MADAME, MÈRE DU RÉGENT

 

CHAPITRE SIXIÈME

Épilogue ; dernières années du règne de Louis XIV ; solitude et ennui ; la régence ; isolement, tristesse ; la mort.

 

 

Ici s'arrêtait la partie de l'ouvrage qu'avait écrite Mme Arvède Barine et que la mort l'a empêchée de terminer. Nous avons rédigé ce dernier chapitre d'après les notes et les documents laissés par elle. Louis Batiffol.

 

Après la réconciliation, Madame s'abstint d'attaquer Mme de Maintenon pendant cinq mois et seize jours. Le 27 novembre 1'701 elle n'y tenait plus. Elle écrivait à l'Électrice Sophie : en général, on me traite bien ; en particulier, on ne veut de moi nulle part. Madame s'était présentée chez Mme de Maintenon et n'avait pas été reçue ; des expériences analogues répétées lui avaient fait comprendre qu'on ne tenait pas beaucoup à sa société. Le roi continuait à se montrer plein de bonté pour elle, mais il la recherchait déjà moins ; quand elle venait lui parler, il la congédiait assez promptement, devant tout le monde, tandis que d'autres plus heureux, n'étaient jamais de trop. En 1703, le 27 mars, Dangeau note dans son Journal : le roi, après la messe, alla courre le cerf ; Mme la duchesse de Bourgogne était avec lui dans la petite calèche et Madame dans une calèche seule. La même remarque reparaît plusieurs fois et le 9 août Dangeau précise : Le roi courut le cerf l'après-dînée ; Madame qui est toujours de ces chasses-là est dans une petite calèche différente de celle du roi et le suit toujours. — Il faut qu'on ait rendu ma société terriblement antipathique au roi, écrivait Madame, car il ne faut pas qu'il soit avec moi un seul instant. A Marly Sa Majesté permet que je la suive à la chasse, car là chacun est à part dans sa calèche : mais ici (à Versailles) voilà deux fois que le roi va à la chasse sans m'emmener parce qu'il faudrait me prendre dans sa voiture ; j'avoue que ce mépris m'a d'abord fait un peu de peine, mais j'en ai pris mon parti. Elle n'en avait pas pris son parti si facilement. D'où venait cet éloignement ? Ennuyait-elle le roi ? c'était possible, le roi devenant inamusable et peu à peu de son côté, Madame se transformant eu vieille dame à manies, occupée de chiens, d'oiseaux, d'odeurs. En réalité l'absence de sympathie de la part de Mme de Maintenon, créait entre les deux femmes une atmosphère d'hostilité latente, en tout cas de froideur revêche. Les rapports, ostensiblement, demeuraient à peu près passables. On ne me fait ni bien ni mal, mandait Madame le 28 février 1703 ; on ne veut de moi nulle part, je vis à part ; j'ai fait de mon mieux pour être avec le roi et aussi avec Mme de Maintenon comme toute la maison royale ; puisqu'on ne le veut pas, il faut m'en consoler. Devait-elle faire la cour à cette créature ? Elle n'était pas assez flatteuse. C'est un art trop difficile pour moi, avouait-elle, et qu'on ne peut apprendre sur les montagnes de Heidelberg ; pour cela on doit être né en France ou en Italie !

Seulement peu à peu cette froideur se transformait en aigreur. Il faut qu'on ait fait prendre ma société en horreur, écrivait-elle et dès le 28 février 1703 elle reprenait son expression la Maintenon au lieu de Mme de Maintenon : c'était la première fois depuis la réconciliation : l'habitude reparaissait ; elle devait aller s'accentuant à présent de jour en jour. Cette femme me hait, disait-elle aux raugraves en 1707, elle me hait effroyablement, c'est une haine implacable contre moi et mon fils ; et elle accusait la Maintenon de ne vouloir du bien qu'à ceux qui lui donnaient de l'argent ; si Mme de Maintenon en voulait à Madame jugeait celle-ci, c'était qu'évidemment Madame avait la pensée d'empêcher le roi de faire la folie de la déclarer reine et peu à peu les expressions violentes reparaissaient, la vieille femme, notre plus grande ennemie, l'ordure, la vieille guenipe.

Ce qui aux yeux de Madame contribuait le plus à rendre toute réconciliation irréalisable, était l'affection de Mme de Maintenon pour la Duchesse de Bourgogne. La Duchesse de Bourgogne avait remplacé auprès de Louis XIV Liselotte mise à l'écart. C'était elle maintenant qui montait dans la calèche aux petits chevaux noirs ; elle qui, admise au saint des saints remplissait le petit appartement de Mme de Maintenon de ses éclats de gaieté rendus plus attrayants par sa gracieuse jeunesse ; et dans l'esprit aigri de Madame se précisait l'indiscutable appréhension attribuée aux deux femmes maîtresses de l'esprit du roi, de voir baisser la faveur de la petite Duchesse par quelque retour en grâce de Madame. Celle-ci l'écrivait : la Maintenon a peur que je ne supplante la duchesse de Bourgogne, c'est pourquoi elle me tient à l'écart par tous les moyens possibles. Réservée et prudente, Mme de Maintenon pouvait ne pas trop trahir ses préoccupations intéressées ; mais la façon plus étourdie dont la petite Duchesse révélait ses sentiments ne laissait aucun doute sur les arrière-pensées de l'une et de l'autre. La Duchesse de Bourgogne battait froid à Madame, ne lui adressait pas la parole de quinze jours ; se bornait à des révérences cérémonieuses ; puis c'étaient des attaques plus directes : Elle me fait tous les jours des brusqueries, écrivait Madame, fait enlever à mon nez, à la table du roi, les plats dont je voudrais manger ; quand je vais la voir, elle me regarde par-dessus son épaule et ne me dit rien ou se moque de moi avec ses dames. Assurément la Maintenon espérait un éclat qui amenât la belle-sœur du roi à s'emporter ce qui aurait été un prétexte de la renvoyer de la Cour, de la reléguer dans la ville de son douaire, à Montargis. D'ailleurs il n'y avait pas de doute, si le roi mourait on la renverrait à Montargis où on la laisserait sans le sol.

