NAPOLÉON

 

CHAPITRE XXV. — MORNE PLAINE.

 

 

De toutes les batailles que Napoléon a livrées, la plus célèbre est celle qu'il a perdue. Waterloo apporte à son histoire la catastrophe, qui est l'événement dernier et principal des tragédies. Un désastre soudain, total, retentissant, tant de victoires, d'exploits stratégiques qui s'achèvent par un effondrement militaire... Encore un élément de légende et d'épopée qui manquait à la vie de Bonaparte. Elle se surpassera par le martyre, et le martyre ne tardera plus.

Refaisant en idée la bataille de Waterloo, mille historiens, et l'empereur le premier, ont montré qu'elle aurait pu être gagnée, qu'elle aurait dû l'être, sans se demander ce qui serait arrivé le lendemain. Napoléon, battu, s'écroula d'un coup. Wellington et Blücher en retraite, la guerre continuait, la même guerre qui durait depuis vingt-trois ans. Et l'empereur risquait encore, dans cette plaine belge, la partie dont la Belgique avait été l'essentiel enjeu. Il venait finir, avec la vague mourante de la Révolution belliqueuse, près de Fleurus et de Jemmapes, aux portes de Bruxelles, pour les lieux que la République avait conquis et qu'elle s'était acharnée, jusqu'à se renier elle-même, à conserver malgré l'Europe. Le dénouement se trouve au point de départ. Il apporte le dernier résultat et l'explication d'aventures inouïes, pourtant si bien liées. La résonance lugubre de Waterloo ne tient pas seulement à la chute d'un homme. Elle signifie, pour les Français, la fin d'un rêve par un dur contact avec le monde extérieur. C'est le principe d'un renoncement et d'un repliement sur eux-mêmes, pour tout dire une humiliation plus cruelle que la bataille, du moins perdue avec honneur et avec éclat.

Napoléon, revenant sans trêve sur les heures funestes du Mont-Saint-Jean, ne se lassait pas non plus d'accuser tout et tout le monde : Grouchy, Ney, Soult, la fatalité. Il savait pourtant qu'à la guerre le hasard, qui ne fait rien réussir, ne suffit pas davantage à rendre compte de l'échec. Il était vaincu en lui-même avant de rencontrer Wellington, et ses soldats l'étaient aussi. La confiance n'était pas dans les esprits, et le souvenir de 1814 pesait sur les cœurs. Cette brève campagne de Belgique, — sept jours — Carnot l'appelle une série de fautes indignes du génie de Napoléon. Ces fautes, que l'on peut compter, elles tiennent toutes à un chef qui n'a pas la foi. Il est trop brutalement réaliste pour croire que les succès recommencent après ce qu'il a vu l'année d'avant à Fontainebleau, après ce qu'il vient de voir encore en France et à Paris. Et la conviction qui lui manque, comment la communiquerait-il à ses troupes et à ses lieutenants ? L'armée est mal en main, et un regain d'enthousiasme, une rage de revanche ne tiennent pas lieu de la discipline abolie. Une distribution de cartouches où le soldat trouve du son au lieu de poudre, un général, Bourmont, mal rallié, opposant à l'Acte additionnel, qui abandonne son corps au moment de franchir la frontière, c'en est assez pour que le mot de trahison circule. Il est trop facile aussi de compter les manquants, les notables militaires qui n'ont pas rejoint les drapeaux, et ceux, jusqu'à des maréchaux, qui ont suivi à Gand Louis XVIII. D'autres ont porté la cocarde blanche avant de reprendre les trois couleurs, chanté deux fois la palinodie. Ils sont suspects. L'empereur n'a pas voulu des services de Murat. Il s'est passé de cet intrépide dont l'exemple, après ses défections, démoraliserait peut-être plus d'hommes qu'il n'en eût entraîné. Quant à Ney, qui a un commandement, n'est-il pas le plus compromis ? Sa cage de fer le gêne encore dans l'action. On peut tout mettre en ligne de compte. Napoléon, privé de Berthier, son vieil interprète, regrettait de n'avoir pas eu pour major général Suchet au lieu de Soult. Ni Suchet ni Berthier n'eussent tenu lieu de l'unité, du souffle qui manquaient. De Grouchy, qui ne marche pas au canon, il sera dit encore que c'était un choix politique, un mauvais choix. Il a été commode de faire retomber la faute sur le destin et sur Grouchy. Mais déjà, à Ligny, d'Erlon a erré toute la journée, il est resté inutile, faute d'ordres précis ou réitérés.

