NAPOLÉON

 

CHAPITRE XXIII. — LES BOTTES DE 1793 ET L'INSURRECTION DES MARÉCHAUX.

 

 

Désormais l'histoire de Bonaparte est un drame qui se resserre. Le temps, qui lui a toujours été mesuré, l'étrangle. De retour à Saint-Cloud le 9 novembre 1813, il abdiquera le 7 avril. Cinq mois seulement. Et ensuite cent jours. Des délais de grâce, mais comme ils sont remplis !

L'homme extraordinaire, c'est là, dans la mauvaise fortune et dans l'épreuve, qu'on le connaît. S'il achève bien le roman de sa vie, s'il lui donne un tour épique, c'est parce qu'il est supérieur au reste des mortels, supérieur surtout par un sens infaillible de sa destinée. Quel autre, dans cet effondrement, n'eût faibli ? Ce n'est pas assez d'avoir de la volonté, de la force de caractère. De sa propre situation, l'empereur a une vue historique. Il arrive aujourd'hui ce qui pouvait arriver dès la première année du Consulat, risque d'une seule et même guerre qu'il a eu pour mission de poursuivre jusqu'à une fin victorieuse comme délégué de la Révolution pour la conservation des frontières. Il ne rusera point avec ce mandat. Il périra plutôt avec le rêve de la nation française dans le dernier retranchement, celui du territoire sacré, raison de tout ce qu'il a fait.

L'invasion menace. Un brumairien qui a été député aux États généraux de 1789, un des hommes qui relient l'Empire aux origines de l'ère nouvelle, Regnault de Saint-Jean d'Angély, rappelle au Corps législatif la patrie en danger, la levée en masse et Valmy, l'an VII et Zurich, l'an VIII et la bataille de Marengo. Il s'agit de renouer la chaîne, de puiser des forces dans ces souvenirs. Le cercle se ferme et Bonaparte lui-même a fait le tour des idées politiques. Militaire jacobin à vingt-cinq ans, il n'en a que quarante-quatre. Entré depuis son mariage dans le rôle d'un souverain légitime, il n'est pas si loin du temps où il mitraillait, au service de la République, les royalistes sur les marches de Saint-Roch. Il a obéi aux circonstances et changé avec elles. Pourquoi ne changerait-il pas encore puisqu'elles redeviennent ce qu'elles ont été ? Il n'a qu'à regarder autour de lui. Tout cela a été tellement bref que ses aînés sont encore dans la carrière et les personnages du drame presque au complet. Barras est en exil ; ordre sera donné de laisser rentrer l'ancien Directeur. Augereau, l'Augereau de Castiglione et de fructidor, est toujours au service, maréchal et duc. Bonaparte lui écrira : Il faut reprendre ses bottes et sa résolution de 93. Augereau, dans l'armée, arborera des premiers la cocarde blanche, tandis qu'au Sénat Sieyès aura voté le rappel des Bourbons.

C'est que, de 1793, il ne suffit pas de reprendre les bottes et le langage. Il faudrait retrouver l'élan et le ressort est brisé. Quand la Révolution guerrière s'était livrée à un général qui promettait la paix qu'elle n'avait pu obtenir, elle sentait déjà l'épuisement des ardeurs. Après les efforts que Napoléon avait demandés à la France, c'était plus que de la fatigue, c'était du dégoût. Thiers, se rappelant les propos qu'avait entendus son enfance, écrit, et c'est éloquent : L'horreur qu'on avait ressentie jadis pour la guillotine, on l'éprouvait aujourd'hui pour la guerre. Des recrues de dix-huit ans, des réfractaires partout, l'esprit détestable dans les villes, ce ne sont pas les éléments d'un Valmy — si Napoléon croyait à la victoire spontanée, à l'enthousiasme irrésistible, au miracle militaire, et pour lui, Valmy n'avait été que la retraite ridicule de l'armée prussienne devant nos légions non organisées. Il battra Blücher et Blücher ne s'en ira pas comme Brunswick.

L'envahisseur, à la fin de1813, ce n'est plus seulement Brunswick, mais 600.000 ennemis qui se pressent sur le Rhin, aux portes des Pyrénées, l'Europe coalisée pour ramener la France à ses anciennes limites. Dans l'ensemble et dans le détail. Napoléon voit le problème avec lucidité. Toute l'Europe marchait avec nous il y a un an. Toute l'Europe marche aujourd'hui contre nous, dit-il au Sénat. Désormais le choix est entre les anciennes frontières et lui, c'est-à-dire entre Louis XVIII et Napoléon. Les Bourbons, la masse les a presque oubliés. Les Alliés n'y pensent guère. Avec plus de certitude que le royaliste le plus fidèle, l'empereur prévoit leur retour. Lui ou eux. Ou quoi, puisque tout aura été essayé ? Il s'agit de savoir si la France veut se défendre avec l'empereur qui, par le serment du sacre, a juré de maintenir l'intégrité du territoire de la République. Barante, préfet, témoin de l'état intérieur du pays, dit bien que, Bonaparte tombé, la France de la Révolution n'avait pas un point de résistance. Offrirait-elle un point de résistance à Napoléon ?

