LA DUCHESSE DE CHEVREUSE

 

CHAPITRE VI. — LA FUITE EN ESPAGNE. 1637.

 

 

COUZIÈRES est un aimable petit château situé sur les pentes de la vallée tourangelle de l'Indre. Des bois l'environnent. Un grand parterre dont on devine encore les limites et que des arbres touffus recouvrent, laissait autrefois devant la demeure ensoleillée un large espace de lumière et de fleurs. La maison est de dimension réduite mais suffisante. On y retrouve les divisions des pièces de jadis. Dans une aile se voit encore une salle à lourd manteau de cheminée en pierre et à solives apparentes qui conserve le nom de chambre de M. le Prince — le prince de Guéméné. — Le parc clos de vieux murs est celui qu'a connu le XVIIe siècle. Le cadre est joli : c'est un de ces riants paysages de Touraine aux ondulations nobles et élégantes. Couzières avait eu son heure de célébrité naguère lorsqu'après une brouille' suivie d'une courte prise d'armes, Marie de Médicis et Louis XIII s'étaient rencontrés dans ce même parc pour une réconciliation provisoire en 1619. Mme de Chevreuse s'installait dans sa nouvelle résidence accompagnée de son nombreux personnel : contrôleur, écuyers, valets, filles de chambre, écurie et le reste.

Elle n'était pas recluse. Elle pouvait aller à Tours. Elle sera même obligée de s'y rendre souvent pour voir les hommes d'affaires et discuter avec eux de ses intérêts embrouillés. Ne tenant pas à rester isolée, elle désirait ensuite fréquenter la société tourangelle où elle comptait des amis. D'autre part, elle était certaine d'avoir dans la ville plus de facilités pour correspondre secrètement avec Paris sans éveiller l'attention ou sans être surprise par les agents de Richelieu. Elle loua un hôtel à Tours, l'hôtel de la Massetière, propriété de l'archevêque : elle y allait souvent.

Elle se fit, dans sa nouvelle résidence, une vie active et brillante. Elle reçut, chassa. La chronique lui prêtera des aventures, c'est du moins Tallemant des Réaux qui le raconte : l'archevêque de Tours sera le héros anodin de l'une d'elles.

C'était un vieil archevêque. Il avait plus de quatre-vingts ans. Ancien évêque de Bayonne, Basque d'origine, pas beau, borgne, fort instruit et très aimable, ce prélat, M. Bertrand d'Eschaux, était le même qui avait béni le mariage de Marie de Rohan avec le duc de Luynes. Il voyait beaucoup Mme de Chevreuse : la duchesse avait grande confiance en lui. Dans des circonstances difficiles il lui prêtera de l'argent, 25.000 livres, se chargera de ses lettres. Malgré son grand âge et la dignité de son état, il était ému des grâces de la jeune femme ; du moins Mme de Chevreuse le croyait et le disait : elle assurait qu'elle pouvait obtenir de lui tout ce qu'elle désirait. Elle le trouvera dans des moments critiques, dévoué et, d'une manière touchante, fidèle.

Les dames de Tours s'accommodaient moins bien des façons de Mme de Chevreuse ; elles l'estimeront assez encombrante. Un peu plus tard, le duc d'Orléans, passant par la ville, écrira à M. de Chavigny, de ce style un peu libre qui lui était coutumier : Les comédiens sont à Tours. Tout le monde y est en bonne santé. Mme de Chevreuse est venue voir jouer le Cid et y a demeuré un jour, où je lui ai rendu visite la plus courte qu'il m'a été possible. Ni moi, ni les dames de cette ville n'auront été aucunement affligées de son partement, ainsi, au contraire, car elle nous fait mille foutaises ! Ceux qui s'accommodaient moins encore des manières de Mme de Chevreuse étaient Louis XIII et Richelieu.

 

Louis XIII et Richelieu savaient qu'une correspondance suivie avait été établie entre la duchesse et Anne d'Autriche. Que disait cette correspondance ? Le roi eût voulu le savoir : Arrivant ici, chez la reine, mandait-il au cardinal, je trouvai un nommé Plainville qui est celui qui fait les allées et venues de Mme de Chevreuse, lequel était caressé de tous chez la reine comme le messie. Je vous écris ceci pour savoir si vous êtes d'avis que quand je saurai qu'il sera dépêché, je le fasse arrêter et prendre ses lettres. Richelieu n'avait pas jugé prudent de brusquer les choses. En dehors d'ailleurs de Plainville, Mme de Chevreuse avait bien d'autres moyens de correspondre avec Paris : modestes agents obscurs, ou personnages importants ; parmi ces derniers, des Anglais.

D'abord lord Montaigu. Montaigu, envoyé en France par le roi d'Angleterre pour une mission diplomatique, était allé voir Mme de Chevreuse à Tours. Toujours épris d'elle il s'était mis à la disposition de la duchesse afin d'assurer ses relations avec Paris. Ses assiduités auprès d'Anne d'Autriche et de Mme de Chevreuse donnaient lieu aux deux jeunes femmes à des badineries légères et à des railleries réciproques : Cet excès de bonté, écrivait Mme de Chevreuse à la reine, qui vous fait désirer d'être une heure en ce lieu pour rendre heureux ceux qui y sont, me donne la liberté de répondre à la raillerie que vous faites à M. de Montaigu sur son séjour ici. J'avoue que c'est avec sujet que vous croyez que ce lui est un avantage d'être quelque temps à Tours, mais pour une raison bien différente à celle que vous en donnez, étant certain qu'il a besoin d'être beaucoup hors d'auprès de vous pour lui faire voir qu'il est encore mortel puisqu'il ne demeure pas toujours avec les anges. Si j'ai du crédit auprès de vous, il sera bientôt en cette félicité.

Montaigu n'était pas seul. Il avait amené avec lui un jeune gentilhomme anglais nommé le comte Craft. Il l'avait présenté à Mme de Chevreuse. Craft subit la loi commune : il devint follement épris ; Mme de Chevreuse accueillit son adoration. Nous avons les lettres du jeune homme : elles ont été interceptées. Elles témoignent d'une des passions les plus vives qu'ait provoquée la duchesse : Je ne peux demeurer deux jours en un lieu, sans vous en rendre compte, lui écrit Craft de Calais où il attend une accalmie pour passer la mer. J'espère m'embarquer après avoir fait cette lettre où votre pensée me consolera contre tous malheurs. Je vois souvent votre portrait et le baise souvent. Je vous prie de penser à votre pauvre et à l'amour qu'il a et qu'il aura toujours pour vous, n'ayant rien au monde digne d'une pensée que vous ! Mon âme et mon cœur sont tout à vous !La passion que j'ai pour vous est plus grande que je ne peux exprimer et la résolution que j'ai prise de la continuer ne changera jamais ! J'appréhende mon pays, ne pouvant espérer de voir aucune chose qui me puisse porter du contentement !... Je n'aimerai jamais que vous, et cela de tout mon cœur et âme, et toute ma vie ! Puis, arrivé à Londres : Vous devez m'avoir moins d'obligation que jamais de la passion que j'ai pour vous, car tout le monde ici est si bas et si méprisable que je n'ai contentement ni bien que quand la nuit vient pour être seul et penser à vous !... Mon âme ne se peut consoler qu'en pensant qu'il n'y a rien au monde de digne que vous !

En dehors de ces Anglais, Mme de Chevreuse avait encore, pour assurer sa correspondance : Marsillac, le fils du duc de la Rochefoucauld, le futur auteur des Maximes, qu'Anne d'Autriche lui avait présenté, et dont la duchesse s'était fait un ami ému — il avait vingt-quatre ans ; — M. de la Thibaudière, gentilhomme poitevin ; Chennetier, qui habitait l'hôtel de la Massetière ; bourgeois de Tours ; un M. Julien, professeur d'écriture ; surtout la Porte, l'homme de confiance d'Anne d'Autriche, domestique de la reine, son porte manteau, jeune Angevin de trente-trois ans, intelligent, dévoué, énergique, discret, et, dans un sens plein d'honneur. La Porte servait de secrétaire à Anne d'Autriche, gardait les chiffres et les cachets, transcrivait, expédiait ou transmettait les lettres.

Quel était donc l'objet de cette correspondance ?

Richelieu écrivait à Chavigny le 8 novembre 1636 : Quant à la reine, je ne veux vous dire autre chose sinon que l'ancienne générosité de Mme de Chevreuse a toujours fait qu'en ce pays-là (l'entourage d'Anne d'Autriche) on a pris le contre-pied du roi. Afin de se venger de Louis XIII et du cardinal, Mme de Chevreuse avait résolu, en effet, de contrecarrer la politique du roi dans toutes les cours étrangères où elle avait des relations ! Elle négocierait, s'appuierait sur la reine : Anne d'Autriche suivait. Pour l'Angleterre, les deux princesses se servaient de Craft et de Montaigu ; pour la Lorraine, d'une belle-sœur de Mme de Chevreuse, abbesse de Jouarre, qui faisait tenir à Nancy les plis que la Porte venait lui apporter ; pour la Flandre, du secrétaire de l'ambassade d'Angleterre, Auger, qui recevait les lettres, les passait à l'ambassadeur espagnol alors à Bruxelles, le marquis de Mirabel, lequel se chargeait de les faire parvenir à leurs destinations. Ainsi, dit la Porte dans ses Mémoires, la reine avait des nouvelles de toutes parts, sans qu'on s'en aperçût, ce qui dura assez de temps : cela dura près de quatre ans.

