NAPOLÉON

 

CHAPITRE XXII. — LE REFLUX ET LA DÉBACLE.

 

 

Comment Bonaparte, qui a toujours connu la fragilité de son pouvoir, n'eût-il pas, au retour de Russie, senti le danger de sa position ? Il a jeté des ancres. Aucune n'a tenu. L'alliance russe était la base de la politique et le tsar est devenu un ennemi déterminé. La naissance de son fils devait abolir l'irritante question du successeur, et Malet a révélé un secret fatal, celui de la faiblesse de la nouvelle dynastie. On est étonné qu'il pense autant à ce coup de main, à cette surprise d'une matinée. Tout Paris ne parle que de ce qui s'est passé en Russie ; il semble n'être frappé que de ce qui vient de se passer à Paris. Mais les deux vont ensemble. Depuis longtemps, il a prévu le cas de grands revers. Sur un trône mal assuré, il est à la merci d'une défaite, au même point qu'à la veille de Marengo. Il se répète qu'il n'est pas un Bourbon, un roi d'ancienne race, et plus tard il dira : Si j'eusse été mon petit-fils, j'aurais pu reculer jusqu'aux Pyrénées. Il pense, quelquefois tout haut, à ceux qu'il regarde comme ses prédécesseurs. Un soir de février 18l3, aux Tuileries, causant avec Barante et Fontanes, il nomme Louis XIV avec admiration et envie, un souverain si grave, ayant un si grand sentiment de sa dignité et de celle de la France, qui, après de belles victoires, sut résister à toute l'Europe. Toute l'Europe. Qu'arrivera-t-il si Napoléon l'a contre lui ?

Et les choses sont bien pires qu'au moment où il est monté en traîneau avec Caulaincourt. Il avait laissé la Grande Armée dans un état affreux. Telle quelle, c'était encore une armée, capable de l'énergie du désespoir. L'empereur parti, c'est la débandade, le sauve-qui-peut. Chacun pense à son salut. On cesse d'obéir. L'indiscipline paraît jusque chez les chefs. Tout se démoralise et l'esprit de défection commence. Murat, à qui le commandement a été confié, n'est pas écouté, et lui-même ne donne pas le bon exemple. Dans les boues de la Lithuanie il ne pense qu'à son royaume, à sa couronne compromise, et, un jour, il traite tout haut son beau-frère d'insensé. Comme lui, il a hâte de rentrer dans ses États. Il s'esquive dès qu'il le peut. Alors, ce qui arrive à Kœnigsberg, ce sont des épaves, le fantôme de ce qui a été la Grande Armée. Le désastre, dont la nouvelle se répand déjà, l'Allemagne le voit de ses yeux, et les conséquences en sont tirées. La Prusse est encore l'alliée de Napoléon ; à Berlin, Saint-Marsan, Narbonne, Augereau sont auprès du roi, dînent avec lui, quand le 30 décembre 18I2, le général York, qui commande le corps auxiliaire prussien, signe de sa propre initiative un armistice avec les Russes. Première trahison qui commence par les Prussiens, pour continuer avec les Saxons à Leipzig, avec les Bavarois à Hanau. On ne peut mieux dire qu'Albert Sorel, c'est la réplique de la retraite de Brunswick après Valmy, l'ère nouvelle qui s'ouvre en sens opposé, le cri de Vive la Nation poussé dans la langue de Fichte et de Gœthe, tout ce qui s'est fait en vingt ans qui va se défaire en quinze mois. Frédéric-Guillaume, d'abord pétrifié en apprenant la désobéissance téméraire du général York, et qui redoute encore Napoléon, se laissera entraîner par les patriotes, entraîner par son peuple, comme en 1806, et, dans deux mois, il aura renouvelé avec Alexandre l'alliance qu'ils avaient suspendue d'un commun accord pour leur propre conservation.

Ainsi Napoléon est allé jusqu'à Moscou dans l'espoir de forcer l'amitié du tsar, et il se retrouve dans la même situation qu'avant Iéna, aux prises avec la Prusse et avec la Russie. Quelle politique peut-il tenter encore ? Une seule, celle de son mariage. Il lui reste l'Autriche, le père de sa femme, le grand-père de son enfant. Avant de soutenir la nouvelle guerre que le désastre de Moscou rend inévitable, c'est à l'élément et au ressort dynastiques qu'il demande une garantie. Quoi qu'il arrive, quels que soient le sort des armes et les accidents du champ de bataille, que l'empereur soit tué, prisonnier ou battu, il faut que l'Empire demeure, que personne ne puisse dire que le pouvoir est vacant. À tous les égards, il importe d'intéresser, d'attacher François II à l'avenir de sa fille et de son petit-fils. Alors Bonaparte cherche une protection dans une nouvelle investiture.

C'est l'idée d'un homme inquiet, dont le cerveau toujours en travail n'est pas à bout d'inventions pour obtenir une sécurité qui le fuit. Cette fois, il met devant lui la robe de Marie-Louise et les langes du roi de Rome. Avant de repartir pour l'armée, il instituera une régence et c'est à l'impératrice qu'elle sera confiée. De plus, le roi de Rome devra recevoir, lui aussi, et tout enfant qu'il est, l'onction du sacre. Puisqu'on n'a pas répondu à Malet : L'empereur est mort, vive l'empereur ! comme l'ancienne France disait : Le roi est mort, vive le roi ! une cérémonie symbolique affirmera que Napoléon se survit à lui-même. Le sacrement qui n'a pas suffi pour le père sera redoublé pour le fils. Dès lors, l'empereur d'Autriche ne serait-il pas dénaturé, sacrilège, s'il ne protégeait l'Empire de son gendre avec la régente et l'héritier ? Et comme Napoléon aime les précédents, l'histoire, ce qui le relie aux autres races, il fait étudier les régences des reines-mères ou épouses des rois de France, en insistant sur Blanche de Castille. Il n'est pas mauvais d'évoquer un peu saint Louis. Des recherches sont commandées sur le couronnement et le serment des fils aînés des rois du vivant de leur père, depuis Charlemagne. D'ordre de l'empereur, on fouille de poudreuses archives, tandis que lui-même dicte tous les jours de longues notes pour l'organisation de l'armée qu'il fait sortir de terre. Il médite aussi un coup de théâtre, sa réconciliation avec Pie VII. Un soir d'hiver, à l'improviste, le reclus, le prisonnier de Fontainebleau voit entrer chez lui l'empereur. Tout sera fini, oublié, la paix signée par de menues concessions au pontife, le fil renoué avec les jours du Concordat. Le pape étendra le sacre à Marie-Louise et au prince impérial. A l'intérieur de l'Empire, la désaffection des fidèles cessera. Les cours catholiques seront satisfaites. C'est une opération à longue portée et l'empereur a hâte de faire connaître à son beau-père qui, à Dresde, lui avait parlé du déplorable enlèvement de Savone, le succès de l'entrevue de Fontainebleau. La solennité, à la fois religieuse et politique, du deuxième sacre, scellera la réconciliation. Ainsi Napoléon qui, par son mariage, a déjà voulu l'Empire légitime, se réfugie dans une sorte d'ultra-légitimité. Il a suffi de ce Malet, de ce cerveau brûlé, de quelques fonctionnaires qui ont perdu la tête, pour ramener l'empereur à l'idée fixe des conspirations, pour qu'il désire une autre application du chrême qui rend inviolable, de nouvelles onctions qui confirment la garantie qu'il a cherchée par son mariage, par son entrée dans la famille des rois.