Peu de décision, pas d'activité, des pertes de temps, des retards, des négligences, cet esprit d'hésitation et de perplexité que l'énormité du risque et l'inquiétude aggravent chez Napoléon, sa fièvre de doute, qui se traduit par une lenteur funeste, de l'indolence, une sorte d'apathie, ce sont les mêmes remarques, les mêmes reproches qui s'élèvent à chacun de ses pas. Quand il donne des instructions capables d'assurer la victoire, elles ne sont pas suivies. À Ligny, le 16 juin, les Prussiens devraient être écrasés. Napoléon se plaint que le prince de la Moskowa ne comprenne pas sa pensée ou reste incertain dans l'exécution. Ney, dira-t-il, n'était plus le même homme. Et Ney, devenu, contre son naturel, si étrangement circonspect, aurait pu dire la même chose de Napoléon que les incidents de cette bataille laissent surpris, troublé, qui, le lendemain, à force de réfléchir, perd la matinée, au point que Gérard se plaint d'incompréhensibles, d'irrémédiables lenteurs. Lorsque l'empereur se décide à attaquer l'armée anglaise, elle doit être détruite en un instant si elle est encore aux Quatre-Bras. Elle n'y est plus et elle a profité, pour échapper à la destruction, du répit qui lui a été laissé.

Ces hommes qui ont pris part à tant de combats, parcouru l'Europe en guerroyant, fatigué la renommée du bruit de leurs exploits, on croirait, de loin, qu'ils ont vieilli, qu'ils touchent à la décadence sénile. Des pages si remplies donnent l'impression d'une longue durée, alors que la brièveté en est le trait le plus extraordinaire. L'empereur au-dessous de lui-même et de sa réputation, au-dessous de sa clarté et de sa netteté, la foudre mourant entre ses mains, ce sont des choses qui déconcertent et dont on veut encore trouver la raison dans l'âge, l'usure physique, la maladie. On. ne pense pas assez que Bonaparte n'a pas même quarante-six ans, aucun de ses généraux cinquante, que Wellington a quelques mois de plus que lui et que le vieillard, le patriarche — soixante-seize ans — c'est Blücher. On veut que l'énergie, la flamme soient éteintes chez Napoléon, que déjà son cancer le ronge, qu'il s'endorme au milieu de l'action. On ne s'explique pas par d'autres raisons l'obscurcissement de son génie. Pourtant Ligny, les Quatre-Bras, ce sont encore les idées d'un dieu des combats, mais qui doute.

Ses propres inspirations ne l'illuminent plus. Il ne les suit plus, partagé, obsédé par d'autres soucis que ceux de la guerre. Le 17 juin, tandis que les Anglais lui échappent, il parle avec ses généraux de l'opinion à Paris, des Chambres, de Fouché. Dans la nuit du 17 au 18, à la ferme du Caillou, il dicte pour le lendemain le plan de bataille, de la grande et funeste bataille, et aussi des lettres nécessitées, dit Davout, par les ennuis et les embarras que lui causait la Chambre des Représentants, où, la veille, il y avait eu une séance mauvaise. L'arrière l'occupe trop, et sa volonté en est moins ferme, sa pensée moins claire. Les causes immédiates du désastre, à Waterloo, on les trouve dans une suite de contretemps, effet d'oublis et de distractions incroyables, d'ordres mal transmis, insuffisants ou obscurs. La cause générale, c'était, chez le chef, le flottement de la pensée, un secret désespoir.

