UNE COLONIE FRANÇAISE AU BRÉSIL. - POLÉMIQUE À SON SUJET.Cette polémique appartient en partie au règne suivant, puisque notre colonie brésilienne prit fin en 1568, puisque son chef et ses principaux colons furent rapatriés peu après ; avant d'en retracer les éléments, donnons un historique de la fondation de cet établissement. Un chevalier de la langue française de l'ordre de Malte, neveu du grand maitre Villiers de l'Isle-Adam, originaire de Provins et nommé Nicolas Durand de Villegagnon, en fut le fondateur[1] ; ce chevalier, acteur dans l'expédition de Charles-Quint contre Alger, expédition dont il existe une relation due à sa plume[2], avait ensuite défendu (en 1551) Tripoli contre les Turcs, et tenait la charge de vice-amiral de Bretagne, à lui donnée par Henri II. Ayant eu discussion avec Jérôme de Carné, capitaine du château de Brest, officier aimé du roi, discussion qui retarda en partie l'exécution des fortifications qu'il avait projetées pour améliorer ce château[3], Villegagnon résolut de quitter cette résidence, et, d'après les renseignements à lui fournis sur l'excellente température du Brésil, offrit d'y aller à l'effet d'installer un établissement avec ceux que l'on tourmentait en France pour cause de religion nouvelle[4]. On ne nous dit pas combien il emmena de colons avec lui[5], mais plusieurs bons et honnêtes personnages se décidèrent à l'accompagner et il enrôla gens de labeur et artisans de tous mestiers, lesquels il ne peust trouver qu'avec grande difficulté et moyennant grande somme de deniers. Le roi lui avait octroyé dix mille livres pour aider à ses frais de départ, et cela outre les deux navires armés d'artillerie, de munitions, d'approvisionnements dont il disposa. Les protestants, qui ont depuis écrit contre lui, assurent qu'il émit dès l'origine le désir d'établir dans sa colonie une Église réformée comme celle de Genève. L'expédition mit à la voile le 15 juillet 1555. Elle souffrit en route du manque d'eau, ayant été mal accueillie devant les lies Canaries, où elle voulait s'en approvisionner[6], mais reçut un bon accueil des Brésiliens, lorsqu'elle débarqua sur leur côte à l'embouchure du Rio-Janeiro, dans une île surnommée dès le début la France antarctique, si nous en croyons Montaigne[7]. Ces indigènes vivaient nus, étaient anthropophages — ou du moins mangeaient les prisonniers faits à la guerre —, portaient comme armes des arcs et des flèches, et pratiquaient la polygamie ; les femmes y jouissaient de la faculté de délaisser leurs maris pour petite occasion[8]. Obligés de se nourrir des fruits du pays, les colons, une
fois à terre, se trouvèrent soumis à une maigre pitance, en exprimèrent leur
mécontentement et accusèrent brusquement Villegagnon d'une
insatiable avarice, comme si l'on ne devait pas, à moins de grandes
provisions, ce qui n'était pas le cas, compter tirer sa nourriture des pays
où l'on se rendait pour y créer un établissement. Une conjuration s'ourdit,
mais le chef de la colonie, averti à temps, fit saisir quatre conjurés, dont
cieux furent exécutés et deux retenus en prison avec chaînes et fers. Le
danger passé, il comprit que sa situation restait peu assurée au milieu de
mercenaires dénués de toute honnesteté et vertu,
et comme il avait promis au départ, à ses administrés, de les maintenir et faire vivre à la protestante,
il demanda, au sénat de la ville de Genève, un ou deux ministres protestants,
espérant rétablir l'ordre parmi les siens au moyen de la sévérité de la
religion calviniste ; en même temps il réclama de ce pays quelques gens de mestier mariez ou non de pareille
cognoissance, mesmes des femmes et filles pour peupler telle nouvelle terre.
