'on avait. La duchesse fut d'avis qu'il fallait consulter un médecin. Elle en connaissait un, précisément, très réputé, à Tarbes ; elle irait le voir dès le lendemain. L'hôtelier observa que la route de Tarbes était longue et difficile. Le lundi 14, au matin, Mme de Chevreuse alla faire un tour aux bains. Il y avait beaucoup de monde. Elle fut reconnue par un gentilhomme qui, très étonné, s'approcha d'elle respectueusement. Le priant aussitôt de dissimuler, la duchesse lui demanda de vouloir bien lui fournir un guide pour passer en Espagne. Les détails furent convenus. Le guide ne la rejoindrait qu'à tel endroit, dans la montagne : puis elle rentra à l'hôtellerie. Malbâti avait promis d'accompagner le gentilhomme jusqu'à Bagnères : il n'avait pas dit qu'il irait de là à Tarbes. Fort contrarié du nouveau projet de la duchesse, il voulut la détourner de son voyage : il y avait beaucoup de voleurs dans le pays, disait-il ; les chemins étaient dangereux. Mme de Chevreuse le décida à la suivre. On se remit en selle. Un premier guide conduisait. Le procureur de Cahuzac paraissait morose ; la duchesse lui dit qu'elle voyait bien son ennui ; que peut-être il songeait à la quitter ; mais il lui avait rendu tant de services jusque-là qu'elle ne doutait pas qu'il ne consentît à lui en rendre un dernier en l'accompagnant encore cette dernière fois. On marcha à travers la montagne tout le jour et la nuit suivante. Vers trois heures du matin, on arriva à une de ces petites granges qui servent de refuge aux pâtres du pays. Mme de Chevreuse avait trompé Malbâti : ce n'était pas à Tarbes qu'elle l'emmenait mais à la frontière. Pendant que les chevaux mangeaient, les voyageurs, s'étendant sur le foin, s'endormirent. Au jour, Mme de Chevreuse, sur pied, prit Malbâti à part.
Elle lui avait promis de lui avouer qui elle était ; l'heure était venue :
elle n'était pas le duc d'Enghien, mais une femme et la duchesse de Chevreuse
! Elle lui avait une reconnaissance infinie pour les services qu'il venait de
lui rendre. Elle se rendait en Espagne. Elle quittait Malbâti était tout interdit ! Il écoutait étonné. Il éprouvait un mélange d'attendrissement, de regret et de pitié. A quoi pensait-elle, lui fit-il enfin doucement, de vouloir passer ainsi la montagne seule avec un homme qu'elle ne connaissait pas et en temps de guerre ! Elle se perdrait ! Elle trouverait mille voleurs ! Mme de Chevreuse répondit qu'elle était sûre de son voyage, lequel n'allait lui coûter que 2 à 300 pistoles ; elle s'arrêterait à quatre lieues de là, à l'Hôpital, où il y avait des prêtres espagnols qui la recevraient ; elle écrirait au vice-roi de Saragosse de lui envoyer un carrosse à Barbastro. Il n'y avait aucun danger. Elle enverrait de ses nouvelles par le guide. Malbâti était très troublé. Il n'avait pas passé tant
d'heures avec la jeune femme dont il avait pendant quelques jours partagé la
vie, sans se sentir obscurément séduit, éprouvant une émotion douce et
inconnue. A ce moment débouchait par le sentier le paysan — un Espagnol —
destiné à servir de guide. Mme de Chevreuse demanda à Mal bâti de se charger
d'une lettre pour l'archevêque de Tours : après quelques hésitations, le
procureur accepta. Si vous craignez quoi que ce soit, lui disait la duchesse,
brûlez-là ; mais s'il vouloit se fier à sa parole,
elle lui juroit, foi de femme d'honneur, qu'il n'y avoit rien dedans contre
le service du roi. Elle lui demanda encore de ramener à M. de