Bientôt, sur les remontrances de ses cardinaux, Pie VII se repent de la faiblesse qu'il vient encore d'avoir pour Bonaparte et dont il ne se départira jamais tout à fait, puisque (c'est demain) il interviendra en faveur du proscrit de Sainte-Hélène. Mais enfin, le pape s'est rétracté. Il rejette le nouveau Concordat. Il faut renoncer au double couronnement, remplacer Notre-Dame et le trône dressé près de l'autel par le serment de la régente dans un salon de l'Élysée, devant les ministres, les dignitaires et la cour. Les temps où tout réussissait, où l'on faisait galoper le pontife ne sont plus. Napoléon devra se passer de l'institution divine. Il reste les institutions humaines. L'empereur en appelle à ses armes toujours victorieuses pour confondre ses ennemis et sauver l'Europe civilisée et ses souverains de l'anarchie qui les menace. C'est la péroraison du premier discours qu'a récité la régente. Tout n'y est pas faux. Portant avec elles l'esprit de nationalité, les idées de la Révolution, qui effraient souvent Frédéric-Guillaume, sont un germe qui lève chez les Allemands. Napoléon aurait besoin, en France, de ranimer le patriotisme révolutionnaire. Et c'est lui qui devient le rempart des souverains, plus dynastique que les représentants des vieilles dynasties, sans être encore au bout de ses métamorphoses et de ses incarnations.

La réconciliation avec le pape est manquée, les affaires de la Chrétienté ne sont pas arrangées, la pacification religieuse, qui serait si importante, surtout en Belgique, n'est pas obtenue. Il est pourtant une chose dont Napoléon ne doute pas, ne veut pas douter, pas plus que, l'année d'avant, il n'admettait que l'alliance de Tilsit ne dût renaître, et c'est qu'il peut compter sur l'Autriche, sur ces rapports du sang qui lient les deux maisons impériales. Comme la Russie naguère, l'Autriche est maintenant la base de son système. Il croit, parce qu'il a besoin d'y croire, à la religion, à la piété, à l'honneur de son beau-père. Écartant tout ce qui rappelle l'effroyable échec de Moscou, il affecte un calme olympien. En ce moment, dit Molé, on le voyait gouverner, administrer, s'occuper des moindres détails comme s'il n'eût conservé ni préoccupation ni souvenir. Il organise et il rassure. Sous vingt formes diverses, il répète ce qu'il écrit à Lebrun : Quant à l'Autriche, il n'y a aucune inquiétude à avoir ; le prince Schwarzenberg arrive aujourd'hui ; les relations les plus intimes existent entre les deux cours. Pourtant, un mois après York, Schwarzenberg a signé un armistice avec les Russes. L'Autriche est encore moins en guerre avec la Russie que la Russie, en 1809, n'était en guerre avec l'Autriche. Elle n'est plus l'alliée de la France. Elle est neutre, et quelle neutralité suspecte ! Quand elle prépare une médiation qui sera une médiation armée, Napoléon veut comprendre qu'elle se met à sa disposition, qu'elle offre ses bons offices pour lui procurer la paix avec Frédéric-Guillaume et Alexandre, une paix qui conserve l'essentiel, l'Empire. Il suffira d'une victoire, d'un Austerlitz, d'un Iéna, — car il en est toujours à s'imiter lui-même dans des situations toujours identiques — et l'entremise de l'Autriche finira tout... Si tout pouvait être fini par une nouvelle victoire et s'il restait à Napoléon les moyens d'obtenir autre chose que des succès d'un jour.

Ses illusions, elles sont pour une part volontaires. Qu'en 1813 il recommence 1805 et 1806, qu'il disperse la nouvelle coalition avant qu'elle ait réuni ses forces, sera-t-il plus avancé qu'en 1807 ? L'enjeu n'est-il pas toujours le même ? Il le sait et il le dit : L'Angleterre met pour condition à la paix le déchirement de cet Empire... L'ennemi eût-il son quartier général au faubourg Saint-Antoine, le peuple français ne renoncera jamais à la réunion de la Belgique. Il le répète à Schwarzenberg : Les Anglais croient que la France est écrasée ; ils me demanderont la Belgique. Et, pensant tout haut devant cet Autrichien : Ma position est difficile. Si je faisais une paix déshonorante, je me perdrais. J'ai plus de ménagements à garder pour l'opinion parce que j'en ai besoin. Il sait bien que la France exténuée soupire après la paix. S'il la faisait à tout prix, il n'entendrait d'abord que des cris d'allégresse, et puis, quand on aurait oublié les fatigues, les peines, les inquiétudes de la guerre, Napoléon serait accusé d'avoir perdu les conquêtes de la Révolution. Il n'oublie ni comment il est venu au pouvoir, ni ce qui l'y a porté. Il l'a dit avant, pendant et après. Il a beau se légitimer, se royaliser, sa puissance n'est que d'opinion, au-dehors où l'apparence d'une confiance extrême dans ses forces lui est commandée, au-dedans parce qu'il est lié à la mission qu'il a reçue, au devoir de conserver à la France les annexions de la République.