Il était donc indiscutable pour Madame que la Duchesse de Bourgogne était jalouse d'elle. Quand le roi se montrait gracieux pour sa belle-sœur, l'imagination de celle-ci lui montrait la Duchesse changeant de visage. Madame faisait les gros yeux à la princesse qui demeurait tout intimidée. La Duchesse de Bourgogne, idole du roi et de Mme de Maintenon, joie et orgueil de la cour de France, jalouse ainsi de la pauvre femme qu'était Madame ! Et celle-ci insistait ; elle relevait combien la Duchesse était mauvaise pour elle ; elle ne lui dirait rien, parce que la princesse était trop aimée du roi et de Mme de Maintenon, mais elle n'irait pas souvent chez elle et si on lui en demandait la raison, elle la dirait tout net.

Négligée par le roi, tenue de court par Mme de Maintenon, détestée de la Duchesse de Bourgogne, Madame n'avait plus qu'à se replier sur elle-même et à vivre dans son appartement : c'était la solitude morale, bientôt l'isolement. Son caractère s'en ressentit. A mesure, elle s'attrista lentement, perdit toute espèce de joie, aperçut la vie sous un voile mélancolique qui finit par la déshabituer du moindre sentiment de plaisir. Rien ne l'amuse : Je suis lasse de tout, écrit-elle. Lorsqu'elle se défend d'avoir des idées noires elle constate cependant son impossibilité à se distraire. Je ne suis pas mélancolique, mande-t-elle de Marly le 17 juin 1700, mais je ne peux plus rire de tout mon cœur comme autrefois et les occasions de rire de tout son cœur sont rares ici : tout est sérieux. — Je n'aime plus du tout le jeu, par bonheur pour moi, ajoute-t-elle, car je ne suis pas assez riche pour jouer comme les autres de mon rang et je n'aurais aucun plaisir à jouer plus petit jeu. Histoires et intrigues de Cour, rien ne l'intéresse ; elle demeure à l'écart des disputes, ne prenant parti pour personne, indifférente à la cabale des dévots et à la cause de leurs adversaires. Si vous saviez, chère Louise, avoue-t-elle à la raugrave, comment sont les choses ici vous ne vous étonneriez pas que je vive si seule. Je ne puis ni ne veux jouer et l'on ne vient guère chez ceux qui ne jouent pas ; la conversation n'est plus à la mode ; les gens sont si défiants et, ont si peur les uns des autres qu'ils s'évitent ! Sa vie continue et continuera jusqu'à la fin du règne du roi, avec les mêmes gestes journaliers qu'impose l'étiquette des Cours, les mêmes ennuyeuses corvées, sans attraits, sans changement. Je vais vous raconter nies journées, écrit-elle à Louise[1]. Je me lève ordinairement à neuf heures ; je m'habille. A onze heures je vais dans mon cabinet, je lis ou j'écris s'il ne vient personne ; s'il vient des gens je m'entretiens avec eux jusqu'à midi où je vais à l'Église. A mon retour, je dîne à une heure. Je suis d'ordinaire trois quarts d'heure à table m'ennuyant beaucoup, car je ne connais rien de plus ennuyeux que de manger seule entourée de gens qui vous regardent dans la bouche. Il y a quarante-trois ans que je suis ici, je n'ai pas encore pu m'habituer à ces malheureux repas. Après le dîner je vais dans mon cabinet ; je me repose une petite demi-heure puis je lis ou j'écris jusqu'au moment d'aller souper arec le roi. Le soir les dames font leurs visites. Dans l'après-midi les dames viennent et jouent jusqu'à neuf heures à l'ombre on an brelan tout à côté de ma table ; quelquefois je les regarde ; quelquefois Mme d'Orléans vient à neuf heures ; à dix heures moins le quart arrive mon fils et nous nous rendons ensemble au souper du roi. Nous nous mettons à notre place à table jusqu'à l'arrivée du roi. Il ne vient quelquefois qu'à dix heures et demie ; nous l'attendons debout ou assis, sans dire un mot. Après le souper on va dans la chambre du roi ; on y reste debout le temps d'un pater ; après quoi le roi fait une révérence et passe dans son cabinet où nous le suivons — Madame ne le suivra qu'à partir de la mort de la Dauphine — ; là le roi cause ; à onze heures et demie il nous dit adieu et chacun se retire dans sa chambre, je me couche. Dans toute cette vie d'apparat Madame se sent isolée ; elle ne hante personne : elle n'a de contact avec personne ; elle n'a aucune intimité avec qui que ce soit ; elle est le plus polie qu'elle peut, on lui fait des révérences et tout est dit.

Aussi n'est-elle pas heureuse : je puis bien vivre en bonne santé, déclare-t-elle à Louise[2], mais pour vivre heureuse, c'est une autre affaire. Je suis tellement faite à la tristesse qu'elle me nuit moins qu'à d'autres ; pour moi, il en a été du chagrin comme pour Mithridate du poison. Et la même note revient constamment dans sa correspondance, plaintes perpétuelles, gémissements, regrets. Tout la froisse et l'irrite. Je suis aujourd'hui fâcheuse et hargneuse comme une punaise, écrit-elle le 19 avril 1715 : le roi a donné 40.000 francs de pension à Mme des Ursins, l'amie odieuse de Mme de Maintenon qui a osé articuler contre le fils de Madame, le futur régent, des accusations abominables : de pareilles injustices vous dégoûtent de la Cour !

