NAPOLÉON

 

CHAPITRE XXIV. — EMPEREUR ET AVENTURIER.

 

 

Napoléon a passé dix mois de sa vie à l'île d'Elbe. Avec l'intention d'y rester ? D'en sortir ? Qu'en savait-il ? Comme toujours, il s'en remettait aux circonstances. Il prenait avec philosophie le nouveau caprice de la fortune qui le rendait souverain d'un royaume long de six lieues. En face de cette Corse où il était né, il retrouvait une petite ville qui lui rappelait Ajaccio et Bastia. Il n'était pas tellement dépaysé. On le vit passer sans effort des rois et des reines qui se pressaient autour de lui à Erfurt aux boulangers et aux marchands d'huile qui dansaient dans sa grange à Porto-Ferrajo. À ce raccourci, on reconnaît Chateaubriand.

L'empereur n'avait pas menti, il ne s'était pas vanté, lorsqu'il avait dit qu'il ne tenait pas aux grandeurs et qu'il ne lui en fallait pas tant. Rassasié de tout, principalement des hommes, que lui importe de vivre là ou ailleurs ? Il est fâcheux seulement qu'il soit si jeune, si loin de l'âge de la retraite, avec cette habitude et ce besoin de s'occuper qu'il n'a pas encore perdus. Il soupire : Mon île est bien petite, une fois qu'il l'a explorée et qu'il a donné des ordres pour construire des résidences et des fortifications, percer des routes, améliorer les mines, réformer les finances et l'administration de son État. Le style même n'a pas changé. Les lettres sont impérieuses, aussi pressées qu'hier, quand il gouvernait le grand Empire. Ce n'est pas un homme foudroyé. Avec Bertrand, grand maréchal du palais, Drouot, le fidèle artilleur, Cambronne, qui commande les quatre cents hommes de la garde, un lieutenant de vaisseau pour amiral de la flottille, il se donne un mouvement continuel. Pour le suivre et lui obéir, chacun sue sang et eau. Après les jours de ténèbres et d'agonie qu'il a vécus depuis l'abdication, il se détend, il goûte la sécurité.

La tristesse et l'ennui viendront vite, et l'inquiétude après. Joséphine est morte le 29 mai. On le vit pleurer sur le passé. Il attendait Marie-Louise. Ce fut la tendre Walewska qui vint avec son fils. Il ne voulut pas les garder, par crainte du scandale dans l'île et en Europe, où l'on n'eût pas manqué de dire qu'il renonçait à l'impératrice. Cependant François Il conseillait à sa fille de se consoler et, avec Neipperg, lui donnait le consolateur. La privation de sa femme et du roi de Rome, l'abandon, la solitude, un vide que l'arrivée de Madame Mère et de Pauline ne faisait pas oublier, furent parmi les raisons qui engagèrent Napoléon à tenter encore la chance. Il s'était d'abord, en idée, arrangé une existence pareille à celle des archiducs, ses parents, qu'il avait vus installés à Florence ou à Würzburg. Marie-Louise fût venue à Porto-Ferrajo, il lui eût rendu visite à Parme, quelque chose de bourgeoisement princier, l'empereur honoraire restant inscrit dans la famille des rois. Peu de temps après avoir pris possession de son nouvel État, il se rendit au bal qu'un navire de guerre anglais, en rade, donnait pour la fête du roi George. On n'oserait pas dire que ce fût déjà pour mieux cacher ses desseins. Il allait plutôt là comme il fût allé à la cour de Buckingham.

L'évasion, il y pensa peut-être à partir du mois de novembre, quand le congrès de Vienne se fut ouvert. On y parlait de mettre Bonaparte dans un lieu plus sûr, moins près de l'Italie et de la France, aux Açores par exemple, ou bien dans une des Antilles anglaises, ou bien encore à Sainte-Hélène, dont on commence à prononcer le nom. Des avis viennent à Napoléon, qui reçoit souvent des visiteurs et des messages, que les projets de transfert sont sérieux, qu'il peut, d'un jour à l'autre, être enlevé, sinon assassiné. Il se garde, donne l'ordre que, de ses forts, on tire sur les navires suspects qui approcheraient. En même temps, l'argent manque. La pension de deux millions qui lui a été promise à Fontainebleau n'est pas payée. Campbell, le commissaire anglais chargé de surveiller l'empereur, note les agitations et les incertitudes de son esprit. Car à tous les moments de sa vie où il a dû prendre une grande décision, on l'aura trouvé irrésolu. Quand on vient lui dire que les Français le regrettent, il répond : S'ils m'aiment tant, qu'ils viennent me chercher. Il se plaît à répéter qu'il n'est plus rien, qu'il est un homme mort. Et l'on colportait à travers l'Europe qu'il était usé, fini, inoffensif, devenu ventripotent, un poussah incapable de monter à cheval. Cependant, Fouché, Talleyrand, qui le connaissaient, gardaient la méfiance. Hyde de Neuville disait : Mort, il serait encore à craindre. La crainte qu'il inspirait lui répondait de son prestige, de la magie que gardait son nom.