Il tente l'expérience qu'il recommencera aux Cent-Jours. Il cherche l'appui de l'opinion publique. Elle accuse son ministre Maret de le pousser à l'intransigeance par servilité. Il remplace Maret par Caulaincourt, c'est-à-dire par l'école de Talleyrand, des sacrifices nécessaires, de la mesure et, puisqu'on y croit, du possible. On reproche à l'empereur de n'avoir pas traité quand il en était temps, de n'avoir pas su conclure la paix à Prague. Il y a des assemblées qui représentent le pays. Il leur fait connaître le dossier des négociations. Il ne faut pas que l'adresse du Corps législatif au souverain semble rédigée par des courtisans. La commission de l'adresse sera composée d'hommes connus par leur indépendance. Seulement, dans cette Chambre si longtemps servile à qui la parole est rendue, le résultat, c'est une motion libérale, des plaintes contre le pouvoir absolu et la conscription, la demande d'une paix immédiate, le rapport voté à une majorité considérable, une opposition qui se manifeste tout haut, un acte d'accusation dirigé contre celui qui pouvait seul sauver l'État. En donnant la parole aux assemblées, l'empereur ne recueillait que des remontrances et elles le discréditaient aux yeux de l'Europe et de la nation qu'il s'agissait aux armes quand le territoire était envahi. L'expérience est manquée, le Corps législatif sera ajourné. Pour le salut public, Napoléon reprendra le rôle de dictateur. Et c'est, le 1er janvier 1814, son apostrophe aux députés où reviennent les phrases hachées de brumaire. Que faut-il à la France en ce moment ? Ce n'est pas une assemblée, ce ne sont pas des orateurs, c'est un général. Y en a-t-il un parmi vous ?... Qu'est-ce que le trône ? Quatre morceaux de bois couverts d'un morceau de velours : mais, dans la langue monarchique, le trône, c'est moi. Pour finir, il accuse : Vous avez été entraînés par des gens dévoués à l'Angleterre, et M. Laîné, votre rapporteur, est un méchant homme en correspondance avec les Bourbons. Encore une scène, des paroles foudroyantes, point de rigueurs. Les députés sont renvoyés dans leurs départements, où plus d'un s'empresse réellement de travailler pour Louis XVIII, comme Laîné va le faire à Bordeaux. Ce qu'il faut toujours à Bonaparte, en politique, ce sont des choses faciles, qui réussissent par le prestige de son nom, par l'autorité qui s'impose d'elle-même. Et maintenant tout cela se retire de lui, comme déjà, à sa cour, il y a des absences et les premiers signes de l'abandon.

Le succès, il va à la subtile manœuvre des Alliés, payés de leur constance, de la suite de leurs idées, habiles à discerner et à flatter la disposition des esprits. Séparer la France de son chef, laisser entendre qu'on est à reconnaître les frontières naturelles mais en gardant les ambiguïtés, l'équivoque, de telle manière qu'on puisse toujours se rétracter, c'est le système de Prague qui continue, se développe et se perfectionne. Napoléon comprendrait et dirait non ; l'opinion se méprendrait et condamnerait l'empereur. Dans l'idée des Français, les Alliés ne pouvaient offrir qu'un retour aux traités de Lunéville et d'Amiens. On évitait de dissiper leur illusion. On évitait aussi de présenter des conditions précises. Des bases de discussion, pas même des préliminaires de paix — car les Alliés se gardaient bien de parler d'armistice — telles étaient en novembre 1813, les ouvertures de Francfort. Refus de s'expliquer sur le principal, c'est-à-dire sur l'étendue de territoire qui serait laissée à la France, obscurité voulue, tout devant dépendre des résultats de la guerre, les prétendues bases étaient essentiellement mobiles. De plus, entre les coalisés, le pacte de 1805 reprenait vigueur. Le consentement de l'Angleterre était toujours réservé et les ouvertures qui étaient faites à la France par la Russie, l'Autriche et la Prusse restaient officiellement inconnues aux Anglais. Napoléon, dit Soult, avait percé la feinte de Metternich. Il avait voulu des garanties avant de discuter les bases que l'Autrichien lui-même avait soin d'appeler générales et sommaires. Telles quelles, on les recevait en France avec enthousiasme. On pressait l'empereur de dire oui tout de suite. Ce fut comme à Prague. Quand il eut dit oui, les Alliés exigèrent autre chose. Metternich répondit que les souverains devaient consulter le cabinet de Londres dont l'avis tenait dans cette instruction de Castlereagh à Aberdeen : Considérez qu'enlever Anvers à la France, c'est, par-dessus tout autre objet, le plus essentiel aux intérêts britanniques.

Ainsi la guerre, l'invasion prennent tout leur sens. A la fin de novembre 1813, la Hollande en révolte a rappelé le prince d'Orange. Les Alliés ont franchi le Rhin, violé la neutralité de la Suisse, en se couvrant du motif qu'ils n'en veulent qu'à la prépondérance de Napoléon. C'est la feinte. Un autre que Bonaparte l'a percée. Carnot, fier républicain, resté volontairement à l'écart de l'Empire triomphant, sort de sa retraite, offre ses services à l'empereur malheureux. Retour aux origines, aux causes-mères. Avec Carnot, le Comité de salut public reconnaît en Bonaparte son successeur. Et le petit capitaine se souvient. Carnot, principal artisan de l'annexion de la Belgique, est nommé sur-le-champ gouverneur d'Anvers. Voilà l'esprit de 1793. C'est à peu près le moment où Napoléon dit à Caulaincourt : Veut-on réduire la France à ses anciennes limites ? C'est l'avilir. On se trompe si on croit que les malheurs de la guerre puissent faire désirer à la nation une telle paix. Il n'est pas un cœur français qui n'en sentît l'opprobre au bout de six mois et qui ne la reprochât au gouvernement assez lâche pour la signer. Idée forte, arrêtée et ancienne. Peu de temps après son retour de Russie il avait déjà dit à Molé qu'il perdrait la confiance de cette nation si lasse de la guerre s'il lui procurait la paix à des conditions dont il eût personnellement à rougir. Il ajoutait : Vous verriez les Français qui m'ont tant admiré, peut-être tant craint, se moquer de moi plus qu'ils ne l'ont fait d'aucun de leurs gouvernements.