Un parti, — et maintenant, c'est presque tout le monde, ce sont même et peut-être surtout les maréchaux — professe qu'il suffirait de vouloir sincèrement la paix, qu'elle est toujours possible. Pour un autre, non pour lui. Il s'est lié à la France et la France s'est liée à lui par la guerre des frontières naturelles. La France et Napoléon ne peuvent plus se dégager que par le triomphe ou par la défaite. Le triomphe, il affecte toujours d'y croire. Mais battrait-il les puissances continentales qu'il resterait les Anglais, maîtres de la mer, et alors le blocus, dont les Prussiens après les Russes viennent de s'affranchir, serait à refaire, l'Espagne à reconquérir, tout à recommencer pour se retrouver au même point qu'avant. Il peut, sans doute, s'il le veut, renoncer à ses conquêtes, rendre à la Prusse, à l'Autriche ce qu'il leur a pris. Mais il le leur a pris pour les contraindre à la paix, pour qu'elles deviennent ses auxiliaires. Restituera-t-il l'Italie à l'Autriche ? Le traité de Lunéville n'a été signé par l'Autriche que du jour où elle a été expulsée d'Italie. Frédéric-Guillaume vient de faire défection. Napoléon se reproche de l'avoir ménagé, mais c'était à Tilsit, c'était par égard pour Alexandre. La Prusse met Napoléon en demeure de choisir entre la ligne de l'Elbe et la guerre. Qu'il renonce à cette ligne, aura-t-il la paix pour si peu ? En 1806, le roi de Prusse l'a sommé d'évacuer l'Allemagne. Depuis le désastre de Russie, il est revenu du Niémen sur la Vistule, de la Vistule sur l'Oder. Est-ce à l'Elbe que les Prussiens, quant à eux, consentiront à s'arrêter ? Il est clair qu'on lui imposera la ligne du Rhin. Or c'est pour la protéger qu'il a fallu la franchir et organiser la Confédération. Que l'on annule les traités de 1809, de 1807, de 1805, et l'on sera ramené à 1800, puis à 1792. Napoléon savait que, dans la défaite, il faudrait toujours reculer comme, dans la victoire, il avait fallu avancer toujours. Sorel ajoute que l'effet serait le même si l'empereur consentait à reculer sans combat. En rétablissant la Prusse et l'Autriche dans leur ancienne puissance, il leur eût rendu les moyens de la combattre pour lui reprendre ce qu'il aurait gardé. Et il expliquait très bien, à Sainte-Hélène, qu'en revenant de Moscou il était décidé à des sacrifices. Mais le moment de les proclamer lui semblait délicat. Une fausse démarche, une parole prononcée mal à propos, pouvait détruire à jamais tout le prestige. Et il vivait du prestige de son nom. Mieux valait donc se servir de la crainte révérencielle qu'il imposait encore, courir la chance des batailles, ne consentir aux sacrifices qu'après des succès et en se servant du médiateur autrichien, au lieu de traiter sous l'impression du désastre de Russie, c'est-à-dire en vaincu.

À ce point extrême de complication, comment les idées de l'empereur ne fussent-elles pas redevenues flottantes ? Il n'était pas plus fixé sur les concessions qu'il pouvait consentir que les rois coalisés sur celles qu'ils pourraient demander, et c'est si vrai que leurs exigences devaient aller en croissant comme les siennes se fussent accrues s'il avait été victorieux. Il faisait tout reposer sur la médiation de son beau-père. Pourtant, sa raison le mettait en garde contre l'Autriche. Il n'ignorait pas que les Anglais restaient en guerre avec lui, que ses revers de Russie, leurs succès en Espagne les rendaient plus déterminés à poursuivre la lutte jusqu'à la libération de la Belgique. N'ayant aucune prise sur l'Angleterre, il la laissait hors de ses calculs. Il venait encore d'en faire l'aveu dans sa conversation des Tuileries avec Barante et Fontanes : Je suis l'œuvre des circonstances. L'œuvre d'abord, maintenant l'esclave, et il obéit aux circonstances avec une résignation encore plus fatiguée que fataliste. Marmont, pendant la campagne de 1813, découvrira chez lui ce que d'autres avaient tant de fois discerné, une confiance capricieuse, une irrésolution interminable, une mobilité qui ressemblait à de la faiblesse. Dans la dernière phase, ce penchant à l'incertitude s'aggrave avec la portée de chacune des décisions qu'il faut prendre à chaque heure de la journée.

La Prusse a déclaré la guerre, envahi la Saxe. C'est la situation de 1806 qui se reproduit. Deux jours avant de rejoindre l'armée d'Allemagne, Napoléon reçoit Schwarzenberg, celui qui bientôt sera général en chef des coalisés, et lui demande son concours contre les Russes, de même qu'il attendait, en 1809, le concours des Russes contre l'Autriche. Dès ce moment, Metternich et François. Ils sont résolus à passer du côté de la coalition, mais en y mettant des formes, en prenant un masque. Une savante politique commence, une politique d'illusions et de tromperie, dont Napoléon lui-même ne perce pas tous les secrets et qui a longtemps abusé. Après sa première victoire, à Lutzen, il écrit à son beau-père : Connaissant l'intérêt que Votre Majesté prend à tout ce qui m'arrive d'heureux... Même si l'alliance autrichienne n'est plus qu'un faux semblant, il en prolongera la fiction comme il a prolongé celle de l'alliance russe.

Parti de Saint-Cloud le 15 avril 1813, il est, le 1er mai, dans la plaine de Lutzen. La conception est invariable, toujours forte. C'est celle d'Iéna, le coup de tonnerre qui déconcertera l'ennemi. Seules les ressources ne sont plus les mêmes, de trop jeunes soldats, une levée hâtive auprès de vétérans fatigués, peu de cavalerie, une armée improvisée, l'avant-dernier effort de la nation. Napoléon le sait et il reste, durant la bataille, près de ses troupes novices pour les animer de sa présence et de sa parole, exposé au feu. Est-ce que Lutzen n'est pas le lieu où Gustave-Adolphe a péri ? On a l'impression que, dans cette campagne, Napoléon a souvent cherché la mort, au moins qu'il s'en est montré insouciant, comme si elle eût été pour lui le moyen d'en finir, et, par la régence de Marie-Louise, de faire passer, sans convulsions ni secousses, sa succession à son fils. Il sait tout ce qui va mal, les difficultés de la conscription, les réfractaires en nombre croissant, surtout en Belgique, des troubles en Hollande, Joseph qui, encore une fois, a quitté Madrid pour n'y plus rentrer, l'Espagne perdue et dont il a déjà fait le sacrifice, l'Allemagne haineuse, soulevée de patriotisme, enfin, en France la confiance ébranlée, comme se risque à le dire le plus complaisant de tous les ministres, Maret.

Pourtant, le soir de Lutzen, Napoléon rayonne. A-t-il vraiment dit après cette journée heureuse : Je suis de nouveau le maître de l'Europe ? Ce n'était, en tout cas, que par des succès militaires qu'il pouvait rétablir sa situation.

