NAPOLÉON

 

CHAPITRE XI. — UN GOUVERNEMENT À LA MERCI D'UN COUP DE PISTOLET.

 

 

Trois jours avant sa mort, Napoléon, dans son délire, revivait la bataille de Marengo, s'il faut en croire un récit que recueille la tradition. On l'entendit prononcer le nom de Desaix. Puis il s'écria : Ah ! la victoire est à nous ! Victoire décisive dans sa carrière. Qu'est-ce que Marengo ? Un Waterloo qui finit bien, comme Desaix est un Grouchy qui arrive à l'heure. Le 14 juin 1800, Napoléon joue sa fortune et gagne. Le 18 juin 1815, il jouera encore et perdra. Si les Autrichiens avaient été vainqueurs à Marengo, et ils crurent l'être jusqu'au moment où Desaix changea le sort de la journée, il est extrêmement probable que le Consulat eût été un bref épisode. Il n'eût duré que dix semaines de plus que les Cent-Jours.

Avant cette bataille, qui était déjà un banco et un va-tout, Bonaparte avait dit à ses soldats : Le résultat de tous nos efforts sera : gloire sans nuage et paix solide. Avant de concentrer l'armée de réserve, il avait demandé des recrues pour finir la guerre de la Révolution. C'est le vœu des Français. C'est aussi leur illusion, et leur nouveau chef la partage. La paix, mais avec les limites naturelles, sans quoi elle ne serait pas solide. Bonaparte est prisonnier de ce programme-là. Dès le 25 décembre 1799, il a écrit au roi d'Angleterre et à l'Empereur pour leur offrir la paix, mais telle que la conçoit la nation française. Réponse négative. Ni le gouvernement britannique ni le conseil aulique de Vienne ne sont disposés à céder. Ni l'un ni l'autre ne croient que le changement de gouvernement qui vient de se produire à Paris, cette nouvelle révolution dans la Révolution, soit de nature à accroître pour la France les chances de garder ses conquêtes. Ainsi la preuve est manifeste que, gagnées par l'épée, il faudra les conserver par l'épée. Et, selon mot juste et lumineux de Cambacérès, c'est pour la Belgique qu'on se battra encore à Marengo.

La conservation des conquêtes, c'était là qu'on attendait Bonaparte. C'est là qu'on l'attendra toujours. La France lui permettra de reporter la situation jusqu'en 1814. Elle lui renouvellera ce crédit en 1815. Il ne faut pas qu'il soit battu. Autrement, on le liquide. Ces termes du jeu de Bourse s'appliquent exactement à son histoire. Dès qu'on doute de son succès, dès que sa défaite paraît possible, les liquidateurs se remuent et se présentent. Il y en a déjà au printemps de 1800.

Les services qu'il a rendus en rétablissant l'ordre ne sont pas encore tellement anciens ni tellement éprouvés, ils ne semblent pas non plus tenir a ce point à sa personne, qu'ils lui servent de sauvegarde et de bouclier. Son élévation si soudaine fait des jaloux, chez les militaires encore plus que chez les civils, mais elle est trop récente, on a vu trop de popularités sans lendemain, trop de grands hommes d'une saison, pour qu'on la croie définitive. Pourtant Bonaparte n'a pas parlé plus haut que les circonstances ne le permettaient. Il s'est conduit de manière à n'alarmer ni les libéraux, ni les royalistes, ni les jacobins. Non seulement il a ménagé tout le monde, de même que le 18 brumaire, fait à la fois pour et contre la Révolution, laissait des espérances ouvertes à tous, mais que ce jeune général, en dépit de ses talents, de son autorité, de son prestige, doive enterrer la liberté invincible ou empêcher l'inévitable retour des Bourbons, personne, dans aucun des deux camps, ne le suppose, pas plus qu'on n'admet à l'étranger que, malgré ses victoires d'Italie et sa fantasia d'Egypte, il soit capable de vaincre les armées, les flottes et les généraux de toute l'Europe. Est-ce qu'à ce moment même les troupes autrichiennes n'investissent pas Gênes, où Masséna est aux abois ? Est-ce qu'elles n'assiègent pas les frontières de la République dont les derniers vaisseaux sont bloqués à Brest ? Que la France puisse gagner une telle partie, allons donc ! Et cette incrédulité se traduisait en clair à Berlin où le premier Consul, continuant la diplomatie de la Révolution, cherchait à contracter une alliance qui se fût complétée par celle de la Russie mais à laquelle la Prusse se dérobait.