Deux ministres, Pierre Richet[9] et Guillaume
Chartier, le premier âgé de 50 ans, le deuxième de 30, furent désignés ; le
renfort d'artisans demandés s'embarqua promptement à Honfleur sous la
direction d'un gentilhomme suisse, Philippe de Corguilleray. Après un
engagement contre les Portugais à la hauteur du cap Saint-Vincent (le 5 décembre), qui leur rapporta du butin,
et quatre mois entiers de traversée, ils descendirent le 7 mars 1556 dans
l'île du Rio-Janeiro, où Villegagnon s'était fortifié, et qui se trouvait à
une portée de couleuvrine de la terre ferme. Là, les habitations étaient
construites en bois ronds[10] et couvertes
d'herbes ; il n'y avait point de territoire côtier appartenant à la France et
encore moins de cité nommée Henriville, comme plusieurs auteurs ont voulu le
faire croire, à peine quelques maisonnettes le long de la rivière[11] entre deux
montagnes, l'une appelée le mont Henry, l'autre que les nouveaux venus
baptisèrent du nom de Corguilleray appartenant à leur chef de convoi. Villegagnon le reçut avec satisfaction et, de fait, il le devait, car, si nous en croyons La Popelinière, ce renfort lui amenait, outre les ministres, 5 volontaires, 6 femmes[12] et près de 300 soldats, artisans et matelots, montés sur 3 bons vaisseaux. Il constitua un conseil de 10 personnes notables de la colonie, pour décider des différends tant ecclésiastiques que civils. Dans les premiers moments chacun se montra animé d'un grand désir de conciliation, et les affaires marchèrent à merveille. Mais un nommé Jean Cointac, arrivé récemment, voulut s'ingérer de trancher de l'évêque avec les nouveaux ministres, puis exigea que, dans la célébration de la Cène, on usât de pain sans levain et on mêlât l'eau au vin. Pareilles propositions soulevèrent un flot de discussions et de part et d'autre on s'aigrit. Sur les remontrances de plusieurs de ses compagnons, le chef de la colonie commença de craindre que Henri II ne vît d'un mauvais œil son établissement, s'il devenait un centre protestant, car en France ce monarque proscrivait la nouvelle religion. Le ministre Pierre Richer l'ayant invectivé en son premier prêche, il en résulta une plus grande brouille, et Villegagnon déclara qu'il ne tiendrait pour bonne aucune résolution si elle n'était issue de Sorbonne. En outre, il survint à l'officier préposé au commandement du fort[13] une affaire désagréable pour avoir, dans un moment de colère, donné un démenti au receveur de la colonie[14], car le règlement ordonnait alors 3 mois de suspension de son office, à moins qu'on ne fit réparation le genou en terre et le bonnet à la main ; à la suite dudit incident[15], l'officier incriminé s'enfuit. Soit que cette circonstance l'eût mis hors de ses gonds, soit pour tout autre motif, Villegagnon déclara le conseil de la colonie aboli, et défendit en même temps à Pierre Richer de prêcher et de faire des assemblées. Sur ces entrefaites un navire français toucha terre en cette localité, et 16 colons y prirent passage moyennant un fret total de 100 écus ; Villegagnon s'opposa d'abord à leur départ, rappelant la promesse qu'ils étaient venus pour luy tenir compagnie ; mais il finit par céder et leur accorda leur congé. Le reste de la partie scissionnaire alla sans délai s'installer dans un village à une demi-lieue plus loin sur la rive du fleuve et y vécut tant bien que mal, espérant réussir à s'embarquer un jour pour la France. Villegagnon parait avoir été d'un caractère emporté, ce qu'il reconnaissait et voulait ensuite réparer, la colère une fois passée ; quand les individus étaient partis, il ne pouvait plus s'excuser. Prévoyant que Bicher et ses compagnons, une fois en France, le décrieraient, il rédigea et envoya un mémoire justificatif de sa conduite, y rapportant les points particuliers qui signalaient au mieux les tendances religieuses de ce ministre. Puis, afin d'éviter que, mécontente de son caractère violent, une autre fraction de la colonie ne vînt également à s'éloigner, il prit le parti de diviser ce qui lui restait et envoya 18 colons 500 lieues[16] plus en aval à la recherche de quelque mine d'or on d'argent dont il voulait gratifier le roi Henri II ; deux pages accompagnaient pour les servir ces personnes qui paraissent avoir fondé un établissement voisin, nommé le fort Coligny[17]. La tempête jeta sur la côte un certain nombre des individus partis pour la France[18] ; ils se refugièrent d'abord à Coligny, puis revinrent dans la colonie de Villegagnon. Ce dernier, irrité de n'avoir pu empêcher le départ de ceux qui évidemment allaient se plaindre de lui dans la métropole, après avoir accueilli favorablement ces pauvres naufragés, se buta contre l'idée que ces revenants étaient des traistres, des espies — espions — et chercha le moyen de s'en défaire ; il l'eut bientôt trouvé dans le prétexte de la religion, leur posa des questions de foi avec ordre d'y répondre par écrit dans les 12 heures, les déclara hérétiques après leur réponse[19], puis les fit étrangler et jeter à