Réduit à la rigoureuse alternative de se soumettre à tout ou de tout risquer, il risquera tout. D'ailleurs, il reste le même homme, libre d'esprit, presque détaché de ces choses qu'il prépare avec le dernier soin en vue de la lutte, ne cessant jamais de faire comme si le succès était certain, ne négligeant rien pour l'obtenir et portant sur sa propre situation un regard aussi froid que s'il jugeait celle d'un autre. Les conséquences, il les tire. Il liquide les plus mauvaises de ses affaires, il s'allège comme un spéculateur mal engagé. Ce qu'il garde, en guise de compensations pour le jour où l'on négociera, ce sont les places de l'Elbe et l'Italie. Mais le pape est renvoyé à Rome, Ferdinand VII en Espagne. Napoléon se délivre du boulet espagnol qu'il traîne depuis cinq ans, sans même consulter Joseph qui l'impatiente maintenant plus que ses autres frères : Aîné, lui ? Pour la vigne de notre père, sans doute ! Bien que l'Autriche reste pour lui un espoir, la belle-famille n'est pas mieux traitée que la famille. Hortense raconte un dîner intime, où l'empereur, voyant tout le monde consterné parce qu'on vient d'apprendre que les Alliés ont passé le Rhin, dit avec une étrange gaieté à Marie-Louise : Nous n'avons pas oublié notre métier. Sois tranquille, nous irons encore à Vienne battre papa François. Au dessert, on amène le roi de Rome et l'empereur, riant de tout son cœur, fait redire à l'enfant : Allons battre papa François. Mollien lui propose de mettre le Trésor en sûreté de l'autre côté de la Loire. Il lui frappe sur l'épaule, ironique et familier : Mon cher, si les Cosaques viennent devant Paris, il n'y a plus ni Empire ni empereur. Et à Lavalette, au moment où il va rejoindre l'armée, ce mot aigu : Si je viens à être tué, ma succession ne sera pas dévolue au roi de Rome. Au point où les choses sont venues, il n'y a qu'un Bourbon qui me puisse succéder.

Le 25 janvier au matin, il quitte Paris. Il a brûlé ses papiers les plus secrets et, pour la dernière fois, embrassé sa femme et son fils. Jamais il ne les reverra. Il laisse les choses en ordre et en règle, il accomplit consciencieusement et sans confiance toutes les formalités, la régence à Marie-Louise, Joseph lieutenant général de l'Empire. C'est le décor où seule la victoire mettra des réalités, si la victoire reste possible et Bonaparte a si peu d'illusions ! Mes troupes ! mes troupes ! dit-il à Pasquier. Est-ce qu'on croit que j'ai encore une armée ? Sur les services qu'il peut attendre des siens et sur leur fidélité, il ne s'abuse pas davantage. Il connaît la défection de Murat, passé à la coalition depuis quinze jours et qui croit sauver son trône alors qu'il tombe dans les filets de Metternich. En attaquant Eugène, en immobilisant l'armée d'Italie, qui serait si nécessaire en France, Murat contribue à la défaite de Napoléon. La sœur, le beau-frère qu'il a tiré du néant, dont il a fait un roi — sur qui se reposer ? C'est dans ma destinée de me voir constamment trahi par l'affreuse ingratitude des hommes que j'ai le plus comblés de bienfaits. La fin qui s'approche sera laide. Mais il y a un moyen d'abréger, de se libérer. Napoléon qui ne tient pas aux choses, pas du tout aux gens — sauf un peu à son fils, disait-il à Metternich quelques mois plus tôt — ne tiendra pas, pendant ces quelques semaines, à la vie. Quand, le 1er janvier, il avait achevé son altière harangue aux députés par ces mots : Avant trois mois, j'aurai fait la paix, les ennemis seront chassés de notre territoire ou je serai mort, on avait à peine écouté. Une phrase, du style. Il avait pourtant, au fond de l'âme, le désir de la grande évasion, et, dans la bouche, le goût de la cendre.

Cette campagne de France, si admirée, belle par l'audacieux génie de la conception, que l'envers en est vilain ! Le refrain de Napoléon la ponctue. On ne l'aide pas, on ne le sert pas. Personne n'a d'initiative ni d'idées. Et même, maintenant, on discute les ordres, on les exécute mal, on se dispense de les exécuter. Je ne suis plus obéi. Vous avez tous plus d'esprit que moi et sans cesse on m'oppose de la résistance en m'objectant des mais, des si, des car. Ses plus belles combinaisons militaires échoueront par cette absence de bonne volonté qui aggrave l'infériorité du nombre, l'inexpérience des trop jeunes soldats, de ces Marie-Louise de dix-huit ans dont beaucoup ne savent même pas charger leur fusil, par la disparition, après tant de campagnes meurtrières, de ces officiers subalternes qui étaient une des forces de la Grande Armée. Elles échoueront encore par l'épuisement de l'enthousiasme, le dégoût de la guerre, l'extinction de la confiance, enfin par le sentiment que tout est inutile parce que c'est la fin. Napoléon lui-même, qu'on voit à chaque instant chercher une mort qui ne veut pas de lui, décourage sans le savoir. À Arcis-sur-Aube, Sébastiani retient Exelmans qui veut avertir Napoléon du danger : Laissez-le donc, vous voyez bien qu'il le fait exprès ; il veut en finir.