Mais Lutzen n'est pas Iéna, et les Russes ne sont plus, comme en 1806, au-delà de la Vistule. Maintenant ils doublent les régiments prussiens. Vingt jours après, à Bautzen, il faut encore battre ces alliés, une de ces victoires où l'ennemi échappe à la destruction et qui ressemblent trop à celles que, l'été précédent, de Smolensk à la Moskowa, remportait l'empereur. A la fin de la seconde journée, celle de Wurschen, il sent ses conscrits à bout de forces. Comment ! après une telle boucherie, aucun résultat, point de prisonniers ! Ces gens-là ne me laisseront pas un clou ! À ce moment, un chasseur de l'escorte est tué. Duroc, la fortune nous en veut bien aujourd'hui. Quelques heures plus tard, un boulet frappe Duroc, un de ceux, un des très rares qu'il aime. On le vit, le reste de la soirée, au milieu du carré de la Garde, assis devant sa tente, silencieux, les mains jointes et la tête baissée, répondant à Drouot, qui demande des ordres : À demain tout. C'est une image pour Raffet. Pauvre homme ! disent les grenadiers. Il a perdu un de ses enfants. Pourtant, un mois plus tard, il dira : Un homme comme moi se soucie peu de la vie d'un million de... Metternich n'osait répéter l'expression. Mais si l'empereur se raidit après un attendrissement, rien n'arrête plus le découragement qui monte. Il entend dire, après Bautzen : Quelle guerre ! Nous y resterons tous. Il redevient brutal avec ses généraux. Je sais bien, messieurs, que vous ne voulez plus faire la guerre. Celui-ci voudrait chasser à Grosbois, cet autre habiter son hôtel à Paris. Et la réponse arrive, ironique : J'en conviens, Sire ; je connais fort peu les plaisirs de la capitale.

Il doit compter avec cet état d'esprit. Désormais, il importe à l'empereur qu'on ne puisse plus douter du désir qu'il a de la paix. Il en donne la preuve, au prix de ses plus grands intérêts militaires, puisque, de nouveau arrivé jusqu'à la ligne de l'Oder, il se résout à une suspension d'armes dont, à Sainte-Hélène, il dira : Je crois bien que j'ai mal fait, mais j'espérais m'arranger avec l'Autriche. Tout son calcul est là. Le 17 mai, entre Lutzen et Bautzen, il a fait savoir à son beau-père qu'il était prêt à entrer en négociations avec la Russie, la Prusse, l'Angleterre et même les insurgés d'Espagne. Le 4 juin, il arrête sa marche en avant et signe l'armistice de Pleisswitz. Non sans avoir beaucoup hésité. Il pressent que l'Autriche se servira de cet arrêt des hostilités pour se rapprocher de la Russie et de la Prusse après avoir achevé ses armements. Mais l'idée qu'il importe de ne pas indisposer l'Autriche, la nécessité de l'accepter comme médiatrice pour ne pas lui donner de prétexte d'intervention, l'espoir de garder son alliance, tout cela domine les autres considérations. Ne pas perdre le contact avec la cour de Vienne est son principe. Jusqu'ici il n'a eu devant lui que les Russes et les Autrichiens ou les Prussiens et les Russes réunis. Il n'a pas eu à combattre de coalition générale. Par-dessus tout, c'est ce qu'il voudrait éviter, parce que, dans le moment où les forces de la France s'épuisent, il sent que ce serait la fin.

Alors ce sera la fin de toute façon. Du moment qu'il n'a pu, dans ce premier mois de campagne, obtenir des résultats décisifs, l'entrée de l'Autriche dans les rangs de ses ennemis est certaine, qu'il signe ou non l'armistice, qu'il accepte la médiation autrichienne ou qu'il ne l'accepte pas. Metternich file déjà sa défection, comme Alexandre, pour le mariage de sa sœur, avait filé un refus. Nous savons par lui-même que son parti était pris et que François II, qui avait des entrailles d'État, non des entrailles de père, ne devait s'arrêter ni à sa fille ni à son petit-fils. Il avait déjà sacrifié Marie-Louise à la politique en la mariant. Il la sacrifierait bien une seconde fois, l'heure étant venue d'effacer les défaites, d'abolir les traités et d'obliger la France à rentrer dans les limites d'où elle était sortie par la Révolution.

Ce n'est pas encore le dénouement, mais il approche. Par étape rapides, on revient à la situation de 1798, celle qui avait déterminé l'appel au soldat, brumaire, le Consulat, l'Empire. Ce règne s'est écoulé comme un torrent. Bonaparte est ramené, avec la France, au point où l'on en était à son retour d'Égypte. L'Europe l'a redouté. Quelquefois elle a pensé qu'il durerait plus longtemps qu'elle n'avait cru. Jamais elle n'a cru vraiment qu'il durerait toujours, qu'il eût ouvert autre chose qu'une parenthèse, que son effort prodigieux dût assurer à la France la possession éternelle des territoires que la Révolution avait conquis. Maintenant les rois s'enhardissent. Ils se disent que l'heure est venue. L'alliance de 1813 a tué Napoléon parce qu'il n'a jamais pu se persuader qu'une coalition pourrait maintenir l'esprit d'union parmi ses membres et persévérer dans le but de son action. Cette remarque de Metternich est deux fois vraie. D'abord parce que, la coalition s'étant formée, Napoléon se réfugia dans l'espoir de la dissoudre. Ensuite parce que l'empereur était en retard sur les événements et que les Français l'étaient comme lui. À ce retour offensif contre la Révolution et contre son général couronné, les rois étaient poussés par leurs peuples. Maintenant, les vieilles monarchies recevaient l'élan belliqueux qui, vingt ans plus tôt, animait la République. Et, tandis que les peuples leur donnaient l'impulsion, ces gouvernements avaient acquis de l'expérience. À cette longue école il s'était formé chez eux des généraux et des hommes d'État. Si, à partir du moment où la coalition générale s'est nouée, Napoléon a succombé si vite, ce n'est pas seulement au nombre de ses ennemis, au nombre de ses fautes, mais à une politique parfaitement calculée pour provoquer sa chute. Il avait à combattre, avec des forces plus grandes que les siennes, une idée à laquelle la fertilité de son esprit ne pouvait plus opposer rien.