Si elle en était dégoûtée que ne la quittait-elle ? N'avait-elle pas constaté que sa nature allemande ne s'était pas faite aux mœurs de Versailles et n'avait-elle pas eu vingt occasions de s'appliquer à elle-même le mot qu'elle devait répéter à l'Électeur venu à la Cour en 1711 un électeur dans ce lieu est un poisson hors de l'eau[3] ? Elle y avait pensé, mais en même temps elle avait aperçu la misère d'abandon et de lamentable détresse d'une femme de haut rang réduite à l'état de particulière délaissée. J'ai l'exemple de la tante de feu mon mari, écrivait-elle, de feue Madame douairière qui a dû vivre à Paris comme une bourgeoise ; c'est à peine si ses gens la servaient. Je n'ai pas de maison à Paris ; il nie faudrait aller habiter mon douaire et je serais abandonnée de tous : aucune personne de qualité ne voudrait plus rester chez moi. Je mourrais de faim et de soif. Ici, quand on ne vous voit plus on ne vous connaît plus. Beaucoup plus justement alors se fût-elle appliquée en le modifiant le mot à l'Électeur : une princesse hors de Cour est un poisson hors de l'eau. Malgré ses désillusions et ses tristesses, malgré sa vie uniforme et mécanique elle ne voulait pour or du monde quitter ce Versailles qui était son tourment el, sa vie. Ma chère Louise, écrivait-elle à la raugrave le 20 avril 1709, mourir est la dernière sottise qu'on puisse faire, plus on la recule, mieux cela vaut. Au fond elle en pensait autant de son départ de la Cour.

Et. Dieu sait cependant si, à mesure, le ciel devenait de plus en plus sombre. C'étaient les heures douloureuses du règne de Louis XIV arrivant une à une avec leur cortège de deuils répétés et cruels, de défaites, d'humiliations. Sur les champs de bataille les généraux étaient vaincus de la manière la plus douloureuse pour l'orgueil du roi. En Italie, en Allemagne, en Flandre, Turin, Hochstedt, Ramillies, devenaient les noms de désastres sanglants ; et les ennemis coalisés contre Louis XIV osaient proposer la paix au roi à des conditions qu'ils savaient d'avance excessives pour la dignité de la France : telles que celle d'abandonner le roi d'Espagne, Philippe V, son petit-fils, et, de lui déclarer la guerre afin de le détrôner lui-même. Il faut le dire à la louange de Madame, elle ressentit vivement l'injure. S'il était vrai qu'elle fût restée allemande, il parut dans cette circonstance que de longues années passées en France pouvaient lui avoir communiqué comme une manière de patriotisme, à moins que ce ne fût son affection pour Louis XIV qui lui inspirât ces sentiments ardents. Elle écrivait le 15 juin 1709 : Les propositions des alliés sont barbares plutôt périr et mourir que de les accepter ! Je ne sais pas comment on a pu les imaginer et se figurer que notre roi les accepterait. On dit : l'orgueil amène la chute ; aussi j'espère que l'insolence de Mylord Malborough et du Prince Eugène sera punie. Celui-ci devrait se rappeler que la France est sa patrie et qu'il est né sujet du roi. Je suis très piquée contre lui d'avoir empêché la paix non dans l'intérêt général mais dans son propre intérêt. Elle reprenait huit jours après : Vouloir lancer un grand-père contre son propre petit-fils qui s'est montré soumis et obéissant envers lui, c'est barbare, ce n'est pas chrétien ! Et elle répétait : il est impossible que nous ayons la paix avec les propositions barbares qu'on a faites à notre roi et cela fait beaucoup de peine !

Puis c'étaient toutes les affreuses misères de 1709, la détresse du trésor, l'absence d'argent, l'obligation pour Louis XIV et les grands de la Cour d'envoyer leur vaisselle à la Monnaie. Le roi a envoyé toute sa vaisselle d'or à la Monnaie, écrivait Madame, de magnifiques plats en or, incrustés de diamants et de rubis, une nef à mettre les serviettes, du plus beau travail. Tout a été fondu : çà me fait de la peine ; il y a dans le nombre une belle couronne ornée de diamants. Beaucoup de seigneurs de la Cour ont envoyé leur vaisselle d'argent au roi et ne veulent plus manger que dans la terre ; le Comte de Toulouse en a envoyé à la Monnaie pour 200.000 francs ; le Duc de Gramont, le Duc de la Rochefoucauld, M. de Chamillart, la Duchesse du Lude, Madame de Maintenon, en ont fait autant. Mais ici Madame fut moins héroïque : son fils lui avait donné l'exemple : Mon fils a donné toute sa vaisselle d'or et une partie de sa vaisselle d'argent, mais pas tout. Elle alla plus loin et ne donna rien. Je ne suivrai pas l'exemple, écrivait-elle ; j'ai trop peu de vaisselle d'argent pour que cela fasse une somme ; par prudence, elle consentait à une concession : Pour qu'on ne puisse pas dire que je brave le roi, je ne mangerai plus dans des assiettes d'or ; je mange dans de l'argent et il n'y a plus que de l'argent sur ma table. Elle ajoutait gémissante : Cette malheureuse guerre est chose terrible, d'autant qu'on n'en voit pas la fin, on n'entend que des plaintes et on ne rencontre que des figures tristes.

