Femmes athéniennes considérées comme les modèles des héroïnes dramatiques. — Les Suppliantes. — Les Océanides. — Atossa. Antigone. — Clytemnestre, Cassandre, Electre. Dans le chapitre précédent, nous avons rassemblé les traits qui pouvaient nous aider à reconstituer la figure de la femme grecque. La jeune fille, l'épouse, la mère, nous on t successivement occupée. Mais ces types généraux ne pouvaient être le plus souvent que des statues auxquelles manquait le mouvement de la vie. Maintenant, comme Galatée, que le marbre se fasse chair, qu'il descende de son piédestal, qu'il se meuve à travers le monde, que son cœur palpite et que son individualité se dessine au contact des vertus et des passions humaines. Après avoir contemplé les types généraux, regardons les portraits. Toutefois ne les demandons pas encore à l'histoire ; celle-ci constate les faits politiques, en juge les causes, analyse les caractères qui se sont mêlés aux événements ; mais elle pénètre rarement à ce foyer où ont vécu les hommes ; elle ne compte pas chaque pulsation de leur existence. Ce que l'historien tait, le poète tragique le dira, et les révélations du théâtre compléteront l'esquisse que nous avons faite des mœurs domestiques. Femmes de Sparte, vous qui jouez un si grand rôle dans les annales de votre pays, mais dont les traits n'ont pas été reproduits par un poète lacédémonien, restez maintenant dans l'ombre ; nous vous retrouverons plus tard. Mais vous, femmes d'Athènes, vous qui avez inspiré les Eschyle, les Sophocle, les Euripide, apparaissez dans les œuvres de leur glorieux génie ! Dans le théâtre d'Eschyle, la femme, aussi bien que l'homme, se présente à nous plus grande que nature. Elle s'enivre de ses souffrances, elle s'abandonne à ses dévouements, elle se livre à ses crimes, avec une intensité surhumaine. Les Suppliantes nous initient aux malheurs des cinquante Danaïdes qui, conduites par leur père, et accompagnées de leurs femmes, ont fui d'Égypte en Grèce le mariage de leurs cousins[1], et débarquent près d'Argos, Argos, patrie d'Io, leur aïeule, la femme qu'aima le roi des cieux. Les Danaïdes forment le chœur des suppliantes ; et l'importance qu'Eschyle a laissée à ce personnage collectif, est l'une des causes par lesquelles la pièce qui nous occupe, est celle qui se rapproche le plus de la tragédie primitive[2]. Quel cadre le poète a donné aux douleurs de ses héroïnes ! Les Danaïdes se réfugient sur une colline où s'élèvent les statues des dieux ; et les rameaux des suppliantes ombragent l'autel qui est leur sauvegarde. Mais, près de leur asile, s'étend la vaste mer, la mer qui a favorisé leur fuite, et qui conduira aussi leurs ravisseurs sur leurs traces ! Leurs angoisses décèlent la faiblesse de leur sexe, mais une faiblesse toute physique et qui laisse à leur âme sa fermeté. Quand un homme de leur sang, le souverain des Pélasges, partagé entre le désir de leur accorder l'hospitalité, et la crainte d'exposer son pays à la vengeance de leurs cousins, veut consulter son peuple avant de les saurer, c'est avec une royale fierté qu'elles lui rappellent ses droits absolus ; c'est avec une douce gravité qu'elles l'avertissent que le roi du ciel veille sur les suppliants délaissés par leurs proches, et qu'il ne faut redouter aucun danger alors qu'en défendant les opprimés, on soutient la cause même de la Divinité. Quand elles invoquent Jupiter, elles mêlent, il est vrai, à leurs prières des fables païennes ; mais, pour peindre sa puissance créatrice, elles ont l'accent de Moïse et celui du Psalmiste : Nulle puissance ne l'emporte sur la puissance de Jupiter ; nul trône n'est plus élevé que le sien et n'a droit à ses respects. Il parle, et l'effet suit : ce que décide sa volonté s'accomplit aussitôt[3]. Quels cris déchirants jettent les Danaïdes devant le héraut que leur envoient leurs cousins, et qui, profitant de leur isolement, veut les entrainer vers le vaisseau des ravisseurs I Néanmoins leur terreur ne les courbe pas sous le joug qui les attend ; et, pour s'y soustraire, elles appellent la mort. A l'énergie de leur désespoir, on devine que ces frêles créatures qui sacrifieraient leur vie à l'horreur d'un odieux hymen, n'hésiteraient pas à y immoler l'existence d'autrui. Nais, dans cette tragédie du moins, le poète ne nous les montre pas sous ce sinistre aspect ; et, à la fin de la pièce, les Danaïdes, sauvées par les Argiens, n'ont employé qu'une arme, le rameau des suppliants ! Par leurs dernières paroles, elles remercient avec effusion leurs libérateurs, et prient Jupiter d'éloigner d'elles le malheur qu'elles redoutent encore. En disparaissant de la scène, elles conservent enfin leur virginal et touchant attrait de jeunes filles et de victimes innocentes. Eschyle qui fit exprimer à la femme de poignantes douleurs, mit aussi sur ses lèvres d'ineffables consolations. Prométhée est enchaîné sur son roc. Les mortels qu'il a sauvés au prix de ses souffrances, les mortels pleurent sur lui, mais ne peuvent penser à secourir celui qu'a frappé la colère céleste. Les dieux le plaignent, et cependant les dieux eux-mêmes le fuient, avertis par sa vue, que leur rang ne les soustrairait pas à la vengeance de leur maître.... Mais ce supplice qui repousse l'homme, attire la femme.... Modestes comme des vierges d'Athènes, les Océanides se sont dépouillées de leur timide réserve pour aller consol-3r leur parent ; et l'air qu'elles parfument, doucement agité par les ailes de leur char aérien, enveloppe et caresse le martyr. A sa prière, elles quittent les sereines régions de l'azur, et posent sur le roc leurs pieds nus. Il éprouve du charme à dire le noble motif de ses malheurs aux belles immortelles dont il fait couler les larmes, et qui néanmoins lui reprochent tendrement la généreuse imprudence avec laquelle il a couru à sa perte. Prométhée sent si vivement la douceur d'être plaint par les Océanides qu'il veut la faire partager à une victime de la jalousie de Junon, l'Argienne Io, dont la métamorphose en génisse est indiquée par des cornes, et qui, poursuivie par un taon, s'arrête auprès du captif, l'interroge sur son avenir, et échange avec lui cette touchante pitié que leurs propres souffrances leur permettent encore de s'accorder mutuellement Les Océanides sont bouleversées à l'aspect des tortures que la malheureuse femme retrace avec de frénétiques transports. Prométhée prédit qu'après avoir traversé des épreuves plus terribles encore, la jeune Argienne sera sauvée, qu'elle donnera le jour à un fils de Jupiter, et que, de sa race, naîtra un héros qui le délivrera lui-même. Aiguillonnée par le taon, Io reprend à travers le monde sa course insensée, et les Océanides, méditant sur les infortunes qu'attire à la femme un hymen trop brillant, demeurent auprès de leur ami. A diverses reprises, Prométhée a annoncé que Jupiter tomberait ; et que, par ses avis seulement, le maître des dieux éviterait cette chute. Au nom de Jupiter, Mercure vient le sommer de lui livrer le mystère que cachent ces paroles. Si Prométhée résiste à cette injonction, la foudre brisera la montagne à laquelle il est rivé ; et, après avoir été longtemps enseveli sous les débris du roc, il ne sera rendu à la lumière que pour devenir la proie immortelle d'un vautour. Ainsi l'initiateur, brisé par la lutte, demeure oublié jusqu'au jour où la lumière se posant de nouveau sur son front, éclaire encore les soucis rongeurs que lui cause son œuvre[4].... Le chœur des Océanides exhorte vainement le Titan à se soumettre. Mais le messager des dieux engage-t-il les immortelles à se retirer avant que le tonnerre ne retentisse, elles repoussent avec indignation l'idée d'abandonner leur paient dans ce péril suprême ; et s'exposant au même danger que lui, elles bravent plus que la mort qui ne peut les atteindre : l'éternité des supplices ! Cependant, à un nouvel avertissement de Mercure, elles renoncent à un sacrifice inutile.... Ah ! qu'elles partent, qu'elles se hâtent ! La terre s'ébranle, la foudre éclate, la tempête se déchaîne ; et le martyr mêlant sa voix au fracas de la nature, prend à témoin de son inique châtiment, la Justice, sa mère, la Justice pour laquelle il souffre.... La figure féminine où Eschyle s'inspira le plus des mœurs athéniennes, est celle d'Atossa, femme de Darius, mère de Xerxès. Bien qu'Atossa paraisse avec tout le prestige du rang suprême, sur cette scène où s'élèvent le tombeau de Darius et le palais de Suse, ce qui nous frappe immédiatement eh elle, c'est moins la reine que la mère. Inquiète et préoccupée comme la mère de Sisara[5], elle arrive sur un char au milieu des Fidèles, les vieux compagnons de Darius, qui gouvernent l'État pendant que le jeune roi Xerxès est allé demander aux Hellènes la revanche de Marathon. A l'aspect