Marsillac son cheval et de remercier le fils de M. de Il fallait se séparer. Malbâti tremblait. Alors, d'un geste charmant, la jeune femme, lui jetant les bras autour du cou, l'embrassa ! Le guide pressait. Mme de Chevreuse demanda à Potet la carte, l'écritoire, lui rappela la route qu'il devait suivre pour revenir, puis, une seconde fois, embrassant Malbâti, elle prit sa monture par la bride, et, d'un pas alerte, s'éloigna sur le sentier... Malbâti redescendit la montagne : il était pensif. Le lendemain, il faisait ses dévotions à Notre-Dame de Garaison : puis il rentrait chez lui à Cahuzac, d'où il expédiait Hilaire et Renault avec les commissions dont la duchesse l'avait chargé, entre autres sa lettre à l'archevêque qu'il envoyait à M. de Marsillac : celui-ci la faisait tenir à Tours par un laquais de M. d'Estissac. Pendant ce temps, Mme de Chevreuse passait sans encombre la frontière et parvenait en Espagne. C'était le samedi soir 6 septembre qu'elle s'était enfuie de Couzières. Le lundi 8, un laquais apportait à M. Catinat, à Tours, la lettre que la duchesse avait prescrit à sa femme de chambre de lui faire tenir. M. Catinat demanda au laquais où était Mme de Chevreuse : — à Couzières, — fit l'autre, qui ne savait rien. Le lieutenant général envoya aussitôt à Couzières d'où on revint le prévenir que la duchesse s'était enfuie : il s'en doutait. Immédiatement il rédigea trois dépêches, l'une pour M. de Chevreuse, l'autre pour du Dorat, la troisième pour son propre frère, conseiller au Parlement de Paris : il les prévenait de ce qui venait de se passer et les priait d'en informer le gouvernement. Au reçu de cette lettre, M. de Chevreuse, effrayé, prit avec lui l'abbé du Dorat, ainsi que l'intendant de sa maison, M. de Boispillé, et il alla trouver Louis XIII : le roi était à Conflans. Il était faux qu'il eût voulu faire arrêter Mme de Chevreuse. Anne d'Autriche et Mme de Hautefort, trompées par des bruits vagues, avaient agi trop vite. Louis XIII et Richelieu furent extrêmement contrariés. Ils prièrent Boispillé de se rendre immédiatement à Tours, afin de voir ce qui s'était passé et de les informer ; puis, le samedi matin, I2, réflexion faite, Richelieu chargea Boispillé, de la part du roi, de courir après la duchesse, de la rejoindre, de lui dire qu'on lui pardonnait sa fuite pourvu qu'elle rentrât aussitôt : elle pourrait revenir à Dampierre. Boispillé partit le dimanche. A Tours, il alla voir le
lieutenant général, l'archevêque. Par l'archevêque il sut l'itinéraire que
devait suivre, croyait le prélat, Mme de Chevreuse afin de gagner Eschaux. Il
se mit en route. Le dimanche 6, le prélat avait reçu des lettres de Paris
l'informant que les frayeurs de Mme de Chevreuse étaient injustifiées.
Aussitôt il avait envoyé deux hommes, Dolce et Mazuel, à la poursuite de la
duchesse afin de la rassurer et de la ramener. Les deux hommes n'étaient pas
revenus. Boispillé les trouva à Bordeaux. Il fut convenu que Dolce irait à
Eschaux, que Mazuel battrait les bords de A Tours, il alla revoir l'archevêque. L'archevêque avait reçu dans l'intervalle la lettre que Mme de Chevreuse lui avait écrite de la frontière et qu'elle avait expédiée par Malbâti. Ah ! lui fit le prélat, vous avez eu bien de la peine pour savoir des nouvelles, et moi, qui n'ai sorti d'ici, je vous en apprendrai ! Il lui lut le billet. Boispillé crut que la duchesse était à Eschaux. Prenant la poste, il courut lui-même à Eschaux : il y arrivait le dimanche II octobre : on n'y avait toujours pas vu Mme de Chevreuse. Il rentra à Tours, de là à Paris ; sa mission était manquée. Pendant ce temps, Louis XIII et Richelieu étaient informés par d'autres voies. Au retour de son carrosse et de ses domestiques, Marsillac
avait été très surpris d'apprendre qu'au lieu d'aller à Saintes, comme elle
le lui avait annoncé, Mme de Chevreuse était partie pour une tout autre
direction. L'étrange déguisement de la duchesse que lui signalaient ses gens
avait achevé de le rendre perplexe. Soupçonnant une affaire désagréable, il
avait écrit aussitôt à son secrétaire, alors à Paris, en le priant de
prévenir son père. De son côté, Mme de La rumeur publique accusait Marsillac : on disait que
c'était lui qui avait enlevé Mme de Chevreuse, l'avait conduite hors du
royaume, l'avait même menée à |