LA FEMME GRECQUE

 

TOME PREMIER

CHAPITRE V. — LES HÉROÏNES DE L'ODYSSÉE.

 

 

Pénélope. — Euryclée. — Femmes de la famille royale de Pylos. La reine de Sparte. — Calypso. — Leucothée. — Nausicaa et ses compagnes. — Arété. — Ombres de femmes. — Circé. — Les Sirènes. — Les esclaves d'Ulysse. — Caractère des principales héroïnes de l'Odyssée.

 

Dix ans se sont écoulés depuis la prise d'Ilion. Les mêmes dieux règnent sur l'Olympe, les mêmes dieux s'intéressent au sort des mortels. Mais que sont devenus les hommes ? Où est Achille ? où est Ajax ? Demandons-le au voyageur qui, de nos jours encore, salue leurs tombeaux sur les rives de l'Hellespont, devant les ruines de Troie[1] !

Et Agamemnon, le roi des rois, où le chercherons-nous ? Ah ! il a revu sa patrie, mais pour y rencontrer la trahison et la mort. Il a été tué par Égisthe, le nouvel époux de Clytemnestre, sa femme. Au moment où commence l'Odyssée, ce crime est vengé, Oreste a frappé l'assassin de son père, et Jupiter déplore la destinée des hommes qui, par leurs coupables actions, attirent sur eux le malheur.

Minerve reconnaît la justice du châtiment qu'a subi le meurtrier d'Agamemnon. Mais c'est à un autre mortel, à un sage qui souffre, c'est à lui qu'elle réserve une pitié qui déchire son cœur. Ulysse, roi d'Ithaque, est retenu dans une île par une déesse dont l'amour cherche à lui faire oublier la patrie absente ; mais ce qu'Ulysse aspire à contempler, ce ne sont pas les charmes de son nouveau séjour, c'est la fumée de sa terre natale ; et le but de son espérance est, non pas l'immortalité sur le sol étranger, mais la mort à son foyer.

Et ton cœur n'est point ému, roi de l'Olympe ? ajoute Minerve. Ulysse n'a donc pas su te plaire en t'offrant des sacrifices, près des vaisseaux des Grecs, devant la vaste Troie ? Pourquoi donc es-tu si fort irrité contre lui, Jupiter ?[2]

Le maître des dieux proteste avec vivacité de sa bienveillance pour Ulysse. Mais le courroux de Neptune poursuit, dans le roi d'Ithaque, l'homme qui a privé d'un œil Polyphème, ce cyclope qui dut la vie au roi des eaux et à la nymphe Thoosa.

Jupiter et sa fille se concertent pour ramener Ulysse dans sa patrie. La déesse propose à son père de transmettre par Mercure à la nymphe Calypso, l'ordre de rendre à la liberté le héros qu'elle retient. Quant à Minerve, elle se dispose à se rendre auprès de Télémaque, fils d'Ulysse. Les prétendants de Pénélope, sa mère, ruinent le jeune prince, et la Sagesse veut exciter en lui le courage qui lui permettra de chasser ses spoliateurs, et d'aller rechercher lui-même les traces de son père.

Minerve s'élance sur la terre et descend au palais d'Ulysse[3]. Sous les traits de Mentès, roi des Taphiens, la déesse, armée de sa lance, s'arrête sur le seuil de la cour. Elle voit les prétendants qui, assis aux portes sur les peaux des bœufs qu'ils ont égorgés, jouent aux dés pendant que les serviteurs font les derniers préparatifs de leur festin.

Parmi eux se trouve un adolescent grand et beau. Il est triste ; cette demeure que l'on profane, c'est celle de son père ; et ce prince est Télémaque lui-même.

A la vue de l'étranger que nulle parole de bienvenue n'a encore accueilli, Télémaque, obéissant à un mouvement de noble indignation, se souvient qu'il est le fils du roi d'Ithaque. Allant à l'inconnu, lui prenant la main, le déchargeant du poids de sa lance, il lui dit :

Salut, étranger ! tu seras reçu en ami chez nous ; et, après que tu auras mangé, tu diras ce dont tu as besoin[4].

Télémaque, marchant le premier, guide la déesse vers la grande salle du palais. Il place l'arme de Minerve contre une haute colonne, dans une armoire où sont déposées les lances d'Ulysse. Il présente à son hôte un trône sous lequel il déploie un riche tapis. Quant à lui, il s'assied sur un fauteuil auprès de l'inconnu.

Télémaque a disposé ces sièges loin des places que vont occuper les prétendants, dont la bruyante présence importunerait le voyageur, et empêcherait qu'il interrogeât celui-ci au sujet d'Ulysse.

Une esclave verse d'une aiguière d'or dans un bassin d'argent, l'eau destinée à purifier les mains des deux convives, et place une table devant eux. L'intendante du palais leur offre du pain et des mets abondants. Les viandes leur sont servies par l'écuyer tranchant, qui leur présente les coupes d'or dans lesquelles un héraut répand le vin.

Les prétendants entrent dans la salle et y prennent leur repas qui leur est principalement servi par des hommes. Les femmes n'y apparaissent que pour remplir de pain les corbeilles.

Il faut maintenant à ces jeunes audacieux l'harmonie de la musique, le charme de la danse, l'ivresse du plaisir. Entre les mains de Phémius, un héraut dépose la cithare. L'aède ne se prête qu'avec chagrin aux divertissements de ces hommes qui occupent la demeure de son roi. Cependant, il faut obéir ; Phémius prélude, il chante....

Et, à ce moment, Télémaque, approchant son visage de celui de son hôte, exhale à voix basse sa douleur et ses regrets. Il lui parle d'Ulysse, d'Ulysse qu'il n'espère plus jamais revoir, et dont l'apparition suffirai pour chasser du palais ces parasites qui l'encombrent. Télémaque demande enfin à l'étranger son nom, son origine, les circonstances de son voyage.

Fidèle à son rôle, la déesse lui apprend qu'elle est le roi Mentès et l'un des anciens amis d'Ulysse. Elle assure au prince que son père vit encore, et que le temps où il reverra Ithaque n'est pas éloigné.

Feignant d'ignorer pour quelle cause sont réunis dans le palais ces convives insolents qui semblent célébrer une fête, un hyménée, Minerve interroge Télémaque. Celui-ci lui répond que ces hommes recherchent la main de Pénélope, et que, pendant que sa mère résiste à leurs vœux avec horreur, ils dissipent dans les plaisirs l'héritage de son père, et que bientôt ils le tueront lui-même.

Minerve, émue, engage Télémaque à convoquer pour le lendemain les héros grecs. Devant cette assemblée, qu'il ordonne aux prétendants de retourner dans leurs domaines. La déesse lui dit aussi que si Pénélope désire se remarier, il doit l'inviter à rentrer chez ses parents qui lui choisiront un époux et lui réserveront la dot à laquelle peut prétendre une fille bien-aimée. Minerve conseille enfin à Télémaque de se rendre à Pylos, à Sparte, pour y recueillir les bruits que la renommée a pu y répandre sur le sort d'Ulysse. S'il reçoit l'assurance que son père est vivant, qu'il attende pendant une année ; si Ulysse est mort, que Télémaque revienne dans son pays, qu'il y célèbre les funérailles de son père, l'hymen de sa mère ; et qu'il punisse alors les hommes qui ont osé souiller la demeure du héros ! Minerve, mûrissant la pensée du jeune prince, lui rappelle qu'Oreste fut le vengeur de son père ; elle l'exhorte à mériter de même par une courageuse conduite l'admiration de la postérité, et lui dit adieu.