Il le voulait et puis, toujours mobile et incertain, il se reprenait à l'espérance. Le voici d'abord à Brienne, ramené à ses débuts, à ses premiers pas en France, à son vieux collège, retrouvant un de ses anciens maîtres, le P. Henriot, devenu curé de Maizières, qui lui sert de guide et lui offre un lit. Le combat a été heureux. On dirait qu'en renouant avec ce passé, il a retrouvé son étoile. Il a repris aux Prussiens une ville incendiée. Il s'endort le soir en rêvant de rebâtir Brienne, d'y fonder une grande école militaire ou une résidence impériale. Le surlendemain, à La Rothière, il doit battre en retraite, se replier sur Troyes. Alors, il est prêt à accepter les conditions des Alliés, il donne, pour le Congrès de Châtillon, carte blanche à Caulaincourt. La victoire revenue, il lui interdira de signer à tout prix. Il attend toujours un miracle. Il en a tant vu, il en a lui-même tant fait ! Encore un succès, dit-il le soir de Champaubert, l'ennemi repassera le Rhin plus vite qu'il ne l'a passé et je suis encore sur la Vistule. Et le lendemain, à Montmirail, après une journée éclatante qui fait penser à ses anciennes victoires d'Italie : Les Alliés ne savent pas que je suis plus près de Munich et de Vienne qu'ils ne le sont de Paris. Tels sont les mouvements alternés que produisent chez lui les résultats tour à tour bons et mauvais d'une stratégie inventive, qu'il renouvelle et qu'il poursuit, au sentiment de ceux qui le regardent de loin, avec une vigueur incroyable, réduit parfois à dix mille hommes contre les forces de la coalition et montrant le reste de sa vieille garde comme la tête de Méduse.

Après Champaubert, Montmirail, Vauchamps, où il semble qu'il ait, lui, retrouvé sa jeunesse, la troupe, les populations renaissent à l'espoir de chasser l'envahisseur. Ce sont les chefs qui n'espèrent plus. L'empereur a à se plaindre des plus braves. Retards, négligences, défaillances n'ont pas permis d'exploiter le succès. Alors c'est une scène violente à Victor, ancien tambour devenu maréchal et duc de Bellune. Son commandement lui est retiré, deux généraux menacés de conseil de guerre. Puis Napoléon s'attendrit sur le vieux soldat, le vieux compagnon d'Italie — qui passera bientôt à Louis XVIII, comme les autres. C'est moins que jamais le moment où il ose sévir. Ceux qui lui échappent les premiers, ceux qu'il a toujours craints, ceux qui, dans deux mois, l'auront renversé, ce sont les chefs militaires. Après Montereau, où il s'est encore exposé au péril, où il a pointé lui-même des canons, faisant murmurer les artilleurs par son imprudence, il est sombre, agité, bien que la journée ait été heureuse, et ce qu'il a dit tant de fois il le redit, dans la nuit, au château de Surville : On ne m'obéit plus ! On ne me craint plus ! Il faudrait que je fusse partout à la fois !

Ces faits de guerre, ces efforts surhumains pour repousser une invasion qui, depuis plus de vingt ans, était seulement différée, se conjuguaient avec des négociations dont il voyait clairement le caractère. Il doutait toujours que les Alliés fussent de bonne foi et surtout que l'Angleterre voulût une paix telle qu'il pût l'accepter. Castlereagh était arrivé et conduisait maintenant les affaires. Les conditions de Châtillon n'étaient plus les propositions de Francfort. C'étaient les frontières de 1790, les anciennes limites et quand Berthier, Maret pressaient Napoléon de les accepter, il évoquait le serment du sacre, les républicains du Sénat : Que pourrai-je leur répondre quand ils viendront me redemander leurs barrières du Rhin ? On lui avait déjà tant reproché de n'avoir pas signé la paix à temps, il sentait en France une telle hâte, que, plusieurs fois, il fut sur le point de céder, bien qu'il fût certain que tout cela était un masque. S'il acceptait les anciennes limites, il était sûr que d'autres exigences seraient présentées. Il aurait à donner des garanties dont la première serait sans doute qu'il renonçât au trône. François II lui-même voulait-il sincèrement sauver son gendre, sa fille, son petit-fils ? Caulaincourt, le négociateur, ne l'a pas cru. Il s'est rendu compte que l'Autriche avait toujours subordonné la considération de famille à d'autres vues qu'elle n'osait pas alors avouer parce qu'elle ne se flattait pas de les voir se réaliser. À Châtillon comme à Francfort, sa modération dépendit moins de sa conscience et de sa politique que du succès qu'elle n'osait pas croire si facile. L'élève de Talleyrand s'aperçut en outre que, le jour où Napoléon se serait incliné devant le principe des anciennes limites, il ne serait même pas certain que la France fût admise au règlement général. Les Alliés disposeraient-ils sans elle de ses anciennes conquêtes, surtout de la Belgique et de la rive gauche du Rhin ? Si Napoléon subissait encore cela, il s'humiliait tant que son gouvernement devenait impossible. S'il ne s'y résignait pas, c'était une prétention qui faisait échouer la paix. Les choses dépendaient toujours des événements de guerre. Mais si, par une faveur inouïe de la fortune, Napoléon avait infligé aux Alliés la grande défaite à laquelle tendaient ses combinaisons, eût-il obtenu plus qu'après tant d'autres victoires ? Eût-il obtenu mieux que tant de paix magnifiques qui n'avaient été que des trêves ?

Tout ce qu'un grand capitaine peut imaginer, il le tenta encore, prendre l'ennemi de flanc, de revers, — la plus haute école, de savantes manœuvres. La plus belle, le mouvement sur l'Aisne qui devait achever la destruction de Blücher, manqua le 3 mars par la capitulation de Soissons. La fureur de Napoléon fut inexprimable. Il demandait qu'on lui amenât sur l'heure le commandant de la place qui s'était rendu, qu'on fusillât le misérable. À dater surtout de ce jour fatal on vit chez l'empereur une profonde tristesse, traits contractés, sourires forcés, la mort qu'il cherche dans les derniers combats et qui se refuse à lui. Il n'existait plus qu'une ressource, soulever la France contre l'envahisseur, non seulement la résolution de 1793 mais la résolution plus farouche de l'Espagne et de la Russie. Il y pensa : Quand un paysan est ruiné et que sa maison est brûlée, il n'a rien de mieux à faire que de prendre un fusil. De pareilles intentions, à peine connues, devinées, accroissaient le désir de la paix dans les régions qui n'étaient pas envahies. Et le duc d'Angoulême allait entrer à Bordeaux.

