I. La régence. Le roman d'Anne d'Autriche et de Mazarin. La seconde femme de Gaston. — II. Nouveaux projets de mariage de Mademoiselle. — III. Elle veut se faire carmélite. La renaissance catholique sous Louis XIII et la régence. — IV. Entrée des femmes dans la politique. Rivalité des deux branches cadettes. Suite du roman royal.I LE lendemain de la mort de Louis XIII, Paris fut dans une agitation extraordinaire. On attendait le nouveau roi, le petit Louis XIV, âgé de moins de cinq ans. La cour ayant annoncé qu'elle arriverait par le Roule et le faubourg Saint-Honoré, la moitié de la population se porta au-devant d'elle sur la route de Saint-Germain, le reste s'entassa dans les rues que devait suivre le cortège. A neuf heures du matin, et malgré un vent insupportable, chacun était à son poste dans la ville, ou en marche vers le pont de Neuilly. Jamais tant de carrosses et tant de peuple ne sortirent de Paris, dit Olivier d'Ormesson, qui passa la journée, avec sa famille, à une fenêtre du faubourg Saint-Honoré. On voulait voir qui suivrait la reine Anne d'Autriche et qui ne la suivrait point. On voulait essayer de lire sur le visage des courtisans. La France attendait de la régente le changement de gouvernement qu'on avait espéré en vain à la mort de Richelieu, et Paris s'était chargé de l'en remercier d'avance par une ovation. Personne ne connaissait les idées d'Anne d'Autriche ; mais il y avait cependant une chose dont on se croyait sûr, et qui suffisait pour la rendre populaire la veuve de Louis XIII n'aurait jamais de premier ministre ; elle avait trop souffert de la tyrannie de Richelieu. Le flot des Parisiens rencontra le cortège royal à Nanterre et embarrassa considérablement sa marche. Depuis Nanterre jusqu'aux portes de cette grande ville, dit Mme de Motteville, toute la campagne était remplie de carrosses, et ce n'était partout qu'applaudissements et bénédictions. A l'entrée du Roule, il fallut écouter un premier discours officiel, du prévôt des marchands, auquel la régente répondit brièvement qu'elle ferait instruire son fils de la bienveillance qu'il devait avoir pour ses sujets[1]. La foule devenait compacte et les acclamations assourdissantes. On avançait si lentement qu'il était six heures du soir quand Anne d'Autriche monta l'escalier du Louvre en faisant dire qu'elle n'en pouvait plus, et qu'elle remettait les réceptions au lendemain. Le samedi 16 fut en effet consacré aux harangues et révérences. Le lundi suivant, la reine mena son fils au Parlement, où elle fut déclarée régente avec pleine, entière et absolue autorité, contrairement aux volontés exprimées par Louis XIII dans son testament. Le soir de cette séance mémorable, une foule radieuse s'étouffait dans les appartements du Louvre ; les grands se voyaient déjà les maîtres de la France. Tout à coup, une nouvelle extraordinaire se murmura dans un coin, courut, vola, fit le tour des salons à peine rentrée du Parlement, la reine s'était servie de son nouveau pouvoir pour nommer le cardinal Mazarin chef de son conseil. On se regarda, les uns atterrés, les autres ayant peine à réprimer un sourire. Les grands avaient aidé Anne d'Autriche à saisir l'autorité parce qu'ils la croyaient incapable d'en user, et elle avait l'air de se révéler femme d'initiative et d'énergie. En réalité, elle avait agi en femme déjà dirigée ; mais il fallut quelque temps pour s'en apercevoir. La reine mère avait quarante et un ans, de beaux yeux, de beaux cheveux, de belles mains, une tournure majestueuse et de l'esprit naturel. Son éducation avait été aussi sommaire que celle de la Grande Mademoiselle. Anne d'Autriche savait lire et écrire, et c'était tout ; elle n'avait jamais ouvert un livre, et parut à son conseil, au début de la régence, un vrai miracle d'ignorance. Elle connaissait toutefois assez bien le personnel politique de la France, son goût pour l'intrigue l'ayant instruite de bien des choses sur bien des gens. Elle avait aussi beaucoup appris sur le monde à la comédie et dans les belles conversations, ses deux passe-temps favoris. Très facile dans le commerce ordinaire, par indifférence plutôt que par bonté, elle surprit le monde officiel, à son arrivée au pouvoir, par sa promptitude à élever la voix dès qu'on la contrariait ou qu'on lui résistait ; elle prenait alors un fausset aigre et perçant d'un effet désagréable. D'autres surprises attendaient ses contemporains, dont l'opinion ne lui a jamais été équitable ; ils la virent trop en beau, comme Mme de Motteville, ou trop en laid, comme Retz. Anne d'Autriche n'était ni une sotte ni une grande reine. C'était une Espagnole, restée Espagnole dans ses idées et ses sentiments. Elle avait l'imagination de sa race ; ayant une revanche à demander à la vie, il était à prévoir que cette revanche serait romanesque. D'autre part, sa piété comportait trop de petites pratiques pour les Parisiens. Elle communie souvent, écrivait une amie[2] ; elle révère les reliques des saints ; elle est dévote à la Vierge et pratique souvent dans ses besoins les vœux, les présents et les neuvaines par lesquels les fidèles espèrent obtenir des grâces du ciel. Le seul gouvernement qu'elle comprit était celui de sa patrie, la monarchie absolue. Quand la reine prenait son fausset pour crier : Taisez-vous ! taisez-vous ! aux députés du Parlement, qui en étaient extrêmement choqués, elle croyait remplir son devoir de dépositaire de l'autorité de son fils. Le nouveau premier ministre était Sicilien d'origine, et du même âge que la régente. Il avait été nonce du Pape à Paris pendant deux ans (1634-1636). Le 4 janvier 1640, on l'avait vu arriver à la cour de France et s'y installer, sans qu'on sût à quel titre. Richelieu se servait de lui, et l'on apprit dans la suite qu'il lui avait écrit de son lit de mort : Je vous remets mon ouvrage entre les mains, sous l'aveu de notre bon maître, pour le conduire à sa perfection. Louis XIII l'ayant aussitôt appelé dans ses conseils, toujours sans fonctions nettement définies, Mazarin s'occupa dans l'ombre et le silence à se créer des relations et des appuis. Il ne se montrait nulle part. A la mort de Louis XIII, on ne !o vit ni à l'entrée de son successeur à Paris, ni à la séance du Parlement pour l'établissement de la régence. Le public le crut reparti pour l'Italie. Les Parisiens le connaissaient si peu, qu'Olivier d'Ormesson, très répandu dans le monde, parle de Mazarin, alors que celui-ci était premier ministre depuis six mois, comme s'il le voyait pour la première fois. On lit dans son Journal : Le samedi matin 4 novembre (1643), au conseil, où vint M. le Cardinal Mazarin, après avoir été attendu par M. le Chancelier une demi-heure ; il prit la place de chef du conseil et signa les arrêts le premier, et écrivait le cardinal Massarini. Il se trouva d'abord étonné, ne sachant l'ordre du conseil et ne sachant les noms ; il ôtait à chacun son chapeau et paraissait ne rien entendre aux affaires de finances. Il est grand, de bonne mine, bel homme, le poil châtain, un œil vif et d'esprit avec une grande douceur dans le visage. M. le Chancelier l'instruisait, et chacun s'adressait à lui. Mazarin avait mieux à faire, dans son intérêt, que de
parader pour le public. Il voulait se rendre inamovible, et nous savons par
quel moyen ; lui-même en a instruit la postérité par ses carnets de poche[3], où l'on suit
jour par jour les phases de ses relations avec la régente. Il est
parfaitement clair, par ses réflexions, que c'est au cœur de la reine qu'il
en voulait. Carnet d'août 1643. Si je croyais
ce qu'on raconte, que Sa Majesté se sert de moi par nécessité, sans aucune inclination,
je ne resterais pas trois jours ici. A propos de ses ennemis : — Enfin ils s'entendent de mille façons et font mille
intrigues pour diminuer ma chance auprès de Sa Majesté. Les amis de la
reine ont averti cette princesse que son ministre la compromettait : — La supérieure des Carmélites a parlé contre moi. Sa
Majesté a pleuré, et a dit que, si on lui en reparlait, elle ne reviendrait
plus. Les idées qu'il faut donner à la reine, les recommandations à
lui faire, sont inscrites de peur d'oubli : — On
me dit que Sa Majesté s'excuse tous les jours, par la nécessité, des
démonstrations qu'elle me fait. C'est un point si délicat, que Sa Majesté
doit avoir compassion si j'en parle souvent. — Je n'ai pas le droit d'avoir des doutes, après que Sa Majesté, dans
l'excès de sa bonté, m'a assuré que rien ne pourrait m'abattre de la place
qu'elle a daigné me donner dans sa faveur ; mais, maigre tout, la crainte
étant le compagnon inséparable de l'affection, etc. Dans le Carnet suivant (fin de 1643 et début de 1644), ses affaires ont marché : La jaunisse, causée par un amour excessif. La preuve qu'il se sent fort, c'est qu'il se permet des observations : Sa Majesté devrait s'appliquer à me gagner le cœur de tous ceux qui la servent, en faisant passer par mes mains toutes les grâces qu'ils reçoivent. Il en vient à dicter à la reine son langage ; on a retrouvé dans les Carnets le texte des paroles prononcées par Anne d'Autriche en différentes occasions. Pendant qu'il soutenait contre l'entourage de la reine une lutte encore sourde, la France vivait des instants délicieux. La détente appelée de tant de vœux s'était produite. Une immense espérance versait l'apaisement aux uns et rendait le courage aux autres. La victoire resplendissante de Rocroy (19 mai 1643), survenant au lendemain de la mort de Louis XIII, avait paru aux foules le signe que Dieu prenait sous sa garde l'enfant-roi et sa mère. Cette croyance s'affermissait dans les esprits chaque fois que l'on regardait vers les champs de bataille, transportés maintenant au delà des frontières, ou vers les gouvernements étrangers, témoins inquiets de nos rapides progrès. Nous avons eu une belle posture en face de l'Europe, depuis Rocroy jusqu'aux traités de Westphalie, de beaux succès, militaires ou diplomatiques, dont la gloire doit revenir en partie au ministre qui les avait préparés. Aux yeux de nos ennemis du dehors, Mazarin justifiait amplement la confiance de Richelieu et le choix d'Anne d'Autriche. C'était lui qui avait fait nommer le duc d'Enghien général en chef à vingt-deux ans. Ce fut lui qui devina Turenne et l'alla chercher, lui qui rédigea pour nos plénipotentiaires, avec le juste sentiment de notre nouvelle puissance, l'ordre de tenir bon[4] sans s'occuper des autres nations et de leurs résistances. La plupart des Français ne reconnurent ses services que
longtemps après. Cependant, Retz dit positivement que Mazarin fut populaire à
Paris dans les premiers mois de son ministère : — L'on voyait sur les degrés du trône, d'où l'âpre et
redoutable Richelieu avait foudroyé plutôt que gouverné les humains, un
successeur doux, bénin, qui ne voulait rien, qui était au désespoir que sa
dignité de cardinal ne lui permettait pas de s'humilier autant qu'il l'eût
souhaité devant tout le monde, qui marchait dans les rues avec deux petits
laquais derrière son carrosse. L'accès était tout à fait libre, les audiences
aisées, l'on dinait avec lui comme avec un particulier. L'arrestation
du duc de Beaufort (2 septembre 1643)
et la dispersion des Importants étonneront sans effrayer Chacun gardait ses
vastes espoirs. L'ancien parti de Marie de Médicis et d'Anne d'Autriche
espérait revenir aux affaires, imposer la paix générale et substituer
l'alliance espagnole à l'alliance protestante. Les grandes familles
espéraient reprendre leur autorité aux dépens de celle du roi. Le Parlement
espérait jouer un grand rôle politique. Le peuple espérait la paix ; on lui
disait que la reine avait pris un ministre tout exprès pour la faire. La cour
tout entière, du premier prince du sang au dernier des laquais, vivait du
matin au soir dans l'espoir d'une grâce ou d'un présent, et il n'y avait de
déçus que ceux, bien rares, qui n'avaient rien demandé, car on ne refusait rien. On donnait les dignités, les
places, l'argent, ce qu'on avait et ce qu'on n'avait pas. La Feuillade disait