de la souveraine à laquelle ils sont entièrement dévoués, les vieillards se jettent à ses pieds et lui rendent leurs hommages. Un songe a troublé Atossa. Elle a vu deux femmes d'une beauté pure et majestueuse. L'une avait le costume perse ; l'autre, l'habit des Hellènes. Bien que vivant dans des pays divers, c'étaient deux sœurs. Admirable symbole de la parenté des races aryennes[6] ! Les vainqueurs de Darius et de Xerxès n'ont pas oublié qu'ils eurent le même berceau qua leurs ennemis d'aujourd'hui ; et en faisant exprimer par la reine des vaincus ce touchant souvenir, le poète qui, lui aussi, combattit à Marathon et à Salamine, dispose les spectateurs à suivre d'un intérêt fraternel leurs adversaires abattus ! Mais, dans le récit même d'Atossa, la fierté nationale des Hellènes va éclater. Une contestation s'étant élevée entre les deux femmes que les rêves de la nuit ont montrées à la reine, Xerxès les a calmées, et les a attelées à son char. L'une acceptait le frein auquel elle devait le harnais dont elle était fière ; mais l'autre, saisie d'un élan d'indignation, brisait avec le joug que Xerxès lui avait imposé, le char qu'il avait cru pouvoir lui faire traîner.... Le grand roi tombait, et son glorieux père accourant pour le consoler, cette vue augmentait son humiliation, et Xerxès déchirait ses vêtements.... Nation grecque, toute frémissante de ce patriotisme qui rejette les servitudes étrangères, quelque brillantes qu'elles soient, tu t'es reconnue dans celle de ces deux femmes que l'amour de la liberté a fait triompher ! D'autres présages encore ont attristé la reine quand, à son réveil, elle cherchait dans la prière un n'est pas à ses craintes. Ce qu'elle redoute le plus, ce pas la défaite des Perses, c'est la mort de son fils, de ce Xerxès qui, souverain absolu, n'est pas comptable envers son peuple du sang qu'il a fait verser, et qui, quelle que soit l'issue de la guerre, régnera toujours. Consultés par la reine au sujet de ce songe, les Fidèles l'engagent à prier les dieux pour que son rêve ne se réalise qu'autant qu'il serait propice ; et à implorer aussi les mânes de l'époux qui lui est apparu. Ils croient que le songe qui a effrayé la mère de Xerxès, n'aura ainsi que d'heureux résultats. Saisissant avec avidité cette espérance, Massa se dispose à rentrer chez elle pour préparer les sacrifices qu'elle offrira aux Immortels et à l'ombre de Darius. Mais avant de se retirer, elle adresse aux vieillards des questions dont la naïve ignorance atteste la profonde retraite où vivaient les habitantes du gynécée[7]. La reine interroge les Fidèles sur ces Athéniens que son fils désirait soumettre. Elle veut connaître la situation de leur pays, les forces et les richesses dont ils disposent, la nature même de leurs armes. Épouse et mère de despotes orientaux, elle n'imagine pas qu'une nation puisse exister sans être conduite par un maître, et demande aux vieillards quel est le roi des Athéniens. LE CHOEUR. Nul mortel ne les a pour esclaves, ni pour sujets. ATOSSA. Comment pourraient-ils donc soutenir l'attaque de leurs ennemis ? LE CHOEUR. Comme ils ont fait jadis pour cette immense, cette belle armée de Darius : ils l'ont détruite. ATOSSA. Funeste pensée pour les pères de ceux qui sont partis ![8] Au moment où ce souvenir inquiète le cœur maternel d'Atossa, un messager accourt, et annonce que l'armée de Xerxès a péri tout entière. Les douloureuses exclamations des vieillards répondent à celles du courrier. Quant à la reine, elle est muette de terreur et de désespoir. Est-ce le désastre national qui l'abat ainsi ?... Lorsque le messager parle des femmes auxquelles ce malheur coûte un fils, un époux[9], alors seulement Atossa peut articuler une question qu'elle n'a pas encore osé adresser à cet homme, une question qui nous initiera au motif de ses angoisses.... Quels sont les chefs qu'il faut pleurer ?... Le courrier a compris. Il répond que Xerxès vit encore. Ah ! s'écrie la reine, cette parole, c'est pour ma maison une brillante lumière ; c'est le jour éclatant après une sombre nuit[10]. Cependant le transport égoïste de sa joie n'est que passager. Elle a des gémissements pour tous les deuils que cause à la Perse la défaite de Xerxès. Pour ne pas faire peser trop cruellement sur son fils la responsabilité de tant de malheurs, elle se persuade volontiers que les dieux ont secouru la cité de Pallas. Le messager dit comment les Hellènes s'avançaient au
combat en chantant : Allez, ô fils de la Grèce, délivrez
la patrie, délivrez vos enfants, vos femmes, et les temples des dieux de vos
pères, et les tombeaux de vos aïeux : un seul combat va décider de tous vos
biens[11].
C'est ainsi que les Grecs se préparaient à une victoire qui devait sauver ce
qu'ils avaient de plus cher et de plus sacré. La reine sait maintenant que ce n'était pas en vain que son dernier rêve l'avait tant inquiétée. Elle reproche aux vieillards les illusions qu'ils lui ont données. Cependant elle suivra leurs conseils : elle priera. Si le présent est triste, l'avenir peut être heureux.... Mais Atossa ne quitte point la scène sans avoir recommandé aux Fidèles de consoler son fils s'il arrive pendant qu'elle s'absentera. Qu'ils ne le délaissent pas, qu'ils entrent avec lui au palais ! Atossa prévoit sans doute les reproches amers que les vieillards n'épargneront pas à celui qui les a privés de leurs soutiens ; et elle redoute le désespoir de son enfant ! Au retour de la reine, quel changement ! Elle n'est plus sur son char ; c'est à pied qu'elle s'avance, apportant des offrandes aux mânes du roi qui fut père de Xerxès. Elle exhorte les Fidèles à évoquer l'ombre de Darius pendant qu'elle versera les libations sur sa tombe. Le spectre surgit ; mais les vieillards craignent encore en lui cette majesté royale qui les courbait naguère : ils n'osent lui parler ; et Darius est obligé de demander à sa femme en pleurs, pourquoi on l'a arraché au sombre séjour. Tout en enviant le sort de son mari, Atossa lui annonce que la puissance des Perses est anéantie. Darius blâme la folle présomption de son fils ; mais la reine disculpe Xerxès, et accuse les flatteurs qui ont excité le jeune prince à une entreprise téméraire. Le chœur demande au grand roi comment l'avenir deviendra heureux pour ses anciens sujets, et le fantôme répond que ce ne sera que lorsque les Perses ne combattront plus contre les Hellènes. Ce qu'il vient d'apprendre lui rappelle d'anciens oracles[12], et il prédit qu'une autre calamité encore atteindra le royaume de Xerxès. Il charge les Fidèles de ramener son successeur à la sagesse ; mais si Xerxès fut coupable, il est maintenant malheureux : Darius ne l'oublie pas, et après lui avoir préparé dans les vieillards, de sévères conseillers, il lui réserve dans sa mère une douce consolatrice : Et toi, vénérable et tendre mère
de Xerxès, retourne au palais ; choisis pour ton fils les splendides
vêtements qui lui conviennent, et va au-devant de ses pas ; car les habits
magnifiques qui couvraient son corps, dans l'excès de sa douleur il les a
déchirés en lambeaux. C'est à toi, par tes discours, d'adoucir sa peine ;
seules tes consolations, je le sais, peuvent lui faire supporter son
infortune. Pour moi, je retourne au fond des ténèbres souterraines[13].... Le chœur rêve avec tristesse aux infortunes de la Perse. Fidèle à son rôle jusqu'au bout, Atossa pense à son fils : Ô fortune ! que j'endure de souffrances ! Surtout une humiliation est sensible à mon cœur : mon fils, le corps couvert de vêtements en lambeaux ! Je cours au palais ; je veux réparer le désordre de mon fils : tâchons de prévenir son arrivée. N'abandonnons point, au jour du malheur, un objet si cher[14]. Pour faire apparaître Xerxès, Eschyle choisit le moment où la vieille reine s'est éloignée. Par une touchante délicatesse du poète, la mère n'entend pas les sanglantes accusations que le chœur adresse au jeune souverain et dont celui-ci s'accable lui-même ; elle n'entend pas les lamentations et les cris qui confondent dans la même explosion de désespoir le roi et les sujets, et qui donnent au dénouement de cette tragédie un caractère lugubre et émouvant. Vraie mère athénienne, Atossa n'a pas appris comme la Spartiate, à sacrifier à la gloire de son pays sa tendresse maternelle. Elle aime son enfant plus que sa patrie ; elle se console d'une défaite à la pensée que son fils est vivant ; et lorsque le fugitif regagne le sol natal, loin de lever sur lui un bras meurtrier, elle a hâte d'abriter dans son sein l'humiliation et la douleur du vaincu. Les sept contre Thèbes nous montrent encore la femme sous un doux aspect. Nous sommes dans la citadelle de Thèbes. La malédiction d'Œdipe pèse lourdement sur ses fils qui se disputent, par les armes, la possession de