l'eau, singulier moyen de peupler sa colonie. Ces malheureux se nommaient Jean du Bordel, Mathieu Vermeil, André La Fon — tailleur de son état — et Pierre Bourdon. Après leur mort, Villegagnon harangua la colonie et l'exhorta de fuir et éviter la secte des luthériens. La fin de l'histoire de notre premier établissement au Brésil est très simple : cet établissement succomba faute de ressources suffisantes lors de sa création et aussi à cause du caractère despotique et changeant du chef qui, se laissa entraîner à d'intempestives rigueurs. Villegagnon, outre ses tendances à la colère, vacilla comme tous les hommes de son temps, principalement en religion, mêla cette dernière à la politique, n'eut pas dans sa façon de gouverner une marche régulière ; c'est bien l'image de ce qui se passait en France, et il ne faut pas rejeter entièrement la responsabilité de cette situation sur un officier abandonné à lui-même à une si grande distance de la mère patrie. C'est assez l'opinion de Michel de Montaigne : Ceste descouverte d'un pais infini semble estre de considération. Ie ne scay si ie me puis respondre que il ne s'en face de l'avenir quelque aultre, tans de personnages plus grands que nous ayants esté trompés en cette cy. I'ay peur que nous ayons les yeulx plus grands que le ventre et plus de curiosité que nous n'avons de capacité ; nous embrassons tout, mais nous n'astreignons que du vent[20]. On comprend néanmoins que la conduite de Villegagnon ait soulevé contre lui des haines et des inimitiés sans nombre, surtout parmi les protestants ; aussi de là une vive polémique qui donna naissance à de nombreux écrits. Nous ne connaissons pas ceux publiés par Villegagnon, mais, voici les titres de plusieurs des pamphlets qui les attaquèrent : 1° La Response aux lettres de Nicolas Durant, dict le Chevalier de Villegaignon, adressées à la Reyne mère du Roy. Ensemble la confutation d'une hérésie mise en avant par le dict Villegaignon contre la souveraine puissance et authorité des Rois, in-12, de 43 feuillets non numérotés, sans lieu d'impression ni date, mais portant au bas du titre : Proverbe 27. Le fol qui se remet à sa follie est comme le chien retournant à son vomissement. 2° L'estrille de Nicolas Durant, dict le Chevallier de Villegaignon, MDLXI, in-12, de 7 feuillets non numérotés, sans lieu d'impression. 3° Histoire des choses mémorables advenues en la terre du Brésil, partie de l'Amérique Australe, sous le gouvernement de N. de Villegaignon, depuis l'an 1555 jusqu'à l'an 1558. in-12, de 48 feuillets numérotés, sans lieu d'impression. 4° La suffisance de Maistre Colas Durant, dict chevalier de Villegaignon, pour sa retenue en l'estat du Roy. ITEM. L'espoussete des armories de Villegaignon, pour bien faire luire la fleur de lis, que l'Estrille n'a point touchée. MDLXI, in-12 de 10 feuillets non numérotés, sans lieu d'impression. 5° L'amende honorable de Nicolas Durand, surnommé[21] le chevalier de Villegaignon, MDLXI, in-12, de 8 feuillets non numérotés, sans lieu d'impression. Dans cette pièce supposée Villegagnon s'intitule Janissaire du Pape et Roi fantastique des terres neuves. 6° Le levrre de Nicolas Durand, dict Villegaignon, in-12, de 13 feuillets non numérotés, sans lieu d'impression ni millésime, mais portant au bas du titre : Proverbe 27. Par dure response reprime, — Les propos d'un fol ignorant, — De peur que sage et bien sçauant, — A ton silence, il ne t'estime. Quoique l'auteur d'une récente Histoire du Brésil français[22] déclare qu'il ne connaît pas d'exemplaire existant de ces divers pamphlets, et qu'on en a seulement conservé les titres, ceux que nous citons sous les numéros 2°, 3°, 4° et 6° se rencontrent encore. Villegagnon vécut jusqu'en 1571 et, après son retour, représenta quelque temps l'ordre de Malte en France. C'était un homme lettré ; outre son récit de la tentative de Charles-Quint contre Alger, on lui doit l'ouvrage suivant : De Bello Melitensi. — De la guerre de Malte, Paris, 1553, in-4°, dont une traduction française par Edoart parut la même année à Lyon. On ne découvre pas, relativement à ce premier essai de colonie française au Brésil, mention d'une plante analogue au tabac, mais un ouvrage daté de 1583 en parle, l'auteur y disant : J'ai veu une herbe qu'ils appelent Petun[23], de la grandeur du consolida major, dont ils succent le jus et tirent la fumée ; et avec celle herbe peuvent sous-tenir la faim pendant huict ou neuf jours[24]. |
[1] Consultez Pierre de La Place, Commentaires de l'Estat de la reliqion et république, fin du livre Ier. Il résulte de ce que dit cet auteur que les religionnaires de la colonie se trouvaient loin d'être d'accord entre eux. Villegagnon engagea, après son retour d'Amérique, une polémique avec Calvin, ou plutôt avec les calvinistes ; il la soutint plutôt qu'il ne l'engagea, car ce sont les attaques dont il fut l'objet, et citées dans ce chapitre, qui en furent l'origine. Sur Villegagnon, lisez la note de la p. 406 du t. II de l'Histoire de la réformation, par M. Puaux.
