Contre le sacre de l'usurpateur, Louis XVIII avait protesté hautement. Joseph de Maistre, à Saint-Pétersbourg, parlait de la hideuse apostasie de Pie VII. Le futur auteur du Pape s'emportait jusqu'à écrire : Quand une fois un homme de son rang et de son caractère oublie à ce point l'un et l'autre, ce qu'on doit souhaiter ensuite, c'est qu'il achève de se dégrader jusqu'à devenir un polichinelle sans conséquence. Le pontife se relèvera bientôt de ce jugement passionné et de ce vœu formé dans la colère. Il s'était abusé sur le bien que l'Église pouvait attendre d'une alliance avec le nouveau Charlemagne. L'empereur n'avait pas moins d'illusions quand il se croyait devenu inviolable dans sa personne sacrée. Mais, sur l'heure, à quoi servaient les protestations, solennelles ou véhémentes ? À rien de plus contre Napoléon que, plus tard, ne devaient servir à Napoléon, lui-même ni l'onction, ni son entrée dans l'Olympe des rois. Des souverains de race antique l'avaient tout de suite reconnu et l'appelaient leur fière. D'autres le reconnaîtraient encore, le serreraient dans leurs bras, le recevraient dans leur famille, sans que rien fût changé à l'essentiel, sans que rien fût fait. Car rien ne serait obtenu tant que l'Angleterre n'aurait pas accepté, non seulement l'Empire, mais tout ce que l'Empire représentait et ce que l'empereur avait pour mission de conserver à la France. Et cela, l'Angleterre ne devait l'accepter jamais. Les idées se succédaient chez Napoléon, il les prenait et les abandonnait avec une rapidité qui souvent déconcerte. On le croit tantôt fourbe, tantôt enivré d'orgueil, quand il se débat dans une situation inextricable, dont il n'est pas l'auteur. Il est chargé au contraire d'en tirer la France et il s'y engagera, par le crédit illimité, qu'elle lui accorde, jusqu'au fond, jusqu'à l'absurde, de façon à ne plus pouvoir s'en tirer lui-même. Pourquoi ne serait-il pas sincère, pourquoi ne s'abuserait-il pas sur la vertu des mots et sur celle du sacre lorsqu'un mois après son couronnement il lance aux souverains, ses égaux, au roi d'Angleterre le premier, l'adjuration de ne pas se refuser au bonheur de donner la paix au monde ? Cet appel, il l'avait déjà adressé à l'archiduc Charles avant Léoben et dans des termes presque identiques. A George III, il se dit accusé dans sa propre conscience par tant de sang versé inutilement. C'est qu'alors, comme en 1797, la paix est son intérêt le plus certain. Si la guerre le rend indispensable aux Français, il en connaît les risques. La paix affermirait son trône plus encore que le sacre et il est à la recherche de toutes les consolidations. Qu'après l'échec de sa démarche il prenne la France et l'Europe à témoin de son abnégation et de sa modération, c'est son rôle. Il ne l'invente même pas. Avant lui la République s'est crue modérée, dans son droit, amie de la paix, quand elle a conquis la Hollande, annexé la Belgique, envahi la Suisse, quand elle s'est installée sur la rive gauche du Rhin et qu'à titre de monnaie d'échange elle a retenu la Lombardie. Et maintenant, que Napoléon devienne roi d'Italie, est-ce moins naturel ? Le premier Consul ayant reçu la couronne de Charlemagne, le président de la République cisalpine doit prendre la couronne de fer des rois lombards. Sans doute, la raison est qu'un titre républicain ne peut plus s'accoler au titre impérial. Mais cette royauté est un hommage à l'Italie délivrée de l'Autriche et une promesse pour l'unité italienne. D'ailleurs, Napoléon fait savoir qu'il n'a pas dépendu de lui que les deux couronnes fussent sur deux têtes. Celle-là, il l'a offerte à son frère aîné. Joseph, toujours ombrageux, l'a refusée parce qu'il a cru que c'était un moyen de l'évincer, de l'exclure à jamais de l'hérédité impériale. Même refus de Louis, qui a trouvé injurieux que l'Italie fût proposée pour son fils aîné jusqu'à la majorité duquel il eût été lui-même régent. Encore des scènes de famille. Chose comique, Napoléon devra se fâcher pour que ses frères daignent s'asseoir sur des trônes, celui de France étant le seul qu'ils jugent digne d'eux. Eugène de Beauharnais, le modèle des beaux-fils, docile, lui, et plein de bonne volonté, sera le vice-roi de ce royaume d'Italie, château de cartes qui tombera avec le reste lorsque l'Angleterre aura vaincu. Car elle a laissé sans réponse le message de paix qui lui est venu de l'empereur. Les dés sont jetés depuis la rupture de la paix d'Amiens. À ce moment même, Pitt met sur pied une coalition, la troisième. Depuis trois mois il négocie avec les Russes un traité qui n'est pas seulement d'alliance. Ici il faut changer le point de vue habituel, ne plus regarder l'Empire du dedans, mais du dehors. Nous laissons, à Paris, Napoléon à un sommet inégalé de réussite et de triomphe. A Londres, on calcule, on dispose tout pour le moment de sa chute. A neuf ans de distance — car il n'y a plus que neuf ans et le court délai que lui accorde le destin s'est déjà rétréci depuis que le Sénat et le peuple lui ont donné l'Empire — non seulement sa défaite est prévue, non seulement les conditions qui seront imposées à la France sont établies, mais le procédé même, la manœuvre de refoulement progressif par laquelle Napoléon sera contraint d'abdiquer, cette politique est arrêtée d'avance au point que, de 1813 à 1814, le canevas n'aura plus qu'à se remplir. Le traité anglo-russe connaîtra des vicissitudes avant de porter son fruit. Pour l'instant, l'Empire héréditaire a produit, non moins que la répression des complots contre le premier Consul, l'effet qu'en attendaient les républicains, conservateurs de la Révolution. L'Angleterre renonce à l'idée de se défaire de Bonaparte par le meurtre. C'eût été le moyen le plus simple. Ce plan n'a pas réussi. D'ailleurs, depuis la mort de Cadoudal, il n'a plus d'instrument et les menaces à la personne du premier Consul n'ont servi qu'à lui donner un trône. Alors, renonçant à le supprimer, il s'agit, à travers la guerre et par la guerre, d'amener la France à l'éliminer elle-même. L'Angleterre y arrivera en posant d'abord ce principe, une toute petite phrase et qui fécondera, que les Alliés font la guerre à Napoléon, non à la France. Pourquoi ? Par haine de Sa Majesté corse ? Pour venger le duc d'Enghien ? Pas plus qu'en 1793 les rois ne se proposaient de venger Louis XVI. Mais il est certain, évident — et, s'il fallait une preuve, le