Et ce désespoir devient le mauvais conseiller de Napoléon. La veille et l'avant-veille du 18 juin, il laisse passer des moments précieux. Il a, le matin même, reculé l'heure de l'attaque pour attendre que le sol, détrempé par une pluie violente, fût séché. Puis une hâte le saisit. Soudain le voilà pressé. Il veut le résultat tout de suite, la bataille décisive, de tout ou rien, avec l'envie d'en finir. À de trop longues incertitudes succède une assurance téméraire. Soult, qui connaît le terrain, qui, en 1794, s'est déjà battu au plateau du Mont-Saint-jean, fait observer que Grouchy a bien du monde, qu'il serait bon de lui redemander une partie de ses troupes, qu'on n'en aura pas trop. L'empereur répond qu'il ne faut pas faire tant de cas des Anglais, qu'il a quatre-vingt-dix chances sur cent de les battre, que ce sera l'affaire d'un déjeuner. Reille insiste dans le même sens que Soult. Il a été en Espagne ; il connaît l'infanterie britannique, tandis que Napoléon ne s'est jamais mesuré avec Wellington. Même réponse : Si mes ordres sont bien exécutés, nous coucherons ce soir à Bruxelles. On avertit l'empereur que les Prussiens doivent faire leur jonction avec les Anglais à l'entrée de la forêt de Soignes. Il a lui-même fort négligé le service de ses renseignements. Ceux qu'on lui apporte, il les traite de fables. Il affirme que Blücher ne peut arriver avant deux jours, et d'ailleurs, il y a Grouchy qui est chargé de le poursuivre. Lorsque le corps de Zieten paraît sur le champ de bataille, Napoléon refuse encore de croire que ce soient les Prussiens. Après seulement, il accusera Grouchy qui restera pour toujours le général qui ne marche pas au canon, qu'on attend et qui n'arrive point et dont Houssaye dit avec justice qu'il agit en aveugle, mais que Napoléon ne fit rien pour l'éclairer.

Waterloo est la bataille sur laquelle on dissertera à l'infini et qui d'avance était perdue. Rien ne réussit parce que rien ne doit réussir. La prudence même devient funeste. L'action engagée plus tôt, Wellington pouvait être battu avant d'être rejoint par Blücher. Mais si les chevaux, si les canons s'embourbaient ? On s'attarde à emporter Hougoumont, à grands sacrifices d'hommes. Mais c'est pour ménager les munitions de l'artillerie. L'empereur, selon sa coutume, refuse sa Garde quand peut-être elle changerait le sort de la journée. Il l'engage trop tard. Trop tôt, il ne fût rien resté pour la suprême résistance. À sept heures du soir, lorsque les Prussiens débouchent, que n'ordonne-t-il la retraite ? Mais elle serait hasardeuse, le champ de bataille étant déjà confus, et surtout, dès ce moment, retraite ou défaite, c'est la même chose. La pensée qui domine Napoléon, c'est que 1814 recommencera, si ce n'est pire qui commence. Ney, dans le dernier effort, crie la pensée de Napoléon et de tous : D'Erlon, si nous en réchappons, toi et moi, nous serons pendus.

Ceux qui, le matin de Waterloo, avaient vu Napoléon se disaient frappés de sa pâleur, de ce visage de suif dont ils avaient conçu un mauvais augure. Les Anglais, pour leur part, restèrent sous l'impression des soldats français, des cuirassiers surtout et de leurs charges désespérées, disant n'avoir jamais rencontré de figures si hostiles, si âprement militaires. Durable dans les imaginations et dans l'histoire, destiné au lyrisme qui se nourrit de désastres, l'effet d'ensemble est sépulcral, le cri : Ils sont trop !, le sauve-qui-peut, les derniers carrés de la Garde, Cambronne, le crépuscule héroïque, la déroute et la retraite nocturne de l'empereur que l'on vit pleurant.

Il avait quitté le champ de bataille avec lenteur, à regret. Puis il laisse la Belgique, la frontière, l'armée. C'était une fuite, et elle lui a été reprochée durement. Toujours le militaire qui fait de la politique ! Comme en Égypte, comme en Russie, il abandonne ses soldats qui ne sont pas tellement vaincus qu'un chef ne puisse les regrouper pour barrer la route à l'invasion. Mais, à tout ce qu'on lui dit, il répond qu'il n'a plus d'armée, qu'il n'a plus que des fuyards ; il s'en prend à Ney, à d'Erlon, à Grouchy, dans un chaos d'idées, dit l'un, et, dit un autre, la tête égarée, flottant de projets en projets, faisant de son désastre un tableau plus effrayant encore que la réalité. Le désastre, il était, depuis le retour de l'île d'Elbe, dans son cœur découragé. À travers son égarement, peut-être simulé, Napoléon gardait pourtant une idée fixe. Sa résolution était prise dès le moment où il avait mesuré la défaite. Le souvenir, l'expérience de 1814 le hantaient. Rester avec l'armée pour y recevoir les sommations des maréchaux tandis que sa déchéance serait prononcée à Paris par les députés, offrir de continuer la guerre nationale pour s'entendre dire qu'on ne lui obéissait plus ? Convaincu que tout ce qui lui était arrivé l'année d'avant Fontainebleau tenait à ce qu'il s'était attardé hors de la capitale, inquiet d'ailleurs de l'opinion publique, des Chambres, de ses ministres, de ses frères, de la rue, il rentre d'une traite à Paris après avoir annoncé qu'il s'arrêterait à Laon.