Surtout c'étaient les terribles effets de l'hiver de 1709. Les auteurs du temps ont donné nombre de détails sur les misères occasionnées par le froid rigoureux. Madame qui, de sa nature, a assez de force pour n'être pas trop touchée des maux des autres, fut cette fois émue. Je n'ai vu de ma vie un temps aussi misérable, écrit-elle, et aussi digne de comparaison. Quand on va à Paris on trouve dans les rues des gens en train de mourir de faim ; tout le monde se lamente de ce que le pain coûte 8 sols la livre. Je suis accablée de toutes les choses attristantes que l'on entend continuellement. — La disette est si effroyable, raconte-t-elle, qu'on voit partout des gens tomber de faim, à la lettre, et mourir ; ce n'est qu'une plaints et un gémissement des plus grands aux plus petits. — Dès qu'on sort de chez soi on est poursuivi par des bandes de pauvres qui crient la faim. On ne paie qu'avec des billets ; il n'y a plus d'argent nulle part. Un froid exceptionnel avait gelé toutes les récoltes. Dans ses grandes pièces du château de Versailles, Madame était transie. Il fait un froid si enragé, écrivait-elle, qu'on ne sait comment en donner l'idée. Je suis assise auprès d'un grand feu ; j'ai des paravents devant les portes, une fourrure sur le cou, mes pieds dans un sac en peau d'ours et je tremble de froid ; c'est à peine si je peux tenir ma plume. Les chemins étaient devenus impraticables. Les gens tombaient frappés de congestion et la paroisse Saint-Paul seule, disait-on, faisait plus de 90 enterrements par jour. Le spectacle était lamentable. On contait des choses extraordinaires, des histoires de cerveaux gelés, des aventures navrantes : Une pauvre femme, écrit Madame, avait volé un pain au marché, à l'étalage d'un boulanger : celui-ci lui courut après. Elle se mit à pleurer et dit : Si l'on savait ma misère, on ne me reprendrait pas ce pain. J'ai trois petits enfants tout nus, sans feu ni pain : Ils crient pour en avoir ; je ne peux plus l'endurer, voilà pourquoi j'ai volé. Le commissaire devant lequel on l'avait amenée lui dit : Prenez garde à ce que vous dites, car je vais vous accompagner chez vous. Et il y alla. En entrant dans la chambre il aperçut trois petits enfants presque nus n'ayant sur eux que des loques, assis dans un coin et tremblant de froid. Il demanda à l'aîné : où est votre père ?Derrière la porte, répondit l'enfant. Le commissaire voulut voir ce que le père faisait là : il s'était pendu ! Famine, souffrances du froid et de la faim, mortalité exceptionnelle, tout s'accordait pour faire de ce temps un des temps les plus tristes que Madame eût vus depuis qu'elle était au monde. Des chagrins plus personnels n'allaient pas tarder à l'atteindre.

Ses correspondantes, ses amis, ses parents les plus chers, tous disparaissaient les uns après les autres, Mme de Darling était morte en 1702. La vieille abbesse de Maubuisson, la tante que Madame allait voir de temps en temps dans son monastère, s'éteignait à quatre-vingt-six ans en février 1709. Cinq mois après c'était Amélisse à son tour qui s'en allait. Mais la perte qui sera la plus cruelle à Madame sera celle de l'Électrice Sophie en juin 1714. On m'a fait annoncer le malheur par mon confesseur, écrivait-elle à la raugrave Louise le 1er juillet ; j'ai été prise d'un tremblement comme en donnent les grosses fièvres et je suis devenue pâle comme la mort. J'ai bien été un quart d'heure sans pleurer tuais la respiration me manquait, j'étouffais ; ensuite les larmes ont coulé à torrent et ont duré nuit et jour : ce qui m'étonne c'est de ne pas être malade. Elle portera longtemps le deuil de celle qu'elle a tant aimée. Je ne l'oublierai de ma vie, disait-elle ; son souvenir me sera en vénération aussi longtemps que je pourrai penser : et elle revenait constamment sur cette chère électrice qui était toute ma consolation dans mes nombreux ennuis ; quand je lui avais fait mes plaintes et que j'avais reçu sa réponse, j'étais toute consolée. Il me semble maintenant que je suis seule au monde. Tout est fini. La mort de l'Électrice, fidèle écho et confidente de ses pensées, détachait, pour ainsi dire, Madame de sa propre vie et osant avouer que rien ne la retenait plus à l'existence, elle demandait à mourir aussi.

Les deuils répétés et subits de la famille royale, surprenant si tragiquement la cour de France, contribuèrent plus que le reste, après les déceptions de la guerre et les misères de l'hiver de 1709, à assombrir sinistrement toute la fin du règne. La mort du Grand Dauphin en 1711 fut le premier drame. Saint-Simon a dépeint l'état de Versailles dans la nuit où l'on apprit la fin inattendue de l'héritier du trône et a décrit Madame, habillée en grand habit, arrivant hurlante, les inondant tous de ses larmes en les embrassant, faisant retentir le château d'un renouvellement de cris. Liselotte ne ressentit pas moins l'année suivante la disparition du Duc et de la Duchesse de Bourgogne. Elle les pleura amèrement. Hélas ! une des raisons qui la touchaient le plus était l'accusation criminelle qu'on avait osé porter contre son fils, à propos de ces disparitions inexplicables. Mon Dieu, ma chère Louise, écrivait-elle à la raugrave le 7 avril 1712, quelle misérable et triste vie j'ai menée depuis six semaines : voir mourir en trois semaines l'aimable dauphine, son pieux mari et leur gentil petit prince était déjà pitoyable, mais qu'on ait calomnié mon fils de la sorte, cela me va encore plus au cœur, comme bien vous le pensez. Et elle revient le 5 mai 1712 sur le chagrin que m'ont fait les affreuses calomnies répandues contre mon fils innocent.

Elle avait donc raison de voir s'achever ce règne dans la tristesse et la solitude. Sons le poids accablant des revers, le roi demeurait perpétuellement grave et silencieux. Il n'y avait qu'à l'imiter. Je vis à cette Cour comme une solitaire, mandait Madame à Louise (10 juillet 1714), de Marly ; je ne suis jamais dans le salon où tout le monde se tient ; je ne joue jamais : je suis tout le temps dans ma chambre où je lis et j'écris ; ma seule joie et mon seul bonheur, ma seule consolation, étaient d'écrire à ma tante, l'électrice, mais hélas ! cela aussi c'est fini maintenant ; jugez de ce que peut être ma vie à présent ! Elle avait encore une peine à subir la plus profonde pour elle, la mort du roi.