Et le retour tint aussi à de petites choses. Il s'en manqua de peu que le moyen de rentrer en France ne lui fût ôté. Un jour, le brick Inconstant, qui formait à peu près toute sa marine, faillit être brisé par la tempête. En hâte, l'empereur le fit renflouer. Au mois de janvier 1815, son parti est pris. L'ennui, le dégoût, les difficultés de la vie quotidienne lui ont rendu le séjour de l'île insupportable. Achèvera-t-il son existence ici, dans l'oisiveté et la lésine ? Est-ce une fin digne de son histoire ? Chateaubriand, qui a compris Bonaparte, tout en le haïssant, et senti l'épisode, demande : Pouvait-il accepter la souveraineté d'un carré de légumes, comme Dioclétien à Salone ? Mille fois non. Et puis il ne doit plus tarder. Avec le temps, son souvenir passera, ses vieux soldats auront disparu. Et les partisans, les émissaires qui viennent de France lui apprennent qu'on est mécontent, que les Bourbons restaurés ont été maladroits, débordés surtout, que beaucoup d'officiers, de dignitaires, ralliés à Louis XVIII par nécessité ou résignation, rejoindront les aigles si l'empereur se présente. Il est informé aussi que des conspirations militaires et républicaines se préparent, que, s'il ne se hâte pas, le gouvernement peut tomber aux mains de Carnot, ou de Fouché, ou d'un général, ce qui lui est le plus sensible. Il y a en tout cas les symptômes d'un mouvement. Napoléon voulut l'aspirer. Il semble bien que les renseignements apportés par un de ses anciens fonctionnaires, Fleury de Chaboulon, aient déterminé le départ de l'empereur.

À tout risque, il va jusqu'au bout de son idée, une fois sorti de l'irrésolution. Oubliant ses rancunes, il a conclu un accord avec Murat qui n'a pas trahi en vain puisque sa défection l'a laissé roi de Naples. Le départ de l'île d'Elbe est préparé avec autant de soin qu'une campagne de la Grande Armée, autant de dissimulation que le drame de Vincennes. Le roi d'Elbe feint de s'occuper de son île comme s'il n'en devait jamais sortir. Trois jours avant l'évasion, il ordonne encore des travaux. Il faudra trois petits ponts près de Capoliveri. Depuis le 16 février, Campbell est à Florence pour rendre compte de ce qui se passe. Il ne sait rien, pourtant il est inquiet. Le sous-secrétaire d'État Cook, qui vient du Congrès de Vienne, ne veut pas entendre le commissaire et rit de ses alarmes. D'ailleurs personne, en Europe, ne songe plus à Napoléon... Lorsque Campbell revint, le roi de l'Île d'Elbe s'était envolé. On comprend alors Sainte-Hélène, Hudson Lowe, les tracasseries. Napoléon sera le forçat qui s'est évadé, qu'on a ramené à la geôle, qui obsède ses gardiens.

Le soir du 25 février, il prit sa mère à part et lui confia sa décision. Si le récit qu'on a de leur entretien est vrai, Letizia, après avoir réfléchi un instant et réprimé une faiblesse, comprit, l'approuva, lui dit ce que criait sa destinée, qu'il ne pouvait pas finir ainsi, mourir là, dans un repos indigne de lui. Il n'avait pas encore son vrai cinquième acte. À Fontainebleau, le rideau était mal tombé.

En vain, pour retenir l'empereur, le sage Drouot avait fait tout ce qu'il était humainement possible de faire. Il représentait le danger de la guerre civile, le danger de l'invasion, les suites incalculables de l'aventure. On n'oserait jurer que Bonaparte ne les vît pas, n'en fût pas ému. Quand le sort était déjà jeté, on l'entendit qui murmurait : Ah ! la France ! la France ! Y rentrer, s'y faire acclamer n'était pas le plus difficile. On lui avait dit, et ce n'était pas faux, qu'il suffirait de son chapeau planté sur la côte de Provence. Le chapeau et le drapeau tricolore. La proclamation qu'il avait rédigée et imprimée à Porto-Ferrajo montre qu'il était renseigné sur l'état moral de l'armée. Elle suggère même qu'il comptait sur des intelligences, des concours. Il prophétisait : L'aigle, avec les couleurs nationales, volera de clocher en clocher jusqu'aux tours de Notre-Dame. C'est après que les difficultés commenceraient. Selon sa coutume, Napoléon se persuadait lui-même de ce qu'il avait besoin de croire. La France lui ayant ouvert les bras, l'Europe, dégoûtée des Bourbons, n'hésiterait pas à le reconnaître. L'Angleterre, satisfaite que la France fût rentrée dans ses anciennes limites, ne le repousserait plus. Aussi désirait-il vivement que, ni au moment de lever l'ancre, ni pendant la traversée, il n'eût à canonner un navire anglais. L'empereur d'Autriche serait heureux de retrouver un gendre et de revoir sa fille sur le plus beau des trônes de l'Europe. Enfin Napoléon rassurerait les rois légitimes et serait plus constitutionnel que les Bourbons. Jamais il n'a tiré de plan plus chimérique. Sans cette chimère, fût-il parti ?

Le 26 février, il prend la mer sur l'Inconstant, suivi de six felouques chétives. En tout, un millier d'hommes, quelques canons. La meilleure arme qu'il emporte, ce sont ses proclamations, des images, des souvenirs de gloire, des appels à l'imagination du peuple, un style, une littérature, et lui-même que l'éloignement a déjà idéalisé. Encore faut-il passer sans encombre, échapper aux croisières. Comme pour l'expédition et pour le retour d'Égypte, le concours des circonstances, l'étoile ne manquent pas non plus. Le vent du sud pousse la flottille vers la France, tandis qu'il immobilise à Livourne la frégate anglaise qui doit ramener Campbell.