La victoire, pendant quelques jours, Napoléon eut l'illusion de la tenir. L'ennemi croyait le voir partout. Du 16 au 19 mars, par son retour offensif sur l'Aube, il oblige les Alliés à une retraite précipitée, les met en désarroi, effrayés à l'idée que leurs communications seront coupées, que l'Argonne, la Lorraine, la Bourgogne s'insurgeront contre eux. Il s'en fallut de vingt-quatre heures que François II, papa François, ne fût pris. Mais, le 20 mars, Augereau tourne le dos, évacue Lyon à l'approche d'un corps autrichien et se retire sur Valence. L'armée du sud, sur laquelle l'empereur comptait pour une diversion de flanc, devient inutile. Il y a eu la défection du duc de Castiglione avant celle du duc de Raguse.

Cependant les Alliés hésitaient encore et le dénouement traînait. Il fallut, pour l'amener, l'intervention d'un homme, d'une pensée, d'une haine clairvoyante, et la destinée devait faire que cette haine fût corse, qu'une vendetta de l'île se mêlât à cette grande histoire. Si forts qu'ils se sentissent, les Alliés gardaient une sorte de crainte respectueuse en face de Napoléon, devant les Français qui les avaient si souvent battus. Ils n'avançaient qu'avec prudence et circonspection. Le Paris de la Révolution leur faisait peur. Il y eut quelqu'un à leur quartier général pour prêcher sans relâche, plus hardiment que tout autre, qu'il fallait marcher droit sur Paris et qu'alors tout serait fini, tout tomberait. Cet homme s'appelait Pozzo di Borgo. Il avait un vieux compte à régler avec ce petit Bonaparte dont il disait déjà, vingt ans plus tôt, ce que les Alliés répétaient dans leurs proclamations : Napoléon Bonaparte est cause de tout. Aux troubles d'Ajaccio, Pozzo avait été du côté de Paoli. Il avait chassé de Corse Napoléon et sa famille, avant d'en être chassé lui-même avec les Anglais, sa tète mise à prix. Passé au service de la Russie, le plus comme il faut des aventuriers, Pozzo était illumine par l'esprit de vengeance. L'idée qu'il ne cessait de souffler à Alexandre, et par lui aux autres souverains encore hésitants, était mortelle pour son ennemi. Il faut que la Corse si lointaine, si oubliée, vienne avec ses clans, ses querelles, ses haines, chercher et retrouver Napoléon, qui, entre l'Aisne et la Marne, commence lui-même à n'être plus qu'un chef de partisans, à tenir le maquis en Champagne pour la Révolution conquérante et guerrière dont il a reçu le testament, et déjà tout près de retourner à l'aventurier, comme aux temps d'Ajaccio.

La marche hardie et décisive de l'ennemi sur la capitale laissa Napoléon dans une perplexité mortelle. Que faire ? Il s'abîme dans ses pensées. Il songe à répondre par une plus grande audace. Laissant aux Alliés Paris qui leur résistera peut-être, il leur coupera la retraite et, s'aidant des ressources que lui offre l'Est patriote, il leur fera une guerre meurtrière, les acculera à la capitulation qu'il a cru deux fois obtenir. C'eût été la guerre à outrance, l'idée de Gambetta en 1870. Même si Paris est pris, les Alliés ne peuvent-ils y trouver leur tombeau comme il a trouvé le sien à Moscou ? C'est une extrémité et il fait tous ses efforts pour se familiariser avec les résolutions qu'elle comporte, car ce serait s'engager sans retour, jouer le tout pour le tout, ne plus être qu'un hors-la-loi s'il arrivait que sa déchéance fût prononcée pendant qu'il battrait la campagne, et c'est bien ce qui le menace depuis que les Alliés ont conclu ce pacte de Chaumont, le même que celui au nom duquel, l'an d'après, ils lui courront sus. Et puis, pour tenter cette partie suprême, il faudrait qu'il sentît autour de lui des dévouements et les généraux ont, encore moins que l'empereur, le goût de tout risquer et de passer à l'état de chouans impériaux. Le 23 mars, après la rupture de la conférence de Châtillon, lorsque Caulaincourt arrive à Saint-Dizier, le mécontentement de l'état-major éclate. À côté de la salle où Napoléon s'est enfermé, on demande tout haut, dans une explosion de fureur, où il va, ce qu'on deviendra, s'il faudra tomber avec lui, s'il n'est pas fou. Il fait celui qui n'entend pas, mais il réfléchit, il hésite, il est prêt, pour obtenir la paix, à renoncer même à la rive gauche du Rhin, lorsque, le 28 mars, le hasard fait tomber entre ses mains un prisonnier de marque, Weissenberg, diplomate autrichien. Il l'envoie à son beau-père avec une mission confidentielle, sans plus de résultat ni de réponse que l'année d'avant avec Merfeldt. Quelle négociation peut maintenant le sauver ? Il est fixé sur son propre sort. Cependant Ney, Berthier le fatiguent du danger que court Paris, de la situation impossible où il se mettra lui-même et où il les aura mis. On ne le suit plus, il n'est plus le maître et son incertitude lui présente d'autres images. Toujours prompt à changer d'humeur, il ne pense plus qu'à Paris qu'il ne peut perdre sans perdre tout, à ce qui s'y passe, aux conspirations qui s'y forment, à tout ce dont il a eu tant de fois l'esprit obsédé, à l'écroulement d'un pouvoir qu'il sait fragile, si fragile, que, dans son réalisme brutal, il vient de l'appeler une monarchie de huit jours.