Reconnaissant des avis paternels que lui a donnés l'étranger, Télémaque veut le retenir. Mais celui-ci, lui promettant de le revoir à son retour, disparaît, non sans avoir allumé une flamme généreuse dans le cœur du jeune prince, et y avoir ravivé le cher souvenir d'un père absent et malheureux.

Télémaque se replie sur lui-même : il a reconnu l'hôte qui l'a visité. L'effroi qu'il éprouve est tout religieux ; ce sentiment, loin de l'affaiblir, le remplit de force. La crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse, s'écriera sous l'inspiration de l'Esprit-Saint, un roi d'Israël contemplant cette sagesse, non dans l'une des confuses images que voyaient luire les ténèbres païennes, mais dans le type éternel qui rayonnait sur le peuple élu.

Télémaque s'approchait des prétendants....

Et Phémius chantait toujours. Mais, comme par une sublime protestation contre le rôle que lui imposaient les ennemis de son maître, l'aède exaltait devant ces hommes de joie les douleurs de glorieux exilés. Il disait ce qu'eurent à souffrir les vainqueurs de Troie quand Pallas les punit de l'outrage fait par Ajax à Cassandre, sa prêtresse.

Mais si les chants du poète vengent son maître et son roi, ils traversent et déchirent, en s'envolant vers les cieux, le cœur de celle que le héros a laissée isolée... et veuve aussi peut-être ! Ah ! que Phémius s'arrête : les pleurs de la femme d'Ulysse ont déjà coulé.

Descendant de son appartement, Pénélope, la plus noble des femmes, a paru à l'entrée de la salle. Sous un voile brillant, elle abrite son beau visage qui se mouille de larmes. Deux de ses suivantes sont à ses côtés.

Phémius, dit-elle, tu connais assez d'autres récits, propres à charmer les mortels ; tu sais les actions des hommes et des dieux que célèbrent les aèdes : chante-leur donc quelqu'un de ces hauts faits, et qu'eux boivent le vin en silence : mais cesse ce chant lamentable, qui toujours me brise le cœur dans la poitrine, car un deuil immense m'accable plus que personne : je regrette une tête si chère, et me souviens toujours de ce héros, dont la gloire est répandue dans la Hellade et jusqu'au centre d'Argos[5].

Télémaque s'oppose à ce que le désir de sa mère soit réalisé. Pourquoi reprocher à Phémius les malheurs des Grecs ? Le poète n'en est que le mélodieux écho, Jupiter seul en est la cause ! D'ailleurs, jamais l'homme n'écoute la muse avec plus de charme que lorsqu'elle module des chants nouveaux. Télémaque veut que Pénélope ait la force d'entendre ce qui la fait souffrir. Qu'elle affermisse son âme ! D'autres héros qu'Ulysse ont goûté les amertumes de l'exil, de la mort.

Mais, ajoute-t-il, rentre dans ton appartement et vaque à tes travaux ; reprends ta toile, ton fuseau, ordonne à tes femmes d'accomplir leur tâche ; parler sera le partage des hommes, et le mien avant tout car c'est moi qui suis le maître céans[6].

Rien ne peint mieux que ces expressions sévères, dures même, les mœurs singulières qui, tout en faisant de l'épouse la compagne de l'époux, assujettissaient à son fils la femme privée de son mari. Le généreux Télémaque manque, sans paraître même s'en douter, aux lois si naturelles du respect filial. Pénélope elle-même, malgré la dignité de son caractère, accueille avec un mélange de trouble et de respect, cette hautaine manifestation d'une énergie qu'elle s'applaudit peut-être de voir naître en son fils ; et la reine cède à des conseils dont nous blâmons la forme et dont le poète loue la sagesse.

Regagnant avec ses femmes son appartement, elle y pleure néanmoins encore l'exilé, jusqu'à l'heure où la sereine influence de Minerve la livre à un paisible sommeil.

La rapide apparition de la souveraine a enivré ceux qui aspirent à sa main. Une grande agitation règne parmi eux. Mais la voix de Télémaque maîtrise le tumulte. Le fils d'Ulysse invite les prétendants à écouter en silence les chants de Phémius ; il leur annonce que le lendemain, à l'agora, il les sommera de quitter le palais de son père, et que, si les princes lui résistent, il en appellera à la vengeance des dieux.

Touché par la Sagesse, l'adolescent a fait place à l'homme ; et le fier langage de Télémaque révèle aux princes qu'il obéit à une inspiration divine. Eurymaque, l'un des prétendants, l'interroge sur l'hôte qui vient de le quitter et que Télémaque nomme encore Mentes, roi des Taphiens.

Et les chants et les danses succédèrent à ce grave entretien. La nuit était tombée quand les prétendants ' rentrèrent dans leurs demeures.

Une femme, portant des flambeaux, guida Télémaque vers l'appartement qui avait été élevé pour lui dans une partie isolée du palais. Cette femme, nommée Euryclée, avait été l'esclave de Laërte, aïeul paternel de Télémaque. Laërte l'avait payée du prix de vingt taureaux ; mais, craignant d'offenser sa femme, il ne lui avait point donné Euryclée pour rivale ; et l'ancien roi d'Ithaque avait honoré à l'égal de sa vertueuse compagne, l'esclave qui fut la nourrice d'Ulysse.

Par les sentiments qu'elle avait inspirés au grand-père et au père de Télémaque, par les soins qu'elle avait donnés à l'enfance du jeune prince, Euryclée était pour celui-ci une aïeule tendre et respectée.

S'asseyant sur sa couche, Télémaque ôta sa tunique, la tendit à la vieille esclave qui la plia et la suspendit au-dessus du lit. Puis, sortant de l'appartement, elle en ferma la porte.

Télémaque ne s'endormit pas sous la délicate toison qui le couvrait : il méditait le voyage dont Minerve lui avait suggéré la pensée.

Le lendemain, l'agora qui s'étendait entre l'acropole et la ville, et que dominait au nord le mont Nérite[7], était le théâtre d'une scène pathétique. Exhalant la douleur que lui causaient, et l'absence d'Ulysse et les iniquités des prétendants, Télémaque en appelait aux sujets de son père ; et ne contenant plus son indignation et son désespoir, il jetait son sceptre à ses pieds et pleurait amèrement.

Le peuple était ému ; les prétendants n'osaient répondre aux sévères paroles qu'ils méritaient. Cependant l'un des plus puissants d'entre eux, Antinoüs, a le triste courage de reprocher à Télémaque une démarche qui déshonore publiquement ses complices et lui. C'est sur Pénélope elle-même qu'il rejette la responsabilité des abus dont se plaint Télémaque. Antinoüs dénonce la conduite de la reine qui, pour décevoir tous ses prétendants, leur promet à chacun sa main par des messages. Il signale la pieuse ruse par laquelle Pénélope a voulu retarder le moment où elle serait sommée de remplir ses engagements. Elle ourdissait un voile d'un tissu délicat et d'une grande étendue : c'était le linceul qui devait couvrir Laërte, le père de son époux, l'aïeul de son enfant, lorsque le vieillard se serait glacé pour toujours. La reine suppliait ceux qui aspiraient à son alliance, de ne point la contraindre à un nouvel hyménée avant qu'elle n'eût terminé ce vêtement funèbre dont elle ne pouvait priver le riche Laërte sans provoquer l'indignation des femmes grecques. Les prétendants accédèrent à cette touchante prière ; mais pendant trois ans, la reine défaisait à la clarté des flambeaux nocturnes, la tâche qu'elle avait accomplie à la lumière du jour. Ce ne fut que dans le cours de la quatrième année que les princes, avertis par une femme du palais, obligèrent Pénélope à terminer son ouvrage, mais ne purent la contraindre à désigner le successeur d'Ulysse.