En débarquant au golfe juan, un des premiers à qui l'empereur eût parlé était le maire d'un village qui lui avait dit : Nous commencions à devenir heureux et tranquilles, vous allez tout troubler. Et l'empereur confiait à Gourgaud : Je ne saurais exprimer combien ce propos me remua ni le mal qu'il me fit. Est-ce cette rencontre, ce mot vrai et naïf ? Le fait est que cette irrésistible marche sur Paris, cette conquête d'un pays rien qu'en paraissant, ce que Chateaubriand appelle le prodige de l'invasion d'un seul homme, laissaient l'empereur plein de doutes. Cette montée triomphale, qui en eût enivré un autre, s'est accompagnée chez Napoléon d'une mélancolie, d'un manque de confiance, d'un pessimisme qui le poursuivront pendant la durée des Cent-Jours. Les périls qu'il courait dans cette équipée, il n'y pensait pas. Il pouvait, si un seul régiment l'arrêtait, être fusillé comme le sera bientôt Murat, débarquant à son exemple dans le royaume de Naples. Bonaparte préférait sa gloire à la vie. Mais il était trop intelligent pour ne pas comprendre que, pour lui presque autant que pour les Bourbons, les temps avaient changé, que la France ne serait plus telle qu'il l'avait connue avant la défaite et l'invasion, avant la Charte de Louis XVIII, l'octroi des libertés, la répudiation du pouvoir absolu. Il ne s'agit pas, comme au retour d'Égypte, de promettre l'ordre. Ce n'est pas ce qui manque. Le langage qu'il faut parler maintenant, celui de la Révolution pure, la situation elle-même l'impose, et rien n'embarrasse moins Bonaparte, fait à celui-là comme aux autres. Il lui sera plus difficile de mettre ses actes d'accord avec ses paroles, de trouver de nouvelles formes pour le gouvernement impérial. Et ce qui pèse surtout sur lui, ce sont les impressions de Fontainebleau, le souvenir des défections, le sentiment que le charme est rompu et que les choses ne seront plus ce qu'elles ont été, de quelque succès que soit payée son audace. Armé des trois couleurs qu'il porte au célèbre chapeau, il marche à la conquête de la France d'un cœur intrépide et d'un esprit soucieux, sûr de chaque moment, sans foi ans l'avenir. C'est un virtuose de la popularité qui joue son dernier grand air, un artiste qui ajoute à ses triomphes un tour de force inédit. Ce retour sans exemple, cette représentation unique, avec des scènes toutes faites pour la gravure et la postérité, c'est encore un élément qui donne à l'histoire de Bonaparte un tour fabuleux.

Pourtant, même le vol de l'aigle, il ne l'a pas livré au hasard, fidèle à son principe que le hasard seul ne fait rien réussir. Le millier d'hommes de son escorte, c'est ce qu'il faut pour les premiers pas, pour ne pas être arrêté ignominieusement par les gendarmes. Et les paroles qu'il dira sont calculées comme la route qu'il choisit. Le détour par les Alpes évite la Provence royaliste, sûrement hostile, témoin de son humiliation, et le met tout de suite en contact avec les populations dont les sentiments lui sont connus, des garnisons où il a des complices. Certain de ne pas se heurter aux troupes du gouvernement royal en prenant le chemin des montagnes, il l'est aussi d'être bien accueilli dans le Dauphiné, dans ce pays de Vizille d'où le mouvement de 1789 est parti, à Grenoble, où il a des intelligences, dont il est presque sûr que les portes lui seront ouvertes, et à Grenoble, il est à Paris. Ce qu'il appelle à lui, c'est le paysan, l'ouvrier. Et il ne les flatte pas dans leurs passions les plus nobles. Il parle moins d'honneur national et de gloire que des droits féodaux et de la dîme, des anciens nobles oppresseurs, des privilèges, de la reprise des biens nationaux. Les bottes de 1793, il les met pour de bon. Ce n'est plus le premier Consul conservateur et conciliateur, l'empereur légitime, qui naguère garantissait les trônes. Il revient en démagogue, flatte la canaille, menace les aristocrates : Je les lanternerai. Le préfet de l'Ain épouvanté s'écriait : C'est une rechute de la révolution.

Empereur et révolutionnaire, disant à tous citoyens, le peuple est sa garde véritable et, plus encore que l'apparition du petit chapeau et de la redingote grise, le peuple entraînera le soldat. Le seul danger que Napoléon ait couru, dans cette marche aventureuse où il était à la merci d'un coup de fusil parti d'une troupe disciplinée, il le rencontra devant La Mure, au défilé de Laffrey. C'est là qu'il se présente, la poitrine découverte, au bataillon du 5e de ligne : S'il en est un parmi vous qui veuille tuer son empereur, me voilà ! Aucun n'obéit à l'ordre de faire feu, mais Napoléon avait eu soin de répandre ses proclamations parmi les voltigeurs qui lui barraient la route, de leur envoyer deux de ses officiers pour les ébranler, et il avait avec lui quinze cents villageois qui l'acclamaient. À Grenoble, à Lyon, avec une force grandissante, il en fut de même. La foule intimida les chefs et décida l'armée. Par-dessus tout, Napoléon avait recommandé aux siens, quoi qu'il arrivât, de ne jamais tirer les premiers, certain d'être protégé par le sentiment populaire, par le souvenir des victoires et par l'horreur de verser le sang d'anciens compagnons d'armes.