son royal héritage. Injustement spolié par Étéocle, Polynice assiège la ville, et six chefs alliés le soutiennent. En voyant les tourbillons de poussière que soulève la cavalerie ennemie, en entendant le cliquetis des lances, le roulement des chars, les femmes et les vierges thébaines courent sur la scène, éperdues de terreur, et embrassent les statues des dieux. Leurs cris, leurs gémissements, frappent l'oreille d'Étéocle. Avec des paroles peu sympathiques à leur sexe, et qui dénotent l'état d'infériorité sociale où vivait la femme dans la patrie d'Eschyle[15], le roi leur reproche durement de répandre le trouble parmi les défenseurs de la cité, et leur dit que leur place est au foyer domestique. Les jeunes Thébaines répondent avec douceur qu'effrayées par le tumulte guerrier, elles ont demandé le salut de leur patrie aux dieux dont il dépend. Malgré les menaces du roi, elles ne peuvent réprimer ni leurs exclamations de frayeur, ni leurs appels à la pitié divine ; elles ne peuvent détacher leurs bras tremblants de ces statues qui sont leur refuge. Avant de se retirer, Etéocle leur enjoint d'entonner un hymne d'heureux présage et qui insuffle au soldat une belliqueuse ardeur ; mais lorsque le roi est parti, les femmes, au lieu d'évoquer les joyeuses espérances de la victoire, décrivent les scènes qui désolent une ville prise d'assaut. A la lueur de l'incendie qui embrase la cité, au bruit des rugissements qui la remplissent, les guerriers s'égorgeant, les nouveau-nés exhalant avec leur vie leur dernier vagissement sur le sein maternel, les vainqueurs se disputant le butin, les fruits roulant dans la fange tandis que les ménagères versent des larmes brûlantes, les mères brutalement arrachées à leurs familles ; les jeunes filles, heureuses jusqu'alors, enlevées à la demeure paternelle, et n'ayant, pour échapper au déshonneur., à la captivité, à l'exil, qu'une espérance, la mort, toutes ces images sont reproduites par le chœur avec une poignante vérité. Un éclaireur vient renseigner le roi sur la position des ennemis. Étéocle se hâte de le rejoindre. A chacun des chefs qui assiègent six portes de la ville, le monarque oppose un vaillant homme de guerre ; et du chœur s'élèvent des vœux enthousiastes pour les défenseurs de Thèbes, des imprécations contre ses ennemis. Mais l'éclaireur nomme celui qui attaque la septième porte : c'est Polynice.... Le farouche Étéocle a-t-il entendu la voix du sang ? Il gémit.... Emotion, hélas, trop passagère ! Le roi ne veut confier à personne le soin de combattre son frère : c'est à lui qu'il réserve cette tâche. Œdipe a prédit que ses deux fils s'égorgeraient : Étéocle court accomplir cet oracle. Peu lui importe qu'il meure, s'il tombe en frappant son frère ! Les Thébaines s'épouvantent de cette horrible perspective. Avec un courage qui fait taire leur timidité, elles supplient le roi de n'être pas fratricide. Étéocle est parti. Les femmes sont seules. Un envoyé leur apprend que Thèbes a triomphé, mais qu'elle a perdu ses deux princes.... Puis on apporte les corps des deux frères. Ce Polynice que les Thébaines maudissaient vivant, elles le pleurent mort ; et les deux victimes obtiennent d'elles les mêmes respects funèbres. Elles voient arriver les sœurs de leurs princes, Antigone, Ismène ; et, par une délicate inspiration, elles s'associent au deuil des jeunes filles en les recevant avec des chants lugubres. Après un silence expressif, les princesses répondent aux lamentations du chœur par des plaintes qui nous offrent encore un modèle du myriologue[16]. Antigone et Ismène déplorent à la fois le crime et le châtiment de leurs frères, et reconnaissent dans ces tragiques événements une nouvelle victoire de ce Destin qui est le grand et invisible acteur du théâtre d'Eschyle. Les princesses se disposent à ensevelir les deux cadavres. Mais un héraut leur annonce une décision du sénat. Étéocle qui a défendu Thèbes, aura seul droit aux honneurs funèbres. Quant â Polynice, qui a attaqué sa patrie et y a conduit une armée étrangère, ses restes seront abandonnés aux oiseaux du ciel. C'était en Grèce le plus cruel des châtiments : l'ombre de celui qui n'avait pas reçu la sépulture, errait au seuil des demeures éternelles sans pouvoir y pénétrer[17]. Ismène se tait, mais Antigone déclare énergiquement au sénat que dût-elle ensevelir seule son frêle, elle bravera cette défense. La voix de la nature sera plus puissante que celle de la loi. Antigone est toujours la sœur de ce mort. Non, ajoute-t-elle, des loups mi ventre affamé ne se repaîtront point de ses chairs ; non, n'en croyez rien ! Moi-même, faible femme, je creuserai la fosse, j'élèverai le tombeau ; moi-même, dans les plis de ma robe de lin, je porterai la terre, j'en couvrirai le cadavre[18]. Entraînée par ce généreux élan, la moitié du chœur le suit avec courage ; tandis que l'autre moitié, se proposant d'accompagner avec Ismène le corps d'Étéocle, se-justifie d'adopter le parti le moins périlleux, en proclamant qu'il lui faut rendre cet hommage au soutien de sa patrie[19]. Ici, le caractère d'Antigone est tout épisodique, mais c'est déjà la femme dans laquelle Sophocle célébrera la sublime incarnation du dévouement. De toutes les tragédies qui nous restent d'Eschyle, c'est dans la trilogie consacrée aux malheurs d'Agamemnon et de sa race, c'est dans l'Orestie que le poète a accordé la plus grande place à l'élément féminin. Disons aussi que c'est la seule de ses œuvres connues où il fasse remplir à notre sexe un rôle cruel. Cette dernière remarque peut nous laisser espérer qu'Eschyle ne rencontra pas souvent chez les Athéniennes les modèles d'une Clytemnestre. La première partie de cette trilogie, l'Agamemnon nous introduit à Argos, devant le palais des Atrides. Sur le toit de l'édifice, un veilleur de nuit dirige son regard vers l'horizon étoilé. Cet homme est chargé par la femme d'Agamemnon, l'impérieuse Clytemnestre, de découvrir le fanal qui doit apprendre à Argos la prise d'Ilion. Depuis dix ans, la sentinelle n'a vu rayonner au sein des ténèbres qu'une lumière, celle des astres.... Mais voici que surgit la flamme qui annonce à l'esclave que le repos lui est rendu, que sa patrie a triomphé, que son maître reviendra.... A l'élan de son bonheur se mêle une inquiétude : le veilleur de nuit laisse Entendre que les murs du palais renferment un mystère.... Il se rend chez Clytemnestre, et les personnages du chœur s'avancent : ce sont des vieillards argiens, chargés, soit d'administrer l'État, soit de garder la ville, et qui viennent saluer la reine à son réveil[20]. Le chœur chante les luttes des Grecs et des Troyens.... Tout à coup, la flamme des sacrifices s'élance de tous les autels d'Argos. Qu'y a-t-il, qu'a donc appris Clytemnestre ? Les vieillards interpellent la reine absente. Qu'elle les rassure, si elle le peut ! Se reportant au début de la guerre, ils se souviennent des oracles de Calchas et du sacrifice d'Iphigénie, fille de Clytemnestre, cette immolation dans laquelle le devin voyait le prix de l'heureuse navigation des Grecs, mais aussi la source de terribles vengeances domestiques.... La reine s'avance, et le chœur la prie respectueusement de lui faire connaître les nouvelles qu'elle a reçues ou qu'elle espère. Clytemnestre répond que les Argiens se sont emparés d'Ilion, et les vieillards sentent monter à leurs yeux les larmes de la joie. Cependant ils n'osent croire à ce bonheur. Peut-être un songe a-t-il abusé la reine ? Et celle-ci se défend de cette foi superstitieuse qui s'appuie sur les illusions du sommeil. Peut-être aussi Clytemnestre se fie-t-elle à une rumeur mal fondée ? La souveraine s'impatiente de se voir attribuer une crédulité juvénile. Dans un récit plein d'animation et de couleur, elle montre ce feu qui, allumé sur l'Ida, a jailli de montagne en montagne, éclatant comme la victoire qu'il annonçait et qui avait été remportée dans la nuit même. Au chœur qui ne peut se lasser de l'entendre, Clytemnestre représente le tableau que doit en ce moment offrir la cité conquise, Elle croit voir les Troyennes, maintenant captives, penchées sur les cadavres de ceux qu'elles aimaient, tandis que les Grecs, souffrant de la faim et de la fatigue, peuvent enfin réparer leurs forces. La reine souhaite que les vainqueurs n'offensent pas les dieux, dont la colère troublerait leur retour.... Amer pronostic[21] !..... Les vieillards ne savent pas quel serait au foyer d'Agamemnon, le ministre de la vengeance céleste.... Ils louent Clytemnestre de la virile sagesse qui respire dans ses paroles ; ils déclarent qu'ils sont empiétement assurés de l'événement dont elle les a informés, et qu'ils sont prêts à en remercier les dieux. La reine se retire, et le chœur rend hommage à Jupiter qui, protecteur des