Au nom des prétendants, Antinoüs déclare à Télémaque qu'il doit renvoyer Pénélope et lui ordonner de s'unir à un époux choisi par son père ou par elle. Si la reine continue de se fier aux dons de la déesse qui lui accorda la sagesse et l'intelligence, elle pourra atteindre à une grande gloire, mais elle attirera sur son fils la ruine que consommeront ses prétendants.

Télémaque se refuse noblement à congédier, veuve ou non, la femme qui lui a donné la vie et qui l'a nourri. Il lui serait d'ailleurs difficile de rendre à Icarius, père de Pénélope, la dot de celle-ci. Puis, en renvoyant sa mère, il s'exposerait au courroux de son père, à la poursuite de ces furies qu'invoquerait Pénélope en se retirant ; il s'exposerait enfin à la vengeance des hommes. Il ne chassera jamais sa mère ! S'il a irrité les princes, que ceux-ci se retirent ; sinon, qu'ils achèvent leur œuvre, et que les dieux la rémunèrent.

A ce moment, deux aigles venus du mont Nérite, planent sur cette scène, et par leurs évolutions, prouvent que Jupiter a accueilli la prière de l'opprimé.

Malgré cet augure, malgré l'interprétation qu'en donne le devin Halitherse et qui annonce aux Grecs le retour d'Ulysse et la perte des prétendants, Eurymaque déclare que les princes ne cesseront pas de dévorer les biens du roi avant l'hymen de cette femme dont la vertu les excite à la lutte et les éloigne de tout autre mariage.

Dès lors Télémaque n'a plus qu'un désir à exprimer aux prétendants : celui d'obtenir le vaisseau et les rameurs qui le conduiront à Pylos et à Sparte. Il fait savoir aux princes que, pendant ce voyage, il cherchera à connaître le sort de son père, et que, s'il acquiert la certitude que le roi est mort, il mariera Pénélope à son retour.

Un vieil ami d'Ulysse, Mentor, reproche aux Ithaciens la lâcheté avec laquelle ils abandonnent à un parti audacieux et faible la maison de leur roi, de leur père. Mais Léocrite, l'un des prétendants, répond que ses compagnons et lui sont assez forts pour résister à de nombreux adversaires, à Ulysse même ; et que, si ce dernier, revoyant jamais sa patrie, vouait les chasser, la femme qui aspirait si ardemment à le revoir, aurait alors, non à bénir son retour, mais à pleurer son trépas. Bien qu'il doute que Télémaque réalise ses projets, Léocrite confie à Halitherse et à Mentor les préparatifs de son voyage ; puis il dissout l'assemblée.

Pendant que les princes entraient dans le palais d'Ulysse, Télémaque, allant sur le rivage, purifiait ses mains dans l'on le amère et invoquait Minerve. La déesse, lui apparaissant sous les traits de Mentor, lui conseilla d'imiter Ulysse en persévérant avec courage dans ses résolutions et sans se préoccuper des desseins que pouvaient méditer de jeunes fous que la mort attendait. Mentor le prévint qu'il allait équiper un navire et qu'il y monterait avec lui.

Suivant les avis de son vénérable guide, Télémaque se rendit au palais pour y préparer les provisions de la route. Inaccessible aux gracieuses avances par lesquelles Antinoüs essaya de lui faire partager les plaisirs des prétendants, inaccessible aussi aux mordantes railleries qui accueillirent son refus, Télémaque descendit dans le cellier d'Ulysse. Là se trouvaient des monceaux d'or et d'airain, des vêtements, de l'huile odoriférante. Dans des tonneaux rangés contre le mur, vieillissait un vin exquis réservé au roi. Cette salle, fermée par des portes à deux battants, était gardée, nuit et jour, par l'amie de Laërte, la nourrice d'Ulysse.

Télémaque appela Euryclée, lui ordonna de répandre dans douze vases le vin qui était le meilleur après celui d'Ulysse, et de placer vingt mesures de pain d'orge dans des outres soigneusement cousues. Lui recommandant le secret, il l'informa que, le soir même, pendant que sa mère se retirerait chez elle pour se livrer au repos de la nuit, il viendrait chercher ces provisions ; et le jeune homme confia à la nourrice le motif et le but de son voyage.

Ces paroles jetèrent un trouble profond dans l'âme de la vieille esclave. Elle se désespéra à la pensée des périls qu'allait affronter celui qu'elle appelait son cher enfant ; et, persuadée que le roi était mort, elle supplia Télémaque de ne point s'exposer pour une cause perdue, aux embûches des prétendants. Le fils d'Ulysse la calma en lui assurant que son voyage était le fruit d'une inspiration divine. Il lui fit jurer de ne point parler de son absence à sa mère avant onze ou douze jours, à moins que Pénélope ne fût instruite de son départ.

Euryclée prononça le serment que lui demandait son jeune maître, et obéit aux ordres qu'il lui avait donnés.

Quand le soleil fut couché, Minerve qui avait tout disposé pour le départ de Télémaque, endormit les prétendants ; et, sous la figure de Mentor, vint chercher le fils d'Ulysse.

Bientôt les voiles, poussées par un vent favorable que faisait souffler Minerve, entraînaient le navire ; et les passagers répandaient des libations en l'honneur des dieux éternels, mais principalement de la déesse qui, à leur insu, s'était personnellement associée à leur entreprise.

Les voyageurs débarquèrent à Pylos. Nestor et ses sujets offraient sur le rivage un sacrifice au dieu des ondes azurées.

C'est encore Minerve qui conduit Télémaque auprès du roi ; c'est encore elle qui, donnant au jeune prince la conscience de sa mission, l'enhardit à demander au vieillard ce qu'il sait d'Ulysse. Mais le souverain de Pylos ignore, comme Télémaque, ce qu'est devenu le père de celui-ci. Il ne peut que l'encourager à se montrer vaillant comme Oreste, et lui faire espérer que son père reviendra. Il sait que jamais mortel ne fut aimé des dieux comme Ulysse le fut de Minerve ; et que, si la déesse secourait le fils comme elle a protégé le père, plus d'un prétendant cesserait de rechercher Pénélope.

Télémaque n'ose croire que les dieux mêmes aient le pouvoir d'alléger ses malheurs ; et, par la voix de Mentor, la Sagesse lui reproche ce doute. Elle essaye vainement de lui faire comprendre que la protection des dieux peut sauver l'homme qu'entourent les plus grands dangers ; et que, mieux vaut beaucoup souffrir dans l'exil et revoir heureusement le sol natal, que de voguer comme Agamemnon, vers une patrie où la trahison et l'assassinat attendent seuls l'absent.

Télémaque demande à Nestor comment mourut le roi d'Argos, et en quel lieu se trouvait alors Ménélas, le frère de la victime. Le vieillard lui apprend que, pendant que les Grecs se livraient devant Ilion aux âpres et sanglants travaux de la guerre, Égisthe, demeuré tranquillement à Argos, cherchait à ébranler la foi que devait Clytemnestre à son royal époux. Mais deux obstacles s'opposaient aux vœux d'Égisthe. La reine avait l'âme élevée, et Agamemnon avait placé auprès d'elle un aède qui la maintenait dans le sentier du bien[8]. Le génie du poète sauvegardait la vertu de l'épouse.