Débarqué au golfe Juan le 1er mars, il est le 10 à Lyon, toujours accueilli par des : À bas les prêtres ! À bas les nobles ! et par la Marseillaise. Macdonald, résolu à ne pas le laisser passer, fut réduit à la même impuissance que le commandant du bataillon de La Mure. Les maréchaux, les conjurés de Fontainebleau doivent être, ils sont en effet, les plus ardents à prévenir son retour. Le froid Macdonald n'eut pourtant qu'à tourner bride.

Maître de la seconde ville de France, Napoléon a partie gagnée. Madame et très chère amie, je suis remonté sur mon trône, écrit-il à Marie-Louise. Des garnisons qu'il a ramassées sur sa route, il a déjà formé une petite armée, grossie d'officiers en demi-solde, 14.000 hommes, plus qu'il n'en faut pour arriver à Paris sans accident. De Lyon, il date ses premiers décrets impériaux, prononce la dissolution des chambres royales, obligé toutefois à trop de promesses qui le gêneront et qu'il regrettera. Il convoque pour son retour à Paris, et en gage de sa conversion au libéralisme, une grande assemblée nationale, dite du Champ de Mai, bizarre idée, livresque, renouvelée des guerriers francs, souvenir de lecture revenu dans une bagarre. Ne pouvant plus évoquer son oncle Louis XVI, il renoue avec Pharamond, marié à la Convention et au Comité de salut public, sans toutefois négliger une précaution utile. Il ne faut pas qu'on dise que Napoléon, c'est la guerre. Le bruit est adroitement répandu que les puissances sont favorables au rétablissement de l'Empire, que les Anglais ont favorisé le retour de l'île d'Elbe et laissé passer exprès la flottille, que l'empereur d'Autriche protège son gendre. Au même moment, les puissances, à Vienne, déclarent que Napoléon Bonaparte s'est placé hors des relations civiles et sociales et que, comme ennemi et perturbateur du repos du monde, il s'est livré à la vindicte publique.

De cette vindicte, un homme avait juré d'être l'instrument. C'était le chef des conjurés de Fontainebleau, c'était Ney. Ayant, plus que les autres, contribué à renverser celui qu'il appelait maintenant la bête fauve, il y mettait de la passion, de la haine. Il avait juré de ramener Bonaparte dans une cage de fer, ce qui faisait dire à Louis XVIII avec une calme prudence qu'on ne lui en demandait pas tant. Et il était accompagné de Lecourbe, le général républicain de la conspiration de Moreau, qui, avec tant d'autres, servait maintenant le roi. En route, Ney annonçait encore qu'on allait voir le dénouement de la Napoléonade. L'empereur, en apprenant que Ney se chargeait de lui courir sus, fut partagé entre deux sentiments. Parmi les militaires que, de tout temps, il savait prêts à lui ouvrir le ventre, il connaissait le prince de la Moskowa pour le plus violent, le plus capable de ne rien ménager, et aussi pour le plus sensible aux impressions, le plus sujet aux changements brusques. On se représente Ney tombant dans les bras de son empereur. À la vérité, plusieurs émissaires, adroitement choisis, lui dépeignirent la marche triomphale de l'évadé, ses forces qui augmentaient à chaque heure, la certitude de son succès, l'inutilité d'une lutte désormais inégale. Ney, troublé, se ressaisissait pour dire qu'il prendrait un fusil et tirerait le premier coup. Il dut se rendre compte que ses soldats n'obéiraient ni à lui ni au vieux républicain Lecourbe, pas plus qu'ils n'avaient obéi à Macdonald. Bonaparte acheva tout en lui écrivant qu'il l'accueillerait comme au lendemain de la Moskowa. Ney céda au courant, à la tempête, disait-il pendant son procès. Il était à Lons-le-Saunier et Napoléon à Mâcon lorsque, avec un trouble qui le poursuivra, lui aussi, jusqu'à Waterloo, il se résigna à manquer à la parole qu'il avait donnée. Ney rejoignit l'empereur à Auxerre et, en l'abordant, lui remit une déclaration dans le style de Fontainebleau : Je suis votre prisonnier plutôt que votre partisan si vous continuez à gouverner tyranniquement. Napoléon déchira le papier, affecta de dire gaiement que le brave Ney était fou. Ce n'était pas l'enthousiasme, le cœur à cœur, mais encore une ombre sur la joie du retour.

À la date du 20 mars, le Moniteur donnait cette nouvelle : Le roi et les princes sont partis cette nuit, S. M. l'Empereur est arrivé ce soir. Rentrée féerique et miraculeuse dans ces Tuileries où Napoléon est porté en triomphe, homme non plus seulement extraordinaire, surnaturel. Je crus assister à la résurrection du Christ, disait un témoin. Le lendemain, le désenchantement commençait.