Elle l'avait toujours aimé : elle l'aimait encore. Avec quelle vivacité répondait-elle à ceux qui lui parlaient d'un prétendu affaiblissement de la pensée chez le prince : Ce sont d'abominables mensonges ; notre roi n'est pas du tout en enfance ; il a encore, Dieu soit loué, sa bonne tête. Je radote plus que Sa Majesté, car je perds complètement la mémoire. Elle fut bouleversée par la dernière maladie du grand roi qu'elle admirait tant. Ma chère Louise, écrivait-elle le 27 août, 1715, quatre jours avant la fin, quoique je sois dans un si violent chagrin que je ne sais plus ce que je fais ni ce que je dis, je veux cependant répondre à votre chère lettre. Nous avons assisté hier au spectacle le plus triste et le plus touchant qu'il soit possible de voir. Notre cher roi après s'être préparé à la mort et avoir reçu les derniers Sacrements, a envoyé chercher le petit Dauphin. Il lui a donné sa bénédiction et lui a parlé : ensuite il a fait venir la Duchesse de Berry, moi et toutes ses autres filles et petits-enfants. Il m'a dit adieu avec des mots si tendres que je m'étonne encore de ne pas être tombée sans connaissance. Il m'a assuré qu'il m'avait toujours aimée et plus que je ne le pensais moi-même, qu'il était fâché de m'avoir quelquefois fait de la peine ; il m'a demandé de penser quelquefois à lui, ce qu'il croyait que je ferais, étant persuadé que j'avais toujours eu de l'affection pour lui ; (et il a dit) qu'il me donnait en mourant sa bénédiction et qu'il faisait des vœux pour le bonheur de toute ma vie. Je me jetai à genoux, pris sa main et la baisai ; il m'embrassa. Il parla ensuite aux autres ; il dit qu'il leur recommandait l'union : je crus qu'il s'adressait à moi ; je dis que j'obéirais à Sa Majesté en ceci comme en tout, il se retourna, se prit à rire et dit : Je ne dis pas cela à vous ; je sais que vous n'en avez pas besoin et que vous êtes trop raisonnable ; je dis cela aux autres princesses. Vous vous figurez facilement dans quel état tout cela m'a mise. Le roi a une fermeté qu'on ne peut pas exprimer : il donne à tout le monde des ordres comme s'il partait seulement pour un voyage.

Pénétrée de douleur, Madame affirmait qu'elle ne survivrait pas à Louis XIV. Je serai la première de la maison royale à suivre le roi, disait-elle, d'abord à cause de mon âge ; ensuite dès qu'il sera mort on conduira le jeune roi à Vincennes, mais nous autres nous nous en irons tous à Paris où l'air est si mauvais pour moi : il y a toute apparence que je tomberai malade... la tête me tourne à force de pleurer, il faut finir : Je suis triste jusqu'au fond de l'âme.

Le roi mort, il se trouva que le fils de Madame était Régent et qu'elle-même devenait un des personnages les plus importants de l'État. Au fond elle fut agréablement surprise. Sa correspondance s'en ressentit : elle n'y parla plus de suivre Louis XIV. Notre feu roi est mort dimanche dernier, à 8 heures et demie du matin, écrit-elle à Louise. Vous pensez bien que j'ai beaucoup de visites à recevoir et à faire et beaucoup de lettres à lire et à écrire. C'est un peu bref. Elle va se répandre dans ses lettres sur les ennuis d'être mal installée à Paris ou l'air est détestable, sur les fracas des visites et des solliciteurs ; elle parlera beaucoup d'elle, peu du défunt. Elle croyait avoir gagné au change et ne regrettait pas pour le moment le passé. Malheureusement, vieille dame geignante, elle avait pris des habitudes de pessimisme ; il ne lui était guère possible de n'y pas revenir : au bout de peu de temps les plaintes allaient reprendre.

Elle déclara d'abord ne pas voir avec plaisir son fils à la tête des affaires du royaume. Je connais trop bien la Cour et la ville, avouait-elle à Louise (8 octobre 1715), cinq semaines après l'avènement de Louis XV, pour avoir pu me réjouir un seul instant de ce que mon fils soit Régent. Elle colorait cc détachement en prétextant les graves préoccupations que lui donnait la situation lamentable de la France. La tâche que mon fils a entreprise n'est pas légère car tout est dans un triste état ; il faudra longtemps pour remettre les choses dans l'ordre. Je ne prévois donc que peines et soucis, rien d'agréable nulle part ni pour lui ni pour moi et mon fils doit s'attendre de plus à l'envie et à la haine. Elle redoutait beaucoup les inimitiés soulevées contre le Régent : On a répandu à la ville plus de vingt placards contre lui et les Ducs et Pairs ont voulu cabaler dans le Parlement ; mais comme il est très aimé du Parlement, du peuple et de toutes les troupes, ils n'ont eu que la honte d'avoir montré leur mauvaise volonté. Il me déplaît que mon fils ait tant d'ennemis car il est impossible lorsqu'on a un si grand pouvoir de contenter tout le monde. Oui sait ce qu'il en adviendra ! Or ce fils elle l'aimait ; elle le parait de qualités ; elle le trouvait éloquent, généreux ; n'était-il pas venu la trouver pour lui dire qu'il estimait qu'elle avait trop peu de revenus, et pour augmenter ceux-ci de 150.000 francs de rente ? Il m'a rendue riche, disait-elle. Contrairement à l'opinion de Saint-Simon qui répète que le Régent n'était qu'un paresseux et ne faisait rien, elle mandait à tous ses correspondants qu'il s'appliquait d'une façon admirable à ses fonctions : Mon fils travaille de 7 heures du matin à 9 heures du soir sans manger ni boire : il prend seulement une tasse de chocolat. Elle insistait : Vendredi, il a tenu un Conseil de finances qui a duré huit heures et il a encore travaillé après jusqu'à minuit avec différents ministres. Tout est dans un tel état qu'il faudra plus de dix ans pour rétablir l'ordre. Il y avait même lieu de s'inquiéter, et elle s'inquiétait : je suis tourmentée de mon fils ; il se tuera de travail