Il disait devant Las Cases : Je me suis trompé en 1814, en croyant que la France, à la vue de ses dangers, allait ne faire qu'un avec moi, mais je ne m'y suis plus trompé en 1815, au retour de Waterloo. L'erreur aurait été difficile, et l'illusion, s'il eut celle de retrouver le pouvoir en rentrant à l'Elysée, ne dura pas même un jour. Le 21 juin au matin, défait, harassé, il est de retour à Paris, où la nouvelle de la catastrophe l'a précédé. Il s'est excusé sur cette fatigue, sur ce qu'il n'avait rien mangé depuis trois jours, de n'être pas allé tout de suite à la Chambre, avec son uniforme, ses bottes couvertes de boue. Mais lorsque Gourgaud lui disait que son apparition eût retourné, électrisé les représentants, il répondait sans déguiser : Ah ! mon cher, j'étais battu, je n'avais rien à espérer. À la vérité, il jugeait sa situation avec une netteté accablante et qui le dégoûtait de tout. Ce n'est plus l'homme qui, à peine rentré, fût-ce de Moscou, prenait les affaires en main. Il s'attarde dans sa baignoire, fait attendre ses ministres, tient enfin un Conseil qui délibère sans rien décider, où il se grise lui-même de paroles, laissant passer les heures, tandis que la Chambre des Représentants se réunit et, sur la proposition de La Fayette, se déclare en permanence, ajoutant que quiconque tenterait de la dissoudre serait coupable de haute trahison. Napoléon est renversé par La Fayette, qui l'abat avec une motion et un discours.

C'est la revanche de Saint-Cloud, et quand Lucien veut répéter la scène de l'Orangerie, gagner l'Assemblée à la cause de son frère, il s'aperçoit que ces journées ne se recommencent pas. Il conseillait à Napoléon d'en appeler au peuple, de recourir à la force, de briser les représentants. Osez, lui disait-il. Et l'empereur répondait : Je n'ai que trop osé. Seul le président du 18 brumaire se retrouvait. Le général n'y était plus. Ou plutôt il était tel qu'après sa défaillance, lorsqu'il était sorti, éperdu, de la salle des Cinq-Cents, tel qu'on l'eût vu ce jour-là sans les grenadiers, Murat, le gros Gardanne, Sieyès qui l'encourageait et les circonstances qui étaient propices. Après la défaite de Waterloo, Napoléon subissait une défaite parlementaire. Il confiera à Gourgaud que l'action des Chambres l'avait surpris, que tout se fût passé autrement, pour peu que sept ou huit députés eussent été pendus et Fouché avant eux. Il n'y avait même pas pensé. Pour le Mémorial, il voudra s'être retiré en monarque ami de la liberté, qui a répugné au sang, aux exécutions, à la guerre civile. À la vérité, toujours timide pour punir, faible devant les hommes, facilement effrayé par les résistances, il a moins que jamais l'énergie de courir un risque politique. La Valette le trouve incapable de dire autre chose que des Ah ! mon Dieu ! en levant les yeux au ciel avec un rire épileptique effrayant. Henry Houssaye le peint au soir de ce 21 juin, avec la ressemblance exacte de son caractère accusé par le désordre où la catastrophe le jetait : Sa pensée flottante semblait incapable de se fixer pour prendre une décision quelconque ; tantôt il se déclarait prêt à user de ses droits constitutionnels contre la Chambre insurgée, tantôt il parlait d'en finir tout de suite par une seconde abdication. Le lendemain il s'y laissa conduire, après quelques velléités de dissoudre les Chambres, d'en appeler à l'armée, au peuple, aux fédérés. C'eût été se mettre à la tête d'une révolution, entrer dans l'anarchie. Les souvenirs de ma jeunesse m'effrayèrent, avouait-il.