serment du sacre en serait une — que Napoléon ne pourra jamais signer une paix qui abandonne les conquêtes territoriales de la République, puisque sa raison d'être est de les conserver. Le but des Alliés est toujours de ramener la France à ses anciennes limites. Seulement ce n'est plus leur programme ostensible. Ils commencent à mieux comprendre les Français. Le manifeste de Brunswick, menaçant Paris d'une subversion totale, avait allumé le patriotisme révolutionnaire. Ce feu, encore si loin d'être éteint, on lui donnerait un aliment nouveau si l'on annonçait que les Alliés feront la guerre jusqu'à ce que la France soit rentrée dans les frontières que la Révolution a franchies. Ce qui est accusé publiquement, ce n'est plus que l'excès des conquêtes, mot vague, élastique, et qui, déjà, ne semble mettre en cause que l'ambition de l'empereur. On peut comprendre qu'il s'agit de la Hollande, de la Suisse, du Piémont, comme des annexions ultérieures, et non de la rive gauche du Rhin ni de la Belgique. Pourtant c'est là que l'Angleterre veut en venir. Les articles secrets du 11 avril 1805 définissent exactement les anciennes limites, expression dont le sens est rigoureux. Mais on n'en parlera pas tout de suite. C'est l'exigence qui sera réservée pour la fin, après une série d'offres lancées à grand bruit, puis retirées de la discussion et toujours réduites à mesure que la France s'épuisera, que la fortune des armes sera plus favorable à ses adversaires. Alors, en proposant à Napoléon les choses mêmes qu'il ne peut pas accepter, on le fera apparaître comme un ennemi du genre humain, on le séparera de la France, avec laquelle, d'autre part, on se déclarera prêt à traiter, mais sans lui. En germe, 1813 et 1814 sont là. Ce n'est pas tout. On dirait que la sagacité de Pitt a prévu, embrassé l'ensemble de cet avenir. Loin de mépriser son adversaire, il pressent que ce sera une tâche longue, difficile de le vaincre, que Napoléon, avant d'être renversé, remportera bien des victoires, mettra hors de combat plus d'un des coalisés, signera avec eux des traites de paix, peut-être des alliances. D'avance il faut que tout cela soit nul. L'Angleterre, qui n'est pas sûre des autres, est sûre d'elle-même. Alors elle stipule qu'il n'y aura de paix reconnue, de paix véritable, qu'à l'unanimité, du consentement de tous les membres de la Ligue, c'est-à-dire du sien, quand un congrès aura fixé les prescriptions du droit des gens, établi en Europe un système fédératif pour prévenir le retour des guerres. Un congrès. Voilà celui de Vienne en perspective. Un système fédératif, ce sera, après le pacte de Chaumont pour mettre Napoléon au ban de l'Europe, la Sainte-Alliance pour l'exiler et le surveiller à Sainte-Hélène. Désormais, le plan est fait, la partie engagée. Napoléon doit prendre l'Angleterre à la gorge, la vaincre, la dompter ou bien, quoi qu'il fasse, il ne pourra que reculer l'échéance. Il est perdu. Son nom d'homme extraordinaire serait usurpé, il y aurait une lacune immense dans son génie, s'il n'avait compris cela. Et l'on fait à son intelligence un médiocre honneur lorsqu'on suppose que le camp de Boulogne, le projet de descente en Angleterre, la construction de toute une flotte de transports pour le passage de la Manche, n'ont été que simulacre et diversion. C'était lui, au contraire, qui, en prolongeant son séjour en Italie après le couronnement de Milan, s'appliquait à donner aux Anglais l'illusion que ses desseins contre eux n'étaient qu'une feinte. Un reproche peut sembler plus juste, celui de s'être, à ce moment, attiré des ennemis et d'avoir provoqué lui-même la coalition en réunissant à son empire la République de Gênes. Cependant, cette annexion de Gênes, qui se fit d'ailleurs, à la demande même des Génois, dans les formes de la consultation populaire et par plébiscite, était une de ces conséquences qui ne cessaient de sortir les unes des autres depuis que la Révolution avait franchi les anciennes frontières. Thiers explique fort bien que les raisons, elles-mêmes venues de plus loin, qui avaient déterminé l'annexion du Piémont, déterminaient l'annexion de Gênes. Enclave de l'empire français, sans issues ni débouchés du côté de la terre, bloquée du côté de la mer par les Anglais, Gênes étouffait, dépérissait et vota l'annexion avec joie, tandis que, d'autre part, la possession complète de ce port était utile pour soutenir en Méditerranée la lutte contre l'Angleterre. De même la petite république de Lucques s'offrait à la France. Napoléon refusa de l'incorporer parce qu'elle ne lui était pas utile, mais, ne pouvant la laisser vacante, à la discrétion du premier venu, l'érigea en principauté au bénéfice de sa sœur Elisa, déjà duchesse de Piombino et qu'on caserait dans ce fief avec son mari, ce Baciocchi encombrant dont on ne savait que faire. Gênes, Lucques n'importaient ni à la Russie ni même à l'Autriche pour qui la question d'Italie se présentait dans un ensemble autrement vaste. Tel fut pourtant le motif qu'allégua d'abord la Russie pour sa volte-face, acceptant désormais que l'Angleterre gardât Malte, et que reprit l'Autriche pour se joindre au traité anglo-russe et entrer dans une guerre dont elle espérait sa revanche et l'annulation du traité de Lunéville. Ces deux puissances s'abritaient d'un prétexte et si celui de Gênes ne s'était présenté, elles n'auraient pas manqué d'en trouver un autre. La diplomatie et les subsides de Pitt faisaient le reste. Depuis douze années les coalitions se succédaient pour que la France renonçât à ses conquêtes. Les coalitions devaient renaître toujours. Ainsi, bien loin que Napoléon simule une attaque à fond contre l'Angleterre pour se retourner par surprise contre les Autrichiens et les Russes, c'est l'Angleterre qui organise une diversion parce qu'elle redoute à l'extrême d'être envahie. Que le passage de la Manche, si souvent tenté, réussisse, qu'une armée française débarque et c'en est fait d'elle aussi sûrement que le jour où Guillaume le Conquérant était descendu dans l'île. C'est une partie décisive qui se joue. Pour elle et pour Napoléon. L'activité de sa correspondance, la multiplicité des combinaisons qu'il élabore et des hypothèses qu'il forme, tout atteste qu'il a conscience d'engager là sa destinée. Il y pensait du fond de l'Italie. Il y pensait jusque dans les fêtes, ne négligeant aucun renseignement, préparant par le détail le