Il ne se tuait pas seulement de travail mais aussi de plaisirs. A mesure, celui que Louis XIV avait appelé un fanfaron de vices, devenu libre et à peu près le maitre, se laissait aller de plus en plus à ses penchants. Il fallait bien pour Madame le reconnaître : il ne se gène plus dans ses débauches, gémissait-elle. Mais ne lui ayant rien dit sous le feu roi, ne fût-ce que pour faire pièce à sa belle-fille qu'elle détestait, elle n'allait pas s'aviser maintenant, étant donné la situation et l'âge du Régent, de lui parler. En réalité elle était navrée. Elle l'était tant qu'elle ne voulait pas oser souhaiter pour son fils la mort de Louis XV et l'avènement du Duc d'Orléans au trône. Peut-être y. avait-elle songé au début ; elle était revenue sur ces impressions : Il serait injuste de souhaiter la mort du jeune roi, écrivait-elle[4], parce que ce serait l'intérêt de mon fils. Dieu me préserve de sentiments aussi barbares et que je considère comme des péchés. Si je pouvais vivre assez longtemps pour voir ce jeune roi marié et ayant des héritiers, je n'en murmurerais pas. La satisfaction première du début en voyant son fils arriver aux honneurs s'atténuait rapidement et disparaissait même pour ne plus laisser place qu'aux plaintes reprenant de la vieille Liselotte désabusée.

Avait-elle espéré jouer un rôle politique et l'avait-on priée de rester tranquille ? Les ministres avaient-ils pris leurs précautions pour éviter son ingérence et l'avaient-ils découragée d'avance ? Il semblerait. Elle informait M. de Harling le 12 octobre 1715 qu'elle ne demanderait jamais rien aux ministres et qu'elle ne pouvait s'adresser qu'à son fils. Mais même son fils ne paraissait pas disposé à subir ses recommandations. Elle prit le parti de déclarer à tout le monde qu'elle ne s'occuperait de rien et n'interviendrait pour quoi que ce fût. Au début elle avait vu une cohue, chez elle, de gens la croyant influente et venant la solliciter. Elle mandait à la raugrave Louise, en septembre 1715 : Il vient tout le jour des importuns qui sont un fléau ; chacun veut que je parle pour lui... Je mange entourée de cent visages avec lesquels il me faut causer, que je sois gaie ou triste. Il me vient tout le long du jour des gens qui me dérangent d'écrire et qu'il faut encore entretenir. Cela dure jusqu'à huit heures du soir : bref, je n'ai ici que contrainte et vexations. Elle répondait à tous qu'elle ne se mêlait de rien, qu'elle ne pouvait rien faire. Elle répétait : On me fait trop d'honneur de croire que si quelque chose va mieux c'est grâce à mes conseils ; mes conseils ne peuvent faire ni bien ni mal car je n'en donne jamais pour ce qui touche à l'État ; elle assurait qu'elle ne demandait que la tranquillité, la paix et le repos ; elle avait même de bonnes raisons, bien déduites, pour explique, son abstention voulue : Je vais vous dire franchement, écrivait-elle à la Princesse de Galles, pourquoi je ne veux me mêler de rien : Je suis vieille ; j'ai plus besoin de repos que de tracas et je ne voudrais pas entreprendre ce que je ne pourrais pas mener à bonne fin : je n'ai jamais appris à gouverner ; je ne comprends rien ni à la politique, ni aux affaires d'État et je suis bien trop vieille pour apprendre des choses aussi difficiles. Mon fils, Dieu merci, est assez intelligent pour conduire les choses sans moi ; je ne serais pas Bichée de donner un bon exemple à la femme de mon fils et à sa fille, car ce royaume-ci, pour son malheur, est gouverné par des femmes vieilles et jeunes : il est grand temps qu'on laisse faire les hommes. Elle n'avait pas si tort.

Seulement on se le tint pour dit ; on la laissa tranquille et mieux, on l'abandonna tout à fait. Du moment qu'elle ne pouvait rien, il était inutile de perdre son temps à lui faire la cour ; et puisque les visites lui étaient importunes, autant valait ne pas encourir son mécontentement en allant la trouver. Elle fut délaissée. Elle s'en applaudit d'abord. Mais le premier qui la délaissait était le Régent lui même. Je ne vois mon fils qu'une fois le jour, écrivait-elle, tantôt le matin, tantôt le soir ; il ne reste pas même une demi-heure ; il dîne et soupe avec sa femme ; je mange toute seule. Elle s'aigrit. Elle constatait autour de son fils la présence de créatures qu'elle détestait, qu'elle supposait animées des pires intentions à son égard ; la femme du Régent d'abord, cette princesse, fille de Louis XIV, que son mari appelait en riant, à cause de son caractère, une Lucifer et que Madame tenait pour fausse, pour une insolente voulant se mêler des affaires et toute-puissante sur l'esprit de son fils. Je ne sais pas si mon fils aime sa femme, disait-elle, mais elle fait de lui tout ce qu'elle veut. C'était ensuite la Duchesse de Berry, une enfant abominablement mal élevée, un cheval échappé, qui ne songeait qu'à la mangeaille : n'avait-elle pas changé les sentiments à l'égard de Madame de feu le Duc de Berry au point que celui-ci n'aurait certainement fait que rire si j'étais morte ? disait Madame. Puis enfin c'était le fameux abbé Dubois.