Par les lettres que le gouvernement de Louis XIII parvint à saisir nous avons les lignes générales du complot que conduisait Mme de Chevreuse.

L'idée première était de provoquer l'Espagne contre la France et de lui faire joindre ses armes à celles de la Lorraine, de l'Empire et de la Savoie. Au lieu de correspondre directement avec Madrid, qui était trop loin, Mme de Chevreuse s'adressait aux personnages espagnols qui gouvernaient les Pays-Bas. Elle avait trouvé à Bruxelles une intrigante, digne de l'emploi qu'elle lui réservait, Madeleine de Silly, épouse de Charles d'Angennes du Fargis, ancienne dame d'atour de la reine Anne d'Autriche qui, après s'être discréditée par ses nombreuses galanteries, avait été chassée de la cour pour avoir irrité le gouvernement en raison de ses sottes imprudences lorsque son mari était ambassadeur du roi à Madrid. Elle s'était réfugiée à Bruxelles ; elle y cabalait contre la France. Depuis que la guerre avait été définitivement déclarée entre Louis XIII et l'Espagne, elle informait le cardinal Infant, frère d'Anne d'Autriche, commandant aux Pays-Bas, du mouvement des troupes françaises, indiquait aux autorités espagnoles les mesures à prendre, les diversions à opérer, les meilleures attaques à combiner pour embarrasser le gouvernement de Richelieu.

Nous avons ses lettres à Anne d'Autriche, les réponses de la reine, les lettres d'Anne d'Autriche ou de Mme de Chevreuse à Mirabel et au cardinal Infant. De Bruxelles, on informe la souveraine et Mme de Chevreuse de ce qui se passe dans le groupe des ennemis de Richelieu réfugiés en Flandre et dont Marie de Médicis est le centre. C'est le spectacle ordinaire de toutes les émigrations : illusions, jalousies, discordes, soupçons et manque d'argent. Mme du Fargis, besogneuse, quémande perpétuellement : Je représente, comme j'ai fait en la précédente, écrit-elle, la nécessité extrême en laquelle je suis, sans serviteur, sans carrosse, sans suite et sans de quoi faire une robe. Ce que l'Infant me donne a servi jusqu'à présent pour payer les dettes que mon mari a faites ! Bon Dieu ! le siècle ne changera-t-il pas ? Je me meurs de faim ! Elle supplie la reine de la recommander au cardinal Infant pour que celui-ci augmente la pension qu'il lui sert. Elle écrira chaque semaine. Anne d'Autriche attend ses lettres avec impatience ! Tout le monde, aux Pays-Bas, est mêlé à cette correspondance. Craft apporte à Mme du Fargis des lettres d'Anne d'Autriche mentionnant ce qu'il faut dire à Mirabel, au cardinal Infant ; la reine écrit directement et Mme du Fargis rend compte. Ce qui est plus grave, Anne d'Autriche, guidée par Mme de Chevreuse, écrit aussi au premier ministre du roi d'Espagne, le comte duc d'Olivares.

Il est vrai, les résultats obtenus ne sont pas en proportion avec les efforts tentés. Les Espagnols n'attachent pas grande importance à toutes ces menées féminines. Les Français réfugiés aux Pays-Bas les indisposent par leur légèreté : ce sont Français, au dire de Mirabel, qui n'ont pas un marc de plomb en la tête. Mirabel ne répond pas aux lettres que lui adressent la reine ou Mme de Chevreuse. Mme du Fargis s'en plaint. Anne d'Autriche est obligée d'écrire jusqu'à trois fois avant que le cardinal Infant daigne lui donner signe de vie. Je vous prie de dire à Mirabel, mande-t-elle à Mme du Fargis, que je ne lui écris point jusqu'à ce que je voie de ses lettres parce que je crois que les miennes l'importunent et, si vous en avez la commodité, dites-en autant à l'Infant de ma part. Quelle humiliation ! Mais pourquoi les Espagnols prendraient-ils au sérieux ces intrigues que conduisent des jeunes femmes inconsidérées qui n'ont aucune influence en France ? La reine l'avoue elle-même : Je voudrais servir la reine mère de mon sang, écrit-elle à Mme du Fargis, mais il n'est pas en mon pouvoir, en ayant fort peu avec M. le cardinal, quoiqu'en apparence nous soyons bien ; en effet cela n'est pas vrai, quoique l'on puisse dire ou croire : voilà la pure vérité en peu de paroles. Et dans une autre lettre : Ne faites point d'état de mon entremise pour les affaires de la reine mère et cherchez un autre moyen puisque celui duquel vous faites état n'est pas bon. De mon côté, il ne faut pas s'attendre à rien, m'étant impossible de rien faire. Marie de Médicis, elle-même, le sent si bien que, découragée, dans la misère, elle songera à se réconcilier avec son fils si celui-ci y consentait et à abandonner la cause de l'Espagne. Mais alors quel fond peut-on faire sur elle, sur les Français qui l'environnent, sur ceux qui les informent de Paris ?

Seule, Mme de Chevreuse tiendra bon. A mesure que ses entreprises paraissent de plus en plus vaines, elle s'acharne davantage. Dans un écrit qu'Anne d'Autriche sera obligée plus tard de rédiger pour Louis XIII, elle fournira les témoignages de l'activité inlassable de la duchesse. Elle avouera que Mme de Chevreuse recevait à Tours, outre les intermédiaires qui transmettaient sa correspondance des envoyés directs venus de Lorraine ; elle reconnaîtra que son amie lui faisait parvenir cette correspondance, au couvent du Val de Grâce, à Paris, où la reine allait sous prétexte de faire ses dévotions, en réalité pour être seule, hors de la cour, et s'occuper plus commodément de ces intrigues ; puis, lorsqu'elle s'absentait de Paris, par l'intermédiaire de la supérieure du monastère, la mère de Saint-Étienne, laquelle au vu de la mention : Donnez cette lettre à votre parente qui est dans le comté de Bourgogne, savait de qui et de quoi il s'agissait.

Anne d'Autriche avait-elle conscience de la gravité des actes qu'elle commettait et des dangers auxquels elle s'exposait ? Afin de sauver sa maîtresse, la Porte protestera plus tard qu'il n'y avait dans les lettres qu'écrivait la souveraine seulement que des railleries contre le cardinal de Richelieu et qu'assurément elle ne parloit de rien qui fût contre le roi et contre l'État. Il se trompait. Anne d'Autriche trahissait. En disant à Richelieu à ce sujet, le 28 août 1637 : Il faut attendre du sexe toutes sortes de légèretés et d'impertinences ; un agent du cardinal, l'abbé du Dorat, définissait exactement la part d'insouciance et de futilité que supposaient pareilles intrigues chez les princesses qui les conduisaient. Le témoignage le plus sûr de cette légèreté était que les deux jeunes femmes n'imaginaient pas un seul instant que Louis XIII pût arriver un jour à tout savoir !

Dès la première heure, en effet, Louis XIII et Richelieu, informés des allées et venues qui se produisaient entre Couzières et Paris, avaient fait surveiller. Suivant le commandement de votre Éminence, écrivait Bullion au cardinal, j'ai ouvert les yeux. Il est vrai, et je l'ai toujours ainsi reconnu, la reine n'a pas bonne intention pour vous et si elle-même n'a péché de la langue, il se peut faire que des oreilles elle a manqué et je n'en doute point. Je travaille pour savoir les particularités sans me découvrir. Il ne faut point douter que les cabales de Tours ne continuent. De divers côtés des informations arrivaient. On signalait le voyage à Couzières de deux gentilshommes lorrains allant voir Mme de Chevreuse, l'un, nommé Mortale, officier d'une compagnie de cavalerie, noireau, frisé, grand et gros, la lèvre troussée, le nez évasé, l'autre, Rochevalon, blond et l'œil bleu, monté sur un cheval blanc, ayant une casaque de scarlate, son chapeau bordé d'un galon d'argent, deux plumes blanches et une jaune. Les voyages de la Porte étaient observés. Une fois, on était venu dire au roi que la Porte s'était rendu à Tours pour prier Mme de Chevreuse d'aller, déguisée, voir Anne d'Autriche de passage à Orléans. Louis XIII, furieux, avait déclaré que si l'information était exacte, il ferait jeter la Porte par les fenêtres. Là dessus la Porte était venu rejoindre la reine à Orléans et, entrant dans la chambre de la souveraine où était le prince qui se chauffait devant la cheminée : D'où venez-vous ? lui avait dit brusquement Louis XIII.