En France même, après l'espèce de griserie et d'étourdissement qu'a donné le 18 brumaire, après la belle aurore du Consulat, on se ressaisit et il apparaît qu'il n'y a pas tant de choses de changées. Les partis restent sur leurs positions. Ni les royalistes, ni les jacobins ne désarment. Ils sont d'accord pour attendre. Au printemps, l'Autriche reprendra les hostilités. Tout le monde sait qu'un revers mettrait fin au nouveau régime et Bonaparte est le premier à le savoir. Et puis, il peut périr dans une bataille comme il est arrivé à Joubert. Il peut mourir de maladie et de fatigue comme il est arrivé à Hoche, et l'on observe qu'il n'a jamais été si creusé ni si jaune, car il s'est surmené de travail. Dès lors, à quoi bon le renverser ? Il disparaîtra peut-être tout seul. Le fait est que les six premiers mois du Consulat furent assez tranquilles. Les attentats ne commenceront qu'après Marengo.

Mais, si l'on n'essaie pas encore de le supprimer, on songe à le remplacer. Chez ses partisans, dans son personnel, dans son entourage même, l'idée de sa fin ou de sa chute hante les esprits. Il y a ceux qui se sont engagés avec lui à Saint-Cloud pour sauver de la Révolution ce qui pouvait l'être, en particulier leurs personnes. C'est le cas de Fouché et de Talleyrand. Il y a ceux qui se sont inclinés devant le fait accompli et qui, ne renonçant pas à la République, la veulent à l'abri de l'anarchie comme du royalisme, par Bonaparte s'il le faut, mais qui restent opposés à la dictature. C'est le cas de Carnot. Et tous ceux-là se disent que, s'il arrive malheur au premier Consul, il faut avoir prévu ce qu'on fera. il y a aussi ses frères Joseph et Lucien qui s'inquiètent de leur sort, que l'ambition travaille, qui ont l'esprit dynastique avant que la dynastie soit fondée. Il eût été beaucoup plus heureux pour Bonaparte de n'avoir point de famille, a dit Stendhal. La famille, qui a été si longtemps un fardeau pour Bonaparte, lui devient maintenant un souci. Elle est, en attendant les exigences et les rébellions, un centre d'intrigues qui s'ajoutent aux intrigues du dehors.

Il n'est pas encore tout à fait le maître, pas même à son foyer. Et s'il l'est en France, c'est par son prestige plus que par la Constitution. Elle ne lui donne pas, cette Constitution, elle semble même lui refuser le droit de commander les armées. Il se contentera, par respect de la vérité constitutionnelle, d'accompagner celle d'Italie dont Berthier sera le chef nominal. Et tandis qu'à Dijon Berthier achève les préparatifs de la campagne, Bonaparte prolonge à Paris un séjour qu'exige la situation encore précaire de l'intérieur. La vérité constitutionnelle est sauve. Elle sert aussi, car tout peut servir, à dissimuler des inquiétudes qui persistent. Cependant il faut un ministre de la Guerre. Qui est choisi ? Carnot, pour contenter les républicains. On les ménage toujours. Et l'on ménage aussi les chefs militaires qu'on redoute encore davantage. Avec Moreau, fort dans son armée du Rhin qui lui est dévouée, le premier Consul use de diplomatie. Il lui laisse, en somme, le théâtre principal des opérations. Pour vaincre l'Autriche, c'est chez elle, en Allemagne même, qu'il faut l'atteindre, et, lorsque Napoléon aura mis au les généraux, ce n'est pas par l'Italie qu'il s'ouvrira le chemin de Vienne. Mais, en 1800, il est obligé de respecter les droits de Moreau. Il est circonspect dans ses rapports avec lui. Lorsque Moreau, à la manière des généraux du Directoire (celle de Bonaparte trois ans plus tôt), répond à des instructions qui lui déplaisent par une menace de démission, le premier Consul s'empresse de l'apaiser et ce n'est pas par des ordres, c'est par des flatteries qu'il l'amène à combiner a peu près leurs plans de campagne.

Cependant, pour asseoir son autorité aussi bien sur les militaires que sur les civils, il faut à Bonaparte un coup d'éclat par lequel les Français, croyant enfin toucher au but qui, depuis huit ans, se dérobe, se donneront tout à fait à lui, une victoire qui éclipse toutes les autres, même les siennes, et surtout les succès que Moreau pourra remporter en Allemagne. Il lui faut une victoire qui frappe les esprits. Il le disait à Volney : Je n'agis que sur les imaginations de la nation ; lorsque ce moyen me manquera, je ne serai plus rien. Pour le premier Consul, le résultat de cette campagne devait être tout ou rien. Jamais, jusqu'en 1815, l'alternative ne s'appliquera plus strictement.