Madame avait mis du temps à reconnaître et à apprécier le caractère de l'abbé Dubois. Ses premiers sentiments jadis pour celui-ci avaient été une grande confiance. Son fils manifestant de fâcheuses inclinations, elle répétait à Dubois qu'elle n'espérait qu'en lui pour remettre le prince dans le bon chemin. Lorsque Dubois avait accompagné le Duc de Chartres au siège de Turin, en 1706, elle lui écrivait des lettres pleines de cordialité et d'amabilités, signant : votre bien bonne amie. Elle l'appréciait ; je lui rends justice, disait-elle ; il a beaucoup de capacité ; il parle bien et il est de bonne compagnie. Elle ne tarda pas à modifier son sentiment ; ce fut le mariage de son fils qui lui ouvrit les yeux, ce mariage qui était la plaie de sa vie et que Dubois avait préparé et amené sous main. Dès lors elle le jugea un personnage faux. Elle s'opposa en 1708 à ce qu'il devint le secrétaire des commandements de son fils. Mais il était trop tard pour arrêter sa fortune. Elle ne se contint plus : C'est le plus grand fourbe et imposteur de Paris, écrivait-elle le 19 novembre 1713 à l'Électrice Sophie. Il est si fourbe que son plus grand plaisir est de vous mander où il n'y a pas un mot de vrai : il n'a pas son pareil en fourberie ; mon fils le sait bien et malgré cela il le garde et croit ce que l'autre dit. — Je n'ai aucune estime pour lui. Son opinion ne varia pas : il n'y a pas plus fripon et plus faux dans toute la France, écrivait-elle en 1720. Ce qui me vexe c'est que mon fils le connaît aussi bien que moi et que malgré cela il n'écoute et ne croit que ce petit diable : c'est vexant. Avec le temps sa colère ne fit que s'irriter : elle l'appelait notre impertinent petit prestolet et petit précepteur, le maudit prêtre, le méchant crapaud. — Il veut maintenant devenir Cardinal, mandait-elle quand il fut question de la pourpre pour le personnage ; avec un Cardinal pareil il faudrait qu'Alberoni fût pape ; ce serait parfait. Elle le méprisait : je ne fais pas de cas de ce vaurien qui a de l'esprit, mais du reste ne vaut pas le diable. — Son portrait est celui d'un renard qui s'accroupit sur la terre et qui guette une poule. Jusqu'à la fin ce qu'elle lui reprocha toujours fut le mariage de son fils : je ne ferai de ma vie des vers à la louange de l'archevêque de Cambrai : il a trop empoisonné ma vie avec le mariage de mon fils. Mais quoi ? il était tout-puissant ; il fallait bien le ménager ; Madame avait besoin de lui pour nombre de services à rendre. Quand elle lui écrivait, elle prenait des formes, tout en l'appelant derrière ce méchant prestolet et peu de temps avant sa mort, s'avisant que sa propre correspondance pouvait être ouverte et mise sous les yeux du Cardinal, elle prenait des précautions : il y a bien des choses qui sont mal par sa faute, et dont il ne s'informe pas, mais chut ! j'en dirais trop !

 

En présence de tant de choses et de gens qui lui déplaisaient, Madame fit ce qu'elle avait fait sous le feu roi, elle s'isola, et comme elle l'avait fait aussi en cc temps elle maugréa de tout. Rien ne lui allait ; tout était matière pour elle à récriminations, d'abord son existence à Paris : elle y trouvait l'air affreux, pernicieux pour sa santé, malsain : elle avait horreur de Paris. C'est pour moi, disait-elle, comme si j'allais en prison. La véritable raison, d'ailleurs assez fondée, était qu'elle ne pouvait pas faire d'exercice au grand air. A Versailles, elle montait à cheval et galopait dans le vent de la campagne. A Paris, il fallait rester enfermé. Puis, l'installation au Palais-Royal lui déplaisait souverainement ; elle était défectueuse ; on l'avait un peu improvisée ; il fallait vivre, sans sortir, dans des pièces étouffantes l'été, glaciales l'hiver. J'ai été sept jours comme en prison au Palais-Royal, écrivait Madame certain mois de septembre, sans mettre le pied dehors, mon cabinet exposé au midi, de sorte que le soleil donne dans ma fenêtre, tout le long du jour : c'est à étouffer, sans parler de la foule.... Depuis que mon fils est régent, le Palais-Royal ne désemplit pas ; et elle ajoutait tristement : avec le temps je pourrai trouver le repos, quant à la joie, jamais.

Tout contribuait, suivant elle, à la priver de joie ; les modes devenaient ridicules ; les femmes s'habillaient maintenant avec des vêtements flottants qui leur donnaient un air négligé insupportable ; Madame ne pouvait tolérer chez elle les gens ayant cet aspect déshabillé : Si je voulais permettre aux grandes dames de venir en déshabillé, disait-elle, j'aurais tous les jours trop de monde ; mais cela ne me va pas du tout ; je ne suis pas habituée, comme Mme d'Orléans, à cette familiarité ; j'aime mieux me passer de compagnie. Et elle s'en passait. Que lui restait-il ? Le théâtre ? Elle ne l'aimait plus. Elle n'allait à l'Opéra, disait-elle, que pour conduire dus personnes qui, ainsi, n'avaient pas à payer leurs places ; ou pour se montrer de temps en temps au public afin que celui-ci ne crût pas qu'elle vivait en loup-garou. Puis le théâtre la fatiguait. La chasse ? Je pense aussi peu à la chasse que si je n'avais jamais chassé, écrivait-elle à M. de Harling, le 11 mars 1721. Il ne lui restait rien, et elle s'ennuyait.