Tandis qu'il se hâte vers Paris, espérant encore sauver sa capitale, organiser une résistance, ce qui aurait pu arriver presque chaque année depuis Marengo s'accomplit. Napoléon avait bien dit que le jour où les Cosaques paraîtraient devant Paris il n'y aurait plus ni Empire ni empereur. Le 30 mars, il est à Juvisy, quelques heures trop tard. Paris a capitulé. Depuis deux jours, Marie-Louise et le roi de Rome sont partis. L'enfant dont son père dira que le sort le plus triste est celui d'Astyanax, il a fallu l'arracher aux Tuileries, pleurant, criant : Je ne veux pas m'en aller, je ne veux pas quitter ma maison. Dix berlines vertes que soixante ou quatre-vingts curieux ont regardé passer en silence, voilà les funérailles de l'Empire. Et Joseph, le lieutenant général, a disparu, il a quitté Paris encore moins glorieusement que Madrid.

L'ennemi à Montmartre et au faubourg Saint-Antoine, c'était la chose à laquelle Bonaparte pensait dès le temps d'Austerlitz et du fond de la Moravie. La conclusion si souvent prévue, elle était là. Au bord de la grande route, dans une maison de poste, il apprend que tout s'en est allé dans un affaissement plutôt que dans une catastrophe. Pareils à la mort, les événements inévitables et nécessaires ne viennent jamais avec la figure qu'on leur a prêtée. Celui-là laissa Napoléon dans un grand désordre d'esprit. Oubliant qu'il a donné lui-même des instructions formelles pour le départ de l'impératrice, du roi de Rome et du gouvernement si Paris était menacé, il éclate en reproches, en fureurs, en injures de soldat pour ceux qui ont capitulé, pour Joseph surtout, ce cochon de Joseph. Et puis, ne pouvant croire que ce soit fini, penché sur ses cartes, par habitude, il cherche ce qu'il y a à faire. Quatre jours et je les tiens. La route de Fontainebleau était libre. Il la prend, agitant encore des projets d'opérations, de manœuvres, dressant le compte des forces qui lui restent, rédigeant des instructions pour Berthier. Le 2 avril, au moment où le Sénat vote sa déchéance, il médite un coup de main sur Paris avec les divisions de Marmont qui se sont repliées sur Essonnes. Le 3, il harangue sa garde, se fait acclamer. Le soldat crie : À Paris ! Le soir il recevait la visite de ses maréchaux.

Que nous est-il arrivé qui n'arrive à tous les hommes jetés à une distance infinie du cours ordinaire de la vie ? Bonaparte pouvait répéter le mot du conventionnel Lindet après thermidor. En vain Bonaparte a jeté des ancres, fondé des institutions, la Légion d'honneur, une aristocratie, recouru au sacre, aux alliances, au mariage. En quelques jours tout cela n'est plus rien. Il est sorti, quinze ans plus tôt, de la Révolution militaire et les militaires de la Révolution viennent le chercher. Les uns ont dit : Pronunciamiento, et les autres : Insurrection des grosses épaulettes. Pour Sorel, c'est la répétition de fructidor et de brumaire, la suite des appels au soldat auxquels les républicains s'étaient résignés, une de ces journées où, dix années durant, les sections d'abord, l'armée ensuite avaient décidé de la politique.

Les visiteurs que Bonaparte vit entrer à Fontainebleau, Ney à leur tête, comme ils auraient pu se présenter plus tôt ! C'étaient ceux dont il disait qu'ils avaient toujours été prêts à lui ouvrir le ventre. Il les a convoqués afin de trouver chez eux un appui. Ils apportent une sommation. L'affaire de Bonaparte est manquée, finie. Tirant les conséquences, ils en deviennent les liquidateurs. Maintenant Napoléon n'est plus qu'un homme qui gêne. On l'a pris pour ne pas avoir les Bourbons et il a dit lui-même que seuls les Bourbons pouvaient lui succéder, non sans que cette pensée le flattât. Il a eu son compte de grandeur et de pouvoir. Qu'il laisse donc les autres vivre et, dans l'inévitable, s'accommoder de Louis XVIII.

Qu'a fait Napoléon, en écrasant ces hommes d'honneurs et de richesse ? Des conservateurs. Il se plaignait à Las Cases que ses largesses n'eussent servi à rien. Il faut qu'il y ait eu fatalité de ma part ou vice essentiel dans les personnes choisies. Il aurait voulu fonder de grandes familles, de vrais points de ralliement, en un mot des drapeaux dans les grandes crises nationales. Ils sont devant lui, son prince de Neuchâtel, son prince de la Moskowa, ses ducs de Dantzig, de Reggio, de Tarente, de Conegliano, et c'est pour lui signifier son congé. Aujourd'hui ce qui fait le plus d'horreur à ces anciens soldats de la Révolution, c'est l'idée du désordre, de la guerre civile, de l'anarchie. Si Augereau était là, l'exécutant de fructidor, créé duc de Castiglione, ne serait pas, de tous, le moins âpre à exiger l'abdication. Dans son ordre du jour à l'armée dont il vient de priver l'empereur, le jacobin, la vieille moustache de l'armée d'Italie, qui aura pris des premiers la cocarde blanche, ira jusqu'à reprocher à Buonaparte de n'avoir pas su mourir en soldat.