De Fontainebleau.

Je ne vous y ai point vu !

Je suis arrivé le soir fort tard ; votre Majesté en était partie le lendemain de grand matin.

Mais j'ai rencontré la reine près d'Artenay et je ne vous ai point vu à sa suite !

La Porte expliquant que son cheval s'était déferré, ce qui l'avait retardé, et qu'il était venu au galop à Artenay, où même il avait aperçu le roi volant la pie dans les vignes !Bon ! avait dit Louis XIII.

Mais comment savoir la vérité ? Où trouver le commencement de preuve qui permettrait d'engager une enquête et d'amener les coupables à des aveux ? On attendit. On attendit des mois. Ce ne fut qu'au commencement de l'été 1637 qu'on finit par mettre la main sur le document cherché : c'était la Porte qui allait le fournir sans le vouloir.

La Porte habitait, à l'hôtel de Chevreuse, rue Saint-Thomas du Louvre, une chambre qu'il avait meublée. Il prenait ses repas au dehors dans une auberge de la rue Fromenteau à l'enseigne du Battoir. C'était à l'hôtel de Chevreuse qu'il préparait ses missions et tenait ses papiers.

Or un jour, une lettre d'Anne d'Autriche adressée à Mirabel qu'il avait à remettre à Auger, secrétaire de l'ambassade d'Angleterre, fut interceptée on ne sait comment et apportée à Louis XIIL Cette fois il n'y avait plus de doute. On tenait le témoignage. Richelieu, effrayé, eût mieux aimé qu'on temporisât encore. Louis XIII se décida. On savait que la lettre venait des mains de la Porte. De son mouvement, dit le cardinal dans ses Mémoires, le roi résolut de faire arrêter la Porte. C'était en août. Le 10, Louis XIII étant à Saint-Germain envoya signifier à Anne d'Autriche qu'elle eût à se rendre immédiatement à Chantilly où il avait à lui parler. La Porte ne se doutait de rien. Il avait à transmettre à Mme de Chevreuse une autre lettre de la reine dont M. de la Thibaudière, se rendant à Tours, devait se charger. La Porte, rencontrant la Thibaudière dans la cour du Louvre, avait voulu lui remettre le pli ; l'autre, prétextant qu'il ne partait pas encore, avait prié le domestique de la reine d'attendre jusqu'au lendemain. Après souper la Porte allant dans le quartier Saint-Eustache, de la part d'Anne d'Autriche, prendre des nouvelles de M. de Guitaut, capitaine aux Gardes, qui avait été blessé à la cuisse d'une balle, sortait, sur les dix heures du soir du logis de M. de Guitaut et se disposait à passer, au coin de la rue des Vieux-Augustins et de la rue Coquillière, entre le mur et un carrosse à deux chevaux arrêté là, lorsque brusquement il fut saisi par derrière : un individu lui mettait la main sur les yeux, d'autres lui tenaient les bras et les jambes : en un clin d'œil il était enlevé, jeté dans le carrosse avant qu'il eût pu pousser un cri et, tandis qu'on le maintenait, l'équipage partait à grande allure. Quand le cortège s'arrêta et que la Porte, dégagé, put descendre, il reconnut la cour sombre de la Bastille : ses agresseurs étaient cinq mousquetaires du roi commandés par un lieutenant, M. Goulard, quinze ou seize autres mousquetaires avaient escorté.

On le fouilla. La lettre à Mme de Chevreuse fut découverte. De qui était cette lettre ? demanda le lieutenant Goulard. On n'avait qu'à regarder, répondit la Porte, c'était le cachet de la reine. Le prisonnier fut conduit dans un cachot fermé de trois portes : un lit de sangle et une terrine, servant de vase de nuit, constituaient le mobilier. Un soldat allait demeurer avec le prisonnier. On apporta le repas. La Porte était sous les verrous.

Un maître des requêtes, M. Le Roy de la Poterie, fut désigné afin de perquisitionner à l'hôtel de Chevreuse. La perquisition ne donna rien que quelques lettres insignifiantes et des chiffres. La Porte avait dissimulé les papiers compromettants dans un trou de la muraille, au coin d'une fenêtre, cachette bouchée par un morceau de plâtre et que personne ne connaissait. On arrêta un petit domestique lequel pleurait, disant qu'il ne savait rien. La Porte questionné sur les chiffres et la correspondance fit des réponses vagues.

En somme, la lettre d'Anne d'Autriche à Mirabel saisie, était la seule preuve, mais elle attestait suffisamment les relations de la souveraine avec la Flandre et l'Espagne. La lettre à Mme de Chevreuse établissait la complicité de celle-ci. Richelieu voulut interroger lui-même la Porte.

Le lendemain, à huit heures du soir, un carrosse escorté par le lieutenant de la prévôté et quatre archers venait prendre le prisonnier à la Bastille pour le conduire au Palais cardinal. A travers la cour des cuisines, le jardin et la galerie, la Porte fut introduit jusqu'à la chambre de Richelieu où se trouvaient, avec le ministre, le chancelier Séguier et le secrétaire d'État des Noyers. Richelieu questionna. On savait, dit-il, que la reine correspondait avec la Flandre et l'Espagne et que la Porte servait d'intermédiaire ; s'il reconnaissait les faits, sa fortune était assurée ; il ne retournerait même pas à la Bastille. La Porte, qui ignorait qu'on eût saisi la lettre de la reine à Mirabel, nia : il n'était au courant de rien. Alors, reprit Richelieu, un autre que lui transmettait les lettres ? Qui était-ce ? La Porte ne le savait pas. Richelieu se fâcha. Si la Porte ne voulait rien dire, on lui ferait son procès et l'affaire ne serait pas longue : un sujet devait avant tout obéir au roi lorsque Sa Majesté lui ordonnait de parler. La Porte protesta : il n'était pas tenu en conscience d'accuser la reine d'écrire en Espagne s'il ne le savait pas. Mais elle en a donné la preuve, répétait Richelieu irrité, et nous savons que c'est par vous qu'elle entretient ces correspondances !Si la reine dit cela, c'est qu'elle veut sauver ceux qui la servent en ces intelligences en disant que c'est moi ! Richelieu parla du pli adressé à Mme de Chevreuse qu'on avait trouvé sur le prisonnier et qui devait être remis à M. de la Thibaudière. M. de la Thibaudière, informé de ce qui se passait et craignant d'être compromis, avait en effet spontanément raconté ce qui était arrivé entre lui et la Porte. La Porte, qui l'ignorait, conta une histoire. Vous êtes un menteur ! s'exclama Richelieu, vous vouliez donner cette lettre à Thibaudière dans la cour du Louvre ; il vous pria de la lui garder jusqu'au lendemain ; et après cela vous voulez que je vous croie ! Il faut que vous écriviez à la reine et que vous lui mandiez qu'elle ne sait ce qu'elle veut dire quand elle dit qu'elle n'a pas des correspondances avec les étrangers et les ennemis de l'État et que c'est de vous qu'elle se sert pour ces intrigues ! La Porte refusa ; il ne pouvait prendre de telles libertés avec la reine. Eh bien, conclut Richelieu, il faut retourner à la Bastille ! On ramena la Porte en prison à une heure du matin !

Pendant ce temps, Louis XIII ordonnait de perquisitionner au Val de Grâce. Le Val de Grâce n'était pas le magnifique monument qu'on connaît aujourd'hui. Ce n'est que plus tard qu'Anne d'Autriche fera bâtir par Mansard le grand monastère qui subsiste. L'édifice d'alors, plus modeste, était celui qu'avait élevé la reine en 1624 lorsqu'elle avait fondé le couvent. L'abbesse, la mère de Saint-Étienne, Louise de Milly, une Franc-Comtoise dont la famille servait l'Espagne et dont le frère remplissait la charge de gouverneur de Besançon, était une femme de cinquante-six ans, intelligente et énergique. Le droit canonique obligeait à des précautions. Louis XIII avait écrit à l'archevêque de Paris qu'ayant chargé le chancelier de faire des perquisitions au Val de Grâce en raison de dépêches qui s'y trouvoient, disait-il, et pouvoient porter grand préjudice à ses affaires, il priait le prélat d'accompagner le ministre afin de décider la supérieure à fournir tous les renseignements que l'on désirerait d'elle, après quoi envoyer cette supérieure dans un couvent de province, en exil.