Mais, comme à Waterloo, le sentiment intense qu'il avait d'un enjeu énorme, non seulement pour la nation mais pour lui-même, lui enleva peut-être une partie de ses facultés et, le jour de la décision, intimida son génie. De magnifiques narrations, plusieurs fois retouchées, ont mis en scène cette campagne, le passage du mont Saint-Bernard, l'irruption en Italie. La conception générale était grande et belle. Dans le détail, elle faillit échouer deux fois. À l'entrée, le fort de Bard se présenta tout à coup comme un obstacle qu'on n'avait pas prévu et que l'on crut un moment insurmontable. Des anecdotes bien placées effacèrent ces mécomptes et la peinture immortalisera le maigre César méditatif franchissant les Alpes comme Annibal. À la descente, la délivrance de Milan, qui renouvelait les miracles de 1796, les fleurs, les chants, la résurrection de la République cisalpine, ranimèrent les temps héroïques. Les Autrichiens, occupés à la prise de Gênes et sur la ligne du Var, étaient tournés. Mais lorsqu'ils lui firent face, Bonaparte manqua à son principe majeur. Il faillit perdre la bataille, peut-être parce qu'il pensait trop à ce qui se passerait à Paris si la bataille était perdue. Ce fut lui qui dissémina ses forces tandis que, pour se frayer un chemin, Mélas, à Marengo, fonçait avec toutes les siennes.

A trois heures, Bonaparte était vaincu et Mélas annonçait déjà sa victoire à Vienne. Tout changeait à cinq heures par l'arrivée de Desaix qui tombait aussitôt, percé d'une balle. Il ne disputerait même pas l'honneur de la journée au premier Consul qui ne marchanda pas les éloges funèbres à ce glorieux mort.

Que de bienfaits dispensait à Bonaparte son étoile ! Le même jour, Kléber était assassiné au Caire d'où il serait revenu en accusateur. Supposons une défaite à Marengo, tandis que l'expédition d'Égypte allait s'achever par une capitulation, que fût-il resté du 18 Brumaire ? On n'eût même plus voulu croire au grand capitaine. Il fût redevenu le Scaramouche à figure sulfureuse. Un historien allemand a dit avec dureté qu'il eût fait la risée de l'Europe.

A Paris, cependant, c'est l'alarme. La nouvelle arrive d'une bataille perdue, d'un général tué. Entre les Consuls restés à Paris, entre les ministres, les hommes politiques, les brumairiens, les conciliabules se multiplient. Il semblait si naturel que le nouveau pouvoir dût être d'aussi brève durée que les précédents, si conforme à l'ordre des choses que l'homme de brumaire n'eût paru sur la scène, comme tant d'autres, illustres ou obscurs, depuis dix ans, que pour en descendre à son tour ! Alors par qui le remplacer ? Les uns, afin de garder un reflet du nom, songent à Joseph Bonaparte, ou plutôt c'est Joseph qui se propose. Aîné, chef de famille, il trouve tout naturel que la place lui revienne, et la source de ses difficultés prochaines avec son frère est là. D'autres pensent à Carnot, à La Fayette, pour donner, avec la formule bonapartiste, additionnée d'un peu de Washington, un coup de barre à gauche. Fouché et Talleyrand se concertent en vue d'un triumvirat auquel ils associeraient un collègue commode, le sénateur Clément de Ris, celui qui, bientôt, sera enlevé et séquestré, dans les circonstances mystérieuses et qu'on n'a jamais pu éclaircir, dont Balzac a fait Une ténébreuse affaire. Enfin, on parle, on se conduit comme si la succession du premier Consul était ouverte. La certitude qu'il est vivant et que la défaite s'est transformée en victoire coupe court à ces combinaisons. Mais Bonaparte, informé, inquiet de ce qui se passe en son absence, se hâte de signer un armistice honorable pour Mélas et de revenir à Paris. Dès le 2 juillet, il est de retour.

Avec un cœur vieilli, disait-il lui-même, comme si déjà il n'en savait pas assez sur les hommes. Et avec un cœur amer, avec une méfiance qui ne le quittera plus. Il a vu l'abîme ouvert sous ses pas. Il sait que jamais il ne pourra compter sur personne, pas même sur ses frères, encore moins sur ses compagnons d'armes. Les généraux ? Pas un, disait-il à Chaptal, qui ne se croie les mêmes droits que moi. Plusieurs d'entre eux, dans le complot dit de Rueil, ne s'aviseront-ils pas de lui proposer une sorte de partage de la France, chacun des grands chefs militaires devant être apanagé comme lui ? Je suis obligé d'être très sévère avec ces hommes-là. Il ajoutait, par une vision aiguë de sa propre fin : Si j'éprouvais un grand échec, ils seraient les premiers à m'abandonner.