droits de l'hospitalité, a châtié le ravisseur d'Hélène. Mais, pour cette femme, que de victimes ! Que diront les Argiens quand, au lieu d'embrasser les fils qui sont partis dix ans auparavant, ils recevront les urnes qui contiennent leurs cendres ? Les malédictions publiques ne puniront-elles pas les Atrides d'avoir lavé dans le sang de leurs sujets la honte de leur maison ? Et même, qui sait si la prise d'Ilion n'est pas une fausse nouvelle ? Que la reine, qui est femme, croie aveuglément à cette victoire, soit ! Quant aux vieillards, rendus sceptiques par l'âge, ils redoutent de se préparer une nouvelle déception. Clytemnestre paraît avoir entendu le chœur exprimer ce doute. Elle se montre. On n'en croit pas cette flamme qui, de l'Ida, a couru en Grèce ! Acceptera-t-on enfin le témoignage d'un vivant messager que la reine voit venir du rivage ? Le front couronné d'olivier, le héraut Talthybius s'avance, et salue le sol natal que va fouler son roi, le vainqueur d'Ilion ! Et la reine triomphe. C'est elle, c'est elle qui, la première, a accueilli avec transport l'heureuse nouvelle ; c'est elle qui, la première, en a rendu grâces aux dieux ! On ne la croyait pas alors ; on attribuait son exaltation à h crédulité de son sexe ! Maintenant que lui importe ce que le messager pourrait ajouter ? C'est d'Agamemnon qu'elle apprendra le reste. Elle se prépare à le recevoir. Non, pour une femme, il n'est pas de bonheur plus grand que celui d'accueillir après la guerre, l'époux que les dieux ont protégé contre les périls ! Que le héraut dise au roi qu'il revienne promptement au milieu de ce peuple qui le chérit, auprès de cette femme qui a !a garde de son foyer et qu'il retrouvera telle qu'il l'a quittée, chaste et dévouée ! Devant la vivacité avec laquelle la reine témoigne de sa fidélité, Talthybius prononce une parole où se lit quelque étonnement : Un tel éloge de soi-même, quand il est conforme à la vérité, ne messied pas à la bouche d'une femme généreuse[22]. Quand il est conforme à la vérité ?.... Ah ! le langage de la vérité est plus simple, et la vertu ne se rend pas à elle-même un si brayant témoignage ! Que dira donc Clytemnestre quand son mari lui-même reparaîtra ? Quels sont les transports auxquels elle se livrera ? Les vieillards, en recevant avec affection leur roi, ont semblé le prémunir contre les démonstrations d'une tendresse affectée[23].... Quel étrange tableau ! Agamemnon est sur son char ; une captive est auprès de lui. Sa femme qui le revoit après dix années d'absence, sa femme va au-devant de lui. Pour deux êtres qui se seraient aimés, il est un silence qui, dans un pareil moment, aurait plus d'éloquence que- la parole.... Mais la joie de Clytemnestre s'épanche dans un torrent de protestations. La reine prend les Argiens à témoin de sa tendresse pour son époux. Elle parle des souffrances qu'elle a éprouvées pendant ces longues années, alors que des rumeurs effrayantes parvenaient jusqu'à elle. Que de fois on disait le monarque blessé, tué même ! Et l'épouse essayait de se donner la mort.... Si Agamemnon ne voit pas maintenant auprès d'elle Oreste, leur fils, l'espoir de la maison royale, c'est cille la reine, craignant les dangers que courait le souverain et la révolte qui pouvait éclater à Argos, s'est résignée au départ de cet enfant, confié d'ailleurs à des mains amies. Aujourd'hui enfin, après tant de
peines, je puis le dire, dans mon bonheur : cet époux, fi est pour moi ce
qu'est le chien pour l'étable ; il est le câble sauveur du vaisseau, la
colonne qui soutient le haut édifice, un fils unique aux yeux de son père, la
terre qui se montre aux matelots désespérés, un jour resplendissant après la
tempête, une source d'eau vive pour la soif du voyageur. Oh ! qu'il
m'est doux de le voir délivré de tant de périls ! Oh ! qu'il mérite bien
tous ces noms ! Prodiguons-les : j'ai si longtemps souffert de son absence !
Et maintenant, ô tête chérie ! descends de ce char ; mais ne pose point sur
la terre, ô mon roi ! ce pied qui a renversé Ilion. Et vous, esclaves, que
tardez-vous ? Ne vous ai-je pas commandé de couvrir de tapis le chemin qu'il
doit parcourir ? Hâtez-vous ; que la pourpre s'étende sous ses pas ; qu'il
soit dignement reçu dans ce palais où l'on n'espérait plu le revoir. Le reste
regarde mes soins vigilants : avec le secours des dieux, j'accomplirai les
décrets du destin[24]. Le roi ne saurait comprendre le sens énigmatique de ces derniers mots ; mais il accueille avec froideur, avec ironie même, un discours dont l'étendue lui parait proportionnée à celle de son absence. Agamemnon refuse de poser le pied sur les tissus qui tapissent le sol. Aux dieux seuls il appartient de fouler la pourpre ! Le roi ne veut pas, en participant à ce privilège, attirer sur lui l'envie des Immortels et l'indignation du peuple. Les instances de Clytemnestre excitent son mécontentement ; il cède cependant ; mais il enlève ses sandales, afin que les dieux s'irritent moins en voyant avec quelle humilité il marche sur un tapis digne d'eux. Après avoir recommandé à sa femme la captive qui l'accompagne, Agamemnon foule cette pourpre, la pourpre, éclatante comme la puissance royale, mais rouge aussi comme le sang.... Avant d'entrer au palais, Clytemnestre a prié le roi des cieux : Jupiter, tout-puissant Jupiter, exauce ma prière ; songe à l'accomplissement de tes décrets ![25] De sombres pressentiments troublent les vieillards et mettent sur leurs lèvres, au lieu d'un hymne de triomphe, un chant funèbre.... Quittant le palais, Clytemnestre parle avec douceur à la captive d'Agamemnon, Cassandre, fille de Priam. Elle l'invite à entrer dans la demeure de ses nouveaux maîtres. Cette maison n'est point celle de ces parvenus qui sont durs à l'esclave. Un traitement convenable y attend Cassandre.... Le chœur conseille à la jeune fille d'obéir à la souveraine. Mais l'étrangère, silencieuse, farouche, demeure toujours assise sur le char.... Clytemnestre s'impatiente. Dans le palais va se célébrer un sacrifice. Les brebis sont là, prêtes à être immolées....Enfin, blessée dans sa dignité, la reine se retire après avoir dit ces étranges et menaçantes paroles[26] : Elle ne saura pas porter le frein, avant de l'avoir couvert d'une écume sanglante. Mais je ne m'abaisserai point à lui parler davantage[27]. Les vieillards ne partagent pas l'irritation de Clytemnestre ; ils éprouvent un intérêt sympathique pour cette fille de roi, arrachée au foyer de ses pères. Soudain la captive a des accents désespérés : Grands dieux ! grands dieux l Ah ! ciel ! terre ! Apollon, Apollon ![28] Le chœur s'étonne de cet appel. Pourquoi l'esclave invoque-t-elle le dieu qui, insoucieux de la douleur, ne jette pas devant les malheureux, un voile de deuil sur son éblouissante lumière ? Les cris de Cassandre redoublent, et avec ces cris, la surprise des vieillards. La fille de Priam accuse Apollon de la perdre, Apollon, le dieu-prophète qui l'a aimée et lui a départi l'amère connaissance de l'avenir. La prêtresse prononce des prédictions brèves, sinistres, entrecoupées. Elle voit des faits étranges : les crimes qui se sont commis dans ce palais, ceux qui s'y commettront encore.... Un homme est dans un bain ; sa femme jette sur lui un voile. Furies insatiables du sang de cette race, poussez le cri du triomphe : l'exécrable sacrifice va se consommer ![29] Ici, le Destin, le mystérieux et redoutable personnage d'Eschyle, se manifeste dans la prophétesse[30]. La terreur glace les vieillards. Mais Cassandre continue de retracer sa vision.... Cet homme est frappé, il tombe ; la captive mourra avec Le chœur compare l'étrangère au plaintif rossignol ; et la jeune fille envie le sort du chantre des bois. Que n'a-t-elle comme lui des ailes pour échapper au fer meurtrier ! Aux angoisses du trépas s'ajoutent les souvenirs de la patrie, et peut-être aussi les regrets de l'avenir.... A ces vieillards qui ne devinent pas le sens de ses prédictions, elle déclare que si l'oracle s'est, comme une jeune mariée, enveloppé de voiles, désormais ce n'est plus à travers ceux-ci qu'il regardera l'avenir. Comparaison attendrissante ! Au milieu des scènes horribles qu'elle évoque, la prêtresse n'oublie pas qu'elle est femme ; et la vierge pense aux parures de l'hymen[31] qui ne remplaceront jamais ses insignes prophétiques. Les fantômes des victimes qui ont péri dans le palais d'Argos, se dressent devant l'étrangère. Voici les enfants de Thyeste, innocentes créatures qu'Atrée, leur oncle, fit dépecer et dont il servit les membres à leur propre père, à son frère ! Le petit-fils d'Atrée, Agamemnon, va expier le forfait paternel. Cassandre le nomme enfin, c'est lui qui doit mourir ! La prophétesse est en proie à une indicible anxiété. Elle sait que l'épouse