qu'il n'y avait plus que quatre petits mots dans la langue française : La reine est si bonne ! Tant de bonheurs particuliers finissant par donner l'illusion d'un bonheur public, Paris avait témoigné sa satisfaction en s'amusant. Il s'amusait le jour, il s'amusait la nuit, avec l'extraordinaire capacité de plaisir qui l'a toujours distingué. Petits et grands ne respiraient, dit Saint-Evremond, que les jeux et l'amour. Mademoiselle avait gardé un souvenir reconnaissant de ces temps de joyeuse ivresse : Les premiers mois de la régence, dit-elle en ses Mémoires, furent les plus beaux que l'on pût souhaiter. Ce n'étaient que réjouissances perpétuelles en tous lieux ; il ne se passait presque point de jours qu'il n'y eût des sérénades aux Tuileries ou dans la place Royale. Le deuil du feu roi n'arrêtait personne, pas même sa veuve, qui passait ses soirées au Jardin de Renard, le premier en date de nos casinos, et y acceptait des soupers. Le retour de l'hiver, en dépeuplant les promenades, ne ralentit pas l'élan universel ; Paris se contenta de changer de plaisirs : L'on dansa fort partout, poursuit Mademoiselle, et particulièrement chez moi, quoiqu'il ne convienne guère d'entendre des violons dans une chambre noire. Notez que Mademoiselle, à l'en croire, était alors indignement gênée dans sa liberté et ses plaisirs. Elle avait perdu l'indulgente Mme de Saint-Georges[5] et s'entendait très mal avec sa nouvelle gouvernante, la comtesse de Fiesque, qui avait entrepris de la discipliner et se permettait de la punir. Mademoiselle se trouvait trop grande, à seize ans, pour être mise en prison comme une petite fille, et courait se venger ; de représailles en représailles, elle fut une fois sous clef cinq ou six jours. Il s'était produit dans son entourage un autre changement dont les suites furent plus sérieuses. Louis XIII mourant avait permis à Monsieur de faire venir sa seconde femme, à condition de répéter en France la cérémonie de leur mariage. La princesse arrivait à la cour avec une réputation d'héroïne de roman qui n'était pas pour déplaire à sa belle-fille. Quand Marguerite de Lorraine avait commis, il y avait de cela douze ans, ce que les jurisconsultes de Richelieu appelaient son crime de rapt sur la personne de Gaston d'Orléans, les événements avaient séparé les mariés au sortir de l'église, et Madame s'était trouvée bloquée dans Nancy par l'armée française. Elle mit une perruque et des habits d'homme, se barbouilla le visage de suie, traversa nos lignes dans le carrosse d'un cardinal, fit vingt lieues à cheval et réussit à rejoindre Monsieur en Flandre. Le monde admira sa hardiesse. La fidélité conjugale, si peu dans les mœurs du temps, dont elle fit preuve pendant une nouvelle séparation de neuf années, la rangea définitivement parmi les femmes en dehors de l'ordinaire. Paris était curieux de la connaître. On s'empressa à Meudon (27 mai 1643) pour assister à sa descente de carrosse, et à sa rencontre, après tant de traverses, avec le cher et volage époux qu'elle avait réussi à fixer. Sa belle-fille l'accompagnait : J'allai au-devant d'elle à Gonesse, rapporte Mademoiselle, d'où elle alla à Meudon sans passer par Paris ; elle ne voulait pas y venir qu'elle ne fût en état de saluer Leurs Majestés, ce qu'elle ne pouvait faire parce qu'elle n'était pas habillée de deuil. Nous arrivâmes tard à Meudon, où Monsieur s'était rendu pour l'y recevoir, et il la trouva dans la cour leur abord se fit en présence de tous ceux qui l'accompagnaient. Tous les assistants furent dans un grand étonnement de voir la froideur avec laquelle ils s'abordèrent, vu que les persécutions que Monsieur avait souffertes du Roi et du cardinal de Richelieu au sujet de ce mariage n'avaient fait qu'assurer la constance de Monsieur pour Madame. Ils éprouvaient l'un et l'autre un grand embarras. C'est une épreuve que de se retrouver au bout de neuf ans. Monsieur avait peu changé, sauf qu'il était sujet maintenant à des accès de goutte qui le gênaient pour pirouetter. Madame parut fanée et fagotée ; mais on l'attendait à l'œuvre. Leur mariage régularisé, ils vinrent s'établir au palais du Luxembourg, et la cour vit une femme accablée et dolente, une malade imaginaire qui se croyait toujours près d'expirer : Elle ne sortait presque jamais, raconte Mme de Motteville ; elle disait que la moindre agitation la faisait évanouir. Et j'ai vu quelquefois Monsieur se moquant d'elle, contant à la reine qu'elle communiait dans son lit plutôt que d'aller dans sa chapelle qui était proche, sans qu'elle parût avoir aucune maladie considérable. Quand elle venait chez la reine, en deux ans une fois, elle se faisait apporter en chaise ; mais avec tant de façons, que son arrivée au Palais-Royal était toujours célébrée à l'égal d'un petit miracle. Souvent elle n'était qu'à trois pas du Luxembourg qu'il fallait la rapporter, comme étant attaquée de plusieurs maux qu'elle disait sentir et qui ne paraissaient nullement. Monsieur lui faisait l'effet d'un foudre de guerre. Elle lui prêchait la prudence du matin au soir, le grondait du matin au soir, par inquiétude ou pour toute autre raison, et lui le supportait, ne bougeait de chez sa femme, tout en se moquant d'elle très librement. Madame aimait Monsieur ardemment. Monsieur le lui rendait avec le décousu qui était la marque de son naturel : On peut dire qu'il l'aimait, dit Mme de Motteville, mais qu'il ne l'aimait pas souvent. Ce ménage original parut aux Parisiens n'avoir rien d'héroïque, pas plus d'un côté que de l'autre. Mademoiselle ne tarda pas à se désoler d'entendre perpétuellement recommander la prudence à son père, à qui elle n'en trouvait déjà que trop, et ses relations avec sa belle-mère, cordiales au début, devinrent bientôt de pure bienséance. Je faisais tout mon possible, disait-elle plus tard, pour me conserver ses bonnes grâces, que je n'aurais jamais perdues, si elle ne m'avait donné sujet de les négliger. Elles étaient trop différentes ; elles ne pouvaient rien l'une pour l'autre. II Les deuils de Mademoiselle l'avaient détournée de la grande affaire de son mariage. Elle se reprit bientôt à y songer. Il n'y avait pas d'apparence que Madame s'en occupât c'était trop fatigant pour elle. Monsieur, d'autre part, trouvait trop d'agrément à jouir de la fortune de sa fille pour travailler a la marier. Mademoiselle n'espérait qu'en la reine, et elle ne tarda pas à avoir la preuve que la régente, ou plutôt son ministre, veillaient en effet sur elle et sur ses belles principautés. En 1644, le roi d'Espagne Philippe IV, frère d'Anne d'Autriche, perdit sa femme. C'était notre ennemi, et c'eût été folie que de lui donner des droits quelconques sur des provinces françaises. Mademoiselle vit seulement qu'il avait une couronne, et que cette couronne lui convenait ; elle avait l'esprit très court en politique. Elle s'imagina, d'après des indices demeurés obscurs, que Philippe IV pensait à l'épouser, et vécut dans l'attente de l'envoyé espagnol chargé de la demander à son père. II semble difficile qu'elle ait rêvé tout ce qu'elle raconte à ce propos, et qu'il n'y ait pas eu tout au moins une intrigue de subalternes : La reine, dit-elle ; me témoigna qu'elle souhaitait passionnément (ce mariage). Le cardinal Mazarin m'en parla dans ce sens-là, et me dit de plus qu'il avait des nouvelles d'Espagne par où il apprenait que cette affaire y était désirée. La reine et lui en parlèrent quelque temps à Monsieur et à moi ; et, par un feint empressement de bonne volonté, ils nous leurrèrent tous deux de cet honneur, quoiqu'ils n'eussent aucune intention de nous obliger. Néanmoins la bonne foi était telle, de notre part, que nous ne nous apercevions pas qu'il n'y en avait point de la leur, de sorte qu'il leur fut aisé d'éluder l'affaire, comme ils firent en effet, et l'on cessa tout d'un coup d'en parler. Sur ces entrefaites, un Espagnol fut mis à la Bastille. Mademoiselle est toujours restée persuadée qu'il était venu pour elle, que Mazarin le savait, et que l'arrestation de ce pauvre misérable n'eut pas d'autre cause. La seule chose certaine, c'est qu'il ne fut plus question de rien, et que Philippe IV se remaria avec une Autrichienne. La brouillerie des affaires d'Angleterre valut à Mademoiselle un prétendant plus sérieux. La reine Henriette, fille de notre Henri IV et femme de Charles Ier était venue demander un asile à la France. Le Louvre se trouvait vide ; Anne d'Autriche l'avait abandonné (7 octobre 1643) pour le Palais-Royal, plus commode, plus dans le goût nouveau. On logea la reine d'Angleterre au Louvre, où cette pauvre femme fut immédiatement possédée de l'idée de marier son fils aîné, dont l'avenir n'était qu'incertitudes et menaces, avec la riche cousine des Tuileries. Ses avances furent accueillies froidement par Mademoiselle. La femme de Charles Ier ouvrait la série des rois en exil dont Paris a été successivement l'auberge, et elle l'ouvrait mal, à cause de l'imprévoyance des souverains de jadis. Ils n'étaient pas familiers comme ceux de notre temps avec la pensée des révolutions, et ne songeaient pas à prendre leurs précautions. Jamais ils ne mettaient un seul écu de côté, jamais ils ne s'assuraient contre la mauvaise fortune en faisant de bons placements à l'étranger, chez des banquiers discrets. La perte de leur trône les jetait sans sol ni maille à la charge des autres monarques, dont la bourse pouvait être plate ou la bonne volonté courte. La reine d'Angleterre fut tout d'abord comblée en France d'honneurs et de belles paroles. Les courtisans mirent leurs habits de gala, avec broderies d'or et d'argent[6], pour l'aller recevoir à Montrouge. La régente lui donna toujours la droite. Mazarin lui annonça une pension de douze cents francs par jour. Il était impossible de faire les choses plus généreusement ou avec plus de galanterie. La souveraine déchue prit cette fantasmagorie au sérieux, et demeura tout étourdie en s'éveillant un beau matin dans la misère : Elle parut durant quelques mois, rapporte la Grande Mademoiselle, en équipage de reine ; elle avait avec elle beaucoup de dames de qualité, des filles d'honneur, des carrosses, des gardes, des valets de pied. Cela diminua petit à petit, et peu de temps après rien ne fut plus éloigné de sa dignité que son train et que son ordinaire. Il fallut brocanter l'argenterie et les bijoux. Les dettes suivirent de près. La petite cour du Louvre devait au boulanger et ne payait pas les gages des domestiques. Mme de Motteville, venant avec une amie rendre visite à la reine d'Angleterre, la trouva presque seule : Elle nous montra une petite coupe d'or dans quoi elle buvait, et nous jura qu'elle n'avait d'or, de quelque manière que ce pût être, que celui-là. Elle nous dit de plus que. tous ses gens étalent venus lui demander de l'argent, et lui avaient dit qu'ils la quitteraient si elle ne leur en baillait ce qu'elle n'avait pu faire. Le spectacle de ce dénuement, joint au tour tragique que prenait le malheur des affaires d'Angleterre, avait de quoi donner à réfléchir. Le jeune prince de Galles n'était pas, pour l'instant, un parti séduisant. Si je l'épousais, disait sa grande cousine, je ne pourrais jamais m'empêcher de vendre tout mon bien et le hasarder pour conquérir son royaume. Elle ajoute avec sa franchise coutumière : Mais aussi ces pensées-là m'effrayaient un peu, parce que, ayant toujours été heureuse et nourrie dans l'opulence, ces réflexions m'épouvantaient fort. Il aurait fallu que la personne et l'humeur du prétendant plaidassent pour lui. Si le prince de Galles avait été un nouveau Cid, la Grande Mademoiselle sa vie entière nous en est garante aurait méprisé joyeusement la prudence. Elle l'aurait épousé, et serait partie avec lui pour conquérir leur royaume. Mais on lui montrait un écolier timide, son cadet de trois ans, plus occupé de chasse que de politique, ne sachant pas où en étaient ses propres affaires, et qui lui faisait la cour gauchement, en perroquet, pour obéir à Madame sa mère. Quand la reine d'Angleterre avait oublié de lui faire la leçon et de lui préparer son discours, il restait coi, ne desserrant les dents que pour dévorer de grosses viandes. A un dîner de cérémonie chez la régente, il ne mangea point d'ortolans et se jeta sur une énorme pièce de bœuf et sur une épaule de mouton, comme s'il n'eût eu que cela son goût, poursuit Mademoiselle, me parut n'être pas délicat, et je fus bien honteuse qu'il ne fût pas aussi bon en cela qu'il le témoignait avoir sur ce qu'il pensait pour moi. Après ce même dîner, on les laissa en tête à tête. Il y fut un quart d'heure sans me dire un seul mot je veux croire que son silence venait plutôt de respect que de manque de passion. J'avoue le vrai, qu'en cette rencontre j'eusse souhaité qu'il m'en eût moins rendu. Le jeune prince s'acquittait en conscience des choses à sa portée, comme de regarder longuement sa cousine ou de tenir le flambeau tandis qu'on la coiffait ; mais il n'avait rien à lui dire, n'étant qu'un grand garçon à l'âge bête, et pas plus un Chérubin ou un Fortunio qu'un Rodrigue : Point de douceurs, déclare Mademoiselle. Pas davantage chose plus grave avec elle de ces propos magnifiques et sonores auxquels les élèves de Corneille reconnaissaient les héros. Elle le prit en dédain ; ses Mémoires précisent le jour et l'occasion. En 1647, sur la fin de l'hiver[7], il y eut au
Palais-Royal une représentation suivie de bal. Nous savons par la Gazette
de France qu'on jouait la tragicomédie d'Orphée,
en musique et en vers italiens. Anne d'Autriche, qui se défiait du
goût de sa nièce, l'avait fait coiffer et habiller devant elle. L'on fut trois jours entiers, écrit Mademoiselle, à accommoder ma parure ma robe était toute chamarrée de
diamants avec des houpes incarnat, blanc et noir ; j'avais sur moi toutes les
pierreries de la couronne et de la reine d'Angleterre, qui en avait encore en
ce temps-là quelques-unes de reste. L'on ne peut rien voir de mieux ni de
plus magnifiquement paré que je l'étais ce jour-là, et je ne manquai pas de
trouver beaucoup de gens qui surent me dire assez à propos que ma belle
taille, ma bonne mine, ma blancheur et l'éclat de mes cheveux blonds ne me
paraient pas moins que toutes les richesses qui brillaient sur ma personne.