L'archevêque et le chancelier se présentèrent au Val de Grâce. Ils ne trouvèrent que des lettres sans intérêt. La supérieure avait commencé par dire qu'elle ne pouvait recevoir ces messieurs parce qu'elle était souffrante. Un médecin appelé avait été d'avis qu'elle était capable de subir un interrogatoire. Introduits dans la cellule de la religieuse, l'archevêque et le chancelier la questionnèrent. Apres lui avoir fait prêter serment sur la damnation de son âme et sur la vérité de la sainte Eucharistie, qui est tout ce qu'il y a de plus religieux et de plus fort pour une conscience, disait le procès-verbal, l'archevêque lui avait commandé de tout révéler en vertu de sainte obéissance et sur peine d'excommunication. La supérieure nia tout. La reine écrivait peut-être dans le couvent, disait-elle, mais elle ignorait à qui. Sa Majesté recevait sans doute dans le parloir, mais la supérieure n'était pas là pour savoir qui venait. Elle ne connaissait pas la Porte. La reine ne lui avait jamais donné de papiers à garder. Sur quoi l'archevêque convoqua au chapitre la communauté, lui notifia qu'il déposait la supérieure, l'envoyait au couvent de la Charité-sur-Loire, et priait les religieuses de procéder immédiatement à l'élection d'une autre abbesse, ce qui fut fait séance tenante. La mère de Saint-Étienne protesta qu'on lui faisoit injustice et que Dieu l'en vengeroit et que cela ne dureroit pas longtemps !

La perquisition au Val de Grâce n'avait rien fourni. Restait à interroger Anne d'Autriche.

A la nouvelle des découvertes faites, la reine avait été bouleversée ! L'impression sur la cour était désastreuse. A Chantilly, où la reine s'était rendue, conformément à l'ordre de Louis XIII, tout le monde l'évitait. Le roi et Richelieu ne la voyaient pas : les courtisans passaient sous ses fenêtres sans regarder. Le personnel faisait à peine son service. Anne d'Autriche se sentit entourée du mépris universel. Une angoisse la prit. On dut la saigner deux ibis. Elle ne dormait plus, ne mangeait plus.

Le chancelier vint la voir de la part du roi ; il l'interrogea. Avait-elle eu vraiment des intelligences avec les Espagnols ? Anne d'Autriche nia. On lui soumit la lettre à Mirabel qui avait été interceptée. D'un geste brusque, elle saisit le papier et voulut le faire disparaître dans son corsage. La Porte et Monglat assurent que le chancelier aurait essayé de reprendre la lettre de force. La conversation en resta là !

Le lendemain, Anne d'Autriche envoya son secrétaire, le Gras, affirmer à Richelieu qu'elle ne s'était servi de la Porte que pour écrire à Mme de Chevreuse. Le 15 août, elle communiait et elle priait le même le Gras d'aller dire au cardinal qu'elle jurait sur le saint Sacrement n'avoir eu aucune correspondance avec l'étranger. Elle était affolée ! Deux jours après, son secrétaire vint la prévenir qu'on en savait plus long qu'elle ne croyait. Elle chargea alors le Gras d'aller demander à Richelieu de venir lui parler.

Richelieu vint. Elle reconnut effectivement avoir écrit en Flandre au cardinal Infant : ce n'était que pour l'entretenir de choses indifférentes, disait-elle. Il y a plus, Madame, faisait gravement Richelieu ; mais si Sa Majesté voulait tout dire, le roi, certainement, pardonnerait et oublierait. Anne d'Autriche, dans une agitation extrême, fit sortir les personnes présentes. Oui, avoua-t-elle, elle avait écrit à son frère l'Infant, au marquis de Mirabel : dans ses lettres que la Porte avait transmises à Auger, elle se plaignait de l'état dans lequel on la tenait en France ; elle prévenait Mirabel de veiller à empêcher l'accord qui se préparait entre le roi et la Lorraine, ou le roi et l'Angleterre ; oui, M. de la Thibaudière devait porter une de ses lettres à Mme de Chevreuse ; oui, elle avait forcé Mme de Chevreuse à venir la voir déguisée ! Et elle pleurait, disant ses remords, confessant avoir manqué à ses serments, reconnaissant la faute qu'elle avait commise ! Richelieu était ému : le roi, répétait-il, sans aucun doute, pardonnerait ! Quant à lui, il s'y emploierait de son mieux ! — Ah ! monsieur le cardinal, disait Anne d'Autriche, quelle bonté faut-il que vous ayez ! et elle voulait lui prendre la main. Richelieu, embarrassé, par respect, se dégagea et sortit.

Il rendit compte à Louis XIII. Mais que faire contre la reine de France, celle de qui on attendait avec tant d'impatience un Dauphin nécessaire ! Il fallait céder et pardonner.

Louis XIII voulut au moins que la reine renouvelât par écrit les aveux qu'elle venait de faire. Anne d'Autriche s'exécuta. C'était le 17 août. On lui dicta la pièce : après avoir reconnu qu'elle avait écrit en Flandre, qu'elle avait reçu des réponses, elle ajoutait : Entre autres choses, j'ai témoigné quelquefois des mécontentemens de l'état auquel j'étois et ai écrit et reçu des lettres du marquis de Mirabel qui estoient dans des termes qui dévoient déplaire au roi. J'ai donné avis au marquis de Mirabel qu'on parloit de l'accommodement de M. de Lorraine et qu'il y prît garde. J'ai témoigné estre en peine de ce qu'on disoit que les Anglais s'accommodoient avec la France, au lieu de demeurer unis avec l'Espagne. La lettre dont la Porte s'est trouvé chargé devoit être portée à la dame de Chevreuse et la dite lettre faisoit mention d'un voyage que la dite dame de Chevreuse vouloit faire comme inconnue devers nous. Elle achevait en promettant de ne plus recommencer. Louis XIII, de sa propre main, écrivit au-dessous qu'en raison de cette confession et du serment que la reine faisait de ne plus se mettre dans le même cas, il pardonnait. Les deux époux s'embrassèrent. De ce côté, c'était fini.

Mais le roi se dédommagerait sur les complices. Louis XIII ordonna de reprendre les interrogatoires et de les pousser activement. La Porte continuant à tout nier, on lui apporta une lettre qu'on avait fait écrire à Anne d'Autriche dans laquelle la reine lui disait : Je veux que vous avouiez la vérité sur toutes les choses dont vous serez interrogé. La Porte refusa d'avouer ; il ne commettrait pas, disait-il, cette lâcheté : la lettre de la reine avait été dictée. Sur de nouvelles instances du chancelier, il écrivit à Anne d'Autriche afin de lui demander ce qu'elle désirait qu'il révélât. Par le moyen de Mlle de Hautefort, Anne d'Autriche parvint à le mettre à moitié au courant de ce qui s'était passé. La Porte se montra chevaleresque. Le terrible justicier de Richelieu, Laffemas, étant venu le trouver dans sa prison et n'ayant pu le fléchir : Voilà un arrêt, faisait le juge d'un air narquois, en lui montrant un papier, qui vous condamne à la question ordinaire et extraordinaire ! La Porte ne sourcilla pas. On le conduisit à la chambre de torture : on lui détailla les instruments de supplice : ais, coins, cordages. Le prisonnier répondit qu'il ne parlerait que si la reine le lui ordonnait. Mais elle vous l'a écrit !Cette lettre lui a été dictée ! Si le contrôleur général de la maison de la reine, M. de la Rivière, venait répéter l'ordre oralement, peut-être la Porte obéirait-il. M. de la Rivière vint. Devant lui, le chancelier questionna. La Porte consentit alors à avouer l'affaire de la lettre à Mirabel interceptée. Il niait le reste. On le menaça ; rien n'y fit. Les juges fatigués le laisseront à la Bastille : il y restera neuf mois : à ce moment, 1638, la reine obtiendra l'élargissement de son fidèle serviteur. Celui-ci, seulement, devra se retirer en exil, à Saumur.

Qu'allait-on faire de Mme de Chevreuse ? Une fois de plus la question se posait et, comme toujours, elle était inextricable. La culpabilité de la duchesse ne faisait pas doute. On avait vingt témoignages du rôle qu'elle avait joué. Louis XIII commença par notifier à la reine qu'il lui défendait de ne plus avoir aucune espèce de relation avec Mme de Chevreuse. Il le lui signifia par écrit : Je ne désire plus que la reine écrive à Mme de Chevreuse principalement pour ce que ce prétexte a été la couverture de toutes les écritures qu'elle a faites ailleurs. Anne d'Autriche donna sa parole.

Par ailleurs, tout compliquait le cas de la duchesse. Depuis le mois d'avril, le gouvernement était informé qu'elle avait le projet de quitter la France et de se réfugier en Angleterre. Dans un mémoire remis au roi, Richelieu expliquait les dangers que présentait pour le gouvernement cette détermination : Mme de Chevreuse, disait-il, est liée avec le duc de Lorraine, avec les Anglais, avec la reine, avec la Fargis et généralement avec tous les brouillons. Si elle est hors du royaume, elle empêchera le duc de Lorraine de s'accommoder tant par elle-même que parce que la reine, qui favorise le parti d'Espagne, le désirera. Elle donnera grand branle aux Anglais, à ce à quoi elle voudra les porter : elle sera susceptible de toutes les impressions des brouillons. Partant, je conclus à ne la laisser sortir du royaume.