infidèle, accusant son mari de la même faute qu'il pourrait lui reprocher, tuera sous ce prétexte Agamemnon et la captive qu'il a amenée. Cassandre brise son sceptre de prophétesse, elle foule aux pieds ses bandelettes, autres attributs de sa mystérieuse puissance. Ces emblèmes que ses compatriotes ont dédaignés, ne peuvent maintenant la sauver[32]. Apollon l'a abandonnée.... Mais la femme qui va la frapper sera punie : un fils se souviendra de son père et le vengera..... La captive se demande cependant si c'est à elle qu'il appartient de pleurer sur les destructeurs de sa patrie, sur ceux que la justice des dieux a enfin atteints. Elle s'avance vers la maison des Atrides. Elle salue dans l'entrée de ce palais la porte de la mort. Que son trépas soit prompt, que l'agonie ne le prolonge pas ! C'est son dernier vœu. Elle va résolument au-devant du coup qu'elle ne peut éviter, et son courage n'est que cette résignation qu'impose la fatalité. Le temps m'entraîne, dit-elle.... Le jour est arrivé ; la fuite serait inutile[33]. Mais qu'a-t-elle ? Elle recule, elle jette un cri d'horreur.... Une odeur de sang émane de la maison. LE CHOEUR. N'est-ce pas l'odeur des sacrifices qu'on fait au foyer ? CASSANDRE. On dirait plutôt la vapeur qui s'exhale des tombeaux[34]. La prêtresse dompte son émotion. Elle appelle la vengeance divine ; et, méditant sur le néant de ce que l'homme appelle bonheur ou malheur, elle craint plus encore l'oubli où tomberont ses souffrances que la perte de la félicité. 0 poète ! votre héroïne ne devait pas redouter cet oubli. Sa figure, sombre et touchante, ne pouvait disparaître, immortalisée par vous ! Les cris d'Agamemnon apprennent au chœur que les prédictions de Cassandre se sont réalisées. Les vieillards concertent les mesures qu'ils doivent prendre.... Puis, le palais s'ouvre. Une hache à la main, Clytemnestre en sort ; auprès d'elle sont étendus deux cadavres. Jusqu'à présent elle a été contrainte de dissimuler ses véritables sentiments ; mais ceux-ci éclatent enfin dans des paroles semblables aux fanfares de la victoire. L'ennemi a été vaincu ; il est tombé, et moi je suis restée debout[35]. Elle se glorifie des perfides précautions qu'elle a prises pour que le succès ne pût lui échapper ; elle compte les coups mortels qu'elle a donnés à son mari. Lorsque le sang de celui-ci a rejailli sur elle, l'épouse a éprouvé le même bien-être que les blés mûrissants qui reçoivent la pluie du ciel. Maintenant, que les vieillards d'Argos apprécient son acte comme ils l'entendront. Quant à elle, elle en est fière. S'il était permis de verser des libations sur un cadavre, c'est ici surtout qu'il serait juste de remercier les dieux : cet homme avait comblé d'exécrables horreurs la coupe des Pélopides ; et c'est lui-même qui l'a bue au retour. LE CHOEUR. Nous admirons l'impudence de ton langage ! Une femme insulter ainsi à son époux ! CLYTEMNESTRE. Vous me prenez pour une femme sans résolution ; mais, quand je vous prends à témoin de ce que j'ai fait, mon cœur ne tremble pas . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . (Montrant le cadavre d'Agamemnon). Voilà Agamemnon, mon époux ; et voilà la main qui l'a tué. L'ouvrage est d'une bonne ouvrière. J'ai dit[36]. Révoltés de ce cynisme, les vieillards demandent à cette femme qu'ils n'osent plus nommer leur reine, par quel aliment, par quel breuvage, elle a ainsi troublé ses sens. Ils lui annoncent qu'elle sera exilée pour toujours, et elle s'indigne de ce qu'on veuille la châtier, alors que le roi d'Argos a immolé impunément sa fille, l'enfant bien-aimée de sa compagne ! Elle répond par un défi aux menaces des Argiens. Qu'un combat décide si c'est à eux, ou à elle, qu'il appartiendra de commander. Le chœur croit que le carnage enivre Clytemnestre ; mais il la prévient que le sang qui tache sa joue sera vengé. Alors elle livre aux vieillards le secret de son audace. Par de redoutables serments, elle jure qu'elle n'entrera jamais dans le palais de la Crainte, tant que la flamme de son foyer sera alimentée par Égisthe, l'homme qui l'aime. C'est dans cette affection qu'est sà force. Quelle étrange profanation ! La flamme de Vesta, la flamme pure et sacrée comme les affections du foyer, est entretenue ici par l'homme qui a déshonoré le sanctuaire domestique. La reine contemple avec fierté le cadavre de l'époux qui l'a trahie pour les Chryséis[37] ; et celui de la dernière femme qu'il ait aimée, la prophétesse qui, de même que le cygne, a chanté sur elle-même l'hymne funèbre. Les vieillards appellent le trépas. Ils ont perdu leur roi ! Sous les murs d'Ilion il avait combattu pour une femme ; et, à son retour, c'est par une femme qu'il est tombé. Ainsi Hélène, cause de tant de morts, a encore amené la perte d'Agamemnon, d'Agamemnon qui expie le sacrifice d'Iphigénie. Et Clytemnestre, sœur d'Hélène, disant que ce n'est pas l'épouse de Ménélas qu'il faut accuser de tous ces maux, le chœur reprend : Ô génie attaché à une race fatale ! Une femme a donc égalé l'affreuse audace des deux Tantalides[38]. Ta nouvelle victoire déchire mon cœur. Elle, l'impie ! elle se dresse sur le cadavre, comme un corbeau dévorant ; elle se fait gloire de chanter l'hymne du triomphe ![39] La reine se hâte de se défendre avec l'arme que lui donnent les vieillards : Hé bien ! tu as redressé la sentence prononcée : tu l'accuses enfin, le tout-puissant génie de cette race ! C'est lui qui nourrit dans nos entrailles l'inextinguible soif du sang : avant qu'une plaie se ferme, un nouveau sang a coulé[40]. Clytemnestre rejette ainsi la responsabilité de son crime. D'après elle, ce n'est pas l'épouse d'Agamemnon qui a frappé son mari ; c'est l'antique vengeur du festin de Thyeste qui s'est incarné dans cette femme. Mais la reine ne sera pas absoute. Éclairés par les prédictions de Cassandre, les vieillards pressentent que le roi sera vengé par la main d'un parricide. Eperdus, ils croient voir s'écrouler ce palais dont les murs souillés sont battus par des flots de sang. Ainsi toujours l'expiation appellera l'expiation. Et maintenant le chœur se préoccupe des funérailles du roi. Clytemnestre répond que la main qui a frappé Agamemnon, saura aussi l'ensevelir. Si le mort quitte la terre sans qu'à ses funérailles il ait reçu les larmes de sa famille, du moins la fille qu'il a sacrifiée l'embrassera aux enfers ! Les vieillards se demandent quand la loi du talion cessera de gouverner la maison royale, et la reine déclare avec hauteur que c'est elle-même qui se charge de vaincre une fatalité dont tout à l'heure encore elle se reconnaissait l'instrument. Égisthe paraît : c'est le dernier des enfants de Thyeste ; et le lâche qui s'est tenu dans l'ombre, se vante d'avoir conduit la main de Clytemnestre. Une altercation s'élève entre le chœur et le nouvel époux de la reine, l'homme qui se prépare à usurper le trône d'Agamemnon aussi bien qu'il lui a pris sa femme. De part et d'autre, on se dispose à combattre : mais Clytemnestre, perdant alors son implacable fermeté, s'élance vers son complice, et le supplie d'arrêter l'effusion du sang. Quant aux vieillards, la reine les exhorte à se retirer ; elle s'humilie même auprès d'eux : Nous avons cédé au destin : il fallait que ce qui s'est fait s'accomplit. Un châtiment, d'ailleurs, serait de trop : c'est bien assez dé la lourde colère du ciel qui s'est appesantie sur nous. Tel est le conseil d'une femme ; veuillez l'écouter[41]. Les adversaires ne se servent pas de leurs armes ; mais ils échangent encore des paroles amères. Clytemnestre engage Égisthe à dédaigner les vaines menaces des vieillards. Nous sommes, toi et moi, les maîtres en ces lieux ; nous saurons partout mettre l'ordre[42]. Quand commence la seconde pièce de l'Orestie, les deux complices sont depuis plusieurs années en pleine possession de leur autorité. Comme dans la tragédie précédente, la sinistre maison des Atrides se voit sur le théâtre ; mais cette fois la scène se passe près d'un tombeau : celui d'Agamemnon. Le fils de la victime, le vengeur prédit par Cassandre, annoncé aussi par le chœur[43], Oreste, a quitté son exil ; et accompagné de Pylade, son ami, le jeune prince dépose sur le tombeau paternel une boucle de sa chevelure. Pendant qu'il remplit ce pieux devoir, un cortège de femmes en deuil s'avance. A la douleur de l'une d'elles, il a reconnu Électre, sa sœur ; et il sent redoubler en lui le désir de venger celui que pleure l'orpheline.... Il se retire pour assister sans être vu à ce qui va se passer. Les femmes qui accompagnent Électre sont des esclaves troyennes qui se frappent la poitrine, se meurtrissent le visage, et déchirent leurs vêtements. Elles portent des libations comme l'indique le titre même de la tragédie dont elles forment le chœur : Les