Après la pièce, on dansa sur un grand théâtre très éclairé, au fond duquel se
trouvait un trône, élevé de trois marches et couvert d'un dais. Le roi ni le prince de Galles ne se voulurent point mettre
sur ce trône ; j'y demeurai seule ; de sorte que je vis à mes pieds ces deux
princes et ce qu'il y avait de princesses de la cour. Je ne me sentis point
gênée en cette place. Tout le monde ne manqua pas de me dire que je n'avais
jamais paru moins contrainte que sur ce trône ; et que, comme j'étais de race
à l'occuper, lorsque je serais en possession d'un où j'aurais à demeurer plus
longtemps qu'au bal, j'y serais encore avec plus de liberté qu'en celui-là.
Elle considérait de sa place le prince de Galles, et le trouvait de minute en
minute plus petit garçon et plus pauvre diable : Mon cœur le regardait du haut en bas aussi bien que mes yeux ; j'avais
alors dans l'esprit d'épouser l'Empereur. L'idée d'être impératrice s'était présentée à elle l'année
d'avant, en apprenant que Ferdinand III était devenu veuf. Le favori de
Monsieur, l'abbé de La Rivière, s'était empressé de dire à Mademoiselle, pour
s'en faire bien venir, qu'il fallait qu'elle épousât
l'empereur, ou à tout !e moins le frère de l'empereur, l'archiduc
Léopold. Je lui dis que j'aimais mieux l'empereur.
Ce discours n'eut de suites que dans l'esprit de Mademoiselle, où l'idée jeta
des racines. Paris en fut informé le soir même Mademoiselle n'était pas
secrète, et d'autres que La Rivière en profitèrent pour lui faire leur cour.
On lui venait conter que la cour de Vienne, et l'Allemagne entière,
l'appelaient de leurs vœux ; elle le croyait. Anne d'Autriche lui déclara le
soir du bal, en l'habillant, qu'elle souhaitait
passionnément cette affaire-là, et qu'elle y ferait tout son possible.
Elle le crut, sans remarquer que la reine s'était servie précisément des
mêmes termes lors du projet espagnol. Mazarin lui affirmait de temps à autre qu'il y travaillait, qu'absolument il ferait cette affaire.
Elle ne le croyait pas, et en même temps elle le croyait. Monsieur lui
représenta, dans l'un de ces moments où il se rappelait tout à coup ses
devoirs de père, que l'empereur était vieux et qu'elle ne serait pas heureuse en ce pays-là. Elle répliqua
qu'elle pensait plus à l'établissement qu'à la
personne. Gaston promit alors d'y contribuer
de tout ce qu'il pourrait et elle le crut. Ainsi,
dit-elle, la pensée de l'empire occupait si fort mon
esprit, que je ne regardais plus le prince de Galles que comme un objet de
pitié. Cette marotte, qui d'ailleurs n'empêchait pas d'autres projets, fut d'une ténacité qui passe l'imagination. Ferdinand III s'étant remarié, Mademoiselle disait en riant : L'impératrice est grosse, et elle mourra en accouchant. La nouvelle impératrice mourut en effet, en couches ou autrement. Voilà Mademoiselle en campagne, résolue, pour plus de sûreté, à s'occuper elle-même de ses affaires. Un gentilhomme nommé Saujon, qu'elle aimait parce qu'il était un peu fou, noua des correspondances qu'il lui montrait en grand mystère et voyagea en Allemagne, pour négocier en dessous, à l'encontre de toute règle et de toute étiquette, le mariage d'une petite-fille de France. Saujon se permettait de broder sur les instructions qu'il avait reçues. L'une de ses lettres ayant été interceptée, il fut arrêté et mis en prison. Le bruit courut qu'il avait voulu enlever sa maîtresse et la mener épouser l'archiduc Léopold. Mademoiselle ne fit d'abord qu'en rire : L'on me connaissait trop bien pour croire que je fusse capable de m'être mis dans la tête un dessein aussi chimérique et aussi ridicule. Mazarin interrogea lui-même Saujon. Il eut beau le retourner, il n'en tira que la vérité ; Mademoiselle n'avait eu aucune connaissance de la lettre surprise. La régente et Monsieur prirent cependant ou feignirent de prendre l'affaire au sérieux, et il en résulta une scène violente. Un après-midi[8], au Palais-Royal, l'abbé de La Rivière prévint Mademoiselle, en passant, que son père et sa tante étaient dans une grande colère contre elle. Presque au même moment, Monsieur sortit de la salle du conseil et appela sa fille : J'entrai dans la galerie de la Reine ; Mlle de Guise, qui était avec moi, me suivit. Monsieur lui ferma la porte au nez avec assez de furie ; ce qui m'eût dû effrayer, si ma conscience m'eût causé quelques remords. J'étais fort tranquille, je me sentais innocente de l'accusation formée contre moi ; j'avançai vers la reine qui me salua d'une mine en colère ; elle dit à M. le cardinal Mazarin : Il faut attendre que son père soit venu. Je me mis dans une fenêtre, qui était plus élevée que le reste de la galerie, et j'écoutai là avec toute la fierté qu'on peut avoir quand on a la raison de son côté. Comme Monsieur fut venu, la reine commença d'un ton assez aigre : Nous savons, votre père et moi, les menées que vous avez avec Saujon et les grands desseins qu'il avait. Je répondis que je n'en avais nulle connaissance que j'avais bien de la curiosité de savoir ce que Sa Majesté voulait dire, et qu'elle me ferait bien de l'honneur de me l'apprendre. On voit le tableau Anne d'Autriche surexcitée, et parlant avec le fameux fausset qui lui donnait une teinte de vulgarité. En face d'elle, juchée sur son embrasure de fenêtre et la regardant du haut en bas, la Grande Mademoiselle, calme et insolente. A côté de la reine, ce pauvre Monsieur, la tête plutôt basse, car il redoutait les sorties de sa fille. Un peu en arrière, le cardinal Mazarin, qui s'amusait beaucoup et ne s'en cachait point. La partie n'était pas égale ; on ne pouvait reprocher à Mademoiselle qu'un projet en l'air qu'elle désavouait avec mépris, le disant digne des Petites-Maisons, tandis que ce n'étaient point des choses en l'air que les têtes de Cinq-Mars et de Chalais, livrées par Monsieur, ou les interrogatoires humiliants subis par la reine au temps de Richelieu. Il est fort beau, disait Anne d'Autriche, qu'une personne qui est attachée à votre service, pour récompense vous lui mettiez la tête sur l'échafaud. — Au moins ce sera le premier, ripostait sa nièce. — Répondez donc à ce qu'on vous demande, reprenait la reine. J'obéis, poursuit Mademoiselle, et lui dis que, comme je n'avais jamais été interrogée, je ne savais pas répondre à ce qu'elle me demandait. M. le cardinal Mazarin, qui était de sang-froid et qui écoutait cela, remarquait tout ce que je disais et en riait... La conversation me parut longue ; les répétitions qui ne nous sont pas agréables paraissent toujours telles, et effectivement elle dura une heure et demie ; ce qui m'ennuya ; et comme je vis que, si je ne m'en allais, cela ne finirait point, je dis à la reine : Je crois que Votre Majesté n'a plus rien à me dire. Elle me répliqua que non je fis la révérence, et sortis assez victorieusement de ce combat, mais fort en colère. Comme je sortais, l'abbé de La Rivière voulut me parler ; je déchargeai ma colère contre lui, et m'en allai chez moi, où la fièvre me prit. Mademoiselle a négligé de nous dire qu'avant de se retirer, elle avait fait une algarade à l'imprudent Gaston, qui avait voulu glisser un mot pour appuyer la reine. Elle reprocha à Monsieur, rapporte Mme de Motteville d'après Anne d'Autriche, que s'il avait voulu, il l'aurait mariée à l'empereur ; et lui sut marquer qu'il lui était honteux de n'être pas son protecteur dans cette occasion, où il semblait que sa gloire était attaquée. Les courtisans avaient écouté avec beaucoup de curiosité de la pièce voisine, sans parvenir à distinguer les paroles. Nous entendîmes, poursuit Mme de Motteville, le bruit des accusations et de la défense ; et, quoiqu'il n'y eût que trois personnes qui parlassent, le ministre n'ayant point voulu montrer en cette rencontre qu'il eût part à la réprimande, le vacarme fut si grand, que nous, qui étions dans le cabinet voisin, demeurâmes occupés du désir de savoir le succès et le détail de cette querelle. Mademoiselle sortit de ce lieu avec un visage plus altier que honteux, et ses yeux paraissaient plus remplis de colère que de repentir. La reine me fit l'honneur de me dire le soir que, si elle avait eu une fille qui l'eût traitée de même manière que Mademoiselle avait traité son père, elle l'aurait bannie de la cour pour jamais, et l'aurait enfermée dans un couvent. Le lendemain, l'on mit des gardes aux portes de ses appartements, ce qui était une manière de prison, et La Rivière lui vint défendre de la part de Monsieur de voir qui que ce fût, qu'elle n'eût confessé tout ce qu'elle savait... mais elle demeura toujours ferme et constante dans la négative. Elle tint bon dix jours, quoique malade de chagrin. On ne parlait d'autre chose dans Paris : Elle a été traitée par la reine d'insolente en présence de Monsieur, écrivait Olivier d'Ormesson dans son Journal. Elle dénie hardiment le fait, désavoue Saujon et ses lettres, et parle fort courageusement. Le onzième jour, ce fut Monsieur qui céda ; il lui permit de recevoir. La cour et la ville affluèrent sur-le-champ aux Tuileries. L'opinion était pour elle, à cause de la conduite de Monsieur, qui trahissait, au jugement des contemporains, ses devoirs envers sa maison, en ne soutenant pas sa fille, innocente ou coupable : Je dis (à la reine), rapporte Mme de Motteville, que Mademoiselle avait raison de ne point avouer... et, soit que cela fût vrai ou qu'il ne le fût pas, que Monsieur avait tort de l'abandonner... car une Elle n'est point blâmable de penser à son établissement ; mais il n'est pas honnête qu'on le sache, ni qu'elle paraisse y avoir travaillé. La raison de cet abandon en aggravait le mauvais effet. Mademoiselle avait manifesté à sa majorité le désir d'entrer en possession des biens qui lui venaient de sa mère. Elle avait réclamé ses comptes de tutelle à son père, qui avait trouvé cela fort mauvais ; il avait la prétention de garder la fortune de sa fille, sans lui donner que ce qu'il lui plaisait pour l'entretien de sa maison. Il alléguait pour se justifier qu'il était toujours gêné. Plusieurs fois je lui ai ouï dire[9] que sa fille alors le nourrissait ; qu'il était un gueux, qu'elle était riche, et que sans elle il n'aurait pas eu quelquefois du pain. Ses gémissements ne touchaient personne ; le monde se souvenait que le frère de Louis XIII avait eu en se mariant un million de revenu[10], et l'on jugeait sévèrement ses représailles envers sa fille. On avait pris, au surplus, l'habitude de ne rien attendre de bon de sa part : Personne, écrivait d'Ormesson, ne peut bien espérer de la conduite de Monsieur. La première fois que le père et la fille se revirent l'entrevue eut lieu dans la bibliothèque du Luxembourg, ce fut le père qui eut l'air du coupable : Il changea de visage, dit Mademoiselle, et me parut fort interdit. Il voulut me faire une réprimande et commença du ton dont on les fait ; il sentit qu'il était plutôt obligé à me faire des excuses qu'à me gronder ; il prit ce parti-là sans toutefois le croire prendre. Mademoiselle pleura beaucoup, Monsieur eut les larmes aux yeux, et ils se quittèrent raccommodés en apparence. Au Palais-Royal, où Mademoiselle se rendit ensuite, l'accueil d'Anne d'Autriche fut de glace. Sa nièce le soutint avec fierté, sentant sur elle les regards de toute la cour, mais elle ne pardonna jamais à la reine, et fut plus résolue que jamais à se chercher elle-même un mari. Parmi les fautes de Mazarin qui ont contribué à la Fronde, la moindre n'a pas été son obstination à ne pas marier la Grande Mademoiselle. Les inconvénients de la chose, on peut même dire les dangers, étaient réels et sérieux ; un ministre n'avait pas le droit de les négliger. Ils pouvaient toutefois se tourner ou s'atténuer, tandis qu'il sautait aux yeux que rien n'adoucirait pour cette princesse orgueilleuse l'humiliation de rester sans établissement, et qu'elle ne serait