Notre siècle n'aurait-il point ici de graves enseignements à recevoir de l'antiquité profane ? S'il oublie trop souvent que le caractère particulier des arts et des littératures qu'a enfantés le christianisme, consiste à améliorer l'homme par la contemplation du beau, écoutera-t-il du moins cette voix païenne qui l'avertit que le génie est un sacerdoce ?

Certes, ils existent encore, ces généreux gardiens de l'ordre moral. Mais ne sont-ils pas quelquefois exposés à subir allégoriquement le sort de l'aède argien ? Ne sont-ils pas repoussés par ceux dont ils gênent les passions, et relégués par eux dans cette île déserte. où Égisthe exila le chantre d'Agamemnon ? De même que le poète antique fut déchiré par les oiseaux de proie, ne sont-ils pas torturés par les angoisses qui dévorent les hommes de bien que leur isolement empêche de se faire entendre ?

Revenons à Nestor. Il nous dira comment, après l'exil du chantre, Clytemnestre s'unit à Égisthe ; et comment celui-ci, osant remercier les dieux du succès inespéré qui avait couronné sa criminelle entreprise, leur offrit des holocaustes et orna leurs autels.

Pendant ce temps, Ménélas, jeté par la tempête sur les rivages de l'Égypte, ne pouvait préserver son frère d'être assassiné en rentrant dans Argos. Et quand le roi de Sparte revit la Grèce, Oreste avait vengé son père, célébré les funérailles d'Égisthe... et celles de Clytemnestre Homère nous a dit qui tua le premier ; mais a-t-il osé nous désigner la main qui frappa la seconde ? Ne le lui demandons pas. Eschyle nous l'apprendra en nous montrant l'ombre de Clytemnestre entraînant à la poursuite d'un parricide les horribles Euménides, les remords personnifiés.

Le roi de Pylos engage Télémaque à ne point livrer trop longtemps par son absence, son palais aux désordres des prétendants ; mais il lui conseille aussi de se rendre à Sparte avant de retourner à Ithaque. Ménélas, qui est rentré récemment dans son royaume, pourra lui dire ce qu'il a appris d'Ulysse pendant ses lointaines pérégrinations. Si Télémaque préfère la route de terre à une nouvelle traversée, Nestor lui propose de le faire conduire à Lacédémone sur un char dirigé par ses propres fils.

La nuit vint jeter son ombre sur le rivage. Mentor fit remarquer aux habitants de Pylos qu'il était temps d'achever le sacrifice.

Après la cérémonie des libations, les voyageurs allaient regagner leur navire ; mais Nestor ne souffrit pas que ses hôtes le quittassent. Mentor, confiant Télémaque au vieillard, n'accepta point pour lui-même l'hospitalité royale. Soudain il disparut ; et ce fut sous la forme d'un aigle de mer que la divinité remonta au ciel.

Les spectateurs de cette scène étaient frappés de crainte. Nestor prit la main de Télémaque, et lui dit que l'homme qui, à son entrée dans la vie, avait été guidé par les Immortels, ne devait jamais manquer de force. Ii comprit que la divinité qui protégeait Télémaque ne pouvait être que la bienfaitrice d'Ulysse ; et lé roi, priant Minerve de le couvrir de gloire ainsi que ses enfants et sa respectable compagne, lui promit de lui sacrifier une jeune génisse aux cornes dorées.

La déesse écouta la voix du vieillard.

Nestor et sa famille revinrent au palais où le roi répandit des libations en l'honneur de Minerve. Le vin qui servit à cet acte religieux, reposait depuis onze années dans un vase dont une intendante brisa le couvercle.

Le lit de Télémaque fut, selon l'usage, dressé sous le portique. Pisistrate, le seul des fils de Nestor qui ne fût point marié, passa la nuit avec l'hôte de son père.

Le lendemain, le roi de Pylos, aidé par ses fils, offrit à Minerve le sacrifice qu'il avait annoncé la veille. Stratius et Échéphron conduisaient la victime par les cornes que l'orfèvre venait de dorer. Arétus portait l'eau lustrale dans un bassin orné de fleurs, et l'orge sacrée dans une corbeille. Thrasymède tenait la hache ; Persée, le vase où devait ruisseler le sang du sacrifice.

Nestor répandit l'eau et l'orge, invoqua plusieurs fois Minerve en jetant au feu les poils qui avaient été enlevés à la tête de la génisse. Thrasymède frappa la victime ; et quand celle-ci fut tombée, les filles, les brus de Nestor, Eurydice, sa noble femme, jetèrent le cri par lequel, selon le témoignage d'un ancien commentateur[9], les Hellènes espéraient s'attirer un présage favorable.

La victime agonisante fut soulevée de terre ; Pisistrate l'égorgea. Après que la génisse eut été découpée, le roi en brûla les cuisses et les arrosa d'un vin généreux. Les assistants goûtèrent les entrailles, et les morceaux destinés au festin furent embrochés et rôtis.

Télémaque partagea le repas du sacrifice, après avoir reçu de Polycaste, la plus jeune des filles de Nestor, ces soins fraternels que les vierges antiques pouvaient donner aux jeunes hôtes de leurs- pères ; puis un char, conduit par Pisistrate, entraîna vers Lacédémone le fils d'Ulysse.

Quand les voyageurs s'arrêtèrent devant le palais de Ménélas, tout respirait la joie dans cette somptueuse résidence. Le roi célébrait par un festin le mariage de ses deux enfants. Mégapenthès, le fils que lui avait donné une captive, s'était uni à une jeune Spartiate ; et Hermione, la belle et gracieuse fille d'Hélène, allait rejoindre avec des coursiers et des chars, le fiancé à qui son père l'avait promise sur les rives troyennes : ce fiancé était Néoptolème, fils d'Achille.

Télémaque et Pisistrate ne se firent pas connaître ; mais le seul nom sous lequel les anciens se plussent à recevoir les étrangers, était le titre sacré d'hôte. D'ailleurs Ménélas savait par expérience combien il est doux d'être bien accueilli sur une terre lointaine ! Les deux jeunes gens furent donc traités avec une munificence toute royale.

Pendant le repas, quelques paroles du souverain spartiate causèrent à Télémaque une émotion qui le trahit Ménélas rappelait ses malheurs, parmi lesquels il plaçait au premier rang les infortunes de son ami le plus cher, le fils du vieux Laërte, l'époux de la sage Pénélope, le père de Télémaque.

L'enfant de l'exilé dérobait ses larmes sous son manteau de pourpre ; et, à cette douleur, Ménélas reconnut Télémaque. Cependant il ne savait s'il devait attendre ou provoquer les confidences de son hôte.

Mais voici que descend dans la salle du festin, une femme que le poète trouve semblable à la sœur d'Apollon, l'altière chasseresse. Trois suivantes s'empressent autour d'elle : la première lui offre un siège ; la deuxième, un tapis ; la troisième ; une corbeille d'argent bordée d'un cercle d'or, et sur laquel'e repose, avec des laines déjà filées, une quenouille d'or entourée de flocons violets. Cette corbeille, cette quenouille, furent données par une femme de Thèbes à une reine qu'une tempête jeta sur les càtes de l'Égypte avec l'époux qu'elle avait naguère abandonné. C'est entre les mains de cette princesse que nous trouvons aujourd'hui ces précieux objets, car c'est Hélène même que nous avons vue entrer.

La reine s'assied ; et, en regardant Télémaque, elle s'émeut, elle se demande si ce jeune homme n'est point l'enfant qu'Ulysse laissa dans son plais quand, pour venger une femme coupable, les Grecs se rendirent devant Troie.