Choéphores. Elles sont chargées d'aller sous la conduite d'Électre, apaiser l'âme d'Agamemnon ; et c'est Clytemnestre qui les envoie, Clytemnestre, effrayée par un rêve. Mais devant cette tombe, les captives n'osent se faire les interprètes de celle qui l'a creusée.... Elles savent que la justice éternelle attend encore l'auteur du crime, et que tous les fleuves de la terre ne pourraient purifier la main que souille une tache de sang[44]. Cette dernière pensée devait, vingt siècles après, être exprimée par le poète anglais dont la sombre énergie rappelle celle d'Eschyle ; mais Shakespeare la rendit plus terrible encore en la mettant sur les lèvres de la femme homicide, cette Lady Macbeth, frottant toujours, frottant vainement, ]a petite main' que ne pourraient jamais blanchir tous les parfums de l'Arabie. Revenons auprès d'Électre. Jusqu'à présent elle est demeurée muette comme une statue de la douleur ; il faut cependant qu'elle s'acquitte de la mission qui lui est confiée ; il faut qu'elle répande sur !a tombe du roi les libations que la femme qui l'a assassiné, lui offre par une main pure, par une main chère à ses mânes[45]. La jeune fille demande à ses compagnes comment elle fera agréer au mort l'hommage de cette femme qui est sa mère. Le lui présentera-t-elle comme un témoignage d'amour conjugal ? Elle ne l'oserait pas.... Demandera-t-elle alors à son père qu'il récompense selon leurs mérites les assassins qui lui envoient ce funèbre souvenir ? Ou, comme dans un sacrifice expiatoire, jettera-t-elle en silence le vase des libations, et se retirera-t-elle sans se retourner ? Que ses amies la conseillent, elles qui partagent ses haines ! Les Troyennes engagent la princesse à former sur cette tombe, des vœux pour ceux qui aimaient le mort, pour elle, pour ses compagnes..., pour l'exilé enfin, cet Oreste qui, à leur insu, les entend. Ge n'est pas tout. Qu'elle fasse aussi des souhaits pour les assassins ! Des souhaits ! Lesquels ? Mort pour mort ! Mais la conscience d'Électre proteste. La princesse craint que les dieux ne trouvent impie cette prière d'une fille pour sa mère. Et le chœur déclare juste et sainte la peine du talion. La peine du talion, juste et sainte ! Oui, selon l'esprit des temps antiques ; mais cinq siècles après Eschyle, cette loi tombera devant la religion qui enseignera à l'homme qu'en opposant la générosité à la vengeance, le bienfait à l'injure, l'amour à la haine, il ressemblera au Dieu éternel dont la miséricordieuse Providence veille sur les coupables aussi bien que sur les justes. Malheureusement, chez les Hellènes, le maitre de l'univers n'était pas le Dieu de l'Évangile ; c'était surtout le Destin, puissance implacable qui, nous l'avons déjà remarqué, armait elle-même la main du meurtrier et le châtiait ensuite. Aussi Électre n'écoute-t-elle pas la voix intérieure qui l'avertit de ne pas associer les dieux à ses ressentiments ; et sa prière, d'abord douce et touchante comme la plainte du malheur et de l'innocence, devient sombre et terrible comme le cri de la haine ! Le chœur entonne un chant lugubre.... Mais quel trouble saisit la princesse ! Sur la tombe d'Agamemnon, elle a reconnu des cheveux semblables aux siens..., à ceux de son frère, et des larmes brûlantes inondent son visage. D'autres indices encore augmentent son émotion. Elle se sent défaillir.... Oreste s'avance alors, il se nomme.... La jeune fille ne peut croire à ce bonheur inespéré. Mais le prince lui montre la place où manque la boucle qu'il vient d'offrir à son père, il lui fait remarquer le vêtement qu'il porte et qu'Électre a elle-même brodé. Alors il est obligé de contenir les élans de cette sœur bien-aimée ; et celle-ci, non contente de lui prodiguer les témoignages de son amour fraternel, lui livre tous les trésors de tendresse qu'elle ne peut plus ouvrir au père dont la tombe est près d'elle, à la mère qui lui a ravi ce père, à la sœur qui a péri sous le couteau de Calchas. Que d'images cruelles succèdent à ces doux épanchements ! Le dieu qui a aimé Cassandre et qui maintenant la venge, Apollon a prescrit à Oreste un devoir barbare. Si le fils d'Agamemnon laisse impuni l'assassinat de son père, il expiera cette indifférence par les fléaux qui accableront les Argiens, par la lèpre qui le réduira lui-même à une vieillesse prématurée ; son père le réprouvera ; la nuit, le regard étincelant de ce spectre poursuivra le maudit qui, fuyant sa patrie, repoussé des autels, abandonné des hommes, terminera enfin par la mort une lente agonie. Dédaignât-il les oracles du dieu, Oreste se croirait encore obligé d'accomplir une mission que lui imposent la mort de son père, sa propre détresse, et le malheur de ces nobles Argiens soumis ainsi aux lois de deux femmes[46] : Clytemnestre et le lâche Égisthe. Maintenant se déroule une scène d'un caractère étrange et farouche. Aux pleurs des orphelins, aux amers regrets que cause à Électre l'indigne trépas du héros alors qu'il aurait pu glorieusement expirer devant Ilion, à ces plaintes le chœur répond par des cris de vengeance qui font tressaillir la jeune fille et qui cependant l'exaltent. Électre dit alors comment est tombé Agamemnon. C'est d'abord à la justice des dieux qu'elle signale ce forfait. Mais lorsque, selon son dessein probablement, son récit a enflammé d'indignation le cœur d'Oreste, elle s'adresse directement à son frère. Elle lui montre leur mère mutilant leur père, et le déposant ainsi dans la tombe ; elle raconte aussi à son protecteur les affronts qu'elle a soufferts à ce foyer qui devrait être le sien, et dont elle a été dédaigneusement éloignée. Et elle ajoute : Voilà ce qu'ils ont fait : ce qui doit suivre, demande-le à ta haine. Mais, pour descendre au combat, il faut un cœur que rien n'ébranle. Ô mon père, sois avec ceux qui t'aiment ! Je pleure, je t'appelle par mes cris ; et la troupe qui m'entoure répond à mes cris par des cris. Entends-nous, parais au jour ; contre tes ennemis sois avec nous ! La force va lutter contre la force, la vengeance contre la vengeance : dieux justes, faites triompher la justice ![47] Le chœur, tout en frémissant des vœux qu'il a lui-même suscités, le chœur chante l'hymne des Furies, et implore en faveur des orphelins les divinités infernales. Oreste demande à son père la royauté ; Électre, la grâce d'éviter la mort et la force de tuer Égisthe. Si Agamemnon réalise les vœux de ses enfants, sa fille, en se mariant, lui offrira, comme libation d'hymen, les biens qu'elle emportera de la maison paternelle. Oreste et sa sœur espèrent qu'en rappelant sur cette tombe les outrages qu'a subis Agamemnon, le roi d'Argos surgira de terre. Mais, malgré leurs appels délirants, le sépulcre ne s'ouvre pas. Oreste est prêt â agir. Cependant il désire savoir pourquoi l'impitoyable Clytemnestre a éprouvé le besoin de fléchir les mânes de sa victime. Les Choéphores lui apprennent que, pendant la nuit, la reine a songé qu'elle donnait le jour à un serpent. Elle nourrissait le nouveau-né quand celui-ci l'a mordue, et le lait de la mère a été rougi par son sang. Oreste a reconnu quel était ce monstre.... Il fait rentrer Électre au palais, et s'éloigne pour revêtir un costume de voyage. Le chœur médite sur les infortunes qu'ont amenées les femmes sans vertu. Oreste revient. Il s'approche de la demeure paternelle ; il frappe. Au troisième coup seulement, le portier ouvre. Le voyageur lui dit qu'il apporte des nouvelles aux maîtres de la maison. La reine se montre. Gracieuse, bienveillante, elle offre à Oreste et à Pylade une cordiale hospitalité. Le premier se déclare Phocéen ; il vient annoncer aux parents d'Oreste que celui-ci est mort. Électre feint une vive douleur : c'est sa dernière apparition dans la trilogie, qui nous occupe. Clytemnestre demeure calme ; les entrailles de la mère n'ont pas tressailli, et cette indifférence ne doit pas désarmer le fils qu'elle croit mort et qui la voit. La reine ordonne que les voyageurs soient successivement introduits dans l'appartement des hôtes. Elle rentre au palais, et bientôt une femme âgée traverse la scène en pleurant : c'est Gilissa, la nourrice d'Oreste. Clytemnestre, dérobant sous un air triste le contentement qu'elle éprouvait, lui a dit de chercher Égisthe afin que celui-ci vérifiât par lui-même le récit des étrangers. Gilissa pense à la satisfaction qu'aura son maître en apprenant la nouvelle qui brise son pauvre cœur. La vieille femme subit la plus cruelle dus épreuves qu'elle ail endurées dans cette lugubre maison. Son Oreste, l'enfant auquel elle a versé son lait, l'enfant sur le berceau duquel elle a veillé, cet enfant, le sien, a cessé de vivre. Elle énumère avec une naïveté qui ferait sourire ailleurs, mais qui est navrante ici, tous les soins que réclamait le