La chose faite, réussie, Bonaparte ne voit plus que les embarras de sa situation. Son pessimisme, son accablement, il ne les cache même pas, et tous ceux qui l'approchent en sont frappés. Quand il se retrouve à Paris, il se rappelle avec force les défections, l'abdication imposée, il compte tous ceux qui manquent et ils sont si nombreux qu'il abandonne tout de suite pour le modeste palais de l'Élysée ces Tuileries maintenant trop grandes, où il n'y a plus ni cour, ni impératrice, ni ambassadeurs. Son prodigieux retour, circonstance peut-être la plus admirable de sa vie, ne lui faisait aucune illusion et lui laissait peu d'espérance. Il en convint avec M. Molé, dit Barante. Et à Mollien qui le félicite : Le temps des compliments est passé ; ils m'ont laissé arriver comme ils ont laissé partir les autres. Louis XVIII a été trahi autant que lui, souvent par les mêmes, et ce n'est pas ce qui accroît chez Napoléon le cas qu'il fait des hommes. Sa chute de 1814 l'a meurtri et il ne manquait plus que cette expérience pour l'incliner à un nihilisme dont il s'est expliqué à Sainte-Hélène, encore plein d'âcres impressions. Je n'avais plus en moi le sentiment du succès définitif, ce n'était plus ma confiance première. À mes propres yeux, dans ma propre imagination, le merveilleux de ma carrière se trouvait entamé... J'avais en moi l'instinct d'une issue malheureuse. Il n'est plus maître de cacher des perplexités dont naguère ses intimes étaient seuls témoins. Carnot, devenu son ministre de l'Intérieur, en est confondu : Je ne le reconnais plus ; l'audacieux retour de l'île d'Elbe semble avoir épuisé sa sève énergique ; il flotte, il hésite ; au lieu d'agir, il bavarde... il demande des conseils à tout le monde... On le trouve triste, distrait, somnolent. Il semble que ce ne soit plus le même homme, alors que son penchant à l'incertitude et aux contradictions s'est simplement aggravé. Comment l'instabilité et l'insécurité dont il a souffert à ses plus beaux jours ne l'accableraient-elles pas maintenant ? On eût dit qu'il avait perdu sa puissance pour dissimuler. Thiébault est à l'Élysée le jour où arrive la nouvelle que Berthier est mort en Allemagne, tombé d'une fenêtre. Celui-là, un des plus marquants parmi les défectionnaires, a émigré parce qu'il n'osait reparaître devant Napoléon avec son uniforme de capitaine des gardes du roi. Et pourtant, en apprenant la fin de son chef d'état-major, l'empereur s'assombrit. Il ressent sa solitude. Il ne compte plus sur les dévouements et il cherche des yeux les vieux serviteurs.

À quelles contradictions il s'abandonne aussi ! Après Waterloo, il s'écriait qu'il eût mieux fait de périr en Russie. Et comme on lui disait qu'il n'aurait pas eu le retour triomphal de l'île d'Elbe : Oui, bon et mauvais, répondit-il. Mauvais parce qu'il n'y a pas eu de résistance. Je serais encore aux Tuileries s'il y avait eu du sang répandu. Il n'avait pas voulu en répandre. Il a laissé, sans les inquiéter, partir les Princes, même le duc d'Angoulême qui a tenté bravement d'organiser la résistance. Aux menaces terroristes de Lyon a succédé une amnistie pour les crimes de 1814 dont seulement quelques personnes, une douzaine, furent exceptées. Il garde une partie — un bon quart — des préfets de Louis XVIII, qui d'ailleurs ont souvent été les siens et qu'il avait pris en si grand nombre parmi les hommes de l'ancien régime. Qu'est-il lui-même maintenant ? Quelle sorte de souveraineté et de souverain représente-t-il ? Il ne le sait pas et il lui est impossible de se définir. L'Empire est un revenant dans un pays que douze mois à peine de royauté parlementaire ont déjà changé. Bonaparte est rentré en libéral, presque en révolutionnaire. Il sent le besoin de s'appuyer sur l'opinion républicaine et il la craint, il la rassure. Il frappe sur son ventre obèse et dit, parodiant un mot classique : Est-ce qu'on est ambitieux quand on est gras comme moi ? Pourtant, des républicains se rallient à lui, Bigonnet qui, à Saint-Cloud, le 19 brumaire, l'appelait tyran et voulait qu'il fût mis hors la loi ; Duchesne, fils d'un de ceux qui, au Tribunat, avaient voté contre le consulat à vie ; Carnot, déjà rallié en 1814, maintenant ministre de l'Intérieur et pourvu d'un titre de comte pour l'impérialiser. Avec Fouché, redevenu ministre de la Police, cela fait deux régicides dans les conseils de Napoléon. Le personnel qu'il trouve, ce sont pour la plupart des maréchaux, généraux, sénateurs, fonctionnaires, qui, par égoïsme ou fatalité, se sont en moins d'un an entachés d'une double défection. Ce sont aussi des hommes qui l'acclament parce qu'ils ont, avec la haine des Bourbons, celle de toute monarchie et qui exigent des garanties contre le despotisme. Alors il est difficile à Napoléon de faire moins que Louis XVIII et sa Charte qui, au fond, le gêne beaucoup. Thibaudeau remarque bien que l'Empire ressuscitait plus faible que lorsqu'en 1814 il avait succombé... L'empereur se faisait libéral malgré lui, par force ; n'importe il se mutilait. Tiraillé d'un côté par ces exigences, de l'autre par sa nature et ses habitudes, il était affaibli, il n'était plus lui-même. Sait-on seulement quel titre lui donner ? L'intitulé de ses décrets hésite entre Napoléon empereur des Français et Napoléon, par la grâce de Dieu et les Constitutions, empereur. Quelquefois revient roi d'Italie.

L'empire qui recommence, est-ce l'ancien ? Est-ce un régime nouveau ? Napoléon est-il encore l'autocrate d'autrefois, souverain légitime sacré par l'Église ? Est-il monarque constitutionnel ou, moins que cela, premier représentant du peuple, ou dictateur jacobin ?