La souveraine communique cette pensée à Ménélas, et celui-ci lui avoue que la même idée le préoccupe. Il a retrouvé dans son hôte le visage, le regard, la chevelure du roi d'Ithaque ; et il a vu couler les larmes de l'étranger au souvenir d'Ulysse.

Pisistrate confirme alors le pressentiment des deux époux. Celui qu'il a conduit à Lacédémone, est bien Télémaque qui, affligé par l'absence de son père et par ses propres malheurs, est venu chercher dans l'ami d'Ulysse un guide, un soutien.

Cet aveu fait sur Ménélas une impression douce et cruelle à la fois. Heureux de pouvoir du moins accueillir le fils de son compagnon d'armes, il sent avec plus de vivacité le bonheur qu'il eût éprouvé à recevoir son ami même, à lui offrir une part de ses États.

Il exprimait ce regret ; et, en l'écoutant, Hélène versait des larmes. Gémissait-elle seulement sur la destinée d'Ulysse, ou sur la faute qu'elle avait commise et à laquelle le héros devait ses longues infortunes ?

Avec Hélène, pleuraient aussi Ménélas, Télémaque, Pisistrate même qui se souvenait d'avoir perdu devant Troie un frère qu'il n'avait cependant pas connu, le courageux Antiloque.

Enfin le fils de Nestor, héritier de la sagesse de son père, fait observer à Ménélas qu'il ne convient pas d'attrister un festin par des larmes, et la belle reine verse dans le vin destiné aux convives un philtre qui, pour une journée entière, donne aux mortels l'oubli des plus cuisantes douleurs[10].

Tandis que le repas continue, Hélène loue la prudence et le courage d'Ulysse. Elle raconte qu'un jour elle vit dans Ilion un esclave meurtri de coups, revêtu de haillons. Sous cette misérable apparence, elle reconnut l'astucieux roi d'Ithaque. Elle l'interrogea ; mais il se refusa à satisfaire sa curiosité. Enfin, après lui avoir prodigué les soins les plus affectueux, elle lui jura solennellement qu'elle ne le trahirait point. Ulysse céda et lui confia les desseins des Grecs. Quand il revint au camp hellénique, il avait immolé une foule de Troyens.

A la vue du carnage, continue Hélène, les Troyennes jetaient des cris de désespoir, et moi je me réjouissais au fond de mon cœur ; car tout mon clés.ir était de revoir mes foyers. Sans cesse je pleurais sur la faute où Vénus m'avait entraînée... lorsqu'elle me sépara de ma fille, et de mon époux qui l'emporte sur tous les mortels par sa prudence et par sa beauté[11].

Ménélas, confirmant la vérité de cette narration, cite un autre trait de la force morale qui distinguait Ulysse. Lorsque, renfermés dans un cheval de bois, les plus vaillants des Grecs pénétrèrent dans Ilion, Hélène, agissant probablement par l'impulsion d'un dieu favorable aux Troyens, s'approcha de l'énorme coursier, tourna trois fois autour de ses flancs qu'elle touchait ; appela les héros grecs en contrefaisant la voix de leurs femmes. Ménélas, Diomède même, cédant à un irrésistible entraînement, allaient s'élancer vers elle, ou lui adresser la parole. Ce fut Ulysse qui les retint, ce fut Ulysse aussi qui, jusqu'au moment où Pallas éloigna Hélène, appuya sa main sur la bouche d'un guerrier dont la voix, en répondant à celle de la princesse, allait découvrir la ruse des Grecs.

En entendant redire combien son père fut grand et respecté, Télémaque regrette plus amèrement encore que la valeur d'Ulysse n'ait pu le préserver du trépas. Aussi termine-t-il cet entretien en exprimant son désir d'aller prendre du repos.

Les captives de la reine, portant des flambeaux, vont, d'après les ordres d'Hélène, dresser sous le portique les couches destinées à Télémaque et à Pisistrate.

Le lendemain, au lever de l'aurore, le fils d'Ulysse vit, auprès de lui, le roi de Sparte qui, voulant savoir de Télémaque lui-même le but de son voyage, le questionna à ce sujet.

Le jeune prince supplia Ménélas de lui apprendre ce qu'était devenu son père.

Le roi lui raconta comment, lorsqu'il revenait d'ilion, la déesse Idothée lui avait enseigné à dompter le véridique vieillard des mers, Protée, qui, par ses formes multiples, échappait à celui qui désirait recourir à son intuition divine. Ménélas avait su ainsi qu'Ulysse était, avec douleur, retenu loin d'Ithaque par la nymphe Calypso. Protée qui l'avait également instruit du meurtre de son frère, lui avait prédit qu'il ne partagerait point le cruel destin d'Agamemnon, et que, époux d'Hélène et gendre de Jupiter, il serait transporté par les dieux, sans connaître la mort, dans les fraîches régions des champs Élyséens.

Télémaque n'avait plus rien à demander à son hôte. Il manifesta donc son intention de retourner à Pylos.

Les commensaux de Ménélas ne tardèrent pas à entrer dans le palais. Ils venaient participer au repas du roi, et y contribuer par leurs provisions particulières : Ils amenaient des brebis et apportaient un vin généreux ; leurs femmes, le front ceint de belles bandelettes, apportaient le pain[12].

Le poète revient maintenant dans le palais d'Ulysse.

Ayant appris que le fils d'Ulysse avait réalisé ses desseins, les prétendants conviennent de dresser une embuscade dans le détroit d'Ithaque et de Samé, afin qu'à son retour, Télémaque, coupable d'avoir recherché les traces de son père, expie cette audace par sa mort. Le héraut Médon surprend le secret du complot ; et, dévoué à la reine, il court auprès d'elle. En l'apercevant, Pénélope croit que, messager des prétendants, il vient de leur part commander à ses femmes de préparer leur festin. Elle s'adresse avec indignation aux insensés qui ne peuvent l'entendre, et leur reproche de ruiner le fils du roi juste qui a protégé leurs pères.

Lorsqu'elle connaît par le héraut toute l'étendue de son malheur, lorsqu'elle apprend ainsi le départ de Télémaque et le funeste retour qu'on lui prépare, elle se sent défaillir ; et, les yeux noyés de larmes, elle ne peut pendant longtemps articuler une parole. Parvenant enfin à prononcer quelques mots :

Héraut, dit-elle, pourquoi mon fils est-il parti ? Quel besoin avait-il de monter sur ces rapides navires, qui sont pour les hommes les coursiers de la mer, et franchissent la plaine liquide ? Est-ce pour ne laisser pas même le souvenir de son nom parmi les hommes ?[13]

Le héraut répond qu'il ignore si c'est à l'inspiration d'un dieu ou à l'impulsion de son propre cœur que Télémaque a obéi en quittant son pays pour aller s'informer de son père.