nouveau-né, toutes les fatigues dont elle ne recevra pas le fruit. La sensibilité de la nourrice est heureusement opposée ici à la dureté de la mère[48]. Au milieu des violentes agitations du drame, les épanchements si familiers et si tendres de la vieille Gilissa reposent doucement le cœur. Les Troyennes arrêtent la nourrice au moment où elle va se rendre chez le roi, et lui demandent si Clytemnestre fait dire à celui-ci de se présenter avec des soldats ou sans escorte. Gilissa répond que des gardes doivent accompagner Égisthe ; et les captives lui enjoignent d'avertir le prince, d'un air joyeux, qu'il vienne seul et qu'il s'empresse ! Sous ce message, ajoutent-elles, tout notre bonheur est caché[49]. — Notre bonheur ![50] dit Gilissa qui ne peut comprendre ce que signifie ce mot après la perte de son nourrisson ; mais le chœur fait passer dans son âme une lueur d'espoir. Elle fera ce que lui ont prescrit les Choéphores. Les compagnes d'Électre prient le ciel pour que leur prince triomphe, et pour que la dernière exécution qui se prépare, termine enfin les meurtres dont le palais est souillé. Elles exhortent Oreste absent à ne pas s'émouvoir quand il entendra cet appel : Ô mon enfant ![51] Qu'il regarde en Clytemnestre, non sa mère, mais l'assassin de son père ! Le roi entre dans le palais.... Le chœur l'a vu.... Quel moment ! Quelle attente ! La mort ou la victoire d'Oreste ! Un cri de détresse a retenti : c'est la voix d'Égisthe. Le portier vient annoncer le meurtre de son maitre ; il veut faire ouvrir l'appartement de la reine. Clytemnestre sort. Hé bien ! qu'y a-t-il ? Pourquoi remplir ce palais de tes cris ? LE PORTIER. Je dis que les morts tuent les vivants. CLYTEMNESTRE. Ah ! dieux, je comprends l'énigme. Nous avons tué par la ruse, nous périssons par la ruse[52]. Elle demande une hache. Il est trop tard. Oreste est là, l'épée à la main. ORESTE. Toi aussi je te cherche ; lui, il a son salaire : CLYTEMNESTRE. Hélas ! cher Égisthe, tu es mort ! ORESTE. Tu l'aimes, cet homme ? hé bien, tu seras dans le même tombeau : tout mort qu'il est, sois-lui fidèle encore. CLYTEMNESTRE. Arrête, ô mon fils ! Respecte, cher enfant, ce sein sur lequel tu t'endormis tant de fois, où tes lèvres sucèrent le lait nourricier ![53] Le cœur du fils a battu. Oreste interroge son ami : Pylade, que ferai-je ? Faut-il que je recule devant le meurtre de ma mère ?[54] Pylade lui rappelle les oracles d'Apollon, ses propres serments ; il lui fait craindre le courroux des dieux, plus terrible que celui de tous les hommes réunis.... Oreste ordonne à sa mère de le suivre : c'est if auprès du complice de cette femme qu'il l'égorgera. Vingt-deux siècles après, un poète chrétien et français, s'inspirant de Shakspeare, n'étouffera pas ainsi la voix de la nature chez un fils prêt à faire expier à sa mère le meurtre de son père ; et l'Hanilet de Ducis se jetant aux pieds de sa mère évanouie, lui adresse ces paroles où frémit le souffle de la charité évangélique et où vibre l'accent de la piété filiale : Ah ! revenez à vous ; Voyez un fils en pleurs embrasser vos genoux Ne désespérez point de la bonté céleste. Rien n'est perdu pour vous, si le remords vous reste. Votre crime est énorme, exécrable, odieux ; Mais il n'est pas plus grand que la bonté des dieux[55]. Dans des circonstances à peu près semblables, Voltaire avait fait dire à Ninias : Ah ! je suis votre fils ; et ce n'est pas à vous, Quoi que vous ayez fait, d'embrasser mes genoux[56]. Mais reportons-nous aux temps où vivait Eschyle : la veuve alors était soumise à son fils ; et celui que la loi constituait son maître, pouvait malheureusement s'attribuer le droit de devenir son juge. Clytemnestre essaye de réveiller chez-Oreste cette pitié que, tout à l'heure, elle a surprise en lui. Elle attribue sa faute au Destin. Elle cherche même à faire craindre à son fils la malédiction maternelle. Mais ces appels désespérés ne touchent plus Oreste. Il refuse de reconnaître une mère dans la femme qui l'a exilé, qui l'a frustré d'un royaume au profit de l'homme qu'elle a eu pour complice ; dans la femme enfin qui a assassiné son père et déshonoré son foyer. En vain elle lui fait redouter les Furies vengeresses ; en vain ses larmes tentent de racheter sa vie, chaque seconde la rapproche du sépulcre où elle va tomber.... Soudain elle se souvient de son rêve. La terreur que lui a causée le serpent qu'elle avait enfanté, nourri, cette terreur était un pressentiment de son sorti Le prince entraîne sa mère dans le palais. C'est là qu'elle doit mourir, d'après les règles de ce goût antique qui ne permettait pas qu'une exécution sanglante souillât la scène. Avec une magnanimité qui nous fait penser à celle de nos anciens Hindous, le chœur s'attriste de la chute de ses ennemis. Mais le triomphe d'Oreste le console. Le fils d'Agamemnon est sauvé, il est roi ! Mais à quel prix ? Comme dans la tragédie précédente, nous voyons sur le théâtre un meurtrier et deux cadavres. Oreste a besoin d'énumérer les crimes de sa mère pour s'absoudre à ses propres yeux. Il montre le voile qui a servi au meurtre de son père.... Mais son exaltation trahit le trouble qui, à son insu, se glisse dans son âme. Il s'efforce de prendre le ton calme et sévère d'un juge, et voici que les larmes qui lui échappent, l'avertissent qu'en frappant sa mère il a atteint sdn propre cœur, et que le sang qu'il a versé est le sien.... La crainte et la rage bouleversent son âme. Il cherche à se rassurer. N'a-t-il pas rempli un devoir de justice ; n'a-t-il pas obéi à l'oracle d'Apollon ? Par sa résistance, ne se fût-il pas exposé à un châtiment cruel ? Mais il va se réfugier dans le temple du dieu.... Ah ! qu'est-ce donc ? Des femmes, vêtues de noir, couronnées de reptiles, les yeux injectés de sang, se dressent devant lui ; leur nombre augmente.... Lui seul, il les voit.... Elles le poursuivent.... Il fuit. Ce sont les Furies, ce sont les remords qui harcèlent le parricide, le maudit ! En tuant sa mère, Oreste a encouru le châtiment dont l'oracle l'avait menacé s'il ne la punissait pas du meurtre de son père. C'est ainsi qu'errait la justice antique lorsqu'elle se confondait avec la vengeance. Les Furies que les Athéniens appelaient par euphémisme, les Euménides, les bienveillantes[57], donnent ce dernier nom à la troisième pièce de l'Orestie. La Pythie, femme âgée, est devant le temple d'Apollon, à Delphes. Elle invoque les Immortels, sollicite l'inspiration divine, et déclare que si des Grecs veulent consulter l'oracle, ils doivent se rendre auprès d'elle dans l'ordre que leur a assigné le sort. La prophétesse franchit le seuil du temple.... Éperdue, elle recule, s'affaisse, se traîne sur ses mains.... Quel spectacle a frappé ses regards ! Un suppliant, les mains tachées de sang, armé d'une épée nue, mais tenant aussi le rameau d'olivier, un suppliant est assis à cette place que les Hellènes considéraient comme le centre du monde. Devant lui sont des femmes d'un aspect repoussant ; leur bruyante respiration annonce qu'elles dorment : ce sont les Furies qui ont suivi le parricide jusque dans le sanctuaire où celui-ci s'est réfugié ; mais là, le sommeil les a vaincues. Le remords a cessé de faire souffrir l'homme régénéré par l'expiation. La Pythie disparaît ; et dans le temple qui s'ouvre, nous voyons Apollon auprès d'Oreste. Le dieu l'engage à fuir les Euménides qui vont se réveiller, et qui le poursuivront sur la terre, sur les eaux, jusqu'à ce qu'il atteigne la ville de Pallas, Athènes, où il embrassera la statue de la Sagesse, et où il trouvera des juges. Le dieu et son protégé ont quitté le sanctuaire. Les Euménides dorment toujours. Mais un fantôme se dresse devant elles : c'est Clytemnestre qui s'indigne du repos où elle les voit plongées. Môme dans les enfers, le mépris des ombres la punit encore ; et, dans les cieux, il n'est personne qui se courrouce de sa. mort violente. Elle veut lancer de nouveau la meute vengeresse sur les pas de son fils.... Les Furies dorment toujours, et ce n'est plus qu'en rêve qu'elles s'acharnent sur leur proie. Clytemnestre ne se lasse point. Qu'à sa voix, les Furies suivent la piste du meurtrier, que leur haleine embrasée le consume ! Le spectre s'évanouit. Les Euménides s'éveillent[58], se désespèrent d'avoir cédé à la fatigue, et jettent d'amères paroles à ce dieu prophète, ce dieu nouveau, qui ose soustraire un mortel au joug du Destin, le dieu antique qu'elles représentent aussi bien que les Parques. Apollon vient chasser les hideuses apparitions qui profanent son temple. Elles lui reprochent d'avoir armé le bras du parricide. Le dieu leur rappelle que si Oreste a tué sa mère, c'est que celle-ci avait égorgé son père. Les Furies trouvent Clytemnestre moins coupable que son fils : en frappant son mari, ce n'était pas son sang qu'elle répandait. Bientôt la scène change. Noyée dans l'ombre de la nuit, Athènes apparaît aux spectateurs. Oreste entoure de ses bras la statue de Pallas. Bien que les Furies le traquent toujours, l'expiation lui a rendu la paix intérieure ; et le dieu de la lumière a rasséréné son.