Il resta inerte. Dans la journée du 22, les représentants lui donnèrent une heure pour se décider. Afin d'éviter la déchéance pure et simple, de préserver au moins son caractère de souverain et le principe de sa dynastie, il se résigna.

Il abdiquait. Dans quelles conditions ! Tout était pire que l'année d'avant à Fontainebleau, où il traitait encore de puissance à puissance avec les souverains alliés, stipulant le lieu de sa retraite, une souveraineté, une pension. Maintenant, il est seul et nu. Il n'a, pour le protéger, ni son beau-père, ni Alexandre. Les ouvriers, les soldats qui l'acclament le compromettent. Le gouvernement provisoire est impatient de son départ, et personne ne s'intéresse à son sort. Napoléon renonce au trône en faveur de son fils, et il est le premier à savoir que Napoléon II ne régnera pas, que tout est fini. Plus même d'adieux à l'armée ni de drapeaux qu'on embrasse. Tout se passe en ordres du jour, votes, échanges de vues dans les commissions. A cette procédure, il voulut du moins donner un accent, le ton noble. L'acte par lequel il cédait, non plus aux rois coalisés, non pas même à Fouché, mais à La Fayette, à Lanjuinais, aux libéraux, aux parlementaires, il le dicta de sang-froid, attentif, selon Gaudin, à en soigner les phrases et à en choisir les expressions. Il relut à plusieurs reprises, corrigea, et lorsqu'il fut content du texte, le fit porter aux Chambres. Son pouvoir n'est plus que dans le style, dans l'art de frapper des formules.

Et maintenant, ayant renoncé à tout, liquidé l'aventure de ces Cent-Jours, peut-être, comme Carnot croyait l'avoir discerné, satisfait d'être soulagé de toute responsabilité, l'empereur déchu n'est plus, à Paris, qu'un embarras. On a hâte de le voir dehors. Il s'attarde à l'Elysée, réclamant des garanties, un sauf-conduit pour se rendre en Amérique. Comme à Fontainebleau, c'est un militaire, c'est Davout, qui vient lui signaler froidement qu'il gêne, qu'il aille attendre ses papiers ailleurs. Cependant, pour les Alliés qui approchent, il n'est qu'un prisonnier évadé, un convict à la discrétion de ceux qui s'empareront de lui. De cette position désespérée, humiliée, il aura à se relever encore.

Il s'était réfugié à Malmaison, lieu de souvenirs, laissant s'accomplir son destin, n'attendant plus rien que du hasard. Hortense, qui est là chez elle, qui vit avec lui ces dernières journées, est effrayée de son inaction, de son apathie. Pour s'embarquer, gagner l'Amérique, rester libre, il perd un temps irréparable. Il repasse sa vie écoulée comme un songe. Il pense aux jours d'autrefois, à la morte : Il me semble toujours la voir sortir d'une allée. Pauvre Joséphine ! Il reçoit encore Marie Walewska, son fils et son autre enfant naturel, le comte Léon, qui ressemble tant au roi de Rome qu'il en parle tout un matin. Et des regrets : Que c'est beau la Malmaison ! N'est-ce pas, Hortense, qu'il serait heureux d'y pouvoir rester ? Il a, un moment, accepté l'idée d'une retraite aux Etats-Unis, commandé des livres, fait le projet d'une fin de vie consacrée à la science, consulté Monge sur cette intention. Puis une nouvelle révolte contre l'idée de tout quitter, d'aller au néant. Les armées alliées avancent sur Paris. Il offre son épée au gouvernement provisoire, en promettant de partir dès qu'il les aura repoussées. Les Prussiens n'étaient plus loin de Malmaison. On craignait surtout que Napoléon ne fût pris, peut-être fusillé, comme Blücher en avait annoncé l'intention, pour rendre service à l'humanité. Loin d'accueillir la proposition de l'empereur, on le pria, le 29 juin, de monter en voiture.