Médon se retire ; et la reine, torturée par les poignantes inquiétudes qui viennent s'ajouter à ses chagrins, la reine s'assied avec désespoir sur le seuil de son appartement. Ses femmes mêlent leurs gémissements à ses lamentations, et Pénélope leur dit avec de déchirants sanglots :

Écoutez-moi, mes amies : car les dieux de l'Olympe m'ont condamnée à la souffrance plus que toutes les femmes qui sont nées et ont grandi avec moi. D'abord j'ai perdu un époux brave et magnanime, qui excellait entre les Grecs par toute sorte de vertus.... Et voilà qu'aujourd'hui les tempêtes ont ravi sans gloire et emporté loin de cette demeure mon fils chéri, sans que j'aie été avertie de son départ ![14]

Passant de cet affectueux abandon à une sévérité inattendue, la souveraine reproche à ses suivantes de ne l'avoir point réveillée pendant cette nuit qui vit le départ de Télémaque. Si elle avait été auprès de son fils, il ne serait point parti ; ou il eût laissé derrière lui son cadavre. Dans sa fiévreuse exaltation, elle ordonne que Laërte soit instruit du nouveau danger que court la maison royale. Peut-être le vieillard se montrera-t-il au peuple, et dénoncera-t-il les perfides desseins des prétendants.

Euryclée calme Pénélope. Elle dépose sa vie entre les mains de la reine, et celle-ci peut la châtier de son silence ; mais elle lui avoue qu'elle connaissait les projets de Télémaque, et qu'elle n'aurait pu les lui révéler sans trahir le serment que son jeune maître avait exigé d'elle. Elle l'exhorte à se purifier, à monter avec ses femmes dans l'appartement supérieur, à implorer Minerve, la déesse qui pourra éloigner de Télémaque la mort même. Mais Euryclée dissuade sa maîtresse de donner à Laërte, déjà si malheureux, une inquiétude que l'avenir ne justifiera sans doute point.

A cette sollicitude, on reconnaît la femme qu'a aimée l'aïeul de Télémaque.

La reine cède aux avis d'Euryclée. Parvenue à l'étage supérieur, elle met l'orge sacrée dans une corbeille. Au nom des sacrifices que son époux a offerts à Minerve, elle supplie la déesse de sauver la famille du héros, et termine par le cri accoutumé une prière qu'exauce la fille de Jupiter.

Les prétendants se livraient à une tumultueuse agitation dans ce palais où priait la malheureuse mère qu'ils menaçaient d'un nouveau deuil ; et l'un d'eux flattait ses compagnons de l'espoir que cette même mère se préparait à suivre un second époux sans se douter qu'elle allait perdre son fils.

Les princes gagnèrent le rivage et s'embarquèrent.

La reine s'était couchée à jeun, et le sommeil l'avait surprise au milieu de ses angoisses. Minerve lui envoya un songe consolateur. Sous la figure d'Iphthimé, sœur de Pénélope et femme d'Eumèle, un fantôme pénétra dans la chambre de la souveraine en suivant la courroie qui fixait le verrou. Planant sur la tête de la reine, la vaporeuse apparition annonçait à Pénélope que les dieux voulaient mettre un terme à sa douleur et que son fils lui serait rendu.

Dans son rêve, Pénélope s'étonnait de recevoir chez elle cette sœur qui, habitant une contrée lointaine, n'avait pas coutume de la visiter ; et, ne croyant pas aux espérances que lui apportait Iphthimé, la femme d'Ulysse lui répondait que ses larmes étaient motivées par la perte d'un époux, par le péril d'un fils, d'un fils inexpérimenté pour lequel la reine tremblait plus encore que pour Ulysse.

Iphthimé l'informa que Minerve guidait Télémaque, et que c'était à la déesse même qu'elle obéissait en venant rassurer Pénélope.

La reine voulait l'interroger sur son époux ; mais le fantôme refusait de lui répondre et disparaissait. Pénélope se réveilla. Elle était heureuse.

Homère nous transporte encore dans l'assemblée des dieux. Minerve retrace vivement aux Immortels les malheurs qui accablent Ulysse, les dangers qui menacent Télémaque. Jupiter lui rappelle qu'elle-même a décidé que le héros, revenu dans ses foyers, châtierait ses ennemis ; et le roi des dieux encourage la déesse à guider toujours le fils d'Ulysse. Il charge ensuite Mercure de demander à Calypso le renvoi de son captif ; mais il veut que, livré sur une légère embarcation à tous les hasards d'une longue traversée, Ulysse les affronte sans le secours des dieux ni des hommes, et que, le vingtième jour de ce pénible voyage, le héros atteigne le pays des bienheureux Phéaciens qui l'accueilleront comme un dieu et le ramèneront dans son Ithaque bien-aimée.

Mercure vole vers l'île d'Ogygie, séjour de Calypso[15] ; et, frappé d'admiration, il s'arrête.....

Les odorantes émanations du cèdre et du thuya qui brillaient dans la grotte, se mêlaient aux senteurs des bois, aux parfums des fleurs. Autour de l'antre, une vigne déroulait ses pampres fertiles ; et une forêt d'aunes, de peupliers, de cyprès, recélait dans ses sombres profondeurs, et l'oiseau de nuit, et l'épervier, et la corneille marine. Quatre fontaines faisaient ruisseler leur onde pure dans cette verdoyante retraite où s'étendaient aussi des prairies que diapraient la violette et la blanche et mignonne fleur de l'ache.

La nymphe aux belles tresses se tenait dans la grotte. De sa navette d'or elle tissait la toile ; et sa voix modulait un chant harmonieux. Mais qui respire avec elle les parfums de l'air ? Qui jouit auprès d'elle des sites enchanteurs qu'offre son domaine ? Pour quel regard rayonne sa beauté ? Quel écho sympathique rencontrent ses accents mélodieux ? Celui qu'elle aime est sans doute à côté d'elle ? Non, Ulysse n'est pas là.

Sur le rivage un homme est assis et contemple en pleurant l'immense nappe de turquoise.... Royal exilé, que cherche ton regard ? Est-ce une terre plus féconde que celle que foulent tes pieds ? Mais les dieux même admirent l'île que tu dédaignes Quel est donc le pays vers lequel s'élancent ta pensée, ton cœur, ta vie ? Mortel, oui, nous te comprenons ! Ce pays est aride ; les forêts même qui le boisent, reposent sur un sol rocailleux ; mais ce pays est ta patrie, et quelle terre fut jamais plus aimée de l'homme que celle qui lui coûta le plus de sueurs !

Cependant, avec sa divine intuition, Calypso a reconnu Mercure. Elle le fait asseoir, et, lui parlant avec un affectueux respect, elle lui demande le sujet d'une visite à laquelle elle n'est pas habituée. Elle l'assure à l'avance du désir qu'elle éprouve de satisfaire au vœu qu'il lui exprimera.

Après qu'il a goûté le nectar et l'ambroisie que lui a présentés son hôtesse, Mercure l'informe que, d'après l'ordre de Jupiter, elle doit promptement renvoyer Ulysse.

Alors la déesse devient femme, femme par la douleur. Un frémissement d'horreur l'agite, et Calypso invective contre ces dieux qui toujours s'opposent à ce que les déesses s'unissent à des hommes :

Vous êtes cruels, dieux, et jaloux plus que tous les autres ![16]

La nymphe connaît le sort réservé aux terrestres époux des Immortelles, depuis le fiancé de l'Aurore, Succombant sous les flèches de Diane, jusqu'au favori de Cérès, atteint par la foudre de Jupiter ! Aujourd'hui les dieux s'irritent de voir auprès de Calypso l'homme que la tempête a jeté sur son rivage, l'homme à qui elle a sauvé la vie et promis l'immortalité ! Mais elle ne peut se révolter contre le roi de l'Olympe ; elle obéira, Ulysse partira. Toutefois le naufragé n'ayant plus ni vaisseau, ni rameurs, Calypso ne pourra lui donner que des conseils pour l'aider à effectuer son retour.

Mercure disparaît, non sans avoir prémuni la nymphe contre la dangereuse pensée de résister à Jupiter.