Mais comment l'en empêcher ? Il y avait deux moyens : l'un, la force ; Richelieu voyait de grands inconvénients à ce procédé qui finalement serait inefficace ; l'autre les voies de civilité, c'est-à-dire écrire à la duchesse, lui faire savoir que si elle voulait s'en aller par nécessité — on la savait très endettée — le gouvernement était prêt à lui venir en aide ; que si c'était pour la satisfaction de son esprit, il n'y avoit rien à dire, mais qu'elle devoit considérer qu'elle laissoit toute sa famille en perdition. Le cardinal concluait à envoyer de l'argent à Mme de Chevreuse. Cet esprit est si dangereux, disait-il en terminant, qu'étant dehors il peut porter les affaires à de nouveaux ébranlements qu'on ne peut prévoir. Louis XIII approuva. Une importante somme d'argent fut envoyée à Tours. Mme de Chevreuse répondit qu'elle remerciait, mais refusait : elle n'avait pas besoin d'argent. Ensuite, à la réflexion, elle accepta, seulement à titre de prêt.

Que faire ? Le roi décida, à tout hasard, d'envoyer quelqu'un interroger la duchesse à Tours. On verrait ensuite. Il confia la mission à un vieux serviteur de la maison de Lorraine, un ecclésiastique, trésorier de la Sainte-Chapelle de Paris, l'abbé du Dorat, homme dévoué, et sûr. Madame, écrivait Richelieu à Mme de Chevreuse le 16 août, j'ai prié M. du Dorat de vous aller trouver pour une affaire que vous jugerez assez importante. Comme je désire vous y rendre de nouvelles preuves de mon affection et de mon service, je vous supplie de m'en donner de votre franchise et vous assurer qu'en usant ainsi, vous sortirez de l'affaire dont il s'agit sans déplaisir quelconque, ainsi que vous avez été tirée, par le passé, d'autres qui n'estoient pas de moindre importance. Après coup, on adjoignit à du Dorat un certain abbé de Cinq-Mars. La mission des deux envoyés consistait à obtenir de Mme de Chevreuse tout ce qu'on pourrait lui faire dire au sujet de ses relations avec l'étranger. Des dépêches émanant du duc de Lorraine et des ministres d'Espagne accrédités près de lui, avaient été saisies en Bourgogne, qui donnaient certains détails circonstanciés. Des aveux sincères de la duchesse lui vaudraient un pardon complet.

MM. du Dorat et de Cinq-Mars trouvèrent Mme de Chevreuse dans un état de trouble extraordinaire. A la nouvelle de ce qui s'était passé à Paris, la duchesse avait été, comme Anne d'Autriche, accablée. Elle était trop consciente de la gravité de ses fautes et trop sûre, par les exemples de Chalais, de Boutteville et de Montmorency, de la façon dont Louis XIII savait punir, pour ne pas redouter les pires châtiments. L'arrivée des deux enquêteurs acheva de la terrifier. Elle nia tout. Sur des interrogations pressantes, elle finit par reconnaître qu'elle avait eu plusieurs fois l'intention d'aller voir la reine en cachette ; mais que celle-ci l'en avait dissuadée parce que le projet était irréalisable. En ce qui concernait le duc de Lorraine, elle n'avait aucune intelligence avec lui et n'avait pas eu la moindre pensée de l'empêcher de traiter avec la France. Quant aux dépêches saisies en Bourgogne dont on la menaçait, elle ne savait ce que c'était. Rendant compte de sa mission à Richelieu, du Dorat se déclarait convaincu que Mme de Chevreuse avait entraîné la reine à empêcher l'alliance de la France et de l'Angleterre ; il concluait : Votre Éminence me permettra, s'il lui plaît, de lui dire, que cette dame est la plus grande ennemie qu'elle ait et qui l'a le plus désobligée. Le 24 août, il faisait écrire et signer à Mme de Chevreuse les quelques aveux que la duchesse avait consenti à faire et il emportait cette déclaration à Paris assurant la duchesse qu'il la tiendrait au courant.

A Paris, l'impression fut très mauvaise. Des amis prévinrent Mme de Chevreuse. Le roi et le cardinal étaient fort irrités. La Rochefoucauld envoya Craft avertir la duchesse. Mme de Chevreuse s'affola. Du Dorat lui écrivait de ne pas se tourmenter, répétant que ce qu'on lui avait demandé n'était que pour s'assurer de sa franchise, que tout s'arrangerait ; Sa Majesté étant résolue disait-il, de lui pardonner quoiqu'elle eût fait. Mme de Chevreuse, hors d'elle, épiait avec anxiété chaque lettre de du Dorat. Elle suppliait la reine, ses amis de Paris de la prévenir à temps si quelque mesure violente était décidée contre elle. Il fut convenu avec Mlle de Hautefort que, dans les huit jours, celle-ci lui enverrait un livre d'Heures relié : si la reliure était verte cela signifiait que les affaires tournaient bien ; si elle était rouge la duchesse était perdue : elle n'avait plus qu'à penser à son salut. Mme de Chevreuse attendait.

Qu'arriva-t-il ? Du Dorat cessa d'écrire. On saura plus tard qu'il était tombé malade. Puis, le samedi 5 septembre, sur les onze heures du matin, parvenaient à Mme de Chevreuse, à Tours, deux avis : d'abord les Heures : elles étaient reliées rouge ! C'était la couleur fatale ! Ensuite une lettre d'Anne d'Autriche : Sa Majesté lui mandoit qu'aussitôt qu'elle l'auroit reçue (cette lettre) elle se sauvât de quelque façon que ce fût, autrement qu'elle étoit perdue et qu'assurément, dans le dimanche matin, elle devoit être arrêtée !

Mme de Chevreuse fut bouleversée ! Elle demeura deux heures prostrée ! Vers une heure, elle fit atteler son carrosse et se rendit chez le lieutenant général du roi à Tours, M. Georges Catinat. Elle lui dit qu'elle éprouvait un grand tourment : elle n'avait aucune nouvelle de du Dorat : cela était très grave. Le lieutenant général, debout, appuyé contre la fenêtre, lui répétait qu'il ne fallait pas tant s'effrayer, que du Dorat avait pu être empêché, qu'il allait écrire par le premier ordinaire. La duchesse allait et venait fébrilement. Brusquement, elle se dirigea vers la porte disant qu'elle s'en allait à Couzières et qu'elle allait dire adieu à l'archevêque. M. Catinat fut surpris de son agitation.

A l'archevêché, M. Bertrand d'Eschaux était alité, souffrant depuis cinq ou six jours. Introduite, Mme de Chevreuse s'assit sur le bord du lit du prélat. A lui, elle dit tout : elle n'avait aucune lettre de du Dorat ; ce silence l'avait mortellement inquiétée : ses appréhensions s'étaient changées le matin même en certitude au reçu de la lettre de la reine : et elle montrait cette lettre, fort longue, lisant seulement le passage qui concernait le danger qu'elle courait. Maintenant il fallait fuir, quitter la France. L'archevêque, surpris, lui demanda si elle avait songé déjà auparavant à cette fuite. — Non ! — Et où voulait-elle aller ? — En Espagne. L'archevêque ne savait que dire. Mme de Chevreuse lui rappela qu'il avait un neveu près de la frontière d'Espagne, à six ou sept lieues de Bayonne, en pays basque, le vicomte d'Eschaux, habitant la terre d'Eschaux : que le prélat lui donnât une lettre de recommandation pour ce neveu ! Après quelque hésitation, l'archevêque consentit. Il ajouta même l'itinéraire qu'il fallait suivre pour se rendre aux Pyrénées. La duchesse demanda une plume, de l'encre, du papier ; elle écrivit trois ou quatre lettres qu'elle déchira. L'archevêque reprit : Et qui emmenait-elle avec elle ? — Un valet de chambre seulement, Hilaire : elle allait d'ailleurs s'habiller en homme. — Le prélat observa qu'un seul domestique était insuffisant ; Mme de Chevreuse répondit qu'elle prendrait alors également Renault. Sur les quatre heures arriva M. Catinat. Inquiet du trouble dans lequel il avait laissé la duchesse, il était allé prendre de ses nouvelles à l'hôtel de la Massetière et, ne la trouvant pas, venait voir à l'archevêché. Mme de Chevreuse dit adieu à l'archevêque, au lieutenant général, rentra à son hôtel, prit quelques paquets, de l'argent, puis partit pour Couzières en compagnie de son écuyer et de deux de ses femmes de chambre. Elle était pâle, tout entière à ses pensées, agitée, songeuse ou pleurant.