Il n'avait plus, cette fois, auprès de lui les commissaires étrangers. Celui qui le surveillait était le général Beker, un militaire libéral disgracié quelques années plus tôt et représentant du peuple aux Cent-Jours. Il s'acquitta de sa mission en galant homme. Par son récit, on voit l'empereur abandonné à ses incertitudes. Tantôt loquace, Napoléon explique tout, pourquoi il a quitté l'armée après Waterloo, où, à commencer par moi, personne n'avait fait son devoir ; comment il n'a pas voulu nationaliser la guerre parce qu'il a toujours eu les guerres civiles et l'anarchie en aversion ; comment il s'est aperçu que tout était usé, démoralisé. Puis, taciturne, n'échangeant avec ses compagnons que des phrases entrecoupées, s'attardant en route, et quand, au passage des villes, il est reconnu, acclamé, renaissant à l'espoir qu'on ne l'abandonnera pas, qu'on va courir après lui, le rappeler.

Brèves illusions. En lui-même, il a déjà conçu la fin, la seule fin qui réponde au sentiment qu'il a du sublime. Le retour de l'île d'Elbe a effacé le voyage de Provence, le pénible souvenir des déguisements, des larmes, des faiblesses. Il a maintenant à effacer la fuite de Waterloo et une abdication sans gloire. Que serait ce refuge aux États-Unis qu'on lui conseille ? Une fin triviale, une retraite bourgeoise. Il lui faut un dernier acte digne du reste, un épilogue qui ne soit pas une sortie manquée. L'intérêt supérieur de sa destinée, le sens artistique de sa gloire, l'instinct du grand, le poussaient, pour que son roman s'achevât en haute tragédie, à se livrer à l'Angleterre. Demander asile à son beau-père, écrire à l'empereur Alexandre, il l'avait refusé. Dès le 24 juin, il avait dit à Caulaincourt : Pour l'Autriche, jamais. Ils m'ont touché au cœur en gardant ma femme et mon fils. Pour la Russie, c'est se donner à un homme. Pour l'Angleterre, au moins, ce sera se donner à une nation. Un mot. La chose était celle qu'il devait faire. Elle avait un tour historique qui le fascinait. Se livrer à son ennemi, comme Thémistocle, dont il prononçait le nom dans une rêverie, un peu avant Waterloo, idée grande et belle, vision de légende conçue par l'homme de lettres qu'il y avait en lui. Sans doute il en mesurait les risques. Un moment encore, le regret de tout quitter en quittant la France, l'attente d'un événement miraculeux, le désir de rester libre, l'appréhension du sort qui lui était réservé, luttaient, comme le corps lutte avec l'esprit, contre le choix qu'il avait déjà décidé.

Il passa quatre jours à Rochefort, toujours apathique, dans un état de perplexité et d'inaction. Il écoutait ceux qui lui proposaient le moyen de le transporter en Amérique en échappant à la surveillance des navires anglais. Tous ces projets, qu'il rejetait ou dont il renvoyait l'exécution au lendemain, ne servaient qu'à entretenir son irrésolution. Il fallut quitter Rochefort sur les injonctions venues de Paris. Fouché, le gouvernement provisoire étaient anxieux de le savoir parti. Louis XVIII plus encore. Poussé par les épaules, Napoléon se rendit à l'île d'Aix, pour y perdre d'autres jours. Vainement, Joseph, venu auprès de lui, le supplie de prendre un parti, de le suivre à Bordeaux et de s'embarquer à sa place. Des marins, un capitaine danois surtout, se faisaient fort de franchir les passes et de gagner la haute mer. Au dernier moment, Napoléon refusa tout. Il fut le seul auteur de sa perte par ses incertitudes et ses hésitations, dit la relation du général Beker. A la vérité, les Etats-Unis, le Mexique, où on offrait de le conduire, lui déplaisaient. Il répugnait à se cacher à bord d'un navire étranger, d'échapper comme un banqueroutier ou un failli. Et si l'évasion manquait, si les Anglais allaient trouver le fugitif à fond de cale, derrière des tonneaux ? Plus il y pensait, plus le dessein qu'il méditait depuis son abdication lui paraissait le plus conforme à la majesté impériale, le seul digne de lui. Justement parce qu'elle était dangereuse, c'était la solution la plus noble. Toutes les autres le diminuaient.

Avant de se livrer aux Anglais, obtiendrait-il au moins de discuter les conditions auxquelles il leur remettrait son épée ? Rovigo, Las Cases, le général Lallemand s'étaient rendus en parlementaires sur le Bellérophon, le principal navire anglais qui croisait devant l'île d'Aix. Le capitaine Maitland ne leur donna aucune garantie. Il n'avait pas de sauf-conduit pour le général Bonaparte, et sa seule mission était de le conduire en Angleterre. Tout au plus laissa-t-il entendre, peut-être pour mieux engager l'empereur à venir à son bord, que l'hospitalité serait généreuse. Lorsque Napoléon prit enfin son parti, il se livrait sans condition à son plus grand adversaire, à celui qu'il n'avait pu ni vaincre ni concilier.