Mais il rentre vainqueur, résolu à tirer tout le fruit de sa victoire. Il faut d'abord qu'il soit le véritable, le seul maître de l'armée. Il méprise les avocats qui sont domptés, les idéologues dont il s'est servi. Les ouvriers des faubourgs, on a vainement, en son absence, essayé de les soulever au nom de la République. Ce qu'il a sujet de craindre, ce ne sont pas les civils, mais les militaires. En ce sens, il est antimilitariste, parce qu'il veut être le seul militaire qui commande, de manière à s'assurer le dévouement des uns, la crainte des autres, la subordination de tous. Il est le principal bénéficiaire des appels au soldat qui se sont succédé jusqu'au 18 brumaire et il est le premier intéressé à en clore la liste. Plus de caste d'officiers. Ce n'est pas l'armée qui gouverne, c'est lui et elle doit lui obéir. Dans le système de Napoléon, dans l'établissement de son autorité, c'est l'aspect le moins visible et le moins compris. Dans sa politique, c'est peut-être la vue la plus profonde. On s'explique ainsi la suspicion où il tenait tant de ses généraux, la brutalité avec laquelle il les traitait parfois, les disgrâces qu'il prononçait, aussi brusques et retentissantes que les faveurs. Il importait, d'autre part, de donner à l'officier et au soldat la conviction, qui engendrait en même temps le zèle et l'obéissance, que leur fortune ne dépendait que de lui. C'est pourquoi, aussitôt après Marengo, il se fait le dispensateur des récompenses, en attendant de conférer les dignités et les grades. Méditant la Légion d'honneur, il commence par la distribution des armes d'honneur, dont il signe les brevets à l'exclusion de ses deux collègues, faisant inscrire sur les lames : Bataille commandée en personne par le premier Consul. Alors, même pour présider le Conseil d'État, il revêt l'uniforme qu'il affectait naguère de ne pas porter quand il ne fallait pas qu'on criât à la dictature du sabre. Mais cet uniforme sera toujours sobre, sévère, avec quelque chose de dédaigneux et de menaçant pour les hommes à panaches et à dorures. Il tient à dire au Conseil d'État que ce n'est pas comme général qu'il gouverne. Mais il a d'abord, et, de son règne, ce ne sera pas la tâche la plus facile, à gouverner, parfois à mater les généraux. Il se fera l'idole du soldat, le dieu de l'officier de troupe, pour être plus sûr des grands chefs, naguère ses supérieurs ou ses égaux et sortis de la Révolution comme lui. Sans cette précaution et, le mot doit être répété, sans cette politique, qui est à peu près la seule qu'il ait eu besoin de faire à l'intérieur d'une manière continue, son règne ne fût pas venu ou bien il eût été encore plus bref.

Car, à chaque campagne, à chaque guerre, les conspirations de Marengo et de Rueil renaîtront, s'ébaucheront jusqu'au jour où les conspirateurs auront raison, où l'infidélité sera devenue de la prévoyance. Toute grande bataille exposera Bonaparte au double risque de Marengo, et il le sait. Alors quel est donc, à son retour triomphal d'Italie, l'intérêt majeur du premier Consul ? Sans aucun doute la paix. Cette fois, un prestige accru par une victoire inespérée lui confère vraiment le pouvoir. Pour qu'il s'y sente en sûreté, il faut qu'il soit à l'abri de ces accidents des champs de bataille qu'il connaît mieux qu'un autre et que l'inconstante fortune des armes entraîne toujours.

Napoléon pacifique, deux mots qui jurent d'être accouplés. Pourtant, la paix, renouvelée de Campo-Formio, est le grand résultat qu'il cherche. Elle donnera au Consulat ce rayonnement, cette splendeur qui traverseront le siècle, qui en feront une époque bénie, un bref âge d'or, un de ces moments comme il y en a quelques-uns dans notre histoire — Henri IV après les fureurs de la Ligue, Louis XIV après les désordres de la Fronde — où les peuples ont aimé le gouvernement qui leur permettait de respirer. La paix, et glorieuse, avec l'Autriche puis avec l'Angleterre, la paix, à l'intérieur, achevée par le Concordat, seront les fruits de Marengo. Et parce que la masse le pressent, la popularité de Bonaparte grandit ; elle devient d'un aloi qu'elle n'a pas encore connu. Témoins, acteurs de la Révolution le remarquent tous. Depuis dix ans, depuis la fête fameuse de la Fédération, jamais réjouissances n'ont été sincères et nationales comme celles qui accompagnent le retour du premier Consul. Vaincu, on l'eût enterré. Vainqueur, on l'adorait. Seulement ceux qui ne désarment pas, jacobins attardés, royalistes irréductibles comprennent aussi que son autorité s'est assise plus solidement. Les coups de canon qui annoncent la victoire rivent nos fers, disent les premiers. Et Hyde de Neuville exprimera sous une forme menaçante la pensée des autres : Le pouvoir s'est incorporé à lui-même. D'où la tentation de frapper au corps. Désormais la Révolution peut être tuée dans un seul homme, et, pour les républicains, la dictature peut l'être aussi. L'ouvrage est simplifié. Dans l'ombre, avec sa conséquence incalculée, qui sera l'Empire héréditaire, le meurtre se prépare. Et tous les succès que Bonaparte remportera maintenant exaspéreront ses adversaires, leur fourniront même de nouvelles raisons et de nouveaux moyens de s'attaquer à sa personne jusqu'à ce qu'ils approchent de lui le trône par leur fureur même à laquelle il aura échappé.