âme. Mais si sa conscience est tranquille, ce n'est pas sans anxiété qu'il doit attendre son jugement suprême. Invoquée par le fils d'Agamemnon, Minerve décidera entre les Euménides et lui. Elle rassemble les plus intègres de ces Athéniens auxquels elle a insufflé son esprit, et pour juger Oreste, elle institue l'aréopage. Grâce au suffrage de Minerve, l'accusé est absous. La Sagesse a vaincu le Destin ; mais elle sait aussi l'apaiser. Elle offre aux Furies qui menacent Athènes de leurs imprécations, un temple souterrain dans cette ville[59]. Elles seront invoquées au jour de l'hymen, à celui de la maternité. Dans les fêtes, les hommes et les femmes leur prodigueront les honneurs. Nulle maison ne sera prospère sans le concours des redoutables déesses qui, inconnues toujours à l'innocent, ne se précipitent que sur le criminel. Les Furies se calment. A leurs anathèmes succèdent les bénédictions dont elles comblent les Athéniens. Les prêtresses de Minerve portant des flambeaux, les Athéniennes vêtues de pourpre, escortent les Euménides vers leur temple où les conduit la fille de Jupiter. Athènes, la ville ide la sagesse et du progrès, la cité des dieux nouveaux, aura désormais les sourires de l'antique Destin. Trois figures féminines se détachent de l'Orestie. Bien que épisodique, le rôle de Cassandre n'en est pas moins important. La fille de Priam a la fierté de son sang et la farouche grandeur de sa mission prophétique. Comment son esprit ne serait- il pas sombre ? A qui connaît l'avenir, l'espérance est-elle facile ? L'homme n'est heureux que parce qu'il ignore ce secret que les temps futurs recèlent dans leurs impénétrables replis. D'abord Cassandre se débat contre l'inflexible étreinte de ce qu'elle nomme la destinée. Elle voudrait échapper à la mort, et elle sait que chaque moment avance l'heure fatale. Mais, dans cette même nécessité qui la glaçait d'épouvante, elle trouve enfin une force qui la fait marcher avec fermeté au supplice attendu. Clytemnestre se préoccupe moins de la destinée que Cassandre. Elle ne reconnaît guère la puissance de la fatalité que pour excuser son forfait, et encore espère-t-elle que si le Destin lui devient contraire, elle saura le vaincre. Combien cette. nature hautaine a dû souffrir de la contrainte qu'elle s'est imposée pour attirer Agamemnon dans le piège où il tombe Aussi, comme elle se hâte de jeter le masque après son affreuse victoire Le calme et l'ironie de Clytemnestre ne l'abandonnent pas devant les cadavres de ses victimes. Elle se complaît à retracer les détails de son odieuse action, à décrire l'agonie de l'homme qui fut son époux. Une fille à venger, un mari infidèle à punir, seraient-ce là les vrais mobiles de sa cruauté ? Non, ce n'est pas en elle-même qu'elle puise cette sauvage et froide énergie : c'est dans un autre, c'est dans l'homme qu'elle aime ! Ici la femme reparaît ; elle reparaît encore dans cette crainte du meurtre qui la saisit quand se prépare un nouveau carnage, et qui, décelant les premières angoisses du remords[60], courbe sa tête altière devant les dieux auxquels elle a osé demander de favoriser son crime, devant les vieillards dont elle a dédaigné les reproches. La femme reparaît surtout dans la deuxième partie de la trilogie, lorsque cette fière créature qui déclarait qu'elle ne croyait pas aux avertissements des rêves, s'inquiète si fortement d'un songe, qu'elle tente d'apaiser l'âme de sa victime ; et lorsque, cherchant à échapper à son supplice, elle implore la pitié du fils pour qui elle a été une marâtre ! Mais quand elle a expiré, et que les terreurs de la chair ne l'agitent plus, son ombre n'hérite que de son inflexibilité première ; et pour se venger de son fils, Clytemnestre veille encore lorsque les Furies dorment. Il fallait redire ce que fut Clytemnestre pour juger sa fille. Électre était née aimante et dévouée. Les transports auxquels elle s'abandonne en retrouvant son frère, les larmes qu'elle répand sur la tombe de son père, l'attestent suffisamment. Mais que d'épreuves refoulèrent trop souvent dans son âme cette exquise sensibilité ! Dans la femme qui lui avait donné la vie, elle ne pouvait voir que celle qui l'avait privée d'un père et qui avait sacrifié ses enfants à une affection coupable. Et cependant, l'horreur que lui font éprouver ces souvenirs, ne l'égare pas au point d'étouffer complètement en elle le sentiment moral : ce n'est pas elle qui, de sa propre initiative, appellerait, comme Clytemnestre, les dieux au secours de sa vengeance I Une pareille prière lui paraît d'abord sacrilège, et, si elle la prononce enfin, c'est que le chœur lui a fait considérer comme juste l'acte qu'elle repoussait. Ici commence sa faute, faute à laquelle, hélas ! la préparaient d'amères souffrances. Par le récit de ses malheurs, elle fortifie encore le bras qui va tuer sa mère. Elle a sa part de responsabilité dans le parricide d'Oreste. Elle est coupable. Mais du moins, par un sentiment délicat qui honore Eschyle, le poète la fait disparaître au moment où le fils d'Agamemnon exécute son œuvre. Électre ne frappe même pas Égisthe comme elle en avait le projet ; et lorsque la mère tombe, la fille n'apparaît pas derrière le meurtrier pour le surexciter. |
[1] Certains passages des Suppliantes
autoriseraient à penser que les Danaïdes repoussent l'hymen de leurs cousins
comme contraire aux lois égyptiennes ; mais un tel mariage était aussi conforme
aux institutions de l'Égypte qu'à celles de Grèce. En l'absence de
renseignements précis, M. Patin penche vers l'opinion du scoliaste d'Eschyle,
opinion suivant laquelle les Danaïdes repoussent dans leurs parents des
prétendants qui s'imposent à elles par la contrainte, et dont l'un doit être,
d'après un oracle, l'assassin de leur père. Nous avons adopté cette hypothèse.
Cf. M. Patin, Études sur les tragiques grecs, ou Examen critique
d'Eschyle, de Sophocle et d'Euripide, précédé d'une Histoire générale de la
tragédie grecque, Paris, 1841.
[2] Patin, Études sur les
tragiques grecs.
[3] Traduction de M. Pierron. Nous
continuerons à employer cette version.
[4] Nous avons développé le mythe
de Prométhée au ch. III du tome précédent.
[5] Villemain, Essais sur le
génie de Pindare.
[6] Notes de la traduction
d'Eschyle par M. Pierron.
[7] Patin, Études sur les
tragiques grecs.
[8] Les Perses.
[9] Patin, Études sur les
tragiques grecs.
[10] Les Perses.
[11] Les Perses.
[12] Patin, Études sur les
tragiques grecs.
[13] Les Perses.
[14] Les Perses.
[15] Patin, Études sur les
tragiques grecs.
[16] Patin, Études sur les
tragiques grecs ; Ampère, La Grèce, Rome et Dante.
[17] Patin, Études sur les
tragiques grecs.
[18] Les sept contre Thèbes.
[19] Patin, Études sur les
tragiques grecs.
[20] Patin, Études sur les
tragiques grecs.
[21] Cf. M. Patin, Études sur
les tragiques grecs.
[22] Agamemnon.
[23] Patin, Études sur les
tragiques grecs.
[24] Agamemnon.
[25] Agamemnon.
[26] Patin, Études sur les
tragiques grecs.
[27] Agamemnon.
[28] Agamemnon.
[29] Agamemnon.
[30] Patin, Études sur les
tragiques grecs.
[31] Villemain, Cours de
littérature française. Tableau de la littérature au dix-huitième siècle.
[32] Patin, Études sur les
tragiques grecs.
[33] Agamemnon.
[34] Agamemnon.
[35] Agamemnon.
[36] Agamemnon.
[37] Voir le tome précédent, ch.
IV.
[38] Atrée, aïeul d'Agamemnon, était
petit-fils de Tantale.
[39] Agamemnon.
[40] Agamemnon.
[41] Agamemnon.
[42] Agamemnon.
[43] Patin, Études sur les
tragiques grecs.
[44] C'est une allusion aux
purifications des anciens. Patin, Études sur les tragiques grecs.
[45] Laharpe, Lycée.
[46] Les Choéphores.
[47] Les Choéphores.
[48] Patin, Études sur les
tragiques grecs.
[49] Les Choéphores.
[50] Les Choéphores.
[51] Les Choéphores.
[52] Les Choéphores.
[53] Les Choéphores. Il
faudrait conclure de ce passage que Clytemnestre partagea avec la nourrice
d'Oreste les soins de l'allaitement.
[54] Les Choéphores.
[55] Acte V, scène IV.
[56] Sémiramis, acte IV,
scène IV.
[57] Maury, Religions de la
Grèce.
[58] A ce moment, dit-on, l'effroi
fut tel parmi les spectateurs que des femmes éprouvèrent de graves désordres
physiques, et que des enfants succombèrent à des convulsions. Patin, Études
sur les tragiques grecs ; Pierron, Histoire de la littérature grecque.
[59] D'après Sophocle, le culte des
Euménides aurait déjà existé à Athènes, quand vivait Œdipe, personnage
antérieur à Oreste. Œdipe à Colone.
[60] Patin, Études sur les tragiques grecs.