LA Grande Mademoiselle est l'une des physionomies les plus originales de son époque. On ne saurait dire pourtant qu'elle ait été une figure de premier plan. C'était un assez petit génie, et elle a eu trop peu d'influence sur les événements pour qu'il valût la peine de lui consacrer tout un volume à plus forte raison d'en préparer un second, si cette princesse aventureuse et pittoresque n'avait été au premier chef l'un de ces personnages qu'Emerson appelait représentatifs. Le spectacle de son existence agitée est un commentaire merveilleux de la transformation profonde qui s'est accomplie, vers le milieu du XVIIe siècle, dans les sentiments de la France, et qui a eu son contre-coup naturel sur les mœurs. J'ai essayé de raconter cette transformation. Elle reste aisément inaperçue, parce qu'elle n'a coïncidé ni avec une fin de siècle ni avec une révolution, et qu'elle s'est passée presque tout entière dans les âmes. C'est quelque chose d'analogue à ce que nous observons aux changements de saison pour la qualité de la lumière. Du jour au lendemain, à des dates qui varient avec les années, une belle lumière d'été a fait place à une belle lumière d'automne, et le paysage en est tout renouvelé. L'atmosphère morale de la France s'est trouvée de même renouvelée à l'issue des longs troubles civils de la Fronde. Non seulement les fils ne voyaient plus les choses avec les mêmes yeux que leurs pères, mais les mêmes choses avaient pris d'autres aspects aux yeux des pères. Il s'était fait un travail intérieur, des plus intéressants, que je voudrais tâcher de faire apercevoir au lecteur. Je ne me dissimule pas que l'entreprise est ambitieuse. Elle dépasserait de beaucoup mes forces si je n'avais pour m'y aider que les archives et les collections de mémoires. Deux grands poètes sont heureusement là pour me guider. Corneille et Racine ont été l'un et l'autre des interprètes fidèles de la façon de sentir de leurs contemporains. Ils rendent saisissant le contraste entre les deux sociétés, pourtant si voisines, auxquelles appartenaient leurs modèles. Quand le pessimisme chrétien de Racine vient à succéder, selon les expressions de M. Jules Lemaître, à l'optimisme stoïcien de Corneille, c'est que tout avait changé autour d'eux. La Grande Mademoiselle était tout indiquée pour faire comprendre par son exemple la révolution morale qui nous a donné la figure de Phèdre trente-quatre ans — l'espace d'une génération — après la figure de Pauline. Dans la première partie de sa vie, celle dont l'on trouvera le récit dans ce volume, aucune des grandes dames de la Fronde n'est plus qu'elle une héroïne de Corneille, aucune n'a un désir plus effréné de grandeur, un plus superbe mépris des passions basses, au nombre desquelles Mademoiselle range l'amour. Elle fit cependant comme les autres, renonça à l'idéal de sa jeunesse et fut emportée, déjà vieillissante, par le torrent des sentiments nouveaux, ceux dont Racine nous a rendu l'écho. Sa biographie nous offre ainsi en raccourci l'histoire intime et, pour ainsi dire, sentimentale, de toute la France, pendant la vieillesse de Louis XIII et pendant la minorité et la belle période de Louis XIV. Ce sera mon excuse pour solliciter si longuement l'attention du lecteur en faveur d'un personnage aussi secondaire que la Grande Mademoiselle. |