D'Italie, il était revenu avec une irritation qu'il dissimulait à peine contre les républicains qui avaient songé à le supplanter. Cette rancune allait jusqu'à le tromper sur les sentiments des royalistes. Reprenant son système de fusion, il fait pencher la balance du côté de la droite et les jacobins lui semblent ses seuls ennemis. En Italie même, il est allé, dans ses avances au pape, plus loin qu'en 1797. Alors, devant le clergé lombard, il avait osé parler de religion et dire que le catholicisme était celle des Français. Après Marengo, il a assisté à un Te Deum dans la cathédrale de Milan, où, peut-être, la couronne de Charlemagne lui est apparue, si l'on ne force pas le sens d'un passage du bulletin de victoire. Non seulement l'homme qui aimait le son des cloches, comme aux campaniles corses de son enfance, n'avait pas de répugnance pour le rite, mais il avait hâte d'en finir en France avec les querelles religieuses, d'achever la paix intérieure en légalisant la célébration du culte dans les églises qui déjà s'étaient rouvertes spontanément, de mettre du côté de son pouvoir et d'enlever à la cause des Bourbons la puissance du sentiment catholique, tout en s'assurant le contrôle du clergé français. Il ne restait plus qu'à faire accepter l'idée du Concordat par ces idéologues, héritiers des philosophes, qui s'étaient réjouis de voir enfin écraser l'infâme, et par les militaires athées, grands contempteurs de la prêtraille, qui affectaient de garder le casque sur la tête lorsqu'ils entraient dans un lieu sacré.

Cependant la guerre avec l'Autriche n'était pas finie. Les négociations de paix avaient échoué. La cour de Vienne hésitait à reconnaître les conquêtes de la République — jamais ni elle, ni personne en Europe ne les reconnaîtrait avec sincérité —, et surtout à traiter sans les Anglais. Trop bien cuisiné par Talleyrand, le délégué autrichien a été désavoué à Vienne. Il faut reprendre les hostilités et, cette fois, Bonaparte ne quitte plus Paris. En Italie, la conduite des opérations est laissée à Brune. En Allemagne le commandement appartient toujours à Moreau. Ici, la trame des faits rend compte des prochains événements et la simple chronologie elle-même est explicative.

Le 1er septembre 1800 l'armistice autrichien est rompu. Le 7 septembre, Bonaparte, par sa réponse à Louis XVIII, anéantit les illusions des royalistes qui avaient cru voir en lui un Monk. Le 10 octobre, attentat jacobin à l'Opéra contre le Premier Consul. Le 5 novembre, disgrâce de Lucien. Le 3 décembre, Moreau remporte la brillante victoire de Hohenlinden. Le 24 décembre (3 nivôse), attentat de la rue Saint-Nicaise. Toutes ces dates sont liées entre elles. Elles annoncent et déterminent l'avenir.