pas un adversaire méprisable elle s'en flattait, et avec raison. Je suis, écrivait-elle, fort méchante ennemie, étant fort colère et fort emportée, et cela, joint à ce que je suis née, peut bien faire trembler mes ennemis. III Deux ans[11] avant la scène tragi-comique du Palais-Royal, l'empereur Ferdinand III avait failli être la cause non moins innocente d'une vraie catastrophe pour la princesse qui aspirait avec tant de passion à partager son trône. Cette turbulente personne, aussi libre d'esprit qu'indépendante de caractère et n'ayant guère qu'une religion de bienséance, fut amenée par l'ambition à un parti en contradiction singulière avec ses démarches et toutes ses inclinations. S'étant mise par politique à faire les gestes et à prendre les attitudes de la dévotion, elle tomba dans son propre piège, et se trompa elle-même au point de vouloir entrer au couvent. Il n'est pas d'exemple plus curieux de la puissance de l'auto-suggestion. C'était avant le départ de Saujon pour l'Allemagne. Le désir d'être impératrice, dit Mademoiselle, qui me suivait partout, et dont l'effet me paraissait toujours proche, me faisait penser qu'il était bon que je prisse par avance les habitudes qui pouvaient être conformes à l'humeur de l'empereur. J'avais ouï dire qu'il était dévot, et, à son exemple, je la devins si bien, après en avoir feint l'apparence quelque temps, que j'eus pendant huit jours le désir de me faire religieuse aux Carmélites, dont je ne fis confidence à personne. J'étais si occupée de ce désir que je ne mangeais ni ne dormais, et j'en eus une inquiétude si grande que, jointe à celle que j'ai naturellement, l'on appréhenda fort que je ne tombasse dangereusement malade. Toutes les fois que la reine allait dans les couvents, ce qui arrivait souvent, je demeurais seule dans l'église ; et, occupée de toutes les personnes qui m'aimaient et qui regretteraient ma retraite, je me mettais à pleurer ; ce qui paraissait en cela un effet du détachement de moi-même en était un de la tendresse que j'ai. Seulement je puis dire que pendant ces huit jours-là l'empire ne m'était rien. Je n'étais pas sans avoir quelque vanité de quitter le monde dans une pareille conjoncture... Mademoiselle mit enseigne de dévotion, si j'ose ainsi
parler. Elle multiplia les signes extérieurs de sa conversion : Je n'allais point au Cours, je ne mettais point de mouches
ni de poudre sur mes cheveux ; la négligence que j'avais pour ma coiffure les
rendait si malpropres et si longs que j'en étais toute déguisée ; j'avais
trois mouchoirs de cou, qui m'étouffaient en été, et pas un ruban de couleur,
comme si j'eusse voulu avoir l'air d'une personne de quarante ans... je n'avais de satisfaction qu'à lire la vie de sainte
Thérèse... Personne ne s'étonnait alors des démonstrations de ce genre
; l'usage ne s'opposait pas à ce qu'on fît part au public des crises intimes
que les âmes d'à présent lui dérobent le plus soigneusement. On s'étonna
seulement que la pensée du cloître fût venue à Mademoiselle, et l'on en fit
des railleries qui la piquèrent au vif : Je
raillai aussi, et me défendis d'y avoir seulement pensé. Le plus
étonné de tous avait été Monsieur, quand il avait entendu sa fille lui
demander la permission de prendre le voile et déclarer qu'elle aimait mieux servir Dieu que d'avoir toutes les couronnes
du monde. Il se mit en colère. Mademoiselle n'insista pas. Elle
supplia qu'il n'en fût plus question, et ainsi finit la comédie. Le public avait été unanime à ne pas y croire ; il n'était vraiment pas possible de se représenter la Grande Mademoiselle en carmélite. Venant de toute autre, son projet n'aurait excité qu'un mouvement de curiosité. La cour de France était habituée à voir les jeunes filles nobles entrer dans les cloîtres, en dehors même de celles, très nombreuses, qui étaient vouées à la vie religieuse par leurs familles. Dans le désert spirituel où agonisait la France catholique à la fin du XVIe siècle et au commencement du XVIIe, le voile et le froc avaient été la grande ressource, la seule dans beaucoup de cas, des âmes chez lesquelles rien n'avait pu tuer le sentiment religieux. Elles aspiraient au couvent comme au seul asile que leur offrît un âge sans foi, dans lequel l'état de dégradation du clergé, qu'un Bérulle ou un Vincent de Paul ne pouvaient contempler sans une amère douleur, avait abouti à l'anéantissement du christianisme dans une partie des campagnes et à la multiplication des libertins dans les classes supérieures. Sauf de saintes mais rares exceptions, l'Église de France donnait à tous ses degrés l'exemple du mépris des choses de l'Église. Nous avons déjà parlé de ces élégants cavaliers, prélats à leurs moments perdus, pour qui un évêché était une sinécure comme une autre, n'entraînant aucun devoir à sa suite, et qui menaient loin de leurs troupeaux des vies de luxe et de plaisir. L'épiscopat en était infesté et déshonoré. Passant brusquement, dit un écrivain ecclésiastique[12], des plaisirs de la cour aux austères devoirs du sacerdoce, sans autre préparation qu'une ordonnance royale due peut-être à d'inavouables sollicitations, souvent nommés évêques avant même que d'avoir reçu les saints ordres, ces prélats de rencontre apportaient à l'Église les âmes les moins ecclésiastiques du monde. On vit des évêques et des cardinaux distribuer les bénéfices de leur diocèse à la basse domesticité de leur maison, à leurs valets de chambre, leurs cuisiniers, leurs barbiers, leurs laquais[13]. Le bas clergé, abandonné à lui-même, s'était abîmé dans l'ignorance et le désordre. La façon dont il se recrutait aggravait le mal d'année en année. Le droit de présentation aux cures appartenait généralement aux abbayes et se transmettait d'un titulaire à l'autre. Or, ce titulaire était presque toujours incapable de faire un bon choix, ou seulement un choix décent la cour donnait les abbayes à des enfants au berceau, bâtards de princes ou cadets de grands seigneurs, à des soldats, des courtisans, des protégés laïques de toute origine et de toute profession. Henri IV en donna à des protestants et à des femmes ; Sully en avait quatre, la belle Corisande possédait Châtillon-sur-Seine où avait été élevé saint Bernard. Ces abbés de fantaisie se mettaient peu en peine de chercher de bons curés. D'ailleurs, où les auraient-ils pris ? L'Église de France manquait de pépinières de prêtres ; c'était l'une des causes principales du mal. Comme les séminaires n'existaient point encore et que les écoles presbytérales tombaient en ruine, aucune étude sérieuse ne préparait à la réception des saints ordres ceux qui s'engageaient, en les recevant, à devenir la lumière du monde. Dès qu'un jeune homme savait assez le latin pour expliquer un évangile de la messe et entendre le bréviaire, on le jugeait capable d'être élevé au sacerdoce. Ce que devenaient l'administration des sacrements et l'instruction religieuse en de telles mains, il est facile de le concevoir. On trouvait des prêtres qui baptisaient sans faire aucune onction, qui bénissaient des mariages sans en avoir les pouvoirs, qui ne savaient même pas la formule de l'absolution, qui se permettaient de changer, d'abréger, de transposer à leur gré les augustes paroles du plus redoutable des mystères. Voués au mutisme, ces pasteurs indignes désertaient la chaire plus de prônes, plus de catéchisme ; le peuple, privé de toute instruction, ignorait... parfois même jusqu'à l'existence de Dieu[14]. Les mœurs allaient de pair avec l'instruction. Après l'office toujours sauf les exceptions, mais elles étaient rares, le curé de campagne s'en allait au cabaret avec ses paroissiens, quelquefois sans même ôter son surplis, et ce n'était pas encore le plus grave il donnait en tout et toujours des exemples lamentables. On peut dire avec vérité et avec horreur, s'écriait l'austère Bourdoise, l'ami de M. de Bérulle, que tout ce qui se fait de plus mal dans le monde est ce qui se fait par les ecclésiastiques. Le père Amelotte s'exprimait avec plus d'énergie encore. Le nom de prêtre, écrivait-il, était devenu synonyme d'ignorant et de débauché. On en est à se demander si les milliers de villages qui n'avaient plus de curés, n'ayant plus d'églises ni de presbytères depuis les guerres de religion, étaient plus à plaindre que ceux où de pareils hommes provoquaient le peuple du matin au soir, par leur conduite, à manquer de respect aux représentants de Dieu sur la terre. Il ne semble pas que les paroisses entièrement abandonnées fussent enfoncées dans des ténèbres religieuses ou morales plus épaisses, dans des superstitions plus grossières ou plus abominables que celles où les pasteurs indignes ne servaient de guides à leurs ouailles que vers le mal. Les unes et les autres n'étaient plus chrétiennes que de nom ; l'œuvre des premiers missionnaires des Gaules était à recommencer dans la moitié des campagnes de France. La situation était à peine meilleure pour le catholicisme dans le monde de l'aristocratie. Lorsque Vincent de Paul, par une malchance qui ne devait pas rester unique dans sa carrière, fut nommé (1610) aumônier de la reine Marguerite, première femme de Henri IV, il fut bouleversé de ce qu'il entendait tout autant que de ce qu'il voyait ; il était tombé dans une cour aux trois quarts païenne[15]. Le libertinage d'esprit passait alors pour une élégance, et la mode s'en prolongea très avant dans le XVIIe siècle. La jeunesse dorée se plaisait à répéter d'après Vanini que l'homme doit obéir à la loi naturelle que le vice et la vertu sont des produits du climat, du tempérament et de l'alimentation que les enfants qui naissent avec l'esprit faible sont par là d'autant plus propres à faire de bons chrétiens. La piété n'était pas tout à fait morte dans les hautes classes ; on le vit bien lors de la renaissance triomphale qui, de cette religion expirante, fit le catholicisme des Bossuet et des Bourdaloue mais la piété ne s'avouait pas entre gens du bel air : Dans un certain monde élégant, frivole et corrompu, l'impiété et le bel esprit marchaient de pair. On n'était pas complètement un homme à la mode, si l'on n'assaisonnait ses discours d'un grain d'athéisme[16]. Sous Louis XIII, dont la bigoterie veillait de près chez les autres sur l'appareil extérieur de la dévotion, le ton changea dans l'entourage immédiat de la royauté ; chacun rentra son incrédulité et se remit à pratiquer dévotement ; mais il fallut longtemps pour que les cœurs se rendissent. On a remarqué[17] que Richelieu avait parmi ses familiers plusieurs libertins avérés et affichés, et qu'il ne s'en scandalisait point, à condition qu'ils lui fussent dévoués et qu'ils eussent de l'esprit. Longtemps après Richelieu, en plein règne de Louis XIV, le grand Condé et la princesse Anne de Gonzague, promis tous deux aux merveilleuses victoires de la Grâce[18], mais des plus mécréants de la cour en attendant le miracle, s'amusèrent à jeter au feu un morceau de la vraie croix pour voir s'il brûlerait. Le courant libertin, quoique très alangui après la Fronde, ne se terra définitivement, et encore ! que dans le dernier tiers du XVIIe siècle, pour reparaître au suivant plus clarifié, mais non moins puissant[19]. La ville s'était toujours mieux défendue que la cour contre le libertinage d'esprit, et l'on sait qu'elle comprenait, avec la bourgeoisie haute et moyenne, une certaine quantité de noblesse d'excellente souche, qui s'abstenait d'aller au Louvre ou au Palais-Royal parce qu'elle n'y aurait pas eu, faute d'une charge ou d'un titre, le rang auquel sa qualité lui donnait droit ; Mme de Sévigné n'était pas de la cour ; elle ne fut jamais que de la ville. Le monde parlementaire, qui avait un pied à la cour et l'autre à la ville, avait conservé, à le prendre en gros, beaucoup de religion et de tenue morale ; il y a plaisir à pénétrer avec Olivier