A sept heures, elle atteignait Couzières. On lui servit son souper, de la viande : elle mangea à peine. Montant dans sa chambre elle appela ses femmes de chambre, leur dit qu'elle avait reçu un avis très sûr qu'elle devait être arrêtée, qu'elle s'en allait ; elle ne leur révélait pas le but de son voyage parce qu'on viendrait sûrement la chercher ici et que, ne la trouvant pas, on les tourmenterait toutes pour leur faire dire où elle s'était rendue. Pourvu qu'elle eût deux jours et demi d'avance, elle serait hors de danger. Elle chargea sa femme de chambre Anne de commander au contrôleur de sa maison qu'elle avait laissé à Tours de tenir l'hôtel de la Massetière comme si elle y était et de faire dire que, étant malade, elle ne recevait personne. Elle écrivit une lettre qu'elle donna à la même femme de chambre pour M. Catinat ; elle avouait au lieutenant général qu'elle quittait la France, elle le priait de veiller à ses affaires. Recommandation était faite à tous de garder le secret, même de ne rien dire au reste du personnel, si ce n'est que Madame était souffrante ; elle congédia chacun, ne conservant que Anne. Elle avait commandé aux domestiques Hilaire et Renault de se trouver à neuf heures du soir à une porte du parc, sur la route, avec trois chevaux, dont sa propre monture, une haquenée, jument toute blanche peinte en façon de pie.

Elle revêtit un costume d'homme : casaque noire, chausses et pourpoint noirs, bottes. Pour dissimuler ses traits elle colora sa figure avec un mélange de suie et de poussière de brique rouge, ce qui la faisait ressembler à une gitane : sur ses cheveux, elle posa une perruque blonde qu'elle ajusta au moyen d'une bande de taffetas noir dont elle se banda le front, se proposant de dire qu'elle avait reçu une blessure à la tête, dans un duel : elle était méconnaissable. Lorsqu'elle fut prête, elle se dirigea vers la porte du parc. Hilaire et Renault l'attendaient : elle n'avoit ni linge, ni hardes, ni paquets, ni sacs, seulement une petite montre émaillée et des rouleaux d'or dans sa poche. Après avoir donné ses derniers ordres à la femme de chambre, elle se mit en selle et disparut.

 

Elle marcha toute la nuit, tout le jour suivant, dimanche 6. Le soir, elle parvenait, recrue de fatigue, au petit bourg de Couhé, à huit lieues au delà de Poitiers : elle avait fait trente lieues ! Dès le petit jour, le lendemain elle se remettait en route et à huit heures arrivait à Ruffec. Elle n'en pouvait plus ! A l'hôtellerie du Chêne vert, elle demanda une chambre, trois serviettes, du feu : ôtant son pourpoint elle se jeta sur son lit où elle dormit deux heures. A dix heures, Hilaire et Renault vinrent la prévenir qu'il fallait dîner. Le repas fini, elle remonta à cheval. Les gens de l'auberge l'entouraient, regardant ce jeune et joli gentilhomme. Une servante dit à la duchesse qu'elle ne savait guère se tenir en selle où elle paraissait avoir eu beaucoup de peine à monter malgré l'aide du valet d'écurie. Mme de Chevreuse répondit qu'elle était extrêmement lasse et malade : elle allait se reposer chez un ami : elle donna un écu de pourboire : les gens la jugèrent une personne de condition. La petite troupe reprit son voyage.

Mais décidément la duchesse était au bout de ses forces ! Là-dessus elle se rappela qu'elle se trouvait à peu de distance de Verteuil, le château de M. de la Rochefoucauld et de son fils, M. de Marsillac. Pourquoi n'enverrait-elle pas demander un carrosse à M. de Marsillac ? Elle écrirait au jeune homme un billet anonyme qu'irait porter Hilaire et dans lequel elle conterait une histoire. Le domestique avait son écritoire. Monsieur, écrivit-elle, je suis un gentilhomme français qui demande un service pour ma liberté et peut-être pour ma vie. Je me suis malheureusement battu et j'ai tué un seigneur de marque. Cela me force de quitter la France et promptement parce qu'on me cherche. Je vous crois assez généreux pour me servir sans me connoître : j'ai besoin d'un carrosse et de quelques valets pour me servir. Puis elle réfléchit que M. de Marsillac ne se déciderait pas sur une requête aussi vague. Elle fit la leçon à Hilaire, lui donna une autre lettre : Hilaire partit sur la haquenée de la duchesse.

Arrivé à Verteuil, et introduit auprès de M. de Marsillac, encore couché, il tendit le mot d'introduction de Mme de Chevreuse ; il expliqua : la duchesse était à deux pas, elle se rendait à Saintes, précipitamment, pour une affaire urgente, elle n'avait pas le temps de s'arrêter, mais elle viendrait, au retour, faire une visite à Mme de la Rochefoucauld ; elle priait M. de Marsillac de vouloir bien lui prêter un carrosse et quatre chevaux de selle.

Marsillac était seul au château avec sa mère et sa femme. Son père n'était pas là. Il s'empressa. Comment ? dit-il, Mme de Chevreuse était tout près, dans les bois ? Mais il allait aller la trouver lui-même ! — Qu'il n'en fit rien ! protesta Hilaire. A aucun prix la duchesse ne voulait le voir. Marsillac n'insista pas. Il appela son valet de chambre Thuillin, fit atteler un carrosse à quatre chevaux par le cocher Ardouin, seller quatre bêtes, puis commanda aux deux domestiques de suivre Hilaire et de faire ce qu'on leur ordonnerait. Hilaire aida à atteler ; il laissa dans les écuries de Verteuil la haquenée de la duchesse trop fatiguée.

A cinq cents pas de Ruffec, on retrouva Mme de Chevreuse. La duchesse demanda à Thuillin s'il y avoit point quelque lieu assuré où elle se pût aller reposer quelques heures. — Si, fit l'autre, à deux lieues de là, à une maison de M. de la Rochefoucauld, nommée la Terne. Mme de Chevreuse monta en carrosse et s'étendit. Au bout de peu de temps on arrivait à la Terne. Le garde de la maison, Potet, prépara une chambre, un lit, —sur lequel Mme de Chevreuse s'étendit tout habillée, — demanda à la duchesse si elle n'avait pas besoin de manger : elle accepta des œufs frais. Elle pria alors Renault de lui donner l'itinéraire que lui avait dressé l'archevêque : on ne le retrouva pas. Elle questionna Potet et Thuillin : quelle route fallait-il prendre pour se rendre à Eschaux sur la frontière d'Espagne ? Thuillin dit que Potet étant basque devait connaître le chemin et qu'il se ferait un plaisir de la conduire. Potet, ancien domestique du duc de Luynes, avait reconnu la duchesse. De son côté, Mme de Chevreuse lui disait l'avoir déjà vu quelque part ; Potet était trop heureux de se mettre à la disposition de la jeune femme. Il indiqua qu'il faudrait passer par Cahuzac ou Tonneins ; comme première étape, on pourrait aller coucher à Condour, près de Marthon, chez un certain Dulorier, connu de M. de la Rochefoucauld, à Cahuzac, chez un homme d'affaires de M. de la Rochefoucauld, nommé Malbâti.

A la nuit, Mme de Chevreuse remontait en voiture. Potet, Thuillin, Hilaire et Renault suivaient achevai. On fut à Condour, vers trois heures du matin, et le soir suivant à Saint-Vincent de Connezac. Mme de Chevreuse s'était un peu reposée. Elle ne pouvait pas garder indéfiniment la voiture de M. de Marsillac. Elle acheta, à Saint-Vincent, pour huit pistoles, une assez bonne jument, et, le lendemain, à deux lieues de Mussidan, priait le cocher Ardouin de ramener à Verteuil le carrosse. Elle gardait Thuillin, par précaution. Dans la nuit du mercredi 9 au jeudi 10 septembre, elle parvenait à Cahuzac.

Potet et Thuillin allèrent frapper à la porte du procureur, M. Jean Paul, dit Malbâti. Mme Malbâti ouvrit : son mari n'était pas là. Potet et Thuillin se firent reconnaître : ils avaient avec eux, disaient-ils, un seigneur de qualité, ami de M. de Marsillac, qui avait eu un duel et que M. de Marsillac recommandait comme lui-même. Ils entrèrent. Au moment où ils se mettaient à table. Malbâti arriva. C'était un homme d'une soixantaine d'années, de bonne mine, la figure franche et cordiale. Il accueillit les cinq voyageurs avec empressement. Il plut à Mme de Chevreuse. Au cours du repas, la duchesse conta qu'elle désirait aller prendre les eaux pour se guérir d'une blessure qu'elle avoit reçue dans un combat qu'elle avoit depuis peu fait ; pour lequel elle étoit encore en peine. Malbâti répondit qu'il ne connaissait guère que les eaux d'Ax. — Non, dit la duchesse, ce n'étaient pas celles-là qu'elle voulait aller prendre, mais celles de Bagnères. Malbâti ne connaissait-il pas la route ? — Ah ! fit le procureur, si le voyageur était venu seulement cinq ou six jours plus tard, c'est-à-dire après les vendanges, il l'aurait volontiers accompagné jusqu'à Notre-Dame de Garaison, tout près de Bagnères, où il avait à se rendre pour remplir un vœu. La duchesse lui demanda s'il ne pouvait pas partir tout de suite ? — Non, ce n'était pas possible ! — Elle insista, Malbâti finit par céder. On alla se coucher. Malbâti donna sa chambre à ce qu'il croyait être un jeune gentilhomme.