Le goût de l'autorité se développait chez Bonaparte. Porté par la faveur populaire, résolu à rester le maître, il n'avait rien dit, naguère, quand un tribun l'avait appelé idole de quinze jours. Maintenant l'opposition du Tribunat, qui prend au sérieux le droit critique et la liberté de parole, lui semble injurieuse, contraire surtout à la discipline sans laquelle le pays ne se relèvera pas. Déjà, il ne se croit plus tenu à la prudence. Des paroles, peut-être calculées, lui échappent contre les anarchistes, les terroristes, les septembriseurs. Quant aux royalistes, il entend se servir d'eux, et moins que jamais travailler pour eux. Le conventionnel Baudot, fier républicain, un des rares qui n'accepteront rien de l'Empire, l'accuse d'avoir accueilli de préférence, parmi les émigrés, les absolutistes et les ultras, ceux qui accepteraient le mieux un pouvoir despotique, tandis qu'il écartait les monarchistes constitutionnels et libéraux. Il est vrai qu'il avait fait grise mine à La Fayette, qu'il laissait Joséphine, pour qui rien ne valait la cour de Versailles, où elle n'avait pourtant jamais été reçue, fréquenter ce qu'il pouvait y avoir à Paris de plus contre-révolutionnaire parmi les émigrés rentrés. Ainsi se répandait le bruit que le premier Consul se proposait de restaurer la royauté, moyennant quoi il consoliderait sa propre situation, soit par une charge de connétable, soit par une souveraineté en Italie. Il laissait penser, il laissait dire. Deux fois déjà Louis XVIII s'était adressé directement à lui pour le prier de lui rendre son trône. Ces messages royaux, le premier Consul les avait laissés sans réponse. Trois mois après le second, comme s'il eût attendu la consécration de Marengo pour parler de haut à l'héritier de l'antique monarchie française, la réplique vint. Elle était sonore et fière : Vous ne devez pas souhaiter votre retour en France ; il vous faudrait marcher sur cent mille cadavres. En même temps, réplique polie, qui laissait aux conversations une porte ouverte : Je ne suis pas insensible aux malheurs de votre famille. Je contribuerai avec plaisir à la douceur et à la tranquillité de votre retraite. Louis XVIII avait sondé les dispositions de Bonaparte, qui, à son tour, sondait celles du prétendant dans l'idée, peut-être, que le chef de la maison de France renoncerait à ses droits, ne laissant plus d'obstacles à un changement de dynastie. Mais Bonaparte se trompait sur Louis XVIII, au moins autant que Louis XVIII avait pu se tromper sur Bonaparte.

Seulement, à partir de ce jour-là, les royalistes devinrent pour le premier Consul des ennemis mortels. Leurs dernières illusions étaient tombées. Sa perte fut jurée par des hommes d'une audace et d'une persévérance extraordinaires, formés dans les luttes sans pardon de la chouannerie. Il ne s'en doutait pas. S'il se croyait menacé, c'était par les jacobins. Pour la cinquième fois, ne tentaient-ils pas de l'assassiner ? Le complot, du reste obscur et que l'on dit inventé par la police, d'Arena (qui avait été son adversaire en Corse), de Ceracchi et de Topino-Lebrun, le renforça dans la conviction qu'il fallait se débarrasser de cette engeance.

Mais tout attentat ravive autour de lui, dans sa famille, chez les brumairiens, dans le public, la pensée qui était déjà au fond des conspirations de Marengo. Qu'un poignard, un pistolet atteignent le but, qui succédera au général Bonaparte ? Là-dessus, par hasard ou à dessein, la Constitution est muette. Et ce silence, ce vide dans le pacte social, stimule les meurtriers puisque la mort de l'homme remettrait tout en question. Alors, la pensée qui commence à naître, c'est que le successeur éventuel doit être désigné d'avance, désigné par Bonaparte lui-même, pour décourager les assassins. Et cette pensée, qui montera, qui grandira, qui ramènera très vite au système héréditaire, il s'en faut de beaucoup qu'elle soit agréable à Bonaparte. La couronne de Charlemagne, s'il l'a déjà aperçue, la fondation d'une quatrième dynastie, s'il y a déjà songé, ne le tentent guère. On peut dire qu'à ce moment-là, et il en sera ainsi pendant des mois encore, personne plus que lui ne répugne au rétablissement en sa faveur d'une forme quelconque de royauté parce qu'il ne veut pas, surtout, qu'on parle de sa succession. Léguer son pouvoir ? A qui ? Et que lui importe l'hérédité ? Il n'a pas d'enfant, Joséphine a bien peu de chances de lui en donner malgré les conseils du médecin Corvisart et les eaux de Plombières. Va-t-il mettre, dans ses pas et dans son ombre, un remplaçant et un rival, alors qu'il lui a déjà fallu éliminer Sieyès ? Va-t-il, par la seule annonce d'un nom à choisir, ranimer ces compétitions qu'il redoute, et tout cela pour fournir une arme à ses adversaires capables d'ameuter encore bien du monde en criant à l'ambition et à la monarchie ? Et ses frères voudraient lui forcer la main, ils sont eux-mêmes poussés par les brumairiens que l'avenir inquiète. Voici que Lucien se livre à l'un de ces esclandres dont il est coutumier. Ministre de l'Intérieur depuis qu'il a fallu renvoyer Laplace à la mécanique céleste, Lucien, sans consulter le premier Consul et même s'en gardant bien, répand à travers la France, officiellement, par les préfets, une brochure Parallèle entre César, Cromwell et Bonaparte, qui pose avec brutalité la question : Où sont ses héritiers ? Ce n'est pas seulement, sous le rapport de la politique, une imprudence. C'est un défi personnel au premier Consul. Ses frères ne pensent pas à lui, ils ne pensent qu'à eux. L'héritage, qui n'est pas ouvert, qui est à peine formé, ils le convoitent, et leur convoitise même, leur avidité, leur hâte, qui mettent Bonaparte en méfiance, menacent en outre de tout gâter en semant l'alarme parmi les républicains. Il faut couper court. Lucien est désavoué par une disgrâce publique, et, du ministère de l'Intérieur, envoyé à l'ambassade de Madrid. Pour un temps, Bonaparte est délivré de ce cauchemar du successeur. Toutefois, il n'en a pas fini avec ses frères, avec cette famille remuante, exigeante, pour laquelle il ne fait jamais assez et où il ne trouvera jamais personne de tout à fait sûr, l'un parce qu'il est jaloux et emporté, l'autre indolent, le troisième malade, nerveux et inquiet. C'est à celui-là pourtant, c'est à Louis, son petit protégé, que, pour lui succéder, Napoléon penserait peut-être plus volontiers qu'à un autre, s'il advenait qu'il ne fût plus capable de résister à la pression qu'exercent, du dehors, ceux que l'incertitude du lendemain tourmente. Secret que Joséphine a percé, projet où, sans qu'il paraisse, elle l'encourage, pour mieux écarter Joseph et Lucien, ses ennemis, et surtout la menace du divorce, si le désir d'avoir un héritier de sa chair vient à Napoléon. Joséphine croira triompher par le mariage de son jeune beau-frère avec sa fille Hortense, mariage qui, dans son esprit, doit conjurer sa propre répudiation. César n'a pas encore la couronne, que les intrigues domestiques et les querelles de palais l'assiègent et se resserrent autour de lui.