d'Ormesson, par son Journal, dans l'un de ces intérieurs intelligents et sérieux où la piété, la gravité des mœurs étaient de tradition et de règle. Les mêmes remarques s'appliquent aux parlementaires de la province. En général, la bourgeoisie française n'avait pas encore été libre penseuse, sauf quelques infiltrations datant du règne de Henri IV, et le peuple des villes était resté plus ou moins pratiquant ; celui de Paris avait même gardé de la Ligue un grand attachement à ses curés. Malgré ces points lumineux, l'ensemble du tableau était tout propre, dans les commencements de Louis XIII, à inspirer l'horreur du monde aux créatures de foi ardente et d'esprit mystique, comme il y en a toujours eu en France. On a déjà vu qu'elles se jetaient dans les cloîtres ; mais c'était trop souvent pour y retrouver les dégoûts spirituels et les scandales qui leur avaient fait fuir familles et amis. En dépit de réformes isolées, la plupart des couvents et des abbayes n'en demeuraient pas moins livrés à une honteuse licence[20]. De quelque côté que l'on tournât les yeux, les sujets d'humiliation et de douleur l'emportaient de beaucoup sur les autres pour les rares prélats de foi et de zèle disséminés dans les diocèses. Le contraste présenté par la France protestante leur rendait plus douloureuse encore la contemplation des plaies de leur propre Église il était tout à l'avantage des réformés. Nous ne faisons ici que de l'histoire, et non de la théologie. Diverses raisons, n'ayant rien à voir avec le principe même de leur croyance, concouraient à rendre la minorité protestante infiniment plus morale que la majorité catholique. La plus forte, peut-être, de ces raisons, était le désavantage social qui s'attachait à la qualité de réformé. Une minorité qui se sent surveillée par un milieu hostile se surveille elle-même de très près, si elle a la moindre prudence et que l'orgueil ou la vanité ne l'aient point aveuglée. Elle se débarrasse en outre, par un processus naturel, des âmes peureuses ou intéressées qui jugent trop onéreux d'appartenir au parti des tracassés. Ce fut presque toujours l'intérêt qui fit rentrer la noblesse protestante dans l'Église romaine. Il y avait tant de profit à se faire catholique, que peu à peu, un à un, les seigneurs se rangèrent à la religion qui rapportait les commandements militaires, les grades, les gouvernements, tous les honneurs comme toutes les charges lucratives. Le protestantisme, s'il en fut affaibli, en fut encore plus épuré. Des causes analogues assuraient à son clergé des conditions de recrutement très supérieures, à ne prendre que l'ensemble, à celles qui perdaient le clergé catholique. Un pasteur n'avait à attendre ni abbaye, ni bénéfice d'aucune sorte. En mettant tout au mieux, il faisait une mauvaise affaire. Sa place n'avait rien qui pût tenter les favoris des grands, ni même leurs laquais, et ce fut un grand bonheur pour l'Église réformée. On n'y entrait que tyrannisé par la vocation, et il n'y avait pas de danger que ses ministres la laissassent péricliter entre leurs mains. Ils travaillaient avec un zèle quelque peu farouche à entretenir dans les âmes cette vie intérieure qui peut seule obtenir un accord intime entre les actes d'un homme et les sentiments religieux dont il fait profession. Sous leur influence, le protestant de la bourgeoisie ou du peuple ne se contentait pas de pratiquer sa religion il la vivait, donnant l'exemple d'une austérité de mœurs et d'une intelligence de la charité auxquelles ses adversaires eux-mêmes ont rendu hommage. La pauvreté, a dit Bourdaloue, parmi nos hérétiques, n'était ni négligée ni délaissée. Il y avait entre eux, non seulement de la charité, mais de la police et de la règle dans la pratique de la charité. Soyons de bonne foi et ne leur refusons pas la justice qui leur est due. En certaines choses ils nous ont dépassés. Ils ont eu de l'érudition, de la science. Ils ont été charitables envers leurs pauvres, sévères dans leur morale. — Le catholicisme n'était pas chrétien eux, ils étaient chrétiens, a dit énergiquement !e dernier biographe de François de Sales[21], et ce mot résume tout, éclaire tout. Telle était la situation, lorsqu'une petite phalange d'hommes admirables entreprit de relever les églises catholiques de leurs ruines matérielles et morales. François de Sales fut l'ouvrier de la première heure de cette œuvre difficile. Il était venu à Paris en 1602. Il fut frappé de la science de nos théologiens d'une part, de leur froideur religieuse de l'autre. Ce n'est pas un Du Perron qui serait resté court, comme lui, François de Sales, dans une controverse avec un hérétique. Ce n'est pas non plus Du Perron qui aurait persuadé l'hérétique, toujours comme François de Sales, par la seule chaleur d'une dévotion amoureuse. Il vit des sages et non des chrétiens, dit l'un de ses biographes[22], et voici ce qu'il connut, d'un autre côté, en fréquentant les gens du monde Il était resté dans quelques âmes une ardeur religieuse qui s'était comme repliée sur elle-même ces âmes vivaient en dedans elles vivaient d'une vie intérieure. Isolées, sans direction, elles se cherchaient, se rencontraient par hasard ou à dessein, se comprenaient entre elles, alors que les autres ne les comprenaient pas, se conseillaient, s'encourageaient, et, dans ce triste état de dispersion où le siècle les condamnait, elles rêvaient l'union et la douce intimité du monachisme... Ce spectacle accrut les doutes de François de Sales sur l'utilité des controverses. Il lui semblait que nos théologiens se trompaient de route, qu'ils méconnaissaient la puissance de la piété, et qu'ils feraient de meilleure besogne en travaillant à réveiller le sentiment religieux dans les foules qu'en les accablant de leurs raisonnements. Sa propre tâche se dessinait lentement devant ses yeux. Elle consistait à accroître la piété... non pas celle qui s'isole du monde, vit dans les couvents et, enlevant au monde l'exemple de la ferveur, éteint tous les foyers du sentiment religieux mais bien celle qui s'accommode à la vie commune... celle qui instruit à la vie civile et forme un homme pour le monde. Il en vint à n'avoir plus d'autre but que d'amener un réveil religieux et sentimental, afin que les cœurs catholiques s'ouvrissent à la vérité qui faisait la force des réformés la vie religieuse n'est pas une attitude, les pratiques ne sont pas ce qui sauve l'homme, mais bien le changement de son cœur, la transformation intime et profonde de sa personnalité. Chacun sait avec quelle ardeur, quelle tendresse, il marcha vers son but, combien fut profonde la révolution qu'il opéra dans les âmes, petit à petit, par sa parole et, surtout, par ses écrits. Peu de livres ont eu autant d'éditions que l'Introduction à la vie dévote[23]. Il avait fréquenté à Paris un jeune prêtre nommé Pierre de Bérulle, ambitieux à sa façon, qui était tourmenté, lui aussi, de l'état misérable du catholicisme. Après avoir beaucoup songé aux remèdes, en avoir causé avec Vincent de Paul, Bourdoise, François de Sales et d'autres pieux amis, M. de Bérulle avait résolu de se donner à la tâche colossale de la réforme du clergé. En 1611, il fonda à Paris la maison de l'Oratoire, dont l'objet était de mettre fin à l'inutilité de tant d'ecclésiastiques[24]. Les débuts furent modestes, le développement rapide. Moins de quinze ans après sa première messe, l'Oratoire comptait en France près de cinquante maisons, d'où essaimaient sans interruption, pour remplir les fonctions les plus diverses, des prêtres que ne liait aucun vœu solennel de religion. Ils se répandaient en missionnaires à travers la France, prêchant et confessant, catéchisant les enfants et instruisant les parents, rapprenant, en un mot, le christianisme aux populations qui l'avaient oublié. Ils se mélangeaient au reste du clergé en acceptant des cures ou des aumôneries, et agissaient sur lui par l'exemple d'une dignité de vie et d'un respect du sacerdoce qui relevaient les autres prêtres à leurs propres yeux. On appelait de partout les disciples de M. de Bérulle à diriger des séminaires. De nombreux ecclésiastiques venaient dans ses maisons se pénétrer de son esprit, qu'ils allaient ensuite répandre dans leurs paroisses ou communiquer à leurs élèves. Quelques Oratoriens trouvaient même qu'on partait trop de chez eux. M. de Bérulle répondit à leurs plaintes : Et moi, j'en suis bien aise, la congrégation n'étant établie que pour fournir de dignes ministres et de bons ouvriers à l'Église. Il savait qu'il aurait beau donner jusqu'au dernier de ses élèves, ce ne serait pas encore assez pour régénérer ce grand corps du clergé français, et il tenait à honneur de semer du moins la moisson, s'il ne devait pas lui être donné d'assister à la récolte. Un troisième collaborateur, Vincent de Paul, être délicieux et adorable, avec sa figure mal équarrie, ses manières de paysan et sa soutane rapiécée, s'employait de son côté à rendre au monde un élément qui lui manquait depuis longtemps la bonté. On était dur ; les leçons de douceur et de miséricorde de l'Évangile s'étaient effacées de la mémoire de ceux-là mêmes qui avaient mission de les enseigner. La bonté commença de rentrer dans les relations humaines sous l'influence du père Vincent. La sienne était sans bornes et contagieuse. Quand on le voyait attacher de l'importance aux souffrances des gens du peuple et soutenir que les criminels sont des hommes, qu'on n'a pas le droit de ne pas traiter en hommes, le courtisan ricanait, haussait les épaules, et sentait cependant qu'il y avait en France, grâce à ce rustique, quelque chose de nouveau et de très doux. Quand il institua les Sœurs de Charité, qu'il fonda successivement l'œuvre des forçats, pour secourir et consoler ces misérables, l'hospice des Enfants-Trouvés, celui des Vieillards et l'Hôpital-Général, où vingt mille pauvres étaient nourris et entretenus, une vénération qu'accompagnait le plus souvent une tendresse infinie entoura sa personne et le soutint dans ses difficultés. Il devint aux yeux du public un être à part, la personnification même de la bonté. Sous son influence, le sentiment de la pitié pénétra dans une société qui, jusque-là, l'ignorait ou la méprisait. Des personnes que leur passé ne semblait pas avoir préparées aux bonnes œuvres s'y jetèrent avec passion à la suite de Vincent de Paul et, non contentes de prodiguer leur argent et leurs peines, firent aux malheureux le don beaucoup plus rare de leur cœur. Son action s'exerçait avec la même vigueur en faveur de la
religion ; M. de Bérulle eut en lui son meilleur allié. Une maison spéciale
de missionnaires, organisée et présidée par M. Vincent, aidait les Oratoriens
à reconquérir les campagnes au christianisme. Les jeunes ecclésiastiques à la
veille d'être ordonnés recevaient sa forte empreinte au moyen de retraites instituées dans cette même maison, et
dont Bossuet avait gardé un souvenir reconnaissant. Enfin, et ce fut le plus
difficile, il tint tête à Mazarin, sous la régence d'Anne d'Autriche, dans le
conseil de conscience chargé de guider la reine pour la collation des évêchés
et des bénéfices. La lutte fut chaude et dura dix ans. Mazarin, dit Chantelauze[25], avait mis, en quelque sorte, la simonie en honneur il ne
distribuait jamais de bénéfices aux plus dignes et aux plus vertueux, mais
aux plus offrants ou à ceux qui se dévouaient corps et âme à sa politique.
M. Vincent se mit en travers des mauvais choix, et il réussit d'abord, avec
l'appui de quelques prélats influents, et de gens de bien des deux sexes formant
ce que la cour baptisa le parti des saints, à
empêcher beaucoup de nominations scandaleuses, en éveillant les scrupules de
la régente. Les carnets de Mazarin renferment de nombreuses allusions à
l'impatience que lui causait l'intervention de ce bonhomme dans ses affaires.