Le matin, tout le monde étant sur pied, Mme de Chevreuse demanda à son hôte s'il n'avait pas quelque habit à lui vendre. Oui, fit l'autre, justement un que M. de Marsillac lui avait donné il y avait deux ans et qu'il n'avait pas encore mis. Quoique un peu ample, le costume pouvait aller. Satisfait de se trouver avec Malbâti, homme de tête, expérimenté et respectable, qui lui suffirait pour achever sa route, la duchesse pria Thuillin de retourner chez M. de Marsillac en lui ramenant deux chevaux de selle et l'assurant qu'elle aurait un ressentiment éternel des obligations qu'elle lui devoit. Elle commanda à Renault et à Hilaire de demeurer à Cahuzac jusqu'à ce qu'elle leur eût envoyé de nouveaux ordres, puis, avec Potet et Malbâti, elle reprit son chemin.

Malbâti n'avait pas été sans remarquer la grâce élégante et les traits charmants de son voyageur. Il prit Potet à part : quel était donc, demanda-t-il, ce jeune gentilhomme qu'ils conduisaient ? Potet fit un geste vague : on le lui dirait plus tard. Devinant de quoi il pouvait être question, Mme de Chevreuse intervint pour parler des seigneurs habitant les pays qu'on traversait.

Le soir ils couchèrent à cinq lieues de Douzains, dans une hôtellerie. Décidément, Malbâti était très intrigué. Lorsque Mme de Chevreuse descendit de cheval, il aperçut du sang sur la selle. Monsieur, fit-il avec empressement, il faut que votre plaie se soit rouverte ! et il s'offrait pour panser la blessure : non, répondait Mme de Chevreuse embarrassée ; qu'il s'occupât des chevaux ; c'était vrai, elle était grandement incommodée de cette blessure : mais Potet lui rebanderoit la plaie. Malbâti ne savait que penser : Ayant raisonné sur le dit sang, et sur la beauté du dit gentilhomme, déclarera-t-il plus tard, j'entrai en quelque soupçon que ce ne fût une femme déguisée, ce qui me fit résoudre le lendemain d'en découvrir la vérité par des questions fréquentes et les prières que je ferois de me le vouloir dire.

Le lendemain, vendredi 11, les trois cavaliers passaient la Garonne à Agen et couchaient à Gondrin. Malbâti questionna la duchesse : enfin, lui dit-il résolument qui était-il ? Mme de Chevreuse éluda. L'autre insistant, elle finit par avouer qu'elle était le duc d'Enghien, fils du prince de Condé, puis, pour changer de conversation, parla du Cid, vanta Corneille et se mit à débiter des vers de la pièce.

Le lendemain, samedi 12, la troupe fit étape à Montastruc. Malbâti revenait à la charge. Comment donc un si grand prince comme vous, interrogeait-il, se hasarde-t-il à s'en aller ainsi seul dans des lieux si éloignés ? Mme de Chevreuse parla de la querelle qu'elle avait eue et recommença à dire des vers.

Le dimanche 13 septembre, ils s'arrêtèrent à Bernadets. Le gîte fut détestable. Mme de Chevreuse aima mieux aller coucher sur de la paille dans une grange. Au matin, on lui présenta pour déjeuner un quartier d'oie bouillie dans une écuelle de terre fort noire : la duchesse ne voulut rien manger. Une paysanne voisine qui l'avait vue dormant et avait été frappée de sa distinction, lui apporta sur un plat d'étain quatre œufs frais recouverts d'une serviette blanche : Voilà le plus beau garçon, disait-elle, que je vis jamais ! Mme de Chevreuse sourit, et accepta.

Il restait cinq lieues à franchir pour atteindre Bagnères. Touchée du dévouement de Malbâti, la duchesse lui avoua qu'elle n'était pas le duc d'Enghien, mais une autre personne dont elle lui révélerait le nom le lendemain, lorsqu'ils seraient au terme de leur voyage. Potet confia au procureur que s'il admirait le visage de leur compagnon, ce n'estoit rien à l'égard de ce qu'il estoit lorsque le gentilhomme ne s'était pas frotté avec de la suie et de la tuile.

A deux heures du matin, les trois cavaliers arrivaient à Bagnères. Ils descendirent dans une hôtellerie située près des bains. Mme de Chevreuse demanda à l'hôtelier ce qui valait mieux, des eaux de Bagnères ou de celles de Barèges. L'hôtelier répondit que cela dépendait de la maladie qu'on avait. La duchesse fut d'avis qu'il fallait consulter un médecin. Elle en connaissait un, précisément, très réputé, à Tarbes ; elle irait le voir dès le lendemain. L'hôtelier observa que la route de Tarbes était longue et difficile.

Le lundi 14, au matin, Mme de Chevreuse alla faire un tour aux bains. Il y avait beaucoup de monde. Elle fut reconnue par un gentilhomme qui, très étonné, s'approcha d'elle respectueusement. Le priant aussitôt de dissimuler, la duchesse lui demanda de vouloir bien lui fournir un guide pour passer en Espagne. Les détails furent convenus. Le guide ne la rejoindrait qu'à tel endroit, dans la montagne : puis elle rentra à l'hôtellerie.

Malbâti avait promis d'accompagner le gentilhomme jusqu'à Bagnères : il n'avait pas dit qu'il irait de là à Tarbes. Fort contrarié du nouveau projet de la duchesse, il voulut la détourner de son voyage : il y avait beaucoup de voleurs dans le pays, disait-il ; les chemins étaient dangereux. Mme de Chevreuse le décida à la suivre.

On se remit en selle. Un premier guide conduisait. Le procureur de Cahuzac paraissait morose ; la duchesse lui dit qu'elle voyait bien son ennui ; que peut-être il songeait à la quitter ; mais il lui avait rendu tant de services jusque-là qu'elle ne doutait pas qu'il ne consentît à lui en rendre un dernier en l'accompagnant encore cette dernière fois. On marcha à travers la montagne tout le jour et la nuit suivante. Vers trois heures du matin, on arriva à une de ces petites granges qui servent de refuge aux pâtres du pays. Mme de Chevreuse avait trompé Malbâti : ce n'était pas à Tarbes qu'elle l'emmenait mais à la frontière. Pendant que les chevaux mangeaient, les voyageurs, s'étendant sur le foin, s'endormirent.

Au jour, Mme de Chevreuse, sur pied, prit Malbâti à part. Elle lui avait promis de lui avouer qui elle était ; l'heure était venue : elle n'était pas le duc d'Enghien, mais une femme et la duchesse de Chevreuse ! Elle lui avait une reconnaissance infinie pour les services qu'il venait de lui rendre. Elle se rendait en Espagne. Elle quittait la France malgré elle parce que sans cela elle était perdue. Elle ajoutait, pour que Malbâti le répétât, qu'elle allait en Angleterre, n'ayant pu trouver que ce chemin pour sortir du royaume. Si elle s'était sauvée de Tours c'est qu'on avait voulu l'arrêter. Sa conscience était pure : elle n'avait rien fait et ne ferait rien contre le service du roi et du cardinal : elle le leur écrirait ; elle préférait se jeter dans le feu qu'être dans une prison. Que Malbâti rapportât tout ; qu'il dit qu'elle allait rester peu de temps en Espagne, qu'elle n'y verrait ni le roi ni la reine, qu'elle n'irait pas à la cour, qu'elle se dirigerait vers un port où le roi d'Angleterre devait l'envoyer chercher sur un navire de guerre. Elle attendait un guide auquel elle avait fait donner rendez-vous ici même, de Bagnères. Ils devaient se quitter. Elle allait pouvoir permettre à Malbâti et à Potet de rentrer chez eux.

Malbâti était tout interdit ! Il écoutait étonné. Il éprouvait un mélange d'attendrissement, de regret et de pitié. A quoi pensait-elle, lui fit-il enfin doucement, de vouloir passer ainsi la montagne seule avec un homme qu'elle ne connaissait pas et en temps de guerre ! Elle se perdrait ! Elle trouverait mille voleurs ! Mme de Chevreuse répondit qu'elle était sûre de son voyage, lequel n'allait lui coûter que 2 à 300 pistoles ; elle s'arrêterait à quatre lieues de là, à l'Hôpital, où il y avait des prêtres espagnols qui la recevraient ; elle écrirait au vice-roi de Saragosse de lui envoyer un carrosse à Barbastro. Il n'y avait aucun danger. Elle enverrait de ses nouvelles par le guide.