Calypso dirige ses pas vers le rivage. Elle y trouve Ulysse, toujours abattu et désespéré. Elle le console, lui permet de la quitter, lui dit de se construire un radeau. Elle lui promet de lui donner des provisions et des vêtements, et de favoriser sa traversée par un vent propice. Il reverra sa patrie, et ainsi s'accomplira la volonté de ces dieux auxquels la nymphe se reconnaît inférieure par l'intelligence et par la sagesse.

Mais le héros tressaille. Il voit dans l'ordre de Calypso un piège destiné à le faire périr. Lui qui a affronté, recherché même tous les périls de la guerre, il frémit de se confier sur une frêle embarcation à cette mer terrible qui engloutit jusqu'aux solides navires. Il déclare à la nymphe qu'il ne s'éloignera que si, par le plus solennel des engagements, elle lui jure qu'en ordonnant son départ, elle n'a point préparé sa mort.

Ce doute amène un sourire sur les lèvres de la déesse. Saisissant la main d'Ulysse, elle répond par le suprême et irrévocable serment des dieux à celui qui a osé soupçonner son amour : après avoir attesté la terre et le ciel qu'elle ne trame contre son hôte aucune perfidie, elle prend à témoin le fleuve infernal, le Styx ! Elle proteste enfin de la droiture de son esprit et de la tendresse de son cœur.

Calypso se retire rapidement dans sa grotte. Ulysse la suit. Il se met à la place que Mercure vient de quitter. La nymphe, le servant elle-même, lui offre le breuvage et les mets destinés aux mortels ; et s'asseyant en face de lui, elle reçoit de ses esclaves le nectar et l'ambroisie réservés aux dieux.

Le courage de Calypso ne tarde pas à l'abandonner. Elle prédit au roi que s'il connaissait les malheurs qu'il doit éprouver avant de rentrer dans sa patrie, il resterait auprès de la déesse, qui voudrait lui faire accepter l'immortalité ; et qu'il ne céderait pas au besoin de revoir cette compagne qu'il regrette sans cesse et qui, mortelle, ne peut cependant pas le disputer à la nymphe en grâce, en beauté.

Mais Ulysse résiste. Ah ! que la déesse ne s'étonne pas de ce refus ! Cette femme à laquelle l'exilé la sacrifie, n'a pas, il est vrai, ses attraits ; et, pour braver les ravages qu'ont dû exercer sur elle les vingt années qui se sont écoulées depuis le départ du guerrier, elle n'a pas le printemps perpétuel de la nymphe ! Mais cette femme est pour Ulysse la compagne de sa jeunesse, elle est la mère de son fils ; et celle qui a souffert de la vie, comprendra mieux son cœur que celle qui, malgré de passagères tristesses, goûtera à jamais les joies souvent égoïstes des dieux helléniques I L'immortalité que Calypso offre à Ulysse, ne serait pour lui que l'éternité de la douleur. Fût-il dieu, il ne pourrait oublier qu'il a été homme ; et, se détournant de cet avenir sans fin, il préfère retrouver après bien des luttes encore, le foyer où il vieillira avec sa compagne, le sol natal auquel se mêlera sa cendre. Qu'un dieu même le poursuive sur l'immense étendue des 'mers, le héros saura souffrir. Habitué à toutes les infortunes, il accepte cette nouvelle épreuve !

Le surlendemain, Calypso aidait Ulysse aux préparatifs de son départ. La nymphe était vêtue d'une ample et gracieuse tunique blanche ; une ceinture d'or dessinait sa taille, un voile couvrait sa tête. Elle donna au roi, avec une doloire, une grande hache d'airain à deux tranchants montée sur un beau manche d'olivier. Le conduisant à l'extrémité de l'île, elle lui montra les aunes, les peupliers et les sapins, dont le bois, desséché par le soleil, glisserait légèrement sur l'onde. La déesse se retira, mais elle revint : Ulysse avait abattu vingt arbres ; il les avait taillés, équarris, alignés au cordeau ; et, pour les percer, Calypso lui apportait des tarières. Quand le radeau fut construit, la nymphe, reparaissant encore, offrit au voyageur les tissus destinés à la fabrication des voiles. Tout était terminé le quatrième jour ; et, le cinquième, Ulysse se disposait à quitter l'île, après avoir reçu de Calypso les derniers soins qu'elle eût désormais à lui donner.

La déesse disposa dans l'embarcation deux outres contenant, la première, du vin, la seconde, de l'eau. La nymphe y plaça aussi un sac de cuir qui contenait d'appétissantes provisions. Fidèle à ses engagements, elle fit souffler une tiède brise. -Ulysse déploya les voiles avec bonheur. Le radeau s'éloigna. Calypso ne devait plus revoir le roi d'Ithaque.

Comme les nautoniers antiques, Ulysse dirigeait sa navigation d'après la situation des astres ; et, selon le conseil de Calypso, il laissait toujours à sa gauche la constellation de l'Ourse.

Le dix-huitième jour de son voyage, il découvrait les montagnes boisées de Schérie, Pile des Phéaciens. L'exilé allait toucher au terme de ses épreuves.... Neptune lui a-t-il donc pardonné le supplice de Polyphème ? Le dieu des mers s'est-il adouci au point de porter lui-même dans son sein, vers un heureux rivage, l'homme qui a naguère aveuglé son fils ? Neptune n'a rien oublié ; mais c'est pendant son absence que les dieux ont protégé Ulysse. Le voici qui, du haut d'une montagne, aperçoit le voyageur. Il s'indigne, et sa colère se traduit par la tempête. Les nuages s'amoncellent, les ténèbres enveloppent et la terre et les mers, tous les vents se déchaînent et élèvent les vagues à de grandes hauteurs. Le héros est saisi d'effroi, et ses genoux fléchissent. Il regrette de n'être pas mort glorieusement devant Troie quand il défendait le cadavre d'Achille. Une vague fait chavirer l'esquif. Ulysse tombe dans la mer. Il ne veut pas mourir ; ses efforts le ramènent à la surface des eaux. Il revoit son embarcation, parvient à la saisir, et s'assied au milieu du radeau que les vents opposés se lancent l'un à l'autre. Qui, parmi les dieux de l'onde, aurait le courage de secourir le mortel que poursuit le roi des mers ? qui, si ce n'est une déesse se souvenant d'avoir été femme et malheureuse ? Ino, fille de Cadmus, est maintenant Leucothée, la blanche déesse qui personnifie la douce influence de la lune sur les flots courroucés. Elle apparaît à Ulysse sous la forme d'un plongeon ; Pelle le plaint, essaye de le rassurer, lui conseille de quitter les riches vêtements que lui a donnés Calypso, et de nager vers l'île des Phéaciens, où l'attend le salut. Elle lui confie un voile divin qui le préservera de tout danger, et qu'il rejettera au loin en détournant la tête lorsqu'il aura gagné les rives de Schérie.

La déesse disparaît dans les ondes. Ulysse, redoutant un piège, n'ose suivre les avis de Leucothée. Pour quitter son radeau, il attend que la vague le brise. Ce moment arrive avec rapidité. Alors le roi, s'appuyant sur une forte poutre, rejette ses habits, met sur sa poitrine le voile de Leucothée, et nage pendant deux jours et deux nuits, jusqu'à ce que le secours de Minerve l'ait porté près des rives phéaciennes. La vue de la terre l'enivre de bonheur, il va enfin aborder.... Mais aucun port ne s'offre à lui..... Une vague le jette contre le roc ; Minerve lui suggère l'idée de se cramponner à l'écueil qui allait le briser ; le reflux de la vague l'arrache à cet abri en déchirant ses mains, et le repousse au loin sous l'onde amère. La Sagesse ne l'abandonne pas ; elle lui donne la force, la prudence ; il surnage encore, parvient à l'embouchure d'un fleuve. Il touche la terre, et tombe sans connaissance sur le rivage.