succès de cette opération de mer comme il préparait ses campagnes terrestres. Il est l'homme qui, chaque soir, lit ses états de situation, avant de s'endormir, pour les posséder et les garder présents à l'esprit, de même qu'à la guerre il sait toujours sa position. C'est vers ses escadres qu'il tourne maintenant son étude, vers elles qu'il tend toute son intelligence, bien qu'il ait à compter ici avec l'élément capricieux et instable qui dérange trop de calculs. Encore, son plan, le proportionne-t-il aux ressources maritimes dont il dispose et, si c'en est le point faible, c'est du moins une faiblesse raisonnée. On lui reproche quelquefois de n'avoir pas appliqué ici son principe de guerre essentiel, qui était de détruire la force principale de l'ennemi. Une grande victoire navale et il obtenait, avec une pleine sécurité pour l'avenir, ce qu'il lui fallait, c'est-à-dire le libre passage de la Manche. Cette idée, la première qui se présentait à l'esprit, était trop naturelle pour qu'elle ne lui fût pas venue. Mais si ses escadres eussent été capables de battre celles des Anglais, tout allait de soi, le problème était résolu, et il n'était pas besoin d'envahir l'Angleterre pour la faire céder. Napoléon savait si bien l'infériorité de sa flotte que la consigne essentielle des amiraux était de tout sacrifier, de se sacrifier eux-mêmes pourvu que ce qu'il resterait de vaisseaux se réunît dans la Manche pour y dominer, ne fût-ce que l'espace d'un jour. Tout reposait sur des combinaisons destinées à livrer le passage à la magnifique armée de 132.000 hommes qui attendait avec impatience le moment de couper à Londres le nœud des coalitions et de venger six siècles d'insultes et de honte. Parce que ce plan n'a pas réussi, on a dit, on a cru qu'il était impossible et, qu'étant impossible, Napoléon ne s'y était jamais sérieusement arrêté. Les preuves abondent, au contraire, qu'il y appliqua son esprit avec passion. Le livre de la destinée lui était fermé comme aux autres hommes. Il ne se voyait pas dans l'histoire avec la figure d'un Titan foudroyé, d'un Prométhée puni par des dieux, d'un héros martyr. La gloire qu'il désirait c'était de réussir ce qui avait échappé à ses prédécesseurs, ce que la Convention n'avait pas obtenu. Il serait celui qui, plus grand que Louis XIV, aurait dicté aux Anglais la loi de la France, achevé l'œuvre nationale, gagné le premier, sur la ruine d'Albion, le grand procès héréditaire. Ce qu'il voyait, puisque la paix d'Amiens avait été rompue, c'était une paix plus glorieuse, une paix certaine, définitive, l'adversaire principal ayant été subjugué ou détruit. Car il ne mettait pas en doute qu'une fois débarqué sur la rive ultérieure il ne recommençât Jules César et Guillaume le Conquérant et ne vînt à bout de la résistance qu'il pourrait rencontrer. C'est probable, en effet. L'Angleterre n'avait pas de soldats à opposer à une invasion. Quant à la flotte britannique, privée de ses ports d'attache et de ravitaillement, elle eût été bientôt hors de combat. Nelson lui-même ne l'eût pas sauvée. Après avoir adjuré ses amiraux de lui assurer quatre jours, puis trois, puis deux, de libre passage, Napoléon ne leur demande plus que vingt-quatre heures. Tout est calculé pour qu'en deux marées l'armée soit transportée à Douvres. Sur la grève de Boulogne, l'empereur, au mois d'août 1805, attend que ses escadres aient exécuté la diversion qu'il a conçue. Mais tout s'unit, les éléments et les hommes, pour le décevoir. Jamais Napoléon ne s'est tant plaint d'être si mal compris, si mal servi. Depuis le mois de mars les contretemps se succèdent. Villeneuve a réussi à sortir de Toulon, il a échappé à Nelson qui surveille la Méditerranée, il a rallié les navires espagnols qui se joindront aux nôtres, car alors, contre l'Angleterre, l'Espagne et la Hollande sont nos alliées. En résumé, le plan consiste à donner rendez-vous aux escadres dans la mer des Antilles pour y attirer les Anglais, puis, leurs forces rassemblées, à revenir à toute vitesse dans la Manche. Mais, à la Martinique, Villeneuve ne trouve plus l'amiral Missiessy qui est reparti n'ayant accompli qu'une partie de sa mission, et il ne trouve pas Ganteaume. Faute de vent — ce qui, à la saison, n'arrive jamais — l'escadre de Ganteaume est restée immobile dans la rade de Brest où les Anglais sont venus la bloquer. Villeneuve, se voyant seul, fait voile vers l'Europe. Aucun des amiraux n'a rempli ses instructions, et, par suite, le plan primitif est abandonné. Il reste la ressource de risquer une bataille, à n'importe quel prix, pour que Ganteaume puisse sortir de Brest et pénétrer dans la Manche avec tout ce qu'on aura de navires. Mais en dépit des encouragements, comme en dépit des ordres impérieux qu'il reçoit, Villeneuve ne se décide pas à remonter vers le Nord pour risquer une bataille, et sa timidité perdra tout. Entre Napoléon et ses lieutenants, c'est le désaccord qui deviendra habituel. Il voudrait, lui, qu'on fût comme lui-même. L'effort nécessaire, on doit le faire avec les moyens qu'on a. C'est le sens de son aphorisme célèbre : Le mot impossible n'est pas français. Mais les hommes qu'il emploie ressemblent à la plupart des hommes. Ils considèrent d'abord les moyens dont ils disposent et ils mesurent les possibilités à ces moyens. Villeneuve et le ministre Decrès ne savaient que trop bien le métier de la mer. Ils voyaient surtout les difficultés et les obstacles et ils n'avaient pas confiance dans leur instrument. C'est avec des navires défectueux, des équipages à peine instruits, les auxiliaires espagnols qui n'ont même pas de biscuit pour leurs matelots que Napoléon exige d'aussi vastes opérations ! Lorsque Villeneuve compare la marine française désorganisée par la Révolution, encore blessée du coup d'Aboukir, à ce qu'elle était sous Louis XVI, au temps de la guerre de l'indépendance américaine, il se sent accablé. La vue de son infériorité le paralyse et l'idée de se mesurer avec Nelson lui inspire des appréhensions que ne conjure même pas la crainte du maître. À la fin, il se laissera encercler par Nelson pour se jeter contre lui de désespoir, offrir la bataille quand elle sera inutile, la perdre et y ruiner ce qu'il restait à la France de forces navales. Nous sommes ici, dans l'histoire de Napoléon, au centre même, au point où se lie ce qui la précède et ce qui suivra. L'héritage de la Révolution, il