Malbâti était très troublé. Il n'avait pas passé tant d'heures avec la jeune femme dont il avait pendant quelques jours partagé la vie, sans se sentir obscurément séduit, éprouvant une émotion douce et inconnue. A ce moment débouchait par le sentier le paysan — un Espagnol — destiné à servir de guide. Mme de Chevreuse demanda à Mal bâti de se charger d'une lettre pour l'archevêque de Tours : après quelques hésitations, le procureur accepta. Si vous craignez quoi que ce soit, lui disait la duchesse, brûlez-là ; mais s'il vouloit se fier à sa parole, elle lui juroit, foi de femme d'honneur, qu'il n'y avoit rien dedans contre le service du roi. Elle lui demanda encore de ramener à M. de Marsillac son cheval et de remercier le fils de M. de la Rochefoucauld du service qu'il lui avait rendu : Elle n'oublieroit jamais les obligations et courtoisies qu'elle avoit reçues de lui. Pour dédommager Malbâti de ses frais, elle lui tendit un rouleau de pistoles. Malbâti refusa. Elle put, au moins, lui faire accepter les dépenses du retour : sept pistoles.

Il fallait se séparer. Malbâti tremblait. Alors, d'un geste charmant, la jeune femme, lui jetant les bras autour du cou, l'embrassa ! Le guide pressait. Mme de Chevreuse demanda à Potet la carte, l'écritoire, lui rappela la route qu'il devait suivre pour revenir, puis, une seconde fois, embrassant Malbâti, elle prit sa monture par la bride, et, d'un pas alerte, s'éloigna sur le sentier...

Malbâti redescendit la montagne : il était pensif. Le lendemain, il faisait ses dévotions à Notre-Dame de Garaison : puis il rentrait chez lui à Cahuzac, d'où il expédiait Hilaire et Renault avec les commissions dont la duchesse l'avait chargé, entre autres sa lettre à l'archevêque qu'il envoyait à M. de Marsillac : celui-ci la faisait tenir à Tours par un laquais de M. d'Estissac. Pendant ce temps, Mme de Chevreuse passait sans encombre la frontière et parvenait en Espagne.

 

C'était le samedi soir 6 septembre qu'elle s'était enfuie de Couzières. Le lundi 8, un laquais apportait à M. Catinat, à Tours, la lettre que la duchesse avait prescrit à sa femme de chambre de lui faire tenir. M. Catinat demanda au laquais où était Mme de Chevreuse : — à Couzières, — fit l'autre, qui ne savait rien. Le lieutenant général envoya aussitôt à Couzières d'où on revint le prévenir que la duchesse s'était enfuie : il s'en doutait. Immédiatement il rédigea trois dépêches, l'une pour M. de Chevreuse, l'autre pour du Dorat, la troisième pour son propre frère, conseiller au Parlement de Paris : il les prévenait de ce qui venait de se passer et les priait d'en informer le gouvernement.

Au reçu de cette lettre, M. de Chevreuse, effrayé, prit avec lui l'abbé du Dorat, ainsi que l'intendant de sa maison, M. de Boispillé, et il alla trouver Louis XIII : le roi était à Conflans. Il était faux qu'il eût voulu faire arrêter Mme de Chevreuse. Anne d'Autriche et Mme de Hautefort, trompées par des bruits vagues, avaient agi trop vite.

Louis XIII et Richelieu furent extrêmement contrariés. Ils prièrent Boispillé de se rendre immédiatement à Tours, afin de voir ce qui s'était passé et de les informer ; puis, le samedi matin, I2, réflexion faite, Richelieu chargea Boispillé, de la part du roi, de courir après la duchesse, de la rejoindre, de lui dire qu'on lui pardonnait sa fuite pourvu qu'elle rentrât aussitôt : elle pourrait revenir à Dampierre.

Boispillé partit le dimanche. A Tours, il alla voir le lieutenant général, l'archevêque. Par l'archevêque il sut l'itinéraire que devait suivre, croyait le prélat, Mme de Chevreuse afin de gagner Eschaux. Il se mit en route. Le dimanche 6, le prélat avait reçu des lettres de Paris l'informant que les frayeurs de Mme de Chevreuse étaient injustifiées. Aussitôt il avait envoyé deux hommes, Dolce et Mazuel, à la poursuite de la duchesse afin de la rassurer et de la ramener. Les deux hommes n'étaient pas revenus. Boispillé les trouva à Bordeaux. Il fut convenu que Dolce irait à Eschaux, que Mazuel battrait les bords de la Garonne, et que Boispillé s'informerait. Au bout de quelques jours, les trois hommes se rejoignaient : ils n'avaient rien trouvé. A Eschaux, personne n'avait de nouvelle de Mme de Chevreuse. Mazuel reprit le chemin de Tours par Blaye, Saintes, Saint-Maixent, cherchant si la duchesse n'était pas restée quelque part malade. Boispillé demeura à Bordeaux jusqu'au 22. Il y avait dix-sept jours, que Mme de Chevreuse était partie ! Il revint à Tours. Là il apprit que la duchesse était passée par Ruffec, Verteuil, où elle avait emprunté le carrosse de M. de Marsillac. Il courut à Verteuil. En mettant son cheval à l'écurie, il reconnut la haquenée de la duchesse. Marsillac lui déclara qu'il ignorait ce qu'était devenue Mme de Chevreuse ; il conta ce qui s'était passé chez lui : il n'en savait pas plus long. Boispillé ramena la haquenée à Tours.

A Tours, il alla revoir l'archevêque. L'archevêque avait reçu dans l'intervalle la lettre que Mme de Chevreuse lui avait écrite de la frontière et qu'elle avait expédiée par Malbâti. Ah ! lui fit le prélat, vous avez eu bien de la peine pour savoir des nouvelles, et moi, qui n'ai sorti d'ici, je vous en apprendrai ! Il lui lut le billet. Boispillé crut que la duchesse était à Eschaux. Prenant la poste, il courut lui-même à Eschaux : il y arrivait le dimanche II octobre : on n'y avait toujours pas vu Mme de Chevreuse. Il rentra à Tours, de là à Paris ; sa mission était manquée.

Pendant ce temps, Louis XIII et Richelieu étaient informés par d'autres voies.

Au retour de son carrosse et de ses domestiques, Marsillac avait été très surpris d'apprendre qu'au lieu d'aller à Saintes, comme elle le lui avait annoncé, Mme de Chevreuse était partie pour une tout autre direction. L'étrange déguisement de la duchesse que lui signalaient ses gens avait achevé de le rendre perplexe. Soupçonnant une affaire désagréable, il avait écrit aussitôt à son secrétaire, alors à Paris, en le priant de prévenir son père. De son côté, Mme de la Rochefoucauld, aussi inquiète que son fils, avait également écrit à son mari afin de le mettre au courant. Si ce n'est rien, disait Marsillac, je serais bien aise qu'on n'en fasse point de bruit. Au reçu de ces deux lettres, M. de la Rochefoucauld s'était empressé d'aller voir le chancelier et de là avait gagné Rueil afin de parler à Richelieu. Il était très alarmé ; il accusait son fils de légèreté. Cinq ou six jours après, Potet revenu à Verteuil, ramenait les chevaux et informait Marsillac que Mme de Chevreuse était passée en Espagne. Marsillac transmit immédiatement la nouvelle à son père qui vint l'apporter à Richelieu. Il fut très froidement reçu. Cette affaire m'embarrasse si fort, écrivait-il furieux à son frère M. de Liancourt, que je ne puis vous écrire autre chose ! Ce n'est pas que mon fils soit excusable ni envers moi non plus que d'ailleurs, car il m'a fort peu considéré : je prie Dieu qu'il soit plus sage à l'avenir ! Donc Mme de Chevreuse était en Espagne. Il ne fallait plus songer à la rattraper. Du moins Louis XIII et Richelieu sauraient exactement ce qui s'était passé, et s'il y avait des complices, ceux-ci seraient punis. Une enquête fut ouverte. On la confia à un magistrat du Parlement de Metz, le président Vignier. M. Vignier partit pour Tours ; il interrogea l'archevêque, le lieutenant général, le personnel de Couzières ; il alla à Verteuil, vit Marsillac, les domestiques ; entendit les maîtres des hôtelleries par où était passée Mme de Chevreuse, Malbâti. Il transmit son rapport. C'est par cette enquête et ce rapport que nous savons tout le détail de la fuite de la duchesse. En somme, il était malaisé de mettre en cause qui que ce fût, puisqu'au premier moment on avait voulu pardonner à la principale coupable.

La rumeur publique accusait Marsillac : on disait que c'était lui qui avait enlevé Mme de Chevreuse, l'avait conduite hors du royaume, l'avait même menée à la Terne, où il l'avait festoyée. On pria Marsillac de venir s'expliquer à Paris. Ses amis, MM. de la Meilleraye et Chavigny, le défendaient, prétextant, pour l'excuser, qu'il était l'amant de Mme de Chevreuse, ce qui n'était pas vrai. Richelieu commanda à Marsillac de lui dire toute la vérité. Marsillac, le prit de haut : il répliqua sèchement. Richelieu se piqua. Sur une réponse un peu hautaine du jeune homme, le cardinal lui dit : Eh bien, il faut aller à la Bastille ! Le lendemain, Marsillac était emprisonné. Ses amis intervinrent. La Meilleraye parvint à le faire relâcher au bout de huit jours. Ce devait être la seule victime, et très légèrement atteinte, de la fuite de la duchesse de Chevreuse !