Idée simple, fondée sur une connaissance exacte des Français, de leur caractère, de leur état moral, et qui consiste à distinguer entre la France et Napoléon pour la séparer de Napoléon. Subtile et pernicieuse, cette manœuvre commence dès l'armistice. Au milieu du mois de juin, la Prusse et la Russie qui, déjà, se sont interdit, par leur accord de Kalisch, de conclure la paix séparément, signent avec l'Angleterre le traité de Reichenbach, qui stipule que la paix ne pourra être conclue que du commun accord des Alliés. C'était déjà la convention de 1805, celle qu'Austerlitz avait brisée. Elle est remise en vigueur. Il ne s'est écoulé que huit ans, de 1805 à 1813, et l'on comprend que les coalisés se retrouvent dans les mêmes dispositions, qu'ils reprennent jusqu'aux mêmes textes, encore tout frais. En secret, l'Autriche, à son tour, prépare son adhésion au traité de Reichenbach. La méthode, qui se développera avec les succès militaires des Alliés, se dessine. Il faut d'abord que l'Autriche passe de l'état de médiatrice à l'état de belligérante. Au cours des pourparlers qui sont engagés depuis l'armistice, ou bien Napoléon repoussera les conditions de paix qui seront mises en avant, et l'Autriche sera fondée à se prononcer contre lui ; ou bien, ces conditions, il les acceptera, et d'autres seront aussitôt annoncées pour provoquer la rupture. En maintenant le principe que sa médiation est une médiation armée, l'Autriche justifie d'ailleurs ses préparatifs militaires tout en donnant à Napoléon des raisons de se méfier, ce qui conduit non moins sûrement à rompre. Dans la suite, à chaque étape, il ne s'agira que d'appliquer ce canevas diplomatique. Des propositions de paix honorables, modérées, seront faites à Napoléon par les trois souverains coalisés. S'il les repousse, on accusera son entêtement, son orgueil, sa folie. Il aura l'ait d'avoir refusé les clauses d'une paix définitive, tandis que, s'il accepte, ce ne seront plus que des préliminaires doublés d'articles additionnels qu'on tient en réserve, sans compter que le tout restera soumis à l'agrément du gouvernement britannique Il s'agit de rejeter sur Napoléon toutes les responsabilités, de l'isoler en suggérant peu à peu aux Français l'idée que son abdication est le seul moyen d'obtenir la paix, une paix solide, raisonnable, honorable. Le but des coalisés, c'est pourtant la France ramenée à ses anciennes limites. Ils n'y ont jamais renoncé que par la défaite. Ils y reviennent avec la victoire. Seulement on se garde de le dire, de recommencer la faute de Brunswick en 1792, de provoquer les Français. La menace de les priver des frontières naturelles risquerait de refaire l'union autour de leur empereur. Alors on parlera en termes imprécis de frontières légitimes, ou bien du Rhin, des Alpes, des Pyrénées, et les Français ne manqueront pas de comprendre que les Alliés leur laissent tout ce qui est compris à gauche du Rhin. C'était l'appât, selon l'expression de Metternich. Personne n'y vit plus clair que Napoléon et aucun boulet ne lui parut le viser comme la grande proclamation des Alliés, celle de Francfort. Il dira en la lisant : Il faut être passé maître en fait de ruse. La ruse s'adressait à un peuple fatigué qu'il ne fallait pourtant pas aigrit. Elle a réussi au point que l'histoire s'y est trompée durablement.

Les huit semaines de l'armistice sont les dernières où Napoléon, au cœur de l'Allemagne, paraisse encore puissant. Le cercle se resserre déjà autour de lui. Le 28 juin, à Dresde, sa longue et suprême conversation avec Metternich est celle d'un homme traqué. Qu'il ait eu tort de compter sur l'alliance autrichienne, que la politique de son mariage ait été aussi vaine que son ouvrage de Tilsit, il le voit, il le sait et il éclate en reproches stériles : J'ai promis à l'empereur François de rester en paix avec lui tant que je vivrais ; l'ai épousé sa fille ; je me disais alors : Tu fais une folie ; mais elle est faite ; je la regrette aujourd'hui. De la colère, des menaces, le légendaire chapeau jeté à terre et que ne ramasse pas Metternich, c'est sa première réponse à la pression que le médiateur autrichien exerce maintenant sur lui. Ou bien Napoléon acceptera au futur congrès des limites compatibles avec le repos commun, ou bien l'Autriche se joindra à la coalition. François II y est résolu. Aucune considération de famille ne l'arrêtera. Il n'écoutera que l'intérêt de ses peuples. Il faut que Napoléon s'en remette à son beau-père, sinon il aura à combattre un ennemi de plus. Oui, ce que vous me dites là ne me surprend pas, tout me confirme dans l'opinion que j'ai commis une faute impardonnable. En épousant une Autrichienne, j'ai voulu unir le présent et le passé, les préjugés gothiques et les institutions de mon siècle ; je me suis trompé et je sens aujourd'hui l'étendue de mon erreur. Cela me coûtera peut-être mon trône, mais j'ensevelirai le monde sous ses ruines. Et il redit l'idée qui le hante, que, soldat parvenu, il n'est pas comme ces souverains nés sur le trône qui peuvent être battus vingt fois et rentrer dans leur capitale. Propos pénibles, que Metternich accueille avec froideur. Et propos sans suite, comme d'un homme troublé qui cherche l'issue et ne la trouve pas. Pensez-vous me renverser par une coalition ?... Plus vous serez nombreux, plus je serai tranquille. J'accepte le défi... Au mois d'octobre prochain, nous nous verrons à Vienne. Puis, revenant à la bonhomie, pour finir : Savez-vous ce qui arrivera ? Vous ne me ferez pas la guerre.

À ce dernier mot, Metternich se flatte d'avoir répliqué : Vous êtes perdu, Sire. Il le tenait. Il avait distingué, comme le notait de son côté Marmont, que Napoléon reconnaissait clairement la propension de l'Autriche à devenir une ennemie mais se refusait toujours à croire qu'elle s'y décidât. À Dresde, l'état-major de l'empereur avait montré à Metternich des visages tendus, lui avait adressé des questions inquiètes. Napoléon lui-même, niant que son armée fût lasse, avait avoué que les généraux voulaient la paix. Ils la voulaient plus encore qu'il ne pouvait en convenir et, tous les jours, c'étaient des harassements de leur part, des reproches qu'il lisait dans les yeux, des discussions qu'il avait à soutenir. Connue à Dresde le 30 juin, la nouvelle du désastre de Vittoria, de l'évacuation et de la perte de l'Espagne redoublait ces murmures, ces mécontentements, ces sollicitations sans lesquelles on ne comprendrait pas l'abandon de Fontainebleau, dans huit mois. Déjà Napoléon doit rendre des comptes. Tôt ou tard on reconnaîtra que j'avais plus d'intérêt qu'un autre à faire la paix, que je le savais et que, si je ne l'ai pas faite, c'est qu'apparemment je ne l'ai pas pu. Et il explique, comme il chargera encore Las Cases de l'expliquer, qu'il était obligé de faire bonne contenance dans une si gauche posture, de répondre fièrement aux ennemis et de rembarrer ses propres lieutenants, ces militaires qui se joignaient aux bourgeois de Paris pour réclamer tout haut la paix lorsque le moyen de l'obtenir eût été de le pousser ostensiblement à la guerre. Il était trop clair qu'un découragement aussi manifeste, joint à l'effet produit par la victoire de Wellington en Espagne, devait être funeste aux négociations.