À Fontainebleau, le 4 avril, c'est bien un 18 brumaire renversé. Comme au rendez-vous de la rue Chantereine, les maréchaux sont venus avec leurs états-majors, toute une escorte de divisionnaires et d'officiers qui les accompagnent pour les défendre au besoin, et pour menacer aussi. C'est l'image du gouvernement des militaires, celui que Napoléon redoutait le plus, qu'il méprisait le plus aussi et dont il disait en 1802 que jamais il ne prendrait en France, à moins que la nation ne fût abrutie par cinquante ans d'ignorance. Avec les généraux, on l'a vu, dans tous les temps, dit Chaptal observer la plus grande réserve, les tenir à distance, leur adressant à peine la parole et seulement sur des choses indifférentes. Et les voici chez lui, le verbe haut. Ils lui imposent leurs personnes et leur volonté. Ney, Lefebvre, Moncey ont fait irruption dans son cabinet et c'est Ney qui demande l'abdication, vient l'enlever, comme il l'a promis aux autres, à la foule des gradés qui attendent dans la cour. Rien de bruyant, de dramatique ; une résolution froide. Napoléon leur parle. C'est comme s'il parlait à des statues. Macdonald, qui a écrit le procès-verbal de la conférence, entre à son tour avec Oudinot. Il apporte une lettre de Beurnonville, encore un ancien de la Révolution, un combattant de Valmy et de Jemmapes, membre du gouvernement provisoire de Paris, qui déjà, dans son âme, est rallié aux Bourbons et qui fait savoir que les Alliés refusent de traiter avec l'empereur. Et, après Ney, Macdonald signifie au nom de l'armée que tout le monde est las, qu'on est très résolu à en finir, qu'il ne peut pas être question de marcher sur Paris, encore moins de tirer l'épée contre des Français. J'aurais cru qu'il aurait éclaté, ajoute Macdonald. Au contraire, Napoléon répond avec calme et douceur. Il trouve même des mots aimables pour l'orateur des délégués qui interrompt par un brutal : Trêve de compliments, il s'agit de prendre un parti. La lettre de Beurnonville était l'argument. Eh bien ! messieurs, puisqu'il en est ainsi, j'abdiquerai. Il n'abdiquait encore qu'en faveur du roi de Rome, entre les mains de ses maréchaux, devenus les commissaires de l'armée auprès du gouvernement provisoire.

Dans la soudaineté où tout cela s'était fait, Napoléon restait comme incrédule. Il voyait, avec son esprit mobile, une chance suprême à tenter. Se jetant sur un canapé, se frappant la cuisse de la main il lance tout à coup d'un ait dégagé : Bah ! messieurs, laissons cela et marchons demain, nous les battrons. Les maréchaux, glacés, répétèrent que leur décision était irrévocable et il n'insista plus. Mais ils convinrent, par précaution, que le commandement serait remis à Berthier qui donna sa parole de ne plus exécuter aucun ordre de Napoléon. L'armée n'obéit plus qu'à ses généraux. Ney vient de le dire en face à l'empereur déchu, désormais impuissant. C'est bien par le pouvoir militaire qu'il est déposé.

Toute la faute, et même la honte, a été rejetée sur Marmont qui, dans le même moment, mettait bas les armes et signait une capitulation avec Schwarzenberg. Par sa défection, le duc de Raguse privait l'empereur de la principale force qui restât, il lui retirait le dernier moyen de résistance. Il ne faisait pourtant qu'appliquer à Essonnes le mot d'ordre de Fontainebleau.

Devant l'insurrection des grands officiers, comment ne retrouverait-on pas Napoléon tel qu'il a toujours été avec ceux qui l'ont desservi ou trahi, timide, et osant moins que jamais sévir ? Comment, en cette chute soudaine et tombant de si haut, ne passerait-il pas encore par des successions de pensées si rapides que son esprit semble incertain et flottant jusqu'à l'incohérence ? Dans l'espace d'une heure, il a, le 4 avril, abdiqué et proposé de marcher sur Paris. Le 5, après avoir, de nouveau, parlé d'une retraite sur la Loire, il renonce à l'Empire avec dégoût. C'est le philosophe qui, pour mourir, s'enveloppe la tête dans son manteau. Pourquoi serait-il étonné ? Qu'arrive-t-il que l'expérience ne lui ait appris ? Sa proclamation à l'armée est l'adieu d'un misanthrope : Si l'empereur avait méprisé les hommes comme on le lui a reproché, le monde reconnaîtrait aujourd'hui qu'il a eu des raisons qui motivaient son mépris. Il ne désire plus rien, il est stoïque. L'amateur de tragédies récite même des vers de Mithridate qu'il applique à sa situation. Et, avec Caulaincourt, défenseur de ses intérêts auprès du tsar, il examine l'établissement qui lui sera réservé. Le trône n'est plus qu'un morceau de bois auquel il ne tient pas. Cent louis par an lui suffisent. Il ne faut pas une place bien étendue à un soldat pour mourir. L'instant d'après, il ne se contentera pas à moins de la Toscane pour y vivre dignement avec l'impératrice. Et puis, le lendemain, à la troisième conférence avec les maréchaux, tout change encore. Il leur propose d'aller en Italie, d'y recommencer la guerre. Veut-on m'y suivre encore une fois ? Marchons vers les Alpes. Personne ne répond et, dans ce silence, une autre image s'offre à lui. Il se voit chef de partisans, courant les aventures et c'est une incarnation qui lui répugne parce qu'elle ne répond pas à sa conception de la grandeur, celle qui ne l'a jamais quitté, qui a guidé son destin et qui le sauvera encore.

Le 7 avril, tout est fini. Plus d'empereur, de dynastie, de succession. Ni roi de Rome ni régente. Les maréchaux ont exigé l'abdication pure et simple. C'est bien ce qu'avait dit Napoléon ; seuls les Bourbons pouvaient lui succéder, puisque c'était pour qu'ils ne revinssent pas que la République avait fait de lui un consul, puis un empereur. Et tout cela se terminait selon les règles. Il fallait même que le grand acte du 21 janvier, le régicide, restât présent. La loi majeure de la Révolution, celle qui avait envoyé le duc d'Enghien au fossé de Vincennes, les rois coalisés et victorieux l'observaient à leur tour. Ils n'avaient pas fait la guerre pour ramener Louis XVIII. Ils achevèrent de se décider pour lui quand on leur fit connaître qu'au Sénat, les votants de 1793 eux-mêmes avaient adhéré aux Bourbons.