[2] Caroli Quinti expeditio in Africain ad Algeriam, Paris, 1542, in-8°. Traduit par Pierre Tolet, réédité avec la traduction en 1874, chez Aubry, par M. H. de Grammont.
[3] On trouve d'intéressants détails à ce sujet dans l'Histoire de la ville et du port de Brest, par M. Levot, t. I, 1864, p. 59 à 64.
[4] Une fois au Brésil, il ne voulut plus tolérer le culte protestant. Voyez notre Histoire de Charles IX, chap. X.
[5] Bon nombre d'hommes, de pilotes, mariniers, mathelotz et artisans, dit La Popelinière, Histoire de France de 1550 à ces temps, in-12, 1552, t. I, feuillet 210 au verso.
[6] Villegagnon riposta au feu de la citadelle de Ténériffe, mais ne consentit pas à tenter une descente, qui peut-être nous eût dotés de la possession de cet archipel.
[7] Essais, I, 30. Montaigne dépeint en ce chapitre les mœurs des habitants du Brésil, et d'une façon intéressante, car elle reflète le dire des premiers Brésiliens amenés en France.
[8] Copie de quelques lettres sur la navigation du Chevallier de Villegaignon ès terres de l'Amérique oultre l'Æquinoctial, iusques soubz le tropique de Capricorne : côtenant sommairement les fortunes encourues en ce voyage, avec les mœurs et façons de vivre des sauvages du païs, envoyées par un des gens du dict seigneur. Paris, chez Martin le jeune, à l'enseigne Saint-Christophle, in-12, 1588, feuillet 12, au recto.
[9] Auteur de la Réfutation des folles resveries, exécrables blasphèmes, erreurs et mensonges de Nicolas Durand, qui se nomme Villegaignon : divisée en deux livres, 1562, in-12, de 176 feuillets.
[10] En grume.
[11] Il s'agit du Rio-de-Janeiro, rivière dite Genebara par les indigènes de ce temps et Genèvre par les Français.
[12] Le costume de ces Françaises frappa les indigènes.
[13] Le Thoret, qui avait servi longtemps dans nos guerres de Piémont.
[14] Ce receveur se nommait La Faucille.
[15] Ceci s'appliquait uniquement à un égal ou à un supérieur ; concluons-en, comme remarque relative au rang hiérarchique dans la colonie, que le capitaine de la forteresse n'était pas supérieur au receveur.
[16] Evaluation approximative et sans doute exagérée.
[17] En souvenir de l'amiral de Coligny, lequel, ne l'oublions pas, n'était pas encore protestant, car il ne professa ouvertement la nouvelle religion qu'en 1560.
[18] Les autres débarquèrent en Bretagne, à Audierne, Blavet (Port-Louis) ou Hennebont.
[19] Les déclarants jugeaient leur confession estre catholicque. Histoire des choses mémorables, etc., ouvrage cité à la fin de ce chapitre.
[20] Notre prétendue impéritie à coloniser n'est donc pas mise en relief d'hier.
[21] Toujours le titre de chevalier mis en suspicion, par esprit d'opposition et de critique ; il appartenait pourtant réellement à Villegagnon, qui descendait d'une famille seigneuriale.
[22] M. Gaffarel, 1878, chez Maisonneuve, à Paris, ouvrage in-8° avec cartes. A la page 171 cet écrivain s'élève avec raison contre le manque de femmes dans les premières colonies françaises.
[23] Encore aujourd'hui en breton butun.
[24] Copie d'une lettre envoyée aux gouverneurs de la Rochelle sur la victoire obtenue contre les Mores et sauvages, 1583.