Napoléon s'y engage cependant, après avoir prolongé l'armistice, en partie pour contenter le besoin de repos qu'il sent grandir autour de lui, en partie dans l'espoir, auquel il ne renonce pas, de garder l'alliance de l'Autriche. Cependant le désarroi qui commence à paraître autour de lui et en France se reflète dans son esprit. La frontière des Pyrénées est menacée. Serait-il sage de se replier sur le Rhin, comme il en reçoit le conseil, afin de ne pas se trouver isolé et aventuré en Allemagne si l'armistice est rompu ? Mais ce serait renoncer à ce qui lui permet de négocier, ses gages, sa carte de guerre, ce serait accorder d'avance aux Alliés la première série de leurs conditions. Un moment il cherche à reprendre le contact avec Alexandre, à agir sur l'Autriche par la Russie, n'ayant pu agir sur la Russie par l'Autriche. Puis il retourne au système autrichien, à l'alliance de famille qui a été la destination de ce mariage, que, devant Metternich, quelques jours plus tôt, il appelait une sottise. Marie-Louise est mandée à Mayence. Peut-être, par elle, François Il reviendra-t-il à d'autres sentiments. Tout ce qu'il a essayé, Napoléon, à cette extrémité dont il sent le péril, le tente encore. En quelques jours, il repasse par la série de ses combinaisons d'assurance contre la chute. Elles sont déjà épuisées. À ceux qui lui représentent qu'à Dresde sa position est dangereuse : N'étais-je pas aventuré à Marengo, à Austerlitz, à Iéna, à Wagram ? C'est le malade qui, dans une crise, pense à celles dont il est déjà sorti, aux remèdes qui l'ont soulagé.

Et comme ils sont tous inutiles ! Autour de lui on n'aspire plus qu'à la paix, le plus tôt possible et en faisant la part du feu. Caulaincourt, à Prague, joue le même rôle que Talleyrand à Erfurt. Dans l'intérêt de l'Empire et de l'empereur lui-même, le duc de Vicence suggère à Metternich de demander beaucoup, d'être exigeant et dur. À la manière du prince de Bénévent, il s'imagine que c'est le moyen de rendre Napoléon plus modéré, de le déterminer à des concessions qui assureront son salut. Metternich n'avait pas besoin de ce conseil. Caulaincourt a encore l'illusion que l'Europe laissera à la France les conquêtes fondamentales de la République. Napoléon persiste à compter sur le concours de l'Autriche dans des négociations auxquelles il n'a été attiré que pour y être mis dans son tort. Le parti des Alliés est pris, leur plan arrêté. Quelles que soient les réponses de Napoléon, l'Autriche lui déclarera la guerre, et l'on s'est arrangé, non pour lui rendre la paix possible, mais pour l'amener dans tous les cas à dire l'équivalent d'un non. Après lui avoir fixé des préliminaires sur trois points, on lui en présente six. Ce sont des conditions variables, extensibles, en accordéon, et, d'autre part, on n'admet pas qu'il les discute. Ce qu'on exige de lui, c'est qu'il abandonne tout moyen de tenir tête aux Anglais. Il voudrait au moins, derniers spasmes de sa politique, sauver Trieste et Hambourg, les grands ports sans lesquels il n'a qu'à renoncer au blocus et à s'avouer vaincu par la puissance des mers. Quand il envoie à Prague son acceptation de principe en réservant l'examen des détails, les Alliés déclarent qu'ils n'admettent pas de contreprojet et que leurs conditions sont un ultimatum. Le 10 août, à minuit, Russes et Prussiens, montre en main, annoncent que c'est fini, que les hostilités reprennent. Le lendemain, à de nouvelles offres de concessions, l'Autriche répond à son tour qu'elle est liée, qu'elle ne peut plus rien. C'est la guerre. L'armistice n'a été qu'une longue intrigue. L'Autriche passe au camp ennemi après avoir eu l'air d'exercer une médiation bienveillante, et elle rejette sur Napoléon l'échec des pourparlers. Elle y a gagné, en outre, le temps d'achever ses armements, les Russes et les Prussiens ont reçu des renforts, tandis que Bernadotte amène ses Suédois.

C'est déjà un hallali. Les rois, même le dernier en date, le beau-frère de Joseph, se sont bien donné rendez-vous sur la tombe de Bonaparte. Cette fois, et pour la première fois, non seulement la coalition est générale, mais elle aura le commandement unique, celui de Schwarzenberg ; elle aura un plan ; au lieu de se faire battre elle-même en détail, éviter de se mesurer avec Napoléon, si ce n'est pour l'accabler sous des forces supérieures ; attaquer de préférence ses lieutenants : Partout où il ne sera pas, le succès est certain. La coalition a même des idées, convoquer les peuples à la lutte pour la liberté, retourner contre la France le vocabulaire et jusqu'aux hommes de la Révolution. Moreau, le soldat de la République, est engagé dans les rangs des libérateurs. Par une transposition audacieuse, les dieux changent de camp.

Au grand jeu de la guerre. Napoléon se retrouve égal à lui-même. On dirait que sa virtuosité s'exalte à lutter contre tant d'ennemis à la fois. S'il vainc, ce sera une des choses les plus difficiles, les plus étonnantes qu'il ait accomplies. Dès le 23 août, il a refoulé Blücher en Silésie ; la route de Berlin est ouverte à Davout et Oudinot. Le 26, il est à Dresde pour tenir tête aux deux cent mille hommes qui sont descendus de Bohême avec Schwarzenberg. Deux jours de bataille où l'empereur paie de sa personne, indifférent au danger, dans la boue et sous la pluie, comme autrefois à Ulm, les bords de son chapeau, qui n'est plus qu'une gouttière, pendant sur ses épaules. C'est le métier, et il le fait comme à ses débuts parce qu'il est ramené, et la France avec lui, a la même condition qu'au temps où déjà l'invasion menaçait. Quels rappels du passé ! Pendant cette bataille, un boulet français n'est-il pas allé frapper Moreau ? Le vainqueur de Hohenlinden, le rival de Bonaparte, Georges, Pichegru, le complot, le procès, tout cela, qui paraît si loin, est d'hier ! On se retrouve et l'on se retrouvera encore. Ils n'ont pas tous disparu, les acteurs du drame qui se joue depuis vingt ans, que domine maintenant la figure de l'empereur, qui, sans lui, eût fini bien plus tôt et qui ne se dénouera plus que par lui, qu'il regarde pourtant avec une étrange sérénité. Lorsqu'on vient dire à Napoléon que l'ennemi, parvenu l'avant-veille jusqu'aux portes de Dresde, bat partout en retraite, l'empereur, écrit un major saxon, témoin oculaire, reçoit cette nouvelle d'un visage aussi tranquille que s'il était question du gain d'une partie d'échecs. On lui dit que les temps d'Austerlitz et de Wagram sont revenus. Ceux qui le harassaient pour qu'il se repliât sur le Rhin le félicitent d'avoir repoussé les conditions de Prague et ne veulent plus qu'il signe la paix avant d'avoir rejeté les Russes bien loin derrière la Vistule. Comme le reste, les palinodies le laissent glacé. Il se contente de répondre : Ceci n'est pas encore fini.