Revenu à lui, Ulysse lance dans le fleuve le voile divin que reprend sa libératrice. Malgré de vives appréhensions, il pénètre dans une forêt située sur une hauteur. Il se prépare un lit de feuilles pour y passer la nuit ; et, abrité par un épais berceau que forment deux oliviers, il cède au sommeil que lui envoie Minerve.

Cette même nuit, la fille du roi des Phéaciens, Nausicaa, belle comme les déesses, dormait dans sa chambre somptueuse. La porte aux deux côtés de laquelle couchaient deux jolies esclaves, et qui était close par de riches battants, ne pouvait laisser pénétrer jusqu'à la princesse que les apparitions du rêve. C'est ainsi que Minerve se glissa dans cette chambre virginale, et que, s'approchant de Nausicaa, elle s'arrêta au-dessus de sa tête.

Semblable à la compagne bien-aimée de la princesse, à la fille du marin Dymas, Minerve reproche à Nausicaa de négliger ses vêtements magnifiques, et la déesse ajoute :

Le jour de ton mariage approche, où il te faudra revêtir de beaux habits, et en fournir à ceux qui te conduiront chez ton époux : c'est ainsi que tu acquerras une bonne renommée parmi les hommes, et que tu réjouiras ton père et ta mère vénérables. Eh bien ! allons au lavoir aussitôt que paraîtra l'aurore : je t'accompagnerai et t'aiderai dans ton travail afin que tu fasses au plus vite tes apprêts[17]....

La berçant encore des riantes espérances que renferme pour toute jeune fille l'attente de l'hyménée, Minerve presse Nausicaa de demander au roi les mules et le char qui la conduiront aux lavoirs et qui y transporteront ses vêtements.

La déesse s'envole vers l'Olympe ; et, aux premières lueurs du matin, la princesse se lève. Elle se rappelle avec étonnement le songe de la nuit, et court dans la salle où se trouvent son père et sa mère.

Assise contre une colonne près du foyer, la reine, qui nous apparaîtra plus loin dans un rôle si important, filait une laine couleur de pourpre. Derrière la souveraine se tenaient ses femmes. Le roi Alcinoüs allait franchir le seuil de la porte afin de se rendre au conseil.

Nausicaa s'approche du roi, et lui dit avec une grâce naïve que nous affaiblirions si nous nous bornions à analyser les paroles qu'elle dicte à la princesse :

Ne veux-tu pas, mon bon père, faire préparer pour moi un chariot élevé, pourvu de bonnes roues, afin que je transporte au fleuve et lave les riches vêtements que j'ai salis et mis au rebut. Toi aussi, il convient que tu aies sur le corps des habits propres, quand tu sièges dans les assemblées avec les principaux du peuple ; et puis, tu as cinq fils dans ton palais : deux ont pris femme, mais trois sont dans la fleur de l'adolescence, et ne veulent aller à la danse qu'avec des vêtements fraîchement lavés ; or, c'est moi que tout cela regarde[18].

Pour justifier ces préparatifs, elle n'osait, la modeste fille des Hellènes, parler au roi de son prochain mariage. Mais ce qu'elle ne disait pas, son père le devinait. Alcinoüs répond avec bonté :

Je ne te refuserai, ma fille, ni mules, ni rien autre chose : mes serviteurs te prépareront un char élevé, pourvu de belles roues et d'un coffre solide[19].

Aux ordres du roi, on attelle le char. Nausicaa y dépose elle-même les vêtements qu'elle a cherchés dans sa chambre. Avec une sollicitude maternelle, la reine place des provisions dans une corbeille, répand du vin dans une outre, et prépare ainsi la collation que prendront en plein air les jeunes travailleuses. La mère de Nausicaa remet ensuite à sa fille, une fiole d'or renfermant l'huile avec laquelle la princesse et ses compagnes se parfumeront après s'être baignées dans le fleuve.

Nausicaa conduit elle-même son char, et son fouet excite la bruyante allure des mules.

Les jeunes filles arrivent aux lavoirs, situés aux bords du fleuve, près de la mer ; elles détellent les mules qui broutent le gazon. Elles plongent les vêtements dans les bassins, rivalisent de vitesse pour les fouler, et les étendent sur une plage caillouteuse à laquelle l'onde marine a enlevé toute souillure. Elles se baignent, se parfument ; et les rayons du soleil qui sèchent les habits royaux, éclairent aussi le repas que Nausicaa, et ses compagnes font sur les rives du fleuve.

Après ce festin champêtre, les jeunes Phéaciennes jouent à la paume, pendant que la princesse dirige le jeu en chantant. A la vue de Nausicaa entourée de ses suivantes, le poète rêve à la déesse que sa taille majestueuse désigne parmi les belles nymphes, comme la reine des forêts.

Mais la joyeuse excursion va finir ; et, tout à l'heure, la princesse remettra les mules sous le joug et pliera les tissus lavés. Cependant c'est à sa présence qu'est attaché le salut d'un pauvre naufragé qui s'est endormi non loin des bords du fleuve. Comment Ulysse se réveillera-t-il ? Minerve y a pensé.... La balle que Nausicaa vient de jeter à l'une de ses amies, tombe dans le fleuve. Un grand cri échappe aux Phéaciennes.... et le roi d'Ithaque se soulève sur sa couche.

Partagé entre la crainte et l'espoir, il se lève, se couvre d'une branche à l'épais feuillage ; et, tout imbibé d'écume marine, il se présente aux jeunes filles. Saisies de crainte, les compagnes de la princesse fuient de tous côtés ; mais Nausicaa reste. Elle reste, car la Sagesse touche en ce moment son âme, et lui donne le courage de la charité. Cet homme inspire l'effroi par son aspect ; mais il souffre, il est malheureux, et la jeune fille l'attend.

Pourquoi donc Ulysse ne court-il pas à elle ? C'est que, devant la pureté de la vierge, il cède à un sent ment de timidité que ne lui ont jamais fait éprouver les périls de la guerre. Il n'ose même se conformer à l'usage des suppliants, et embrasser les genoux de la princesse. C'est-de loin qu'il tombe à ses pieds, c'est de loin qu'il lui parle ainsi :

Déesse ou mortelle, ô reine ! je m'agenouille devant toi. Si tu es l'une des divinités qui habitent le vaste ciel, à ta beauté, à ta taille, à ton maintien, je reconnais Diane, fille du grand Jupiter. Si tu es l'une des mortelles qui vivent sur la terre, trois fois heureux ton père et ton auguste mère ; trois fois heureux tes frères chéris. Ah ! comme ta grâce émeut toujours leur âme d'une douce joie, lorsqu'ils te voient majestueuse te mêler au chœur des danses. Mais combien sera plus heureux encore celui qui t'emmènera, chargée de présents, dans sa riche demeure. Non, jamais mes yeux ne contemplèrent tant de beauté ; l'admiration me transporte. Un jour, à Délos, près de l'autel d'Apollon, je vis, légère comme toi, une jeune tige de palmier (j'ai visité ces lieux ; une suite nombreuse m'accompagnait dans ce voyage qui devait m'être si funeste). A cet aspect, mon âme fut longtemps surprise de ce que la terre pouvait