Le cardinal se promit de se débarrasser du conseil de conscience dès qu'il se
sentirait assez fort. Il voulait disposer à son gré
et sans aucune contradiction des bénéfices, comme de tout le reste... et quelques années après — ce conseil — fut entièrement aboli, à cause que le père Vincent, qui
en était le chef, étant un homme tout d'une pièce qui n'avait jamais songé à
gagner les bonnes grâces des gens de la cour dont il ne connaissait pas les
manières, fut aisément tourné en ridicule[26]. C'était le
temps où Anne d'Autriche ne savait plus résister à son ministre. Maître de la
feuille des bénéfices, Mazarin se fit la part du lion ; vers la fin de sa
vie, il avait réuni sur sa propre tête l'évêché de
Metz et plus de trente gros bénéfices d'un revenu considérable[27] ; le reste
avait été aux plus offrants. Le père Vincent
était complètement battu pour la réforme du clergé. A côté de ces trois chevaliers de la foi, François de Sales, M. de Bérulle et Vincent de Paul, et en communauté de vues avec eux sur la morale, sinon sur le dogme, le sévère Saint-Cyran et Port-Royal apportaient au relèvement religieux le puissant appoint de leur ferveur, presque terrible dans sa magnificence chez l'auteur des Lettres chrétiennes et spirituelles, plus touchante, bien que toujours grave et saine, chez les religieuses et les solitaires du couvent fameux. C'est à l'influence de Saint-Cyran que me paraît convenir tout particulièrement la Pensée de Joubert : Les jansénistes ont porté dans la religion plus d'esprit de réflexion et plus d'approfondissement ; ils se lient davantage de ses liens sacrés ; il y a dans leurs pensées une austérité qui circonscrit sans cesse la volonté dans le devoir ; leur entendement, enfin, a des habitudes plus chrétiennes. Port-Royal des Champs, moins farouche, se permettait les fêtes d'amour dépeintes par M. Jules Lemaître : Cette vallée de Port-Royal est un des coins de la France les plus augustes, les plus imprégnés d'âme. C'est une terre sacrée. Car cette vallée a abrité la vie intérieure la plus intense peut-être qui ait été vécue dans notre patrie. Là ont médité et prié les âmes les plus profondes, les plus repliées sur elles-mêmes, les plus obsédées par le mystère de leur destinée spirituelle. Nulles, dans ce vertige de l'esprit attentif à son propre gouffre, n'ont paru douter davantage de la liberté humaine, et n'ont pourtant montré une volonté plus forte[28]. M François de Sales aimait Port-Royal, qu'il appelait ses chères délices ; M. de Bérulle et Vincent de Paul étaient liés avec Saint-Cyran, et tous ensemble travaillaient avec ardeur à l'œuvre commune, en attendant l'heure des divergences dogmatiques. La tourmente où Port-Royal a sombré ne doit pas nous masquer cette période d'heureuse entente et de féconde collaboration, qui assura l'impulsion décisive à la renaissance catholique. Nulle part en France leurs efforts à tous n'avaient
rencontré autant de résistance qu'à la cour. Les courtisans de Louis XIII
allaient à la messe parce qu'il le fallait pour être dans ses bonnes grâces,
mais la plupart n'en trouvaient que plus élégant de braver à la fois Dieu, le
diable et le roi, en commettant par derrière mille impiétés. Le parti des saints, dont il a été question tout à
l'heure, ne s'était pas formé sans peine, malgré la pression des idées
nouvelles, et n'avait pas vécu longtemps. Mazarin n'était pas homme à tolérer
autour d'Anne d'Autriche des gens qui contrecarraient son influence sur
d'autres sujets encore plus intimes et plus importants que le conseil de
conscience. Les tracasseries qu'il leur suscita confirmèrent le public dans
l'idée que la seule chose à faire, quand on était de la cour et qu'on avait
été touché de la grâce, était de fuir cet amas de guêpes,
selon l'expression de François de Sales, pour s'aller cacher dans un cloître
parmi les avettes, fournisseuses de miel. La
Grande Mademoiselle n'avait fait que suivre le train ordinaire des choses en
envisageant sa retraite du monde comme la suite naturelle de son brusque
accès de dévotion. Il fut heureux pour elle, et encore plus pour le couvent destiné à l'honneur de la recevoir, que son père ait eu de son côté, et précisément le même jour, l'un de ses rares accès de bon sens. Mademoiselle et le couvent l'avaient échappé belle. IV La crise religieuse de Mademoiselle avait duré six grands mois, au bout desquels la poudre et les mouches reparurent et la princesse se réconcilia avec le monde : Je recommençai, dit-elle, à prendre goût pour les divertissements, de sorte que j'étais avec plaisir aux promenades, aux divertissements et aux comédies. Cela ne servit qu'à modérer l'excès de l'austérité où je m'étais réduite ; il resta toujours dans mon cœur les sentiments de la dévotion qui m'avaient pensé conduire jusqu'aux Carmélites. D'autres idées avaient fait diversion la politique s'emparait d'elle. C'était le domaine d'élection des femmes de cet âge romantique. Elles y ont été toutes puissantes, comme il est douteux qu'elles le redeviennent jamais sous le code le plus féministe, car les droits inscrits dans les lois ne sont rien auprès des privilèges conférés par les mœurs. Elles ont décidé de la guerre et de la paix, fait la loi à nos ministres et signé des traités avec nos rois, sans autre titre sinon qu'elles étaient belles et spirituelles. Richelieu avait dû compter avec elles. Mazarin les redoutait : Nous en avons trois, écrivait-il à don Luis de Haro, qui seraient capables de gouverner ou de bouleverser trois grands royaumes la duchesse de Longueville, la princesse Palatine et la duchesse de Chevreuse. Cette dernière était le vétéran du trio, étant née avec le siècle. Elle avait l'esprit fort, dit Richelieu[29], une beauté puissante dont elle savait bien user, ne s'amollissant par aucune disgrâce, et demeurant toujours en une même assiette d'esprit. Retz a complété le portrait. Elle aimait sans choix, et purement parce qu'il fallait qu'elle aimât quelqu'un. Il n'était même pas difficile de lui donner, de partie faite, un amant ; mais, dès qu'elle l'avait pris, elle l'aimait uniquement et fidèlement. Son esprit joignait la vivacité à la force. Elle avait des idées si brillantes qu'elles paraissaient comme des éclairs, et si sages qu'elles n'eussent pas été désavouées par les plus grands hommes de tous les siècles. Un si rare génie, tourné vers l'intrigue dès la tendre jeunesse, avait rendu celle qui le possédait l'une des plus dangereuses personnes du royaume. Mme de Chevreuse, amie intime d'Anne d'Autriche, avait été pour son coup d'essai la cheville ouvrière de la conspiration Chalais. Il lui en revint la gloire d'être à vingt-cinq ans une exilée politique, et de s'en venger comme l'aurait pu faire un vieil homme d'État. Elle forma par sa seule industrie une ligue contre la France et parut aux alliés une si grande figure, que l'Angleterre, battue et cherchant la paix, mettait parmi ses conditions le rappel d'une femme à qui son roi portait une particulière affection. Richelieu céda et se souvint de ne plus exiler Mme de Chevreuse. Lors de l'intrigue espagnole qui aboutit à l'affaire du Val-de-Grâce, il tâcha de la garder, de peur d'une nouvelle ligue. Elle lui coula entre les doigts. Cela se passait en 1637. La duchesse de Chevreuse s'enfuit à travers toute la France, à cheval et déguisée en homme. Elle ne s'était jamais tant amusée, et ce n'était pourtant pas ce qui lui avait manqué dans la vie. Son mari et Richelieu faisaient courir après elle pour la supplier de ne pas s'en aller. Il fallait se cacher, ruser, et les aventures foisonnaient. Une dame qui l'avait logée en passant s'éprit de ce beau garçon et lui fit une déclaration. Ses guides l'initiaient à la tenue et aux propos des hommes, quand ils se croient entre hommes et dispensés de se gêner. Elle couchait un jour sur le foin, le lendemain dans l'un de ces vastes lits de nos pères où il était d'usage de mettre plusieurs personnes, qu'elles se connussent ou non. Elle gagna ainsi les Pyrénées, Madrid où elle tourna la tête au roi d'Espagne, Londres où on la fêta, et devint le chef officiel des ennemis de Richelieu. Louis XIII expirant lui fit l'honneur d'interdire solennellement[30] sa rentrée en France. Elle accourut d'autant plus vite à Paris, persuadée qu'elle allait régner sous le nom d'Anne d'Autriche. Le 14 juin 1643, Mme de Chevreuse revoyait la reine après dix ans de séparation, et trouvait la place prise par Mazarin il y avait un mois, jour pour jour, que le roi était mort. Elle se mit aussitôt en devoir de déloger le cardinal ; mais cela n'était point si facile. La princesse Palatine, Anne de Gonzague[31], était belle à ravir et douée aussi du génie des grandes affaires. Je ne crois pas, dit Retz, que la reine Élisabeth d'Angleterre ait eu plus de capacité pour conduire un État. Cependant, elle ne débuta point par la politique il lui semblait avoir un meilleur emploi à faire de sa jeunesse. Elle la donna au plaisir, et réussit à étonner la cour de France, qui en avait tant vu, par le nombre et le piquant de ses aventures. C'était encore une de ces belles dames qui couraient les grandes routes déguisées en cavaliers ou en moines, et que personne ne s'étonnait de rencontrer n'importe où, dans une situation singulière pour une princesse ou une duchesse. Il n'y avait pas de bornes à leur fantaisie. Anne de Gonzague se donna pendant cinq ans pour Mme de Guise, femme d'Henri de Guise, archevêque de Reims, le même qui épousa ensuite Mme de Bossut. Un beau jour, elle reprit son nom de fille, comme si de rien n'était, rapporte la Grande Mademoiselle, revint tranquillement à la cour et eut le talent de se faire épouser, entre deux galanteries, par le prince Palatin[32], le plus jaloux des hommes. Tout cédait, dit Bossuet[33], au charme secret de ses entretiens. Vers la trentaine, elle obéit à son génie en prenant rang parmi les femmes politiques, avec Mme de Longueville, qui n'avait pour tout génie que ses cheveux blonds et ses yeux charmants, et n'en faisait pas moins marcher les hommes ; avec l'altière Montbazon, éclatante et superbe, mais trop vicieuse, et trop utilitaire dans le vice, même pour son temps avec la duchesse de Châtillon, beauté impérieuse qui se fit peindre la main sur un lion à face humaine, et ce lion à la ressemblance du grand Condé ; avec tant d'autres, qui se jouèrent pendant la Fronde, dans la mesure de leurs forces, de l'honneur et de la vie des hommes, de la souffrance universelle, de l'existence de la patrie ; avec la Grande Mademoiselle enfin, éveillée aux idées sérieuses par le danger qui menaçait sa maison. La fille de Gaston d'Orléans avait grandi dans la pensée que la branche cadette de la maison de France la sienne pouvait arriver à tout. C'était depuis plus d'un siècle la leçon de l'histoire. De Charles VIII à Louis XIII, la couronne ne s'était transmise que trois fois du père au fils ; dans tous les autres cas, elle était passée aux frères ou à des cousins. Les collatéraux de la famille royale avaient pris l'habitude de se sentir très près du trône, d'où une importance et des attitudes qui ont été souvent funestes au repos du pays. Gaston d'Orléans avait touché la couronne du bout du doigt avant la naissance de Louis XIV, et il ne s'était servi de son titre d'héritier présomptif qu'à des fins malfaisantes. Depuis qu'il avait des neveux, il vivait dans l'attente de ce que ferait pour lui l'étoile des branches cadettes, et reprenait espoir à la moindre alerte. Louis XIV eut la petite vérole à neuf ans et fut en danger de mort. Son oncle manifesta publiquement sa joie : On but à la santé de Gaston Ier. L'on avait déjà partagé les charges[34]. On avait aussi disposé du frère du roi : La reine fut avertie que l'on faisait dessein d'enlever le petit Monsieur, la nuit d'un samedi au dimanche que le roi était très mal, et, pour l'empêcher, le maréchal de Schomberg fut toute la nuit à cheval avec la compagnie des gens d'armes ; et de tout ce Monsieur fit des excuses. La cour avait encore à se défendre, sous la régence d'Anne d'Autriche, contre une seconde branche cadette, qui suppléait à l'infériorité du rang par l'intelligence et l'audace. Les prétentions des Condés avaient été l'un des premiers soucis de Mazarin ministre. Elles étaient vastes, et soutenues avec habileté par le père du grand Condé, M. le Prince, homme supérieur, quoiqu'il ne payât pas de mine. Les gens de son âge l'avaient connu beau. La débauche, l'avarice et l'abandon de soi en avaient fait un petit vieux sale