C'eût été trop demander à Napoléon que de goûter sereinement et jusqu'au bout cette ironie de l'histoire. Entre l'abdication et l'arrivée à l'île d'Elbe, domaine et séjour qui lui étaient assignés avec une dotation et qu'il acceptait, il a eu ses heures de faiblesse humaine. Parfois, devant les trahisons, dans la solitude qui se faisait autour de lui, il savait encore montrer son dédain. Le 12 avril, le jour de l'entrée du comte d'Artois, Berthier demande la permission d'aller à Paris. Il ne reviendra pas, dit froidement l'empereur. Il pensait de celui-là ce qu'il pensait des autres. Après le chef d'état-major, deux fois prince, le mamelouk Roustan s'en irait. Et Constant, le valet de chambre, aussi. Les derniers abandons étaient les pires. Dans la nuit du 12 au 13, Napoléon eut le cri du calvaire et son agonie. La vie m'est insupportable, disait-il à Caulaincourt. Il voulut mourir. Du poison lui restait qu'il portait toujours sur lui depuis la retraite de Moscou. Le sachet était éventé. La mort se refusait et c'était encore son étoile qui le réservait pour un épilogue moins vulgaire. Il eut le sentiment qu'il devait vivre, que tout n'était pas fini, que ce n'était pas cette évasion-là qu'il fallait chercher.

Il lui reste quelques scènes à mettre à la suite de son histoire. Celle des adieux de Fontainebleau, toute prête pour le graveur, se verra longtemps au mur des maisons françaises. C'est le Napoléon sentimental qui commence, une imagerie d'un effet assuré. L'homme qui savait si bien parler aux imaginations se surpassera dans ce genre. Mais ces grognards qui pleurent, ce général et ce drapeau que le héros malheureux embrasse, tout est parfait pour l'émotion, composé par un artiste, par un homme de lettres qui sait qu'une des tâches qui lui restent, c'est d'embellir sa tragédie et de transposer la magie de son nom dans le souvenir. Si j'ai consenti à me survivre, c'est pour servir encore à votre gloire. Je veux écrire les grandes choses que nous avons faites ensemble. Écrire, c'est le mot capital de ces adieux à la Grande Armée. Napoléon se sent devenir légendaire.

Et pourtant il aura une défaillance affreuse. Précipité de ce trône prodigieux, meurtri de sa chute, l'autre empire, celui qu'il exercera sur l'esprit des humains, ne l'exalte pas assez pour que la déchéance ne lui soit pas cruelle. De Fontainebleau à Fréjus, le voyage du prisonnier, conduit et surveillé par les commissaires étrangers, sera son premier martyre. Près de Valence, il rencontra Augereau qui le tutoya grossièrement, lui reprocha son ambition qui l'avait conduit là. L'empereur subit sans répondre l'outrage du défectionnaire de Lyon et reçut son accolade. Il avait dit : Ce n'est pas le peuple qui manque d'énergie ; ce sont les hommes que j'ai placés à sa tête qui me trahissent. Il perdit contenance et courage devant les injures et les menaces du peuple. L'impopularité, il ne l'avait pas encore vue de près. En Provence, il rencontra la haine, des cris de mort, des couteaux levés. À Orgon, la foule l'entoure, brise les vitres de sa voiture. Devant l'auberge où il s'arrête, il se voit pendu en effigie, un mannequin à son image, barbouillé de sang. Il se dissimulait derrière le général Bertrand, refusait le vin et la nourriture de peur du poison, et, quand il restait seul, on le trouvait en pleurs. Ne se croyant plus en sûreté que sous un déguisement, il mit une cocarde blanche, enfourcha un cheval de poste et galopa devant le cortège comme un courrier. Puis, harassé, toujours inquiet, il pria les commissaires de changer d'habits avec lui, revêtit l'uniforme de l'Autrichien, le manteau du Russe. Celui-ci voulut bien prendre la place de Napoléon qui, pour être sûr qu'on ne le reconnaîtrait pas, monta dans une autre voiture, s'assit à gauche, demanda qu'on lui manquât d'égards. Un voyage humilié, pire que celui de Varennes, où Bonaparte, comme dans l'Orangerie, le 18 brumaire, n'a pu soutenir le contact de la foule, les bousculades, les choses dont il a toujours eu horreur, avec ses nerfs d'intellectuel. Il en oublie qu'il était hier empereur, il en perd le respect humain devant ces étrangers devenus ses protecteurs. L'un deux, dans un cruel récit, dit qu'il les fatiguait de ses alarmes et, ce qui a frappé davantage ce Prussien, de ses irrésolutions. Sur la route, Napoléon vit sa sœur, la belle Pauline, qui lui fit honte, refusa de l'embrasser qu'il n'eût quitté l'uniforme d'Autriche. C'est une épave, un malheureux.

Le 4 mai, il descend de la frégate anglaise qui l'a conduit à l'île d'Elbe. Il prend possession de son nouveau royaume avec une grimace d'abord, car sa nouvelle capitale de Porto-Ferrajo ressemble à un de ces petits ports de Corse qu'il connaît bien. Le maire et le vicaire général lui apportent les clefs de la ville, le promènent sous un dais de papier doré, jusqu'à l'église, pour un Te Deum solennel. C'est une parodie de souveraineté, avec le discours du trône prononcé dans la salle de l'hôtel de ville. Et puis les notables lui sont présentés, il parle à chacun et c'est le miracle ordinaire. Mieux que les habitants, il sait tout du pays. Il en connaît l'histoire, les coutumes, les productions, les particularités administratives et même les derniers incidents municipaux. À Fontainebleau, dès qu'il a connu son lieu d'exil, il a demandé à Paris le dossier de l'île d'Elbe et les livres qui existent sur le sujet. Entre l'abdication, l'empoisonnement, les adieux à la garde, au milieu du pathétique, il s'informe encore. Il a lu, appris, retenu, par ce besoin de savoir et de s'intéresser aux choses qui survit chez lui à la catastrophe. Bonaparte reste ce qu'il était, un monstre d'activité. Il ne sera pas possible qu'il finisse à quarante-cinq ans, dans le repos bourgeois d'une île qui est jumelle de l'île de Sancho.