Pendant ce temps, la guerre continue et Moreau, l'énigmatique Moreau, cueille en Allemagne des lauriers qui valent ceux de Bonaparte lui-même. Est-ce que le vainqueur de Hohenlinden n'a pas le droit de se prétendre son égal et de dire le Pourquoi pas moi ? Tout ce qui hait le premier Consul répète : Pourquoi pas celui-là ? Moreau sera entouré, attiré, flatté dans sa jalousie et son orgueil. Les conspirateurs auront un général à opposer à un autre général, une grande figure à une grande figure, pour un coup d'État de gauche ou de droite. Cependant, c'est Bonaparte qui va recueillir le fruit de la victoire de Moreau. L'Autriche se résout à traiter. Déjà Cobenzl arrive à Paris, et, en même temps que l'envoyé de l'empereur, l'envoyé du pape, Mgr Spina. L'heure de la paix approche, la paix générale, la grande paix du dedans et du dehors, le grand rêve, le triomphe du Consulat. Ceux qui ne veulent pas de ce triomphe, dont le Concordat qui se prépare sera l'achèvement, doivent se hâter. Ils doivent supprimer Bonaparte au plus tôt et à tout prix. Trois semaines après Hoherlinden, il n'échappe que par hasard à l'explosion de la machine infernale qui, un soir, est placée sur son chemin.

Réussi, et il fut à quelques secondes de réussir, l'attentat du 3 nivôse changeait le cours de l'histoire. Manqué, il ne resta pas sans influence sur la suite des événements. Les conspirations dirigées contre le premier Consul devenaient un des éléments de sa politique. Ou elles l'abattraient au coin d'une rue, ou elles le porteraient à l'empire.

Les félicitations qu'il reçut de toutes parts pour avoir échappé à l'explosion de la rue Saint-Nicaise, leur forme même, les adresses des corps constitués, la joie de la foule, tout rendait sensible que sa personne était précieuse, tout l'autorisait à prendre des mesures qu'on eût, en d'autres temps, qualifiées de liberticides. Sincère ou non, sa première pensée fut que les criminels ne pouvaient être que des terroristes et il l'exprima avec violence. Un attentat royaliste dérangeait sa politique de fusion. Il refusait d'y croire et il lui convenait que l'attentat fût jacobin, ce qui était plus conforme à son système du moment. Il trouvait aussi l'occasion d'en finir avec les irréductibles de gauche, ce qui permettait d'en finir avec les dernières institutions de la République. Le prétexte était bon pour frapper à la tête et pour anéantir les derniers restes des factions violentes par une épuration semblable à celles de Robespierre quand il avait envoyé les exagérés à la guillotine, de la Convention quand elle avait condamné les complices du 1er prairial, du Directoire quand il avait exécuté Babeuf. Au fond, c'était la suppression progressive des républicains d'action qui avait rendu possible le retour à l'ordre, et Bonaparte, là encore, continuait plus qu'il n'innovait. Il ne subsistait plus en France qu'un petit nombre de révolutionnaires ardents. Le premier Consul s'en était fait une liste. Eux disparus, aucun retour offensif de ces jacobins exclusifs auxquels il s'était heurté en brumaire ne serait plus à craindre. En effet, il y aura encore, et en nombre, des conspirations royalistes, des conspirations militaires, des conspirations de palais. Il n'y en aura pour ainsi dire plus de républicaines. Pour des insurrections, des journées, il faudra une autre génération qui ne se lèvera qu'en 1830.