Le 30 août, Vandamme, par son imprudence, est battu et fait prisonnier à Kulm. Chargé de poursuivre l'ennemi en retraite, il est accablé dans le défilé même où il devait détruire les Prussiens. Les résultats de l'effort de Dresde sont anéantis, et rien désormais ne réussira plus à Napoléon. Aussi froidement qu'il avait appris sa victoire, il apprend le désastre de Vandamme. Il a vu d'un coup d'œil toutes les conséquences de l'événement. Il les envisage avec calme et même avec une résignation stoïque. On dirait que la seule chose qui lui importe, c'est de savoir si lui-même, sous le rapport de l'art militaire, n'a pas commis de faute. Il vérifie ses minutes, celles de Berthier. Vandamme est seul coupable. Il n'a pas suivi les instructions qu'il avait reçues. Alors, raconte Fain, l'empereur se tourne vers Maret et lui dit : Eh bien ! voilà la guerre ; bien haut le matin et bien bas le soir. Et, les yeux fixés sur la carte, il récite une médiocre tirade de la Mort de César, de ces vers qu'autrefois il déclamait avec Joseph, lieux communs de tragédie sur le pas qui sépare le triomphe de la chute, sur les accidents dont dépendent le sort des États et le destin des hommes. On le croirait au spectacle, comme si c'était un héros de théâtre qui subît l'événement.

Désormais, calamités et fatalités se succèdent. L'un après l'autre, les lieutenants de l'empereur ont été battus ou le sont : échec de Macdonald en Silésie, d'Oudinot à Gross-Beeren, de Ney à Dennewitz. Il n'est plus question de marcher sur Berlin. Symptôme mauvais ; au combat, les auxiliaires allemands lâchent pied. De Dresde, Napoléon marche sur tous les points menacés, fait reculer tantôt Blücher, tantôt Wittgenstein qui, fidèles à la tactique des Alliés, rompent devant lui et avancent dès qu'il est occupé ailleurs. Tout va mal. Les Autrichiens attaquent en Italie. Des défections s'annoncent dans la Confédération du Rhin. D'un jour à l'autre, la Bavière passera à la coalition. Les Français ne sont plus en sûreté dans une Allemagne que travaillent les ligues patriotiques, les sociétés secrètes, le Tugendbund. L'inquiétude, le découragement montent autour de l'empereur, la confiance, le dévouement s'affaiblissent, le respect même disparaît. Ce que les mécontents disaient naguère derrière lui, ils osent le dire en face, et les plus amers sont les maréchaux, ces hommes qu'il a écrasés d'honneur et de richesses. Il y a des querelles, des scènes, des injures. Murat, qui est pourtant revenu à l'appel, songe à garantir son royaume de Naples par l'Autriche. Traître ! lui crie son beau-frère. Berthier est intervenu : Vieil imbécile ! de quoi vous mêlez-vous ? Taisez-vous. Empereur, roi, prince retournent au corps de garde. À l'approche de la fin, les héros de l'épopée se retrouvent tels qu'ils étaient au commencement.

Il arrive alors à Napoléon ce qu'il pressentait si bien, ce qu'il avait annoncé tant de fois. Son autorité ne survit pas à la défaite et ce sont les militaires qui s'en affranchissent les premiers. Il connaissait la disposition factieuse de quelques-uns des meilleurs puisqu'il l'avait discernée chez le brave des braves. Moreau, et Bernadotte, et l'obscur Malet lui-même n'étaient-ils pas des noms et des exemples qui criaient assez haut ? À Paris, les prévoyants prennent leurs mesures en vue de la catastrophe, quoique l'armature politique de l'Empire tienne toujours. Dans leur masse, le peuple, le soldat restent fidèles et Napoléon ne cesse pas de représenter pour eux ce que représentait Bonaparte. Les grands chefs, eux, revoient Bonaparte derrière Napoléon. Ils reviennent aussi au Consulat et c'est pour être ce qu'ils eussent été si le premier Consul avait été battu à Marengo.

À la vérité, l'empereur n'est plus le maître dans son état-major. Il a conçu un autre plan, singulièrement hardi, peut-être capable de tout sauver, porter la guerre entre l'Elbe et l'Oder, marcher sur Berlin en donnant la main aux garnisons françaises qui occupent encore les places de l'Allemagne du Nord. Quand ce projet est connu, les maréchaux lèvent les bras au ciel. Ceux qui déjà boudaient résistent ouvertement. On est fatigué de ces combinaisons perpétuelles, on est surtout incrédule. L'empereur ne convainc plus, on discute ses idées, on lui tient tête. Ney, Berthier, frappés par la défection de la Bavière, s'élèvent avec violence contre l'entreprise aventureuse qui ramènerait l'armée vers Magdebourg quand, demain, la Confédération du Rhin tout entière peut passer du côté des Alliés. Ils insistent pour qu'on se rapproche de la France, pour qu'on donne la main aux renforts qui arrivent. Ce sont trois jours de discussions au bout desquels Napoléon cède contre son sentiment intime, résigné, impuissant.

C'est ainsi qu'il revint vers la plaine de Leipzig, où l'ennemi se proposait de l'envelopper pour l'enfermer à Dresde. Bataille qu'il voulait éviter en marchant sur la Prusse parce que, ce qui se décidera là, c'est le sort de l'Allemagne. Battus, les Français n'ont plus qu'à se replier derrière le Rhin, s'ils y arrivent, et, l'Allemagne perdue, c'est bien ce qu'entrevoient à Paris les politiques, c'est le commencement de la fin. Encore faut-il que Napoléon conserve une ligne de retraite, sinon c'est la fin tout de suite et sans phrases.

À Leipzig, du 16 au 19 octobre, se livre cette bataille des nations, où, du côté des Français, tout manque, le nombre, les munitions, la confiance. Il a été dit mille fois qu'on n'y avait pas reconnu Napoléon, qu'il n'avait pas été égal à lui-même, malade, selon les uns, et, selon les autres, occupé par trop d'affaires, les détails du gouvernement de l'Empire venant le distraire et l'absorber dans les moments où il avait besoin de ne penser qu'à son échiquier. N'était-il pas sans confiance lui-même, s'étant laissé imposer ce qu'il n'eût pas voulu ? Pourtant, la première journée apportait un rayon, peut-être un présage. Un prisonnier lui était amené, Merfeldt, le même général autrichien qui s'était présenté avec le drapeau blanc à Léoben, qui était revenu en parlementaire après Austerlitz. Tout le monde se retrouvait encore, tout cela aussi était à la fois d'hier et très loin ! Mais ce qui s'était accompli de prodigieux dans le bref intervalle était-il aboli ? Napoléon ne veut pas croire encore que son mariage et les liens indissolubles ne comptent pas. À cette heure où il est en danger, l'Autriche est son suprême espoir. Il renvoie Merfeldt près de l'impérial beau-père avec des paroles de réconciliation et l'offre d'une paix raisonnable. Merfeldt ne revint pas.