Il hésite. Il s'est engagé plus qu'il ne l'eût voulu par ses proclamations, par ses promesses aux paysans du Dauphiné et aux ouvriers de Lyon, par la démagogie qu'il a dû faire et qui a permis son prodigieux retour, un réveil disait naïvement Carnot, des idées qui avaient éclairé les premiers jours de la Révolution française. Le risque maintenant, c'est d'être l'empereur de la canaille, roi d'une jacquerie, d'effrayer les bourgeois, les conservateurs, alors que l'Ouest et le Midi royalistes se soulèvent déjà. À Paris, le peuple qui l'acclame, qui l'oblige à paraître aux fenêtres et à saluer, c'est celui des bonnets rouges et des piques. Napoléon va au faubourg Saint-Antoine et la foule l'accompagne jusqu'à l'Élysée en menaçant les hôtels du faubourg Saint-Germain. La revue des Fédérés rappelle trop les journées de la Révolution. Ce sont des choses que Napoléon n'aime pas, dont il est inquiet et troublé.

Il s'est trop avancé pour renier ses paroles et ne pas donner une Constitution aux Français. Les temps du pouvoir absolu sont passés. Bonaparte se trouve dans la même situation que, l'année d'avant, Louis XVIII. Il l'imite sans même s'en douter. Comme lui, il prétend que son règne continue, et comme lui, sous le nom d'Acte additionnel aux constitutions de l'Empire, c'est une Charte qu'il octroie. Enfin, comme il faut désarmer les adversaires, séduire les opposants, il s'adresse, pour tracer le plan de l'Empire libéral, à l'ami de Mme de Staël, à l'écrivain qui, la veille, l'appelait cet homme teint de notre sang, le comparait à Attila et jurait qu'il n'irait pas, misérable transfuge, se traîner d'un pouvoir à l'autre et balbutier des mots profanés pour racheter une vie honteuse. Napoléon fit de Benjamin Constant le cas qu'il faisait des autres hommes. Il avait besoin d'une Constitution. Il en demanda la fourniture au théoricien de la liberté politique.

Et ce ne sont que des expédients. Entre l'empereur et la France, celle du moins qui s'est réjouie de son retour, il y a un malentendu plus grave que celui qui porte sur la forme du gouvernement. La difficulté pour Bonaparte d'être un Washington couronné n'est pas tant de renoncer à ses habitudes césariennes, à ses répugnances et à ses goûts, à ses onze ans de règne, à son passé. Elle lui vient de l'autre promesse qu'il a dû faire, qu'il a faite de bonne foi sans doute et qu'il ne dépend pas de lui de tenir. Il sait bien que les Français sont las de la guerre, de la conscription. En ressaisissant le pouvoir, il a annoncé la paix, assuré qu'il respecterait le traité de Paris, qu'il acceptait sans arrière-pensée les frontières, qu'il ne serait plus question du grand Empire. Il a donné pour garantie de son accord avec l'Europe Marie-Louise et l'impérial beau-père, au point de laisser croire que la cour d'Autriche a été complice de son évasion. L'Acte additionnel doit encore prouver que Napoléon est pacifique, et il écrit fraternellement aux souverains alliés, il envoie une circulaire aux puissances pour les informer de ses bonnes intentions, comme il presse Marie-Louise de revenir à Paris. Les souverains ne lui répondront pas. Depuis le 25 mars ils ont renouvelé le pacte de Chaumont. Ils se sont entendus pour ne pas déposer les armes avant d'avoir renversé l'ennemi du repos public. Aux puissances réunies à Vienne, il a été facile de se concerter, et Napoléon regrettait de n'avoir pas attendu la fin du Congrès pour quitter l'île d'Elbe, oubliant qu'il en était parti, entre autres raisons, parce qu'il avait craint que le Congrès ne l'enfermât ailleurs. Quant à Marie-Louise, elle lui fit savoir qu'elle n'était plus libre. La fille avait abdiqué entre les mains de son père. La femme était au pouvoir de son consolateur.

L'impératrice qui ne revient pas ; le prince impérial — car Napoléon abandonne le titre de roi de Rome pour attester encore sa modération —, qui reste prisonnier ; la guerre certaine ; une Constitution qui est la Charte améliorée mais qui, ressemblant trop à la Charte de Louis XVIII, n'est pas assez républicaine pour les hommes de la Révolution, tandis qu'elle diminue l'autorité de l'empereur devant le péril ; des cris de liberté, quand il n'eût fallu songer qu'à la défense, tout est déception. Personne ne croit à la durée du règne restauré par miracle, et Bonaparte, qui a jugé tout de suite l'état de la France, moins que les autres. L'inquiétude, la crainte, le mécontentement, étaient les sentiments prédominants, aucun attachement, aucune affection pour le gouvernement ne se montraient. Ce qu'en dit Miot se retrouve chez tous les témoins, comme tous, en observant Napoléon, ont relevé les marques d'un esprit soucieux et sans confiance, d'un moral mauvais, avec quelque chose de gêné et d'incertain qui ne faisait pas bien augurer de l'avenir. Lui-même en augure mal, et il se déplaît dans une situation plus précaire que toutes celles dont il a déjà senti la fragilité. L'arrivée de Lucien n'éveille que des idées de décadence et de malheur. L'empereur attendait Marie-Louise, la fille des Césars, sa garantie près des rois, jupon bouclier, et il ne voit venir que le frère mésallié et républicain, prêt à lui rendre service comme si un 18 brumaire était à recommencer, ou à lui imposer un gouvernement de sa façon.