ne l'a pas reçu sous bénéfice d'inventaire mais avec toutes ses charges, avec ses vices cachés. Ce légataire universel a pour mandat de faire capituler la plus grande puissance navale du monde et il n'a pas trouvé, dans les ressources de la France, ce qui ne s'improvise pas, une marine. La mer lui a été, lui sera toujours fatale. Sa première sortie, à la Maddalena, a été déjà un échec, une sorte d'avertissement de la destinée, par la faute des navires et des marins de la République. L'expédition d'Égypte n'avait plus d'issue après le désastre d'Aboukir. Pour les mêmes causes, qui agissent dans l'ordre psychologique et qui tuent chez les amiraux la confiance et l'audace, l'invasion, moyen d'en finir avec l'Angleterre, ne sera, comme la conquête de l'Orient, qu'un projet avorté. Ce ne fut pas sans avoir mis encore de l'espoir dans un plan nouveau, dans une autre combinaison des mouvements de ses escadres que Napoléon se résigna à lever le camp de Boulogne. Ce ne fut pas non plus de son plein gré. Depuis quelques semaines de graves nouvelles appelaient sa pensée ailleurs. Bientôt, il ne sera plus libre de choisir entre la mer et la terre. En quelques journées capitales, où il n'est maître ni des événements ni de l'avenir, sa fortune change vraiment de face. Il regardait vers Londres. Il doit se retourner vers le continent, du côté de Vienne, de Berlin, de Saint-Pétersbourg. Car le temps passe, la saison s'avance. Bonaparte, arrivé depuis dix jours à Boulogne où tout est prêt pour l'embarquement, s'impatiente au bord de la Manche. Villeneuve, ce Grouchy des mers, ne paraît pas. Cependant l'Autriche qui, après quelques feintes, est entrée dans la coalition, menace la frontière de l'Empire. La Russie s'ébranle pour se joindre à elle. Des explications sont demandées aux Autrichiens dont les réponses sont évasives. Napoléon commence à voir la nécessité de faire face à cette dangereuse diversion, à méditer le plan qui doit aboutir à Ulm. S'il n'est pas à Londres dans quinze jours, il faut qu'il soit à Vienne avant le mois de novembre. À trois reprises, il écrit à Talleyrand que son parti est pris. Il n'a donc plus qu'un faible espoir de passer en Angleterre. Toutefois il n'y a pas encore renoncé quand, après des journées d'incertitude plus cruelles que l'annonce d'un malheur, l'empereur apprend que Villeneuve, entré au Ferrol, n'en est pas sorti. Ce fut une de ses plus violentes colères, un de ces emportements qui faisaient tout trembler. On le vit, farouche, le chapeau enfoncé jusqu'aux yeux, le regard foudroyant, et criant : Quelle marine ! Quel amiral ! Et tout de suite il devient, par une autre mise en scène, l'homme de la réalité et de l'action, que rien n'obsède jamais et qui a le don de chasser une pensée à volonté et de la remplacer par une autre. Il dicte à Daru, comme si l'idée venait de sortir à l'instant de son cerveau, le plan de la campagne d'Autriche qu'il a déjà médité. Pourtant, il est encore si peu certain de la décision qu'il prendra, qu'il réserve, comme une chance suprême, le cas où Villeneuve, n'ayant fait que toucher au Ferrol, oserait enfin cingler vers Brest. Napoléon ne sait pas que Villeneuve, l'infâme Villeneuve ne trouvant pas le refuge assez sûr, est déjà devant Cadix, quand dix jours après, à la dernière limite de l'attente, il commence à mettre l'armée en mouvement pour que, tournant le dos à la mer elle se dirige au cœur de l'Allemagne. Ordres donnés avec ce discernement sans pareil de ce qui pressait plus ou moins dans les dispositions à prendre, avec une lucidité sereine. On dirait qu'il n'a jamais hésité, qu'il a prévu et voulu des choses auxquelles il se résout. C'est ce qui fait qu'on doute encore aujourd'hui qu'il ait songé sérieusement à passer le détroit. On croit au regard d'aigle, à l'inspiration subite du génie. C'est ce qui entraîne les hommes en frappant les imaginations et les intelligences. Jamais Napoléon n'a été suivi de la troupe, jamais il n'en n'a été l'idole comme au moment où, levant ses camps de l'Océan, il laisse une victoire morale, annonciatrice d'une autre victoire, à l'Angleterre affranchie désormais d'une mortelle inquiétude. Mais la raison de Bonaparte, toujours ferme derrière un rideau d'illusions volontaires, continuait de lui dire que rien ne serait fini tant l'Angleterre serait hors d'atteinte. Son grand projet de Manche, il ne l'abandonne pas. Il le diffère. Il se promet de le reprendre après avoir battu les Autrichiens et les Russes. Il ne ferait que toucher barre à Vienne. L'essentiel, il le savait, n'était pas là. Le continent pacifié, je reviendrai sur l'océan travailler à la paix maritime. Jamais il n'y devait revenir. Il faut maintenant, avec les yeux de l'esprit, embrasser les deux parties de ce drame d'ombre et de lumière. Les torches joyeuses, le resplendissant soleil d'Austerlitz éblouissent encore comme les contemporains en ont été éblouis. Ce qui se passe dans les plaines d'Europe, des succès plus étonnants, plus miraculeux que ceux de la première campagne d'Italie, font oublier le désastre sans appel dont la plaine liquide est témoin. Le 30 septembre, le jour où Nelson croise déjà devant Cadix, la Grande Armée a reçu son nom et achevé de franchir le Rhin. L'empereur, de Strasbourg, lance une proclamation où il promet de dissoudre la nouvelle ligue qu'ont tissue la haine et l'or de l'Angleterre, de confondre les injustes agresseurs et de ne plus faire de paix sans garantie. Cette guerre, il la désigne par son numéro d'ordre dans la série qui s'est ouverte en 1792. C'est la guerre de la coalition, la troisième. Tel est le cercle dans lequel on tourne depuis douze ans. Chaque fois que cette vieille guerre recommence, chaque fois que Napoléon est ressaisi par le tourbillon que la Révolution a créé, c'est aussi vers la Révolution qu'il revient pour s'y retremper et, comme vers sa mère, pour y reprendre des forces. Dans cette proclamation aux soldats de la Grande Armée, avant-garde d'un grand peuple, il se présente aussi comme l'empereur populaire. Le sacre, le trône, l'étiquette, l'évocation de la monarchie, ce qui plaît ou impose par les temps calmes et prospères, ne se soutient pas tout seul par les jours orageux. Bonaparte le sait, il l'a toujours su. Il ne quitte jamais la France sans jouer son pouvoir, comme à Marengo, En 1805 comme en 1800, dans le public qui n'a pas les raisons d'espérances et