Il comprenait que, dans le seul intérêt qui désormais l'occupât, celui de sa figure historique, tout dépendait de la manière dont il franchirait ce pas dernier. Il entoura sa reddition de la solennité que permettaient les circonstances. D'abord la lettre au prince régent, en style mémorable : ... Je viens, comme Thémistocle, m'asseoir au foyer du peuple britannique. Je me mets sous la protection de ses lois, que je réclame de Votre Altesse Royale comme du plus puissant, du plus constant et du plus généreux de mes ennemis. Le 15 juillet au matin, il monta sur le brick L'Epervier, vêtu, cette fois, non du costume impérial qu'il avait porté au théâtre du Champ de Mai pour une pièce sifflée, mais de l'habit vert des chasseurs de la garde, avec les attributs légendaires, la Légion d'honneur, l'épée au côté, le petit chapeau. Les adieux de Napoléon à la France sous le soleil qui se lève, près du drapeau tricolore, les matelots pleurant, un dernier cri de Vive l'Empereur !... Que tout cela est bien fait, bien groupé, bien peint ! Et comme c'est bien dit quand au général Beker, qui lui demande s'il doit l'accompagner jusqu'au Bellérophon, il répond en quelques phrases qu'il suffira de resserrer pour en taire ce mot historique : Non, général. Il ne faut pas qu'on puisse dire que la France m'a livré aux Anglais. Un acteur, mais qui ne travaille que dans le genre élevé.

Le capitaine Maitland vit arriver à son bord un homme corpulent, petit pied, jolie main, les yeux gris pâle. Celui qui avait fait trembler l'Europe était sa capture, désormais un prisonnier à vie. Les Anglais l'observaient curieusement. L'un d'eux écrit qu'il avait plutôt la mine d'un gros moine espagnol ou portugais que du héros des temps modernes. On le trouva lourd, enclin au sommeil, variable dans son humeur, tantôt de peu d'énergie morale, tantôt prouvant son empire sur lui-même. Ses compagnons faisaient des scènes, du drame, des querelles. Le jour où la déportation à Sainte-Hélène fut notifiée, le visage de Napoléon ne s'altéra pas, ému seulement au départ de ceux qui ne pouvaient le suivre en exil. Tout de suite il a compris son rôle, il y est entré. Désormais il est une victime, et, contre le gouvernement britannique qui a trahi la confiance du vaincu, il lance une protestation aux rois, aux peuples, à l'univers. À Plymouth, il a vu la rade couverte de barques. On tente d'approcher, de l'apercevoir. S'il ne le savait déjà, il apprendrait qu'autour de son nom, de sa personne, il y a, gage de l'immortalité, une curiosité immense. Entretenir l'intérêt et la pitié, ce sera l'occupation et la consolation de Sainte-Hélène.

Dans ces moments cruels, les idées qui occupaient son esprit étaient imprévues et bizarres. C'était comme si toute une part de ses souvenirs, la plus récente, fût abolie. Prisonnier de l'Angleterre, il se revoyait moins empereur des Français que jeune général, devant Saint-Jean-d'Acre, mis en échec par Sidney Smith. Sans vous autres Anglais, disait-il à Maitland, j'aurais été empereur d'Orient. Et quand, après une longue traversée sur le Northumberland, le 15 octobre 1815, il est en vue de l'île qui sera sa prison, il dit encore à Gourgaud : Ce n'est pas un joli séjour. J'aurais mieux fait de rester en Egypte ; je serais à présent empereur de tout l'Orient. Eût-ce été plus fabuleux que ce qu'il avait été ? Poète de sa vie, prêtre de sa propre mémoire, il va, sur son rocher, achever sa fable, créer de plus fortes images, jeter une puissante pâture aux humains. En vérité, il a déjà quitté ce monde. L'Angleterre, en choisissant pour lieu de sa captivité l'île inaccessible, l'a élevé dans la région idéale d'où il jettera tous ses rayons.