Ce ne sont que contradictions, malentendus, et tout ce qui se réunissait, au retour d'Égypte, pour rendre la position de Bonaparte plus forte, conspire, au retour de l'île d'Elbe, à la rendre plus faible. La France désire la paix. Depuis 1798, elle l'a toujours désirée. Maintenant elle ne croit plus que Napoléon puisse l'assurer par des victoires. Parmi ses promesses, il y a celle de ne pas faire la guerre, et la coalition s'est déjà renouée. Du moins se gardera-t-il d'être l'agresseur. Mais voici que Murat, redevenu son allié, le trahit une seconde fois, et d'une autre manière, en se lançant, de Naples, à la conquête de l'Italie, en attaquant les Autrichiens, et, ce qui est pire, en se faisant écraser à Tolentino. Comment, après cela, soutenir devant les Français la fable de l'alliance de famille, répondre de la cour de Vienne qui doit arrêter les autres puissances si elles ont le dessein d'attaquer l'empereur ? Murat, battu, vient chercher un refuge en France, et son beau-frère, exaspéré, refuse de le voir. L'aventureux et versatile roi de Naples, Napoléon le rendra responsable du désastre de 1815, comme il l'a déjà rendu responsable du désastre de 1814.

Alors, puisque la guerre est inévitable, il faudrait réveiller la flamme de la Révolution. Elle était morte en 1814. Si elle se ranime en 1815, c'est contre le despotisme. Napoléon ne peut s'appuyer que sur des hommes dont l'esprit est républicain et qui limitent ses pouvoirs quand le salut public exigerait la dictature. Il est gêné par les entraves de l'Acte additionnel. Un ours muselé qu'on entendait murmurer encore, mais que ses conducteurs conduisaient à leur façon, dira Mme de Staël. Il a dû, parce que tout le monde le lui a conseillé, pardonner à Fouché et lui rendre le ministère de la Police. Fouché, convaincu que tout sera fini après deux ou trois batailles, le trahit avec les Alliés, avec Louis XVIII, au-dedans et au-dehors. Le moins grave, ce sont encore ces intelligences avec l'étranger et avec le roi réfugié à Gand. Mais c'est Fouché qui fait élire les députés, d'anciens camarades de la Convention, des terroristes qui sortent de leur retraite, des hommes de 93, et, ce qui vaut encore moins pour Bonaparte, des hommes de 1789. La Fayette lui-même. La Chambre de Fouché rira lorsqu'un représentant aura proposé de décerner à l'empereur le titre de sauveur de la patrie. Vous me trahissez, monsieur le duc d'Otrante ; j'en ai les preuves. En conseil des ministres, Napoléon accablera Fouché de paroles outrageantes : Je devrais vous faire fusiller. Fouché se vante d'avoir répondu : Sire, je ne suis pas de votre avis. L'empereur gardera l'insolent. Il osait à peine punir au temps de sa puissance. Maintenant, il remet tout au moment où il sera victorieux, s'il remporte une victoire décisive. Pour ressaisir l'autorité, il ne peut plus compter que sur la fortune des armes, et il a perdu la foi, il est accablé de pressentiments.

C'est à celui qu'il appelait naguère son oncle, c'est à Louis XVI qu'il fait penser pendant cette bizarre cérémonie du Champ de Mai qu'il a fallu reculer jusqu'au 1er juin parce que, telle qu'il l'avait promise, elle était irréalisable, mais dont il ne se dédit pas tant il croit à la nécessité de se retremper dans une manifestation populaire, surtout après le plébiscite ratificateur qui n'a donné que treize cent mille suffrages, portés péniblement à quinze, pas même la moitié des plébiscites d'autrefois. L'Acte additionnel ne satisfait personne, déçoit les uns parce qu'il n'est pas assez libéral, et, parce qu'il l'est trop, consterne les partisans de l'autorité. Le Champ de Mai devait renouveler la fête de la Fédération de 1790 et la distribution des Aigles en 1804. Ce fut à la fois lugubre et fantastique, une parodie de l'Empire par l'empereur. On vit Napoléon paraître en costume de théâtre, avec une toque à plumes, un manteau brodé, qu'il rejetait d'un geste enseigné par Talma, une écharpe, des bas de soie, des souliers à rosettes, et, sous ce déguisement, une figure soucieuse, contractée, sévère et néronique, dit un témoin. Jamais, dit un autre, il n'avait abandonné plus mal à propos la redingote grise. L'étonnement ne fut pas moins grand de voir auprès de lui ses trois frères habillés de velours blanc, couleur des candidats impériaux. Joseph, Lucien, Jérôme, sous le costume espagnol de prince français, poursuivaient, d'ailleurs, entre des réconciliations, leurs rivalités, leurs ambitions, leurs brouilles pour un trône relevé depuis deux mois et qui sera renversé dans trois semaines, à peine plus de temps qu'il n'en faudra pour que l'estrade du Champ de Mai soit démolie.