d'enthousiasme du militaire, il sent les doutes, l'inquiétude, la fatigue de la guerre à perpétuité, et surtout cette question, toujours la même : Qu'adviendra-t-il si par hasard il est tué ? On s'alarme encore pour Napoléon en attendant qu'on ne voie plus de repos que dans sa chute. Car ce qui a fait sa fortune politique, c'est la rencontre en sa personne de deux idées, la paix avec l'ordre pour les sentiments et les intérêts conservateurs, la grandeur nationale, les conquêtes pour la France révolutionnaire. Ces contraires, il s'épuisera à les concilier. En partant pour l'Allemagne, il laisse, causée par les préparatifs de l'expédition navale et par ceux de la guerre nouvelle, une gêne d'argent aggravée par les méfaits des munitionnaires et des spéculateurs, un malaise qui sera bientôt une crise, presque une panique, les billets de la Banque menacés de tourner aux assignats. En revenant de Boulogne, il a trouvé Paris froid, sans acclamations, et, dans les rues, une nuance de blâme que prononcent le commerce, qui ne va pas, la finance, très éprouvée, les gens d'affaires prompts à l'accuser d'avoir provoqué la coalition par ses annexions d'Italie. Alors la force qui n'est pas dans le principe de sa monarchie, il ne la puise que dans ses origines, et, quand il s'agit de demander à la France un effort militaire, d'obtenir une levée d'hommes, — c'est le cas, on appelle 80.000, conscrits de 1806 — Napoléon n'est plus le souverain qui, déjà, à ses moindres billets met la formule qui agace plus d'un de ses généraux : Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte et digne garde. Il ranime les passions révolutionnaires, il en parle le langage. Pans son Conseil d'État, avant de se rendre à Strasbourg, il a promis, comme un girondin ou un montagnard, de briser cette odieuse maison d'Autriche. Son trône même, il en fait hommage à la nation : Je n'y suis que par sa volonté. Je suis son ouvrage. C'est à elle de le maintenir. Et ce n'est pas de la vaine littérature que ce réchauffé de style républicain. Moins violent qu'avant Marengo, cependant perceptible, il y a un renouveau d'opposition, non seulement chez les derniers amis de Moreau, non seulement au faubourg Saint-Germain qui fronde, parmi les ralliés prêts à s'affranchir, mais la chouannerie se réveille, des foyers d'insurrection sont signalés dans l'Ouest et le Midi. Rentré en grâce, redevenu ministre de la Police, Fouché, heureusement, est là, évente les complots naissants, fusille quelques agents royalistes et tend lui-même des fils si compliqués qu'il réussit à passer pour un homme dont Louis XVIII pourrait faire quelque chose, comme s'il semait déjà en vue de 1815, tandis qu'il est à la fois suspect et indispensable à l'empereur. Au comble même de la puissance et de la gloire, le besoin que l'empereur a de Fouché, c'est l'aveu d'une fragilité secrète. Et si les hommes qui, avec le risque des batailles, supputent sa chute possible, voyaient, savaient, comprenaient tout ! Dans les annales militaires de tous les temps, il n'est pas de page plus brillante que la campagne qui, en quinze jours, a pour résultat la capitulation de l'adversaire. Comme enflammé par l'échec du grand projet d'Angleterre, le génie de Napoléon donne l'impression d'une force plus irrésistible que celle des armes, celle de l'esprit. A peine de combats, ce qu'il en faut pour l'exécution sûre et irréprochable du plan, pour réparer aussi les erreurs de l'impétueux Murat. C'est ainsi qu'à Elchingen, Ney gagne son titre de duc. Par la combinaison des manœuvres, le calcul des marches, la disposition des armées, une domination complète de la carte sur laquelle les mouvements s'inscrivent, heure par heure, avec précision, l'Allemagne, où le soldat français est étonné de vaincre avec ses jambes, n'est plus qu'un échiquier. Le général Mack a déjà passé sur le corps de la Bavière, il se dirige vers le Rhin, faisant trembler les princes allemands devant ce retour offensif de l'Autriche, lorsque, dans Ulm, il s'aperçoit qu'il est tourné, enveloppé, cerné et n'a plus qu'à se rendre. Au moment où le général Mack tendait son épée à Napoléon, où la garnison d'Ulm jetait devant lui ses armes et ses drapeaux, où l'empereur annonçait à ses soldats que, sans avoir risqué une grande bataille, avec des pertes légères, il avait ruiné une armée autrichienne de 100.000 hommes, à ce moment même Nelson avait bloqué les escadres françaises et espagnoles dans Cadix, et Villeneuve, prenant parti trop tard, comme tous les irrésolus, était sorti pour lui livrer bataille. Villeneuve est peut-être l'homme qui a changé l'histoire de Bonaparte, qui est elle-même la preuve permanente de l'action personnelle des individus sur le cours des événements. L'échec d'un des plus grands projets de l'empereur — et, par la suite, la déviation fatale d'une guerre où l'Angleterre restait la principale ennemie — a tenu à un marin dont le cœur était contradictoire. Ce que les instructions les plus précises, les ordres réitérés, les encouragements, les félicitations mêmes n'avaient pu, les reproches et les affronts le faisaient maintenant, mais pour amener le désastre. Lorsque l'empereur avait appris que Villeneuve, tournant le dos à la Manche, s'était dirigé sur Cadix, il lui avait, dans sa fureur, adressé les injures les plus cruelles. Ses lettres à Decrès sont terribles. Villeneuve est un misérable qu'il faut chasser ignominieusement. Sans combinaisons, sans courage, sans intérêt général, il sacrifierait tout pourvu qu'il sauve sa peau. Tout avait échoué par sa conduite infâme. Villeneuve qui ne manquait pas de bravoure, mais de confiance, ne voulut pas rester sous une accusation de lâcheté. Pour que son escadre ne demeurât pas inutile, elle devait, l'ordre lui en avait été envoyé le 14 septembre de Saint-Cloud, se livrer à une diversion puissante en Méditerranée. Il s'agissait de paraître devant Naples, allié de l'ennemi, mais surtout de garder des forces navales dans la mer intérieure pour ne pas la livrer aux Anglais. Villeneuve perdit encore quelques jours dans le doute. Allait-il affronter, dans les pires conditions, le combat qu'il avait toujours craint ? Mais il avait à laver son honneur. Le malheureux acheva sa carrière en jouant le sort de la marine française, en un jour, en un coup de désespoir, contre la flotte anglaise commandée par son plus grand homme de guerre. C'est ici qu'il faut