et vilain[35], tout voûté, tout ridé, avec de gros yeux rouges, de longs cheveux gras passés derrière l'oreille, une barbe inculte et des vêtements sordides. Richelieu avait été obligé de lui faire dire de se nettoyer et de changer de souliers quand il venait chez le roi[36]. Son âme était crasseuse comme sa personne. M. le Prince avait l'humeur hargneuse et grossière et il appartenait à la famille des rapaces ; ayant débuté avec dix mille livres de rentes, il en eut un million[37] avant de mourir, sans les charges et les gouvernements. On tenait sa poche en l'approchant, et cela ne servait à rien ; tout entrait dans sa bourse et rien n'en ressortait. Mais, quand son cher argent n'était pas en cause, M. le Prince devenait un autre homme. Alors il aimait la justice et suivait la raison[38]. Il défendait l'État contre les brouillons et l'argent de l'État contre tout le monde. Il se rendait précieux dans les conseils par son équité, la sûreté de son jugement, sa connaissance parfaite des institutions du royaume, du chaos de nos lois, de la situation des partis, des tenants et aboutissants d'un chacun. A défaut d'affection, il inspirait une crainte qui forçait le respect. Considérable par lui-même, M. le Prince l'était encore par deux de ses enfants, le duc d'Enghien et Mme de Longueville. Il lui semblait donc que les Condés, tout compte fait, valaient bien les d'Orléans, et qu'ils pouvaient prétendre à être avec eux sur un pied d'égalité vis-à-vis de la sacro-sainte étiquette ; on verrait ensuite où cela mènerait. Une lutte s'établit entre les deux familles pour des détails symboliques, tels que l'alignement d'un tapis ou le portage d'une queue de robe, qui ne nous paraissent des bagatelles que parce que la tradition monarchique s'est perdue chez nous. M. le Prince et Gaston avaient de perpétuelles picoteries au conseil du roi, devant une galerie attentive à marquer les coups. Les vraies batailles avaient lieu aux cérémonies officielles, entre Mme la Princesse, hardie à empiéter, et la Grande Mademoiselle, résolue à défendre ses prérogatives de petite-fille de France. Toutes les deux y apportaient la même ardeur ; elles en étaient héroïques et burlesques. Le 5 décembre 1644, elles avaient été désignées pour assister ensemble à un service solennel à Notre-Dame. D'après l'ordre des préséances, Mademoiselle devait y avoir le pas sur Mme la Princesse. Cette dernière se fit saigner, pour avoir un prétexte de ne pas aller défiler derrière Mademoiselle. Apprenant cela, Mademoiselle prit un lavement, pour se mettre dans l'impossibilité d'aller défiler sans avoir Mme la Princesse derrière elle. Saint-Simon les aurait admirées ; c'était ainsi qu'il comprenait le dévouement aux privilèges du rang. Mais les choses n'en restèrent pas là. Anne d'Autriche, soufflée par Mazarin, se fâcha contre sa nièce. Monsieur, poussé par la reine, menaça Mademoiselle de la faire porter de force[39] à Notre-Dame. Il fallut céder et partir. L'aigreur réciproque éclatait pour des futilités comme
l'affaire des lettres tombées (août 1643), qui eut son contre-coup sur la
Fronde, de l'avis unanime des contemporains, et qui fait honte tant elle est
sotte. Mme de Montbazon avait ramassé des lettres d'amour échappées de
quelque poche. Sa charité publia qu'on avait reconnu l'écriture de Mme de
Longueville. C'était faux. Anne d'Autriche condamna Mme de Montbazon à aller
présenter des excuses à l'hôtel de Condé, rempli pour la circonstance des
amis de la famille. Monsieur y était,
rapporte la Grande Mademoiselle, et je ne pus à mon
égard me défendre d'y aller, bien qu'alors je n'eusse pas d'amitié pour Mme
la Princesse ni pour pas un de sa famille ; néanmoins je ne pouvais avec
bienséance dans cette occasion prendre un parti contraire au sien, et c'était
là un de ces devoirs de parenté dont l'on ne se peut défendre. Le cœur
n'y était pas. Les Condés n'y furent pas trompés, et cette misérable histoire
jeta de l'huile sur un feu que Mazarin ne cessait, d'autre part, d'attiser,
trouvant son intérêt, et aussi celui de la couronne, à ce que les deux
branches cadettes fussent mal ensemble. Se voyant
pressé de toutes parts, disent les Mémoires d'un anonyme, le cardinal crut que, pour maintenir sa fortune, il
fallait de nécessité diviser les maisons d'Orléans et de Bourbon, afin que,
se balançant l'une par l'autre, il pût demeurer ferme au milieu et se rendre
nécessaire à toutes deux. L'affaire des lettres
tombées lui avait paru un coup du ciel. Il en tira si bon parti
que, depuis ce temps fatal, le Luxembourg et l'hôtel
de Condé ne gardèrent presque plus de mesure. On regarda toujours le duc
d'Orléans et le duc d'Enghien comme deux chefs de partis contraires, auxquels
chacun se ralliait selon ses intérêts et son inclination[40]. Mazarin ne pouvait pas être renversé. Il aurait fallu être aveugle pour ne pas voir que le premier ministre avait à sa disposition, quand il venait conférer avec sa souveraine, des arguments d'un autre genre, et d'infiniment plus de poids auprès d'une femme, particulièrement d'une femme vieillissante, que la raison politique ou la raison tout court. Anne d'Autriche n'était pas veuve depuis quatre mois qu'Olivier d'Ormesson notait dans son Journal que le cardinal était reconnu pour le tout-puissant. La reine commettait pour lui des imprudences de petite pensionnaire amoureuse. Elle s'était mise à le recevoir le soir, portes ouvertes, sous prétexte de s'instruire des affaires. La conférence devint tous les jours plus longue, et, un beau soir, les portes se fermèrent, au grand scandale de toute la cour, et ne se rouvrirent plus. A Rueil, elle voulut le faire monter auprès d'elle dans sa petite voiture de jardin. Mazarin eut la sagesse de refuser, et l'étourderie de l'accompagner le chapeau sur la tête, dont tout le monde était étonné (septembre 1644). Quelques semaines plus tard, tout Paris savait à qui était destiné certain appartement en réparation au Palais-Royal, avec passage secret pour aller commodément chez la reine. Afin que personne n'en ignorât, la Gazette du 19 novembre avait publié le communiqué suivant : La Reine a remontré en plein conseil qu'attendu l'indisposition du cardinal Mazarin, et qu'il lui fallait tous les jours passer avec grande peine tout au travers de ce grand jardin du Palais-Royal[41], et voyant qu'à toute heure il se présentait de nouvelles affaires pour lui communiquer, elle trouvait à propos de lui donner un appartement dans le Palais-Royal, afin de conférer plus commodément avec lui de ses affaires. L'intention de Sa Majesté a été approuvée par MM. les Ministres et avec applaudissement, de sorte que, lundi prochain (21 novembre), Son Éminence doit en prendre possession. L'indiscrétion d'Anne d'Autriche finissait par gagner le favori. Il se permit deux fois, à Rueil et à Fontainebleau, de déloger la Grande Mademoiselle pour se rapprocher de la reine. La première fois, Mademoiselle dévora l'affront et fut chercher un gîte dans le village. La seconde, la patience lui échappa. Le bruit de Paris, écrivait d'Ormesson, est que Mademoiselle a parlé hardiment à la Reine sur ce que le cardinal voulait prendre son appartement pour en être plus proche (septembre 1645). Plusieurs historiens ont cru à un mariage secret entre la régente et son ministre. Il n'en existe aucune preuve, à moins d'accepter pour telle une lettre ambiguë du cardinal à la reine, sur les gens qui cherchent à lui faire du mal dans son esprit. Ils n'y gagneraient rien, dit Mazarin[42], parce qu'enfin [le cœur de la reine et celui de Mazarin] sont unis ensemble par des liens que vous-même êtes tombée d'accord plus d'une fois avec moi qu'ils ne pouvaient être rompus, ni par le temps ni par quelque effort qu'on y fît. Quelques lignes plus bas, il réclame sa pitié — Mazarin était alors en exil — pour cet enfant, c'est-à-dire lui-même : Il le faut compatir, car c'est une étrange chose pour cet enfant de se voir marié et séparé en même temps, et qu'on poursuit toujours pour apporter des obstacles à son mariage (27 octobre 1651). Ce texte, déjà si obscur, peut être pris dans un sens figuré. Il a donc besoin d'être appuyé de preuves morales, tirées des façons d'être de la reine avec Mazarin, et des changements que l'âge ou les circonstances apportèrent à leurs relations. Nous noterons ces fluctuations en temps et lieu. Pour l'instant, nous en sommes à la lune de miel, légitime ou non ; on en place le début à la fin du mois d'août 1643, ou dans les six semaines qui suivirent[43]. Le public observait avec irritation le roman royal. Après avoir accueilli d'assez bonne grâce le ministère Mazarin, la population s'unissait dans un sentiment de mépris et de haine pour le bel Italien qui savait arriver par les femmes. Les amis de la reine redoublaient leurs avertissements, et n'y gagnaient que d'être disgraciés. L'un de ses plus anciens serviteurs, La Porte, qui avait fait ses preuves de dévouement, osa lui dire en face que tout le monde parlait d'elle et de Son Éminence d'une manière qui la devait faire songer à elle. Elle me demanda qui m'avait dit cela. Je lui dis : Tout le monde, et que cela était si commun qu'on ne parlait d'autre chose. Elle devint rouge et se mit en colère[44]... Mme de Brienne, femme du secrétaire d'État, ayant eu la même hardiesse, raconta aux siens que plus d'une fois Sa Majesté rougit jusque dans le blanc des yeux[45]. Anne d'Autriche trouvait des lettres anonymes jusque dans son lit. Elle entendait fredonner par les rues de Paris des chansons qu'il ne tenait qu'à elle de comprendre. Enfin, un jour qu'elle écoutait un service à Notre-Dame, elle eut la surprise d'être entourée par une bande de femmes du peuple qui se jetèrent à ses pieds en lui criant qu'elle dissipait le bien de son pupille ; qu'elle avait un homme chez elle qui prenait tout[46]. C'était en effet le grand grief, beaucoup plus sensible, il faut l'avouer, que le regret de l'abaissement de la reine. Mazarin était le plus éhonté voleur qui ait jamais dévoré un pays à la faveur du pouvoir. Donnant donnant, avec lui, et sans se cacher. On était prévenu ; on n'avait qu'à ne rien demander si l'on ne voulait pas y mettre le prix. Au besoin, il relançait les gens. Bussy-Rabutin fut averti par un billet du Grand Condé d'avoir à verser, et sans délai, sept mille cinq cents livres pour le pot-de-vin d'une petite charge ; on possède le billet[47] de Condé, qui a soin de déclarer qu'il a eu commandement de mander ceci. Monglat raconte[48] qu'Anne d'Autriche sollicitait un jour une grosse charge pour l'une de ses créatures. Son protégé fut tarifé à 100.000 écus. La reine mère, piquée, marchanda elle ne put obtenir de rabais. Il est vrai que la lune de miel était alors bien loin. Les coffres de l'État étaient mis en coupe réglée. Les millions s'entassaient dans ceux du favori, cependant que nos soldats mouraient de faim à la frontière, que les créanciers de l'État n'étaient point payés, que la cour de France commençait à paraître dans une nécessité honteuse[49], et qu'il fallait la force armée pour arracher les impôts aux campagnes ruinées par les passages de troupes, les pillages, voleries, abus et désordres de toutes sortes. Cependant le pauvre M. le Cardinal ainsi que l'appelait la reine en parlant de lui, donnait des fêtes d'un luxe insolent et dépensait millions sur millions en fantaisies. J'ai déjà dit que ses importants services en politique étrangère, qui l'ont montré grand ministre par plusieurs côtés, passaient inaperçus en France, peut-être à cause de l'absence de journaux. D'indifférent, Mazarin devint vite impopulaire. Dans les commencements de sa faveur, Anne d'Autriche avait pu acheter le silence des courtisans. Nous l'avons montrée semant l'argent et les faveurs à pleines mains : La reine donne tout était passé en dicton. Le courtisan ravi sollicitait les dons les plus extravagants et il les obtenait. On accorda des privilèges, des monopoles à exploiter ou à vendre ; chacun imaginait les taxes les plus incroyables, les plus bizarres, pour s'en faire attribuer le profit une dame de la cour obtint de la régente un droit d'impôt sur toutes les messes qui se célébraient à Paris[50]. Le 13 janvier 1644, le conseil du roi employa une partie de sa séance à refuser quantité de dons accordés par la reine, tous ridicules et qui seraient à faire rire[51]. La manne royale tarissait. Quand elle fut à sec, et le trésor vide, on cessa de se gêner. Il s'éleva contre le favori un long murmure, bientôt changé en clameur, et