Les costumes dont Napoléon s'est affublé et dont il a affublé ses frères, c'est l'image de ses incertitudes et de son embarras. Cette fête est civile et militaire. Il ne faut pas que le militaire domine pour ne pas faire crier au Napoléon belliqueux. Il faut aussi que, s'adressant à Messieurs les électeurs, il paraisse devant eux avec la majesté impériale, qui n'a plus guère que les accessoires pour s'imposer. Empereur, consul, soldat, je tiens tout du peuple. Mais il laisse prévoir une révision de l'Acte additionnel quand l'injuste agression aura été repoussée. Il y a de tout dans cette cérémonie qui commence par un archevêque et une messe, qui se continue par la harangue du représentant des corps électoraux, par un serment renouvelé de celui du sacre et qui finit sur les acclamations de l'armée, sur des serments d'aller chercher l'impératrice et son fils et de mourir pour le trône et la patrie.

Celui qu'on a vu de tout temps livré aux hésitations et aux perplexités ne fait plus, pendant les Cent-Jours, que flotter d'une idée à une autre jusqu'à ce qu'enfin il se décide à risquer tout. Maintenant, du reste, sa vigueur physique est diminuée, sa santé atteinte et l'empoisonnement de Fontainebleau n'a pas été sans l'altérer. Bien plus malade est son esprit. L'effondrement et les trahisons de 1814 l'obsèdent. La certitude que ni Marie-Louise ni le roi de Rome ne reviendront lui ôte une grande part de son courage. À quoi bon restaurer une monarchie dont l'héritier légitime est prisonnier ? Faudra-t-il, contre une nuée d'ennemis, aller pour le délivrer, jusqu'à Vienne, plus loin encore ? La guerre, Napoléon sait qu'elle est inévitable puisqu'il est au ban de l'Europe, et il l'a préparée dans les détails, comme toujours. Mais il écoute tous les avis, examine tous les partis et, pesant le pour et le contre, n'en adopte aucun. Il y avait ceux qui lui conseillaient d'entrer en campagne tout de suite, de devancer les Alliés, de partir pour Bruxelles en battant la générale et en la faisant battre dans toute la France. Mais il avait fallu promettre la paix, rassurer la France et l'Europe, renoncer aux conquêtes, même à celle de la République, et comment ranimer l'enthousiasme révolutionnaire lorsqu'on avait déclaré solennellement qu'on ne songeait à reprendre ni la Belgique ni la rive gauche du Rhin ? Battre la générale était vite dit. Pour lever un demi-million d'hommes dans un tumulte patriotique, il fallait avoir des armes et des chevaux à leur donner. Il fallait faire confiance à cette garde nationale, à ces ouvriers fédérés qui s'offraient à l'empereur, par qui il se laissait appeler l'homme de la nation, mais dont la valeur militaire lui paraissait douteuse, le républicanisme inquiétant, qui sentaient trop la révolution et la jacquerie. Il y avait aussi Carnot, qui vivait de souvenirs, qui croyait toujours que 1792 pouvait se recommencer. Il conseillait, lui, d'attendre l'ennemi et l'invasion. Alors un mouvement généreux entraînerait la France qui se serrerait tout entière derrière son chef.

Napoléon jugeait mieux l'opinion publique. Il la sentait mauvaise, hostile aux levées d'hommes, montée contre la conscription, et, si le territoire était envahi, il croyait plus à une décomposition générale qu'à un sursaut d'énergie. Ma politique veut un coup d'éclat, répondit-il à Carnot.

Il avait pensé à entrer en Belgique dès le début de mai, à agir par surprise, à prévenir les Anglais et les Prussiens. Les ordres sont donnés, puis il contremande tout, soit qu'il compte sur les renseignements qui lui disent que l'ennemi ne sera pas prêt avant le mois de juillet et qu'il ne se trouve pas assez prêt lui-même ; soit qu'il ne veuille pas prendre le rôle d'agresseur et qu'il revienne à l'espoir d'un accord avec la cour de Vienne, peut-être même avec la Russie ; soit encore qu'il veuille tenir ses promesses de Lyon, écarter tout soupçon de dictature et attendre l'approbation des assemblées ; soit enfin, comme certains l'ont pensé, parce qu'il est mal portant, souffrant d'incommodités qui lui rendent pénible de se tenir longtemps à cheval. Peut-être appréhendait-il de recommencer la guerre. Le fait est qu'il part seulement après le Champ de Mai et l'ouverture des Chambres. Mettant fin à ses hésitations, il se décide soudain et rejoint l'armée en laissant derrière lui un Parlement dont les mauvaises dispositions ne sont pas douteuses. Les pairs (car il a fait aussi une pairie, comme Louis XVIII), et les représentants l'ont mis en garde contre les séductions de la victoire. On craint que, victorieux, il ne revienne en despote et il a répondu avec ironie : L'entraînement de la prospérité n'est pas ce qui nous menace.

Il quitte Paris le 11 juin, de grand matin. La veille, pour la dernière fois, il a entendu la messe aux Tuileries, donné ses audiences, été empereur. On l'observait anxieusement. Qu'on le trouve changé ! Ce n'est plus le regard puissant, le profil d'airain, le port de tête dominateur, mais un teint verdâtre, une démarche lourde, des gestes incertains, un ensemble affaissé. Le soir, il a dîné en famille, presque gai ou affectant la gaieté, plus causant qu'à l'ordinaire, dit Hortense, et parlant de son sujet préféré, la littérature, pour laquelle il a, sans le savoir, tant travaillé et qu'il enrichira encore jusqu'à l'achèvement parfait de son histoire, où Waterloo mettra le son funèbre. La soirée finie, il dit tout bas à Mme Bertrand le mot juste, celui que Madame Mère aurait pu dire : Pourvu que nous ne regrettions pas l'île d'Elbe !