voir le double tableau, Napoléon, à Ulm, dans un triomphe à peine sanglant et la Grande Armée se pénétrant du sentiment qu'elle est invincible, tandis que, devant le cap Trafalgar, se livre une furieuse et funeste bataille, terrible choc où sombre l'espoir de disputer la mer aux Anglais. Nelson est tué avant d'avoir vu l'achèvement de sa victoire. Villeneuve survit, est fait prisonnier et, bientôt, de désespoir, se suicidera. La marine française est anéantie avec ses auxiliaires espagnols. Elle ne se relèvera plus. Napoléon lui-même, après des espoirs avortés, des tentatives qui lui coûteront cher, cessera d'y porter intérêt. Le temps surtout lui manquera pour reconstituer une flotte et des équipages. Mais il compte que le nom d'Austerlitz fera oublier celui de Trafalgar. Il voudra même oublier qu'à Boulogne il voyait juste, que ce n'est pas la même chose d'entrer à Vienne ou d'entrer à Londres, et que, s'il était vraiment impossible de passer la Manche pour imposer à l'Angleterre la paix des frontières naturelles, il est encore plus impossible de la lui imposer quand elle demeure la maîtresse incontestée des mers. En France, le public, toujours prompt, après un échec, à se dégoûter de l'effort prolongé que demande la puissance navale, n'y pensera plus, n'ayant même pas compris la portée de ce désastre de Trafalgar dont les syllabes lugubres ne prendront leur sens qu'après le glas de Waterloo. Quant à l'empereur, qui ne s'attarde pas aux regrets, il se persuade que, là où il ne commande pas en personne, il doit s'attendre au pire. Et comme, à la mer, il ne peut exercer le commandement, son attention s'en détourne d'autant plus qu'en apparence rien n'est changé et que, vainqueur sur le continent, il semble même plus puissant que la veille. L'Angleterre, de son côté, ne se rend compte ni de l'étendue ni des conséquences de sa victoire maritime qui se découvriront à la longue seulement. D'abord à la joie d'avoir échappé au danger de l'invasion, les coups portés à ses alliés du continent la laissent consternée. Qu'il est difficile aux plus grands hommes de voir un peu loin devant eux et comme l'avenir est caché à ceux qui sont dans l'action ! Pourquoi Napoléon ne s'y tromperait-il pas ? Pitt est malade de chagrin lorsqu'il apprend Ulm et Austerlitz qui, pour lui, effacent Trafalgar, alors que, dans la vérité, Trafalgar, qui est définitif, annule Ulm et Austerlitz, qui seront toujours à recommencer. Napoléon marchait sur Vienne lorsque la nouvelle de la catastrophe lui parvint. Il n'en parut pas affecté, en marqua plus de déplaisir que de tristesse ou de colère, ne demanda que le silence sur l'événement. Il ne voulut ni récompenser ceux qui, dans la bataille, s'étaient comportés avec bravoure ni punir ceux qui n'avaient pas fait leur devoir. Villeneuve lui-même fut comme oublié et, par ce blâme muet, sentit plus fortement qu'il ne lui restait qu'à disparaître. Cependant, il n'est pas douteux (le contraire ne serait pas possible), que les calculs de l'empereur furent modifiés par cet événement. Les échecs de Boulogne et Trafalgar lui firent désirer davantage des alliances sur le continent et le déterminèrent à les obtenir. Si la campagne rapide qui s'était terminée par la capitulation d'Ulm lui ouvrait le chemin de Vienne, s'il avait la satisfaction, que n'avait pas obtenue le grand Frédéric, d'entrer en vainqueur dans la capitale autrichienne, s'il logeait au palais impérial de Schœnbrunn, cette guerre n'était pas finie. L'Autriche avait encore des forces à lui opposer et celles de la Russie étaient intactes. La Prusse, dont le roi était lié d'amitié avec le tsar et subissait son influence, pouvait, d'une heure à l'autre, se joindre à la coalition. Napoléon était trop un homme du XVIIIe siècle pour ne pas admirer la Prusse du grand Frédéric, pour ne pas, comme les révolutionnaires eux-mêmes, rechercher son amitié. Il l'avait d'ailleurs, dans les partages d'Allemagne, comblée de faveurs afin qu'elle reconnût les agrandissements de la France et il espérait se l'être attachée. Mais il espérait mieux, et si, à l'amitié de Frédéric-Guillaume, il pouvait ajouter celle de l'empereur Alexandre, il lui semblait que le but serait bien près d'être atteint, que les victoires navales de l'Angleterre resteraient stériles, que l'Empire français, dans ses limites, ne serait plus discuté. Et peut-être n'était-il pas absurde de penser que Trafalgar même, qui rendait les alliances continentales encore plus nécessaires à la France, pouvait servir à les former et que la Russie verrait avec crainte l'Angleterre maîtresse des mers par la victoire de Nelson. C'est pourquoi, avant de livrer bataille, Napoléon tenta de négocier avec Alexandre. Le temps n'était pas encore venu où les deux empereurs s'embrasseraient et se partageraient le monde. A la veille d'Austerlitz, la Russie demandait ce que, d'accord avec les Alliés, elle imposerait en 1814. Les conditions de paix qu'apporta Dolgorouki étaient celles du pacte anglo-russe, évacuation de l'Italie, restitution de la rive gauche du Rhin, abandon de la Belgique qui serait réunie à la Hollande. Quoi ! Bruxelles aussi ? répondit l'empereur. Mais nous sommes en Moravie, et vous seriez sur les hauteurs de Montmartre que vous n'obtiendriez pas Bruxelles. Les hauteurs de Montmartre ! Mot singulier, non seulement parce qu'il préfigure exactement un avenir déjà prochain, mais parce qu'il révèle chez Bonaparte ce qu'il a peut-être le mieux caché, ce qu'il n'a trahi que par éclairs et pour des observateurs très pénétrants, c'est-à-dire le sentiment exact d'une situation précaire et d'une marche sur la corde raide. Ce sentiment rend compte de bien des choses qui, autrement, sont obscures. L'empereur attend, il espère toujours la paix. Il ne se bat que pour l'obtenir. Quand on la lui refuse, ou quand on la rompt, il frappe un grand coup, croyant toujours que ce sera le dernier. Nous voyons Austerlitz sous les couleurs naïves d'une image d'Épinal, les soldats, la veille au soir, acclamant le petit caporal qui passe à travers les bivouacs, improvisant des illuminations pour l'anniversaire du 2 décembre, jour du couronnement, puis, au matin, le grand capitaine nimbé par les rayons d'un soleil d'hiver qui annonce une de ses plus belles victoires. À la vérité, Napoléon eût préféré que les Russes, voyant l'Autriche vaincue, s'en tinssent là. Puisqu'ils voulaient se