Cent trente suspects, dont presque aucun ne reparut, furent la rançon de la machine infernale. Lorsque Fouché tint les vrais coupables, Saint-Réjant et Carbon, quand on sut que l'attentat du 3 nivôse était l'œuvre de chouans, il était trop tard. Il n'y eut pas de pardon pour les jacobins proscrits parce qu'on avait effectivement voulu les proscrire. Par une subtile précaution, ils n'avaient pas été condamnés pour l'affaire de la rue Saint-Nicaise, mais compris dans une mesure de sûreté générale. Tout était bénéfice pour le premier Consul : l'indignation du public, l'anéantissement des révolutionnaires intransigeants, l'avertissement qu'il avait chez les royalistes des ennemis implacables. Ce n'était pas tout. La difficulté même de faire une loi de circonstance lui mettait entre les mains un instrument de règne d'une incomparable commodité.

Si la déportation des restes de Robespierre, comme on les appelait, pouvait rencontrer des résistances, c'était dans les deux assemblées de qui dépendait la confection des lois. Le Tribunat était hostile, le Corps législatif mal disposé. Talleyrand suggéra l'idée de s'adresser au Sénat conservateur, assemblée peu nombreuse, docile, maniable, et dont les délibérations offraient l'avantage de ne pas être publiques. Il suffisait d'y penser, et le hasard, autant que la nécessité, avait mis sur le chemin de la découverte. Le sénatus-consulte, inventé ce jour-là, et qui permettait de se passer de lois, devint un moyen de gouvernement d'une souplesse sans pareille. Il servira à tout, comme une formule magique. Pour le motif que le Sénat doit conserver la Constitution, on lui demandera de la modifier. Le système de Sieyès était si parfait qu'il pouvait aller jusqu'à s'anéantir lui-même. Il contenait bien tout ce qu'il fallait pour passer, par gradations insensibles, de la République à la monarchie absolue. Il en sera ainsi jusqu'au jour où, tout se déliant et se dissolvant, ce Sénat, devenu indispensable par les services qu'il aura rendus sans compter, se trouvera seul debout dans la ruine du reste. Alors un sénatus-consulte suprême prononcera la déchéance du maître que ses complaisances auront fait.

Quelques jours après ces mesures de rigueur contre les républicains terroristes et la compagnie des tyrannicides qui devait susciter un Brutus français, le ministre de la police fournit la preuve que les véritables auteurs de l'attentat du 3 nivôse étaient des chouans. Sans doute Fouché le savait-il dès le début. Mais contre les conspirateurs de gauche, le coup est fait, tandis que le premier Consul paraît entouré d'ennemis invisibles et qui renaissent toujours, sa personne menacée à toutes les minutes et, par conséquent, son gouvernement à la merci d'un coup de pistole au moment même où ce gouvernement réparateur semble donner à la France plus encore qu'il n'a promis. Alors Bonaparte devient d'autant plus précieux que son existence est plus fragile. C'est ainsi qu'ayant acquis le prestige par ses victoires et le pouvoir par des circonstances heureuses, les inquiétudes qu'on a pour sa vie mûrissent entre ses mains une autorité qui sera sans partage. Désormais le ressort secret de son incroyable ascension vers le trône tient dans cette phrase, dans cette crainte qui se répand en France et que la machine infernale de la rue Saint-Nicaise ne rend pas imaginaire : On finira par l'assassiner. Émigrés rentrés, et ils sont nombreux, qui ont tout à redouter d'une rechute dans le jacobinisme après la disparition de leur protecteur ; révolutionnaires compromis qui appréhendent le retour des Bourbons ; masse intermédiaire qui ne veut ni réaction, ni révolution, de tous côtés on était effrayé à la pensée de voir périr le premier Consul. Comme un vent favorable, cette alarme le porte vers le pouvoir suprême et tout ce qui est tenté contre lui l'en rapproche. Il prospère par ses ennemis.