Avec quelle rapidité les choses vont maintenant se défaire ! Cette débâcle d'une armée est celle d'un système, l'écroulement de ce qu'avaient édifié vingt ans d'efforts. Les Saxons, qui au milieu de la bataille retournent leurs canons contre les Français, c'est l'Allemagne qui se lève, qui renverse la Confédération du Rhin, la barrière des rois créés par Napoléon pour protéger les frontières conquises par la République. Jérôme et son royaume de Westphalie vont disparaître en quelques jours. Des alliances de famille à peine moins hautes que celles de l'empereur n'auront pas sauvé le jeune frère. Et voici, après le canon des Saxons, celui de Bernadotte, soldat de la Révolution et roi élu. La bataille de Leipzig est une sorte de jugement dernier où se venge le passé, où se mêlent les vivants et les morts, où apparaît ce qui était caché, la faiblesse du Grand Empire construit sur du prestige et sur des illusions. Froid, réfléchi, concentré, Bonaparte apprend les tristes nouvelles en laissant à peine lire un découragement sur son visage. Cent mille Français dont les munitions sont épuisées devant trois cent mille ennemis. Il ordonne la retraite, et, comme au retour de Moscou, ce n'est pas encore la fin des malheurs. La panique commence. Les sapeurs font sauter le pont de l'Elster avant que toute l'armée ait passé, et Poniatowski se noie, symbole de la Pologne vainement confiante et vainement fidèle. C'est bien de ce 19 octobre qu'il faut dater la fin de l'Empire. On refait en sens inverse le chemin de la veille, on défile près des lieux dont les noms rappellent des victoires défuntes. On revient par Erfurt, où, il y a cinq ans, Napoléon et Alexandre, devant le parterre de rois, se donnaient l'accolade. À Hanau, pour s'ouvrir le chemin, il faut passer sur le ventre des Bavarois, alliés d'hier, qui ont tourné casaque comme les Saxons. Rien n'étonne plus l'empereur. Désormais, il s'attend à tout. À Macdonald qui signale le danger et réclame du renfort, il répond avec indifférence : Que voulez-vous que j'y fasse ? Je donne des ordres et l'on ne m'écoute plus. Macdonald insiste, demande pourquoi la Garde n'est pas déjà en marche. Il réplique froidement, pour la seconde fois : Je n'y puis rien. La discipline aussi n'est plus qu'un souvenir. Maréchaux, généraux n'ont jamais été des automates ni des adorateurs muets de l'idole. Ils continuaient de parler, de penser, ils gardaient l'esprit critique. Mécontents après les premiers revers, ils deviennent insolents après le désastre et leur révolte gronde. Augereau, le compagnon de la guerre d'Italie, l'homme à tout faire de fructidor, devenu duc de Castiglione, crie à tout venant : Est-ce que le c... sait ce qu'il fait ? Vous ne voyez donc pas qu'il a perdu la tête ? Le lâche ! il nous abandonnerait. Les meilleurs lui lancent des paroles cruelles. Un jour que l'état-major discute ses idées, l'empereur se tourne vers Drouot et, pour mendier un suffrage au prix d'une flatterie, dit qu'il faudrait cent hommes comme celui-là. Sire, vous vous trompez, répond Drouot, il vous en faudrait cent mille. Les plus dévoués l'écrasent de ces répliques. Et si parfois Napoléon déblatère et se plaint de l'absence de zèle ; s'il convient, mais rarement, que sa position est fâcheuse, et, en ce cas, conclut toujours par espérer, il reste à l'ordinaire morne et silencieux et feint de ne pas entendre ce qui se dit, de ne pas comprendre ce qui se prépare. Le jour où Murat le quitte, invoquant les lettres qu'il vient de recevoir et qui le réclament à Naples, Napoléon l'accueille avec humeur mais ne lui parle plus de trahison. Il l'embrasse même devant tout le monde à plusieurs reprises. Est-il dupe ? Ferme-t-il volontairement les yeux ? Tant de paroles sont devenues inutiles et tant de choses sont consommées !

Le 2 novembre, Napoléon est à Mayence. L'Allemagne est évacuée, sauf les garnisons qui restent au Nord et qui sont destinées à servir de monnaie d'échange, s'il peut y avoir, désormais, des négociations entre parties égales. Une armée qui, dans la même année, a été ramenée du Niémen derrière le Rhin, l'ennemi ne voudra-t-il pas la repousser plus loin encore ? Tout ce que Napoléon semble alors espérer, ce sont des délais, c'est que les Alliés n'oseront pas engager une campagne d'hiver. Toutefois il n'est pas aveugle à la catastrophe, à ce que signifie l'Allemagne perdue, l'Italie envahie par les Autrichiens. Il regarde froidement le destin qui se prononce. Je suis fâché de ne pas être à Paris, écrit-il de Mayence à Cambacérès, on m'y verrait plus tranquille et plus calme que dans aucune circonstance de ma vie.

Avec la catastrophe, c'est la véritable figure de Napoléon qui apparaît. Il est l'homme qui comprend sa propre histoire, qui la domine, qui l'embrasse d'un coup d'œil. Il sait qu'il revient aux origines de ces guerres qui, depuis 1792, ne sont qu'une seule et même guerre, que la France retourne elle-même au point où elle l'a pris pour le charger d'une tâche impossible. Il sait qu'il en arrive, après tant d'efforts de toute sorte, à ce qui ne pouvait être évité. Daru, disant qu'il avait eu, plus que personne peut-être, le moyen de pénétrer dans la pensée de Napoléon, ajoutait : Je n'y ai jamais aperçu la moindre préoccupation d'élever un édifice impérissable. Ou plutôt il sait que tout cela était éphémère et devait périr. Il tient peu à l'existence, à son trône encore moins, au plaisir du pouvoir, à ses palais, à l'argent, pas du tout. Avec quelle pitié il regarde ses frères qui s'attachent à des titres vides qui, sans États, se feront encore appeler roi Joseph ou roi Jérôme ; Eugène, son fils adoptif, son préféré, que trouble la crainte de perdre la vice-royauté d'Italie ; Murat qui tente d'acheter sa couronne par une trahison ! Sauver la sienne à tout prix, c'est une pensée qui ne vient pas à Bonaparte parce qu'elle serait inutile et parce qu'il la dédaigne. Ce qui maintenant l'intéresse, en homme de lettres, en artiste, c'est sa propre destinée, son nom et sa place dans l'histoire. Et ce qui grandira en lui, c'est l'intelligence de sa gloire véritable. Ayant déjà régné sur les hommes et s'adressant toujours à leur imagination, il lui reste, par d'autres images, à régner sur l'avenir. Un des secrets de son ascension incroyable, c'est qu'il a toujours vu grand. C'est pourquoi sa fin ne pourra pas être petite et servira plus que tout à sa grandeur.