battre, mieux valait que ce fût tout de suite, car le temps ne travaillait pas pour lui, il était fort aventuré en Moravie, à quarante lieues de Vienne, grande ville difficile à garder si le moindre échec survenait, tandis que les archiducs pouvaient encore amener des renforts de Hongrie et que la Prusse armait. Les Russes, en attaquant trop tôt, tirèrent Napoléon d'embarras. Ils l'attaquaient en outre sur un terrain qu'il avait soigneusement étudié, de sorte qu'il put dire, avec assurance, aux premiers mouvements de l'ennemi : Cette armée est à moi. C'était sa quarantième bataille et, pour la première fois, il se mesurait avec les soldats de Souvarof et de Koutousof, en présence d'Alexandre et de François. Bataille des trois empereurs, triomphe éclatant, la Garde russe anéantie, cent mille hommes coupés ou dispersés en moins de quatre heures. Ce qui a échappé à votre fer s'est noyé dans les lacs, disait, après la victoire et le fameux : Soldats, je suis content de vous, la proclamation qui se termine par l'apostrophe : Il vous suffira de dire : j'étais à la bataille d'Austerlitz, pour que l'on réponde : Voilà un brave. Style emphatique, bien fait pour frapper les esprits avec ce romantisme bourgeois et peuple, ce genre sujet pour dessus de pendule et pompier, dont Bonaparte a trouvé le secret. En lui-même, il s'applaudit moins du coup d'œil, de la sagacité et de la décision qui lui ont donné la victoire que de l'heureuse circonstance qui l'a sauvé d'un péril alors qu'il a dû, à son corps défendant, s'aventurer si loin. La troisième coalition est battue. Il faut qu'elle soit dissoute. Il faut tout de suite la paix, des accords durables, avec l'Autriche, certes, dont le dernier espoir, celui qu'elle mettait sur Alexandre, vient de s'évanouir, avec la Prusse aussi, effrayée à l'idée des risques qu'elle aurait courus si elle s'était embarquée sur cette galère. Mais la paix avec la Russie, surtout. Car Napoléon poursuit chez Alexandre l'amitié qu'il avait trouvée chez Paul. Il cherche à le séduire par des procédés chevaleresques, les mêmes qu'il avait employés avec le père, en lui renvoyant les prisonniers de sa Garde, et par des appels à la sensibilité, car il pense déjà que ce jeune autocrate doit être un homme de roman et de théâtre. Prendre de l'influence sur Alexandre devient une de ses ambitions. Le XXXe Bulletin fait l'éloge du tsar, le met en garde contre les freluquets que l'Angleterre solde avec art et dont les impertinences obscurcissent ses intentions. Ah ! si Alexandre l'écoutait ! Que de grandes choses ils feraient ensemble ! Deux héros de même taille peuvent déjà s'unir, de loin, dans une même pensée, pleurer sur l'horreur si vaine des champs de bataille. Napoléon a dû savoir avec quelle angoisse, incapable de soutenir la vue des morts et d'entendre le râle des blessés, Alexandre a fui le charnier où son armée pourrissait. Alors il reprend le couplet humanitaire, qu'il sait rédiger aussi bien que l'héroïque et alterner avec l'ironie ou l'invective : Le cœur saigne ! Puisse tant de sang versé, puissent tant de malheurs retomber enfin sur les perfides insulaires qui en sont la cause ! Depuis Trafalgar, il n'est plus question d'aller à Londres châtier les lâches oligarques. Il reste à fédérer l'Europe contre eux, et si elle ne se fédère pas de bon gré, il faudra que ce soit de force. Désormais l'idée fixe de Napoléon c'est l'idée de Tilsit, la paix et l'union du continent par l'alliance russe pour en finit avec l'Angleterre. Talleyrand lui conseille de commencer par l'Autriche. Mais l'alliance autrichienne est mal famée pour la France de la Révolution. C'est celle qui a porté malheur à Louis XVI. Elle n'est pas du goût de ma nation et, pour celui-là, je le consulte plus qu'on ne pense. Napoléon ne songe pas encore à devenir le gendre du César germanique. Pourtant, jusqu'à un certain point, il l'épargne. Il ne s'attarde pas à la satisfaction d'avoir reçu à son bivouac, le surlendemain d'Austerlitz, ce Habsbourg réduit à solliciter la paix du Corse parvenu. Cette paix — qui sera signée à Presbourg — il l'accorde ; la vieille monarchie, il ne la détruit pas, ce qui voudrait encore un gros effort militaire, et il a hâte que la coalition soit dissoute. Alors la difficulté est toujours la même. Anéantir l'Autriche, c'est continuer une guerre dont l'objet principal est ailleurs. Ne rien lui prendre, c'est la laisser trop puissante, et surtout il y a des choses que Napoléon doit lui enlever. Il faut qu'elle renonce tout à fait à l'Italie par où, depuis si longtemps, l'Empire germanique domine l'Europe et menace la France. Il faut qu'elle renonce aussi à l'autre rive de l'Adriatique, et c'est encore une partie de la politique que Napoléon inaugure, la politique d'après Trafalgar, celle qui consiste à prendre possession des rivages européens pour les fermer à l'Angleterre. Le passage de la Manche n'étant plus qu'un souvenir, l'autre système, celui du blocus continental, s'ébauche. Il faut, en outre, que l'Autriche accepte un vaste remaniement de l'Allemagne avec l'abolition de l'antique Saint-Empire d'où elle tirait son prestige. Il faut enfin, et l'exigence a de la naïveté, qu'elle promette de ne plus s'allier aux ennemis de la France. Serment qui ne peut pas être plus sincère qu'après Campo-Formio et Lunéville, car on lui en retire trop pour qu'elle se résigne, pas assez pour qu'elle soit réduite à l'impuissance. Austerlitz est une victoire qui ne règle rien de plus que les autres. Voilà pourtant le nouveau système de la lutte contre l'Angleterre qui prend figure et corps. Ce que Napoléon fait marcher avec la rapidité de la pensée, ce ne sont pas seulement ses armées mais les diplomates, les chancelleries, les dynasties. En sept semaines, il change la physionomie de l'Europe avec une telle abondance de négociations, d'instructions, de conventions, d'écritures, qu'il faudrait des pages pour les résumer, un volume pour en dire le détail. Les beaux jours du Consulat, qui furent presque des jours de repos, sont passés. Désormais le règne s'écoulera comme un torrent, dans une perpétuelle bousculade. Tout cela, d'ailleurs, raisonné, relié à une idée centrale. Un bref contact avec Alexandre, par l'entremise de Savary, confirme Napoléon dans l'hypothèse que, si l'alliance russe n'est pas mûre, elle n'est pas inconcevable. Il la calcule pour un avenir de deux à trois ans, et, se gardant de blesser l'orgueil du tsar, laisse les débris de l'armée vaincue quitter paisiblement l'Autriche. Les militaires haussent les épaules, ne comprennent pas que la victoire ne soit pas mieux exploitée. On ménage l'Autrichien, le Russe. Vandamme grogne : C'est vouloir qu'ils soient à Paris dans six ans. Mais, justement, Napoléon regarde vers Paris, où l'on aspire à la paix, où l'esprit n'est pas bon, où il est pressé de revenir. Et puis, il y a cette chose urgente à faire, s'assurer de la Prusse. Si la bataille d'Austerlitz avait mal tourné, les Prussiens entraient en ligne, coupaient la retraite des Français. Ce péril, — qui sera celui de 1813 — étant conjuré, il s'agit de beaucoup mieux, non seulement de séparer la Prusse de la coalition mais d'obtenir son alliance. Napoléon s'efforce de se l'attacher par des menaces et par des promesses. On lui donnera le Hanovre, domaine du roi d'Angleterre. Qu'elle ferme seulement ses ports aux Anglais. C'est la condition nécessaire, car, déjà, moins le nom, le blocus continental se précise et remplace le grand projet du passage de la Manche. La Prusse cède, mais à la peur. Le Hohenzollern n'est pas plus sûr que le Habsbourg et il se hâte d'annuler son traité avec Napoléon par une contre-lettre à Alexandre. Napoléon s'en doute, s'en méfie. N'importe. Il faut aller vite, construire une Allemagne qui ne menace pas l'Empire d'Occident mais le garde et le prolonge. Avec des idées de Richelieu et de Mazarin, de la Convention et du Directoire, il improvise une refonte et un partage du corps germanique, une confédération du Rhin comme la monarchie avait formé la Ligue du Rhin, des royaumes et des principautés comme la Révolution improvisait des Républiques clientes. En courant, il fait un roi de l'électeur de Bavière, l'oblige à donner sa fille en mariage à Eugène de Beauharnais, tandis que le prince de Bade, fiancé à cette princesse, épousera par ordre la cousine d'Eugène, Stéphanie. C'est de la politique nuptiale et dynastique. Murat, le beau-frère, sera prince grand-duc à Berg. Pour Jérôme, séparé par force de son Américaine, autre mariage préparé avec Catherine de Wurtemberg dont le père aussi est fait roi. L'Empire napoléonien essaime comme essaimait la République, souvent aux mêmes lieux, sur des surfaces un peu plus étendues, mais selon la même méthode. La République, à la suite de ses généraux, exportait des représentants du peuple et ses principes. L'empereur, chef de la dynastie qui est née de la Révolution et qui la consacre, expédie ses frères, ses beaux-frères, son beau-fils, sa belle-fille avec son Code et ses administrateurs. Sa pensée est-elle de caser la famille, de nourrir le clan ? Il en est loin. La famille est là pour le servir ou plutôt pour servir. L'empereur n'admet plus qu'elle lui résiste et il ne consulte pas ses goûts. Exemple. Les Bourbons de Naples sont incorrigibles. Ils ont encore conspiré avec l'ennemi. Leurs ports doivent être fermés aux Anglais. Ils seront détrônés. Seulement à l'endroit où Championnet, quelques années plus tôt, proclamait la République parthénopéenne, Joseph, délégué d'autorité, régnera, que cette couronne lui plaise ou non. Quant à Louis, il est destiné à prendre la suite de la République batave. Il faudra, par ordre aussi, qu'il règne en Hollande. Ayant abattu et élevé des rois, marié des princes et des princesses, médiatisé une foule de petits souverains allemands, supprimé tout de bon le vieux Saint-Empire germanique, son chef élu et les Electeurs, brassé les affaires germaniques, simplifié ce chaos selon les recettes révolutionnaires, ce qui l'eût fait applaudir de Brissot si la tête de ce girondin n'eût été coupée, Napoléon, toujours courant, emporte de Munich l'étiquette de la cour bavaroise qui l'a frappé, lui a paru propre à imposer aux Français, plus encore aux étrangers, et surtout à élargir la distance entre lui et ses anciens camarades de l'armée. Ce cérémonial l'ennuiera, le fera toujours bâiller. Mais il avait lu dans Montesquieu : Quand Alexandre voulut imiter les rois d'Asie, il fit une chose qui entrait dans le plan de sa conquête. Le 26 janvier 1806, il est aux Tuileries, quatre mois après son départ. Cent vingt jours où il a pétri l'Europe sans avoir avancé d'une minute l'heure de la paix définitive. De même qu'il avait eu hâte de dénouer la coalition, il avait hâte de rentrer à Paris, de reprendre le gouvernement, se méfiant toujours des intrigues et des trahisons de ceux-ci, des faiblesses et de l'incapacité de ceux-là, sans cesse obligé d'être absent, sachant qu'en son absence tout allait mal, sa défaite ou sa mort étant toujours supputées. Il revient encore victorieux. Mais il ne veut pas de rentrée triomphale, car il sait qu'Austerlitz même n'a rien achevé. Tout de suite, il se met aux affaires sérieuses, à ce qui a failli amener un désastre financier et la banqueroute de la Banque de France. Responsable des fautes commises, Barbé-Marbois, ministre du Trésor, vient offrir sa tête au maître, humblement. Que veux-tu que j'en fasse, grosse bête ? lui répond l'empereur. Bizarre mélange de l'héroïque et du familier, de solennité voulue et de naturel qui a tant fait pour sa popularité et sa légende. Au ministre qui tremble comme devant un despote d'Asie, le vainqueur d'Austerlitz répond par une plaisanterie du théâtre de la foire, tandis que, le jour où la députation batave vient offrir le trône de Hollande à Louis, on suit le cérémonial de la succession d'Espagne, celui de Louis XIV pour le duc d'Anjou. Le nouveau souverain est annoncé à la cour, toutes les portes du palais ouvertes. Pourtant, le sérieux de la chose est ailleurs. La Hollande n'est pas une conquête de Bonaparte. Elle lui vient de la République et de Pichegru l'étranglé, et doit être un poste de douane contre les Anglais, de même que le royaume de Naples, conféré d'autorité à Joseph, doit être contre eux un poste avancé méditerranéen. La distribution des couronnes à la famille procède d'un système et de nécessités qui s'engendrent et s'engendreront les unes les autres. Mais, le lendemain de la cérémonie, devant la nouvelle reine, Napoléon fait réciter au petit garçon d'Hortense et de Louis les Grenouilles qui demandent un roi. Qu'est-ce que vous dites de cela, Hortense ? C'est comme s'il y avait en lui deux hommes dont l'un, quelquefois, aux rares moments de détente, s'amuse à regarder l'autre. |