Je dois avouer, chère Louise, répète-t-elle à la raugrave, que je n'ai été de ma vie plus triste que maintenant. — On ne peut pas mener une vie plus ennuyeuse, plus misérable et plus maussade que la mienne ! Elle pouvait bien mourir, elle ne regretterait rien en ce monde ; elle était rassasiée et lasse de tout. Alors, par un retour singulier des choses, elle se prenait à songer au règne du feu roi et elle regrettait le passé disparu. Son esprit chagriné se remémorant mélancoliquement l'époque brillante d'autrefois, elle s'attendrissait. Quand je vois notre jeune roi, dans le grand carrosse où je suis allée si souvent à la chasse avec notre roi, disait-elle, et où j'ai fait si gaiement tous les voyages, les larmes me viennent aux yeux ; que serait-ce du pauvre Versailles ! Elle n'était pas revenue à Versailles depuis la mort de Louis XIV : lorsqu'elle revit le château, le 18 juin 1722, elle ne put se contenir : J'ai dû avaler mes larmes, disait-elle, pour m'empêcher de pleurer quand je me suis trouvée dans la chambre du roi où j'ai parlé pour la dernière fois à Sa Majesté et où elle m'a témoigné tant d'amitié. Cela m'a rendue très triste ! A mon retour je n'ai pas pu manger une bouchée. Et cependant quelle différence avec autrefois ! Elle n'était pas aujourd'hui une princesse secondaire menacée d'être envoyée dans son douaire de Montargis ; elle était la mère de celui qui gouvernait le royaume ; elle voyait son fils sur la plus haute marche du trône, à peine séparé de celui-ci par l'éventualité d'un accident fortuit ! Rien n'y faisait, elle regrettait Louis XIV. Plût à Dieu que le roi fût encore de ce monde, écrivait-elle (22 novembre 1721), j'avais plus de consolations, plus de plaisir en un seul jour que je n'en ai eu dans les six années de la régence de mon fils ; c'était une Cour et non pas une vie bourgeoise à laquelle je ne peux pas m'habituer, ayant beaucoup vécu à une Cour depuis le jour de ma naissance. Le fin mot était que Madame vieillissait, que sa santé déclinait et, qu'à mesure, ses humeurs noires s'épaississant, elle trouvait tout affreux. Depuis la mort du roi, et notre vie bourgeoise à Paris, déclarait-elle (26 mars 1722), je suis devenue très misanthrope ; je suis dégoûtée de tout !

 

Elle s'était longtemps bien portée, tant qu'elle avait pu respirer de l'air et se remuer. Elle avouait à peine à M. de Harling en 1715 quelque douleur dans le genou et des crampes dans les pieds. La petite vérole qu'elle eut, l'atteignit un peu parce qu'elle n'avait pas voulu se soigner et qu'elle avait chassé les médecins. Ce qui surtout la fatiguait était ce corps énorme aux chairs flasques et rebondies. Un rien l'étouffait. Elle se plaignait à ses correspondants qu'elle était si lourde que la moindre course à pied lui faisait perdre la respiration ; puis la circulation du sang s'effectuait mal ; elle écrivait le 22 janvier 1717 à la raugrave Louise : quand je suis assise, il me semble que je me porte très bien, mais il suffit que je traverse deux pièces pour souffler comme un buffle : je n'ai plus de respiration. Tous les soirs mes pieds et mes jambes enflent. Je dors bien deux nuits et mal cinq ou six ; je mange bien un jour et je suis ensuite plusieurs jours sans appétit. Les médecins trouvaient qu'elle s'assoupissait trop, que c'était mauvais signe. En février 1721 elle était tombée gravement malade. On avait presque désespéré de sa vie et on l'avait purgée quarante et une fois en peu de jours, malgré ses protestations violentes ; et encore les médecins n'étaient-ils pas contents. Elle n'en pouvait plus. Je n'étais pas faite pour être martyre, gémissait-elle à M. de Harling, le 22 juin ; il aurait fallu un miracle spécial pour me faire résister aux souffrances que les martyres ont supportées. Elle s'indignait de l'abus des pratiques médicales des médecins français : Les Français, disait-elle, ne savent pas que les remèdes de précaution ne conviennent pas du tout à une robuste Allemande et je ne m'y laisserai pas reprendre de sitôt. Aujourd'hui on m'a encore offert une médecine, mais j'ai demandé grâce. Elle traîna une année, s'affaiblissant peu à peu. En août 1722 on continuait à la traiter par des purgations répétées, au point, disait-elle, que c'était à en crever. Elle mandait à M. de Harling : Je suis fermement persuadée que mes heures sont comptées. Je remets tout aux mains du Dieu tout-puissant et ne me mets pas en peine de ce qui en arrivera. Ce serait une grande folie si les grands se figuraient que notre seigneur Dieu fera quelque chose de particulier pour eux. Je sais qui je suis et ne nie laisse point tromper. Ses sentiments religieux paraissaient maintenant sincères. Devant la mort elle semble les avoir toujours eus tels, car dans son testament olographe, rédigé par elle à Marly le 21 août 1706, elle disait de même : Comme chrétienne, je recommande mon âme à Dieu, le priant par les mérites infinis de N. S. Jésus-Christ, et l'intercession de tous les saints et saintes du Paradis, me faire miséricorde et part de sa gloire éternelle[5].

A la fin de septembre elle se portait un peu mieux : Elle voulut aller en octobre au sacre de Louis XV à Reims et communia avant de partir. De retour à Saint-Cloud, en novembre, elle se trouva plus mal. Elle sentit que la fin approchait ; on lui administra les sacrements. Le 5 décembre, le roi vint la voir ; le 8, elle s'éteignait doucement à trois heures du matin, ayant à ses côtés son fils qui la veillait depuis deux nuits. Elle avait soixante et onze ans.

Sur son désir, formellement exprimé, on l'enterra sans pompe ; le 10, elle fut transportée dans un simple carrosse à Saint-Denis. La Cour prit le deuil. Le Régent fut fort affligé et pleura amèrement : mais on oublia vite. Comme elle avait passé sa vie à l'écart sous la régence de son fils, elle disparaissait doucement : Sa perte, écrivait Saint-Simon, ne fit pas grande sensation ni à la Cour ni dans le monde ![6]

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Lettres de Madame, éd. Brunet, t. I, p. 115.

[2] Lettre du 8 mars 1705 dans Lettres de Madame, édition Jaéglé, t. II, p. 23.

[3] Journal de Torcy, édition Masson, 1884, p. 335.

[4] Dans Schütz, Leben und Character, p. 143.

[5] Archives de Dreux, n° 115.

[6] Saint-Simon, éd. Chéruel, t. XIX, p. 80 : Mercure, t. LXXIII, p. 686-688.