qu'Anne d'Autriche ne parvenait pas à faire taire ; ses efforts ne servaient plus qu'à lui aliéner l'opinion, sans profit pour Mazarin : L'amour qu'on avait eu jusqu'alors pour la reine, dit Mme de Motteville, commença peu à peu à diminuer parmi les peuples. Cette puissance si absolue qu'elle donna au cardinal Mazarin fit qu'elle perdit la sienne ; et, pour trop désirer qu'il fût aimé, elle fut cause qu'il fut haï. D'impopulaire, Mazarin devint exécré, et le mépris l'emporta encore sur la haine, pour des raisons assez bonnes, mais que la noblesse française aurait mieux fait de voir avant la fin de la pluie d'or. Elles ne sont nulle part aussi bien expliquées que dans un Dialogue des morts composé par Fénelon pour son élève le duc de Bourgogne. Richelieu et Mazarin sont les personnages du dialogue. Chacun fait valoir son œuvre politique et critique celle de l'autre. Mazarin en vient à reprocher à Richelieu d'avoir été cruel et sanguinaire : Vous avez bien fait pis aux Français, lui repart Richelieu que de répandre leur sang vous avez corrompu le fond de leurs mœurs vous avez rendu la probité ridicule. Je n'avais que réprimé l'insolence des grands ; vous avez abattu leur courage, dégradé la noblesse, confondu toutes les conditions, rendu toutes les grâces vénales. Vous craigniez le mérite on ne s'insinuait auprès de vous qu'en vous montrant un caractère d'esprit bas, souple, et capable de mauvaises intrigues. Vous n'avez même jamais eu la vraie connaissance des hommes ; vous ne pouviez rien croire que le mal, et tout le reste n'était pour vous qu'une belle fable il ne vous fallait que des esprits fourbes, qui trompassent ceux avec qui vous aviez besoin de négocier, ou des trafiquants qui vous fissent argent de tout. Aussi votre nom demeure avili et odieux. Le portrait est ressemblant, bien qu'il ne montre que l'une des faces du modèle, et la plus vilaine. Il est curieux qu'il ait été composé pour l'arrière-petit-fils d'Anne d'Autriche. La Grande Mademoiselle comptait parmi les plus hostiles à Mazarin. Elle se montre très dure pour lui dans ses Mémoires ; mais la singularité de ses jugements sur le cardinal, pour ne pas dire leur ridicule, en affaiblit considérablement l'intérêt. Mazarin péchait, à son avis, par le manque d'intelligence. Il n'avait ni capacité, ni jugement ; sa conduite envers les princes du sang le prouvait de reste. Un ministre qui marchandait la puissance aux branches cadettes, piliers du trône, selon Mademoiselle, et qui les écartait au lieu de s'appuyer dessus, était manifestement le plus malhabile homme du monde, en même temps que le plus indigne. On ne se privait pas impunément Mademoiselle écrivait ces choses sans rire des talents militaires d'un Gaston d'Orléans, et l'on eût évité bien des malheurs en gouvernant le royaume d'après ses conseils. Le devoir des bons serviteurs de la couronne était d'unir leurs forces pour chasser le cardinal, et ce devoir souriait de toutes les façons à Mademoiselle. Il était du bel air d'appartenir à l'opposition ; les personnes de qualité pouvaient difficilement s'en dispenser, à moins de liaisons particulières avec Mazarin, et les femmes pas plus que les hommes, depuis qu'elles s'étaient mises à s'occuper des affaires publiques avec l'ardeur que leur sexe apporte à tout ce qu'il entreprend. La politique était devenue le passe-temps favori des ruelles, à Paris et dans les châteaux. On commençait toute petite à avoir une opinion sur le gouvernement. Or çà, ma grand'maman, disait la petite Montausier à Mme de Rambouillet, parlons d'affaires d'État, à cette heure que j'ai cinq ans. La grand'maman aurait eu mauvaise grâce à refuser, car sa Chambre bleue était quelque peu responsable du nouveau divertissement. Avec les premiers salons parisiens était née une opposition à leur ressemblance, spirituelle et moqueuse, très taquine, qui ne fait de mal qu'à ceux qui s'en préoccupent, mais devient alors extrêmement dangereuse. L'esprit y joue le rôle principal on renverse un ministère avec un bon mot, on ferait une révolution plutôt que de sacrifier un trait d'esprit. C'était fait pour les Françaises, grandes artistes en conversation. L'opposition des salons leur apportait des plaisirs de choix, toutes sortes de sensations amusantes et raffinées, et leur ouvrait, par surcroît, une large porte sur un champ d'influence où les femmes n'avaient pénétré jusqu'alors qu'exceptionnellement. Elles se précipitèrent dans la place et y sont encore, faisant et défaisant les gouvernements ou du moins y tâchant par conviction sans aucun doute, mais encore plus pour l'amour de l'art. La Grande Mademoiselle suivit la mode. Elle fréquenta les gens mal en cour, dit beaucoup de mal du premier ministre et se fit traiter de brouillonne[52], sans savoir précisément où elle en voulait venir. Ce Mazarin qu'elle prenait pour un pauvre d'esprit avait emmêlé avec tant d'art les fils de toutes les prétentions et de toutes les cabales, que les plus fins s'y perdaient et ne reconnaissaient plus ni leurs propres intérêts ni leurs vrais amis. Monsieur, par exemple, qui avait de l'esprit à revendre, n'aurait pas pu expliquer pourquoi il donnait tort à sa fille et l'abandonnait — lui si jaloux de ses prérogatives et si mal avec M. le Prince, — toutes les fois que Mademoiselle s'embarquait à défendre leur maison contre les usurpations des Condés. C'était le secret de Mazarin, ce n'était pas celui de Monsieur. Après en avoir versé des larmes amères, dans la pensée que son père ne l'aimait plus et lui voulait du mal, Mademoiselle prit son parti de ne compter que sur elle-même pour tout ce qu'elle avait à faire dans la vie. Elle avait une vingtaine d'années et était dans son plein épanouissement de belle fille saine et fraîche. Son extérieur est dépeint avec une certaine complaisance dans un Portrait écrit par elle-même[53]. Je suis grande, dit-elle, ni grasse ni maigre, d'une taille fort belle et fort aisée. J'ai bonne mine, la gorge assez bien faite, les mains et les bras pas beaux, mais la peau belle, ainsi que la gorge. J'ai la jambe droite et le pied bien fait ; mes cheveux sont blonds et d'un beau cendré ; mon visage est long, le tour en est beau ; le nez grand et aquilin ; la bouche ni grande ni petite, mais façonnée et d'une manière fort agréable les lèvres vermeilles ; les dents point belles, mais pas horribles aussi ; mes yeux sont bleus, ni grands ni petits, mais brillants, doux et fiers comme ma mine. J'ai l'air haut sans l'avoir glorieux. Je suis civile et familière, mais d'une manière à m'attirer plutôt le respect qu'à m'en faire manquer. J'ai une fort grande négligence pour mon habillement, mais cela ne va pas jusqu'à la malpropreté ; je la hais fort je suis propre ; et, négligée ou ajustée, tout ce que je mets est de bon air ; ce n'est pas que je ne sois incomparablement mieux, ajustée, mais la négligence me sied moins mal qu'à une autre, car, sans me flatter, je dépare moins ce que je mets, que ce que je mets ne me parc. Dieu m'a donné une santé et une force nonpareille rien ne m'abat, rien ne me fatigue, et il est difficile de connaître les événements de ma fortune et les déplaisirs que j'ai par mon visage, car il est rarement altéré. J'ai oublié de dire que j'ai un teint de santé qui répond à ce que je viens de dire il n'est pas délicat, mais il est blanc et vif. Le caractère de la Grande Mademoiselle à son entrée sur la scène politique, avant les leçons de l'expérience et de la mauvaise fortune, est représenté avec vivacité dans un autre Portrait[54] par un anonyme. Cette princesse du sang des rois et des princes, dit l'auteur inconnu, est hautaine, hardie, et d'un courage plus mâle que n'est d'ordinaire celui d'une femme. On peut dire avec vérité qu'elle est une amazone, et qu'elle est plus capable de manier les armes que le fuseau. Elle est fière, entreprenante, et libre à parler, et ne peut rien souffrir de tout ce qui lui semble contraire à sa pensée ; elle n'a jamais aimé les ministres du roi ni de son père, parce qu'il fallait qu'elle eût quelque déférence pour eux. Son humeur est impatiente, son esprit actif et son cœur ardent en tout ce qu'elle entreprend, elle ne sait ce que c'est que la dissimulation et dit ses sentiments sans se soucier de quoi que ce soit. D'autres contemporains ont dit son air brusque et délibéré, sa vivacité trop extrême et son inquiétude naturelle ; d'autres ont chanté en vers l'aversion de la Pallas de notre âge pour Vénus, sûrs de lui être agréables, car elle était la première à dire : Je n'ai point l'âme tendre, et il lui plaisait qu'on le sût. On a blâmé sa rudesse et ses emportements, raillé ses prétentions à savoir la guerre et son affectation à en discourir ; on lui a trouvé beaucoup de grands défauts, et peu des qualités qui rendent une femme aimable on ne lui a jamais reproché une petitesse, une bassesse, une lâcheté, une action fausse ou déloyale. La Grande Mademoiselle n'a jamais trahi, jamais menti. Elle a toujours été vaillante et généreuse. Ce n'est pas sa faute si la nature, en la faisant fille, lui avait donné une mine et des inclinations un peu trop mâles. |
[1] Registres de l'Hôtel de Ville. — Collection Danjou.
[2] Motteville.
[3] Conservés à la Bibliothèque nationale. Ils sont écrits en trois langues italien, espagnol et français. Mazarin se servait de l'espagnol quand il pensait à la reine.
[4] Mémoire du roi aux plénipotentiaires (6 janvier 1644) : — Il ne faut pas s'étonner de tout ce que disent nos ennemis ; — c'est à nous de tenir bon ; il est indubitable qu'ils se rangeront peu à peu.
[5] Morte en février 1643.
[6] Journal d'Olivier d'Ormesson.
[7] Le 8 mars, d'après la Gazette de France. Mademoiselle place cette fête en 1646 ; c'est une erreur.
[8] Le 6 mai 1648, d'après Olivier d'Ormesson.
[9] Motteville.
[10] Environ six millions de notre monnaie.
[11] Un an, d'après les Mémoires de Mlle de Montpensier, mais elle s'est trompée de date, chose qui lui arrive souvent.
[12] M. l'abbé M. Houssaye, le Père de Bérulle et l'oratoire de Jésus.
[13] Saint François de Sales, par Fortunat Strowski.
[14] M. l'abbé M. Houssaye, le Père de Bérulle et l'oratoire de Jésus.
[15] Cf. Saint Vincent de Paul et les Gondi, par Chantelauze.
[16] M. l'abbé Houssaye, le Cardinal de Bérulle et Richelieu.
[17] F.-T. Perrens, les Libertins en France au XVIIe siècle.
[18] Bossuet, Oraison funèbre d'Anne de Gonzague.
[19] Sainte-Beuve, Port-Royal.
[20] M. l'abbé Houssaye, Bérulle et l'Oratoire.
[21] M. Fortunat Strowski.
[22] M. Fortunat Strowski, loc. cit.
[23] Cf. le Manuel de l'Histoire de la littérature française, par M. F. Brunetière. La première édition de l'Introduction est de 1608, le Traité de l'amour de Dieu, de 1612.
[24] Le mot a été repris par Bossuet. Il dit dans un de ses sermons, en parlant des pasteurs indignes : Leur inutilité, leur ignorance nous les a fait mépriser.
[25] Saint Vincent de Paul et les Gondi.
[26] Motteville.
[27] Chantelauze, Saint Vincent de Paul et les Gondi.
[28] Discours prononcé à Port-Royal, le 26 avril 1899, au centenaire de Racine.
[29] Mémoires.
[30] Dans la Déclaration pour la régence (21 avril 1643).
[31] Née en 1616.
[32] Édouard, prince Palatin, était l'un des cadets de l'électeur Palatin Frédéric V.
[33] Oraison funèbre d'Anne de Gonzague.
[34] Journal d'Olivier d'Ormesson.
[35] Motteville.
[36] Duc d'Aumale, Histoire des princes de Condé.
[37] 800.000, selon d'autres.
[38] Mémoires de Lenet.
[39] Journal d'Olivier d'Ormesson.
[40] Mémoires anonymes et manuscrits. M. Chéruel en a publié des fragments avec le Journal d'Olivier d'Ormesson. L'auteur parait avoir été un commensal de l'hôtel de Condé.
[41] Il habitait un palais qui est devenu la Bibliothèque nationale.
[42] Les mots entre crochets sont en chiffres ou en langage convenu dans l'original. Nous suivons pour cette correspondance la traduction donnée par M. Ravenel dans son édition des Lettres du Cardinal Mazarin à la Reine, etc.
[43] Voir les Problèmes historiques, de Jules Loiseleur.
[44] Mémoires de La Porte.
[45] Mémoires de Brienne le jeune.
[46] Journal d'Olivier d'Ormesson. Cette scène eut lieu le 19 mars 1645.
[47] Il est du 24 mars 1645.
[48] Mémoires.
[49] Motteville.
[50] La Misère au temps de la Fronde, par Alph. Feillet.
[51] Journal d'Olivier d'Ormesson.
[52] Motteville.
[53] La Galerie des Portraits de Mlle de Montpensier. Nouvelle édition, avec des notes, par M. Edouard de Barthélemy (Paris, 1860, Didier).
[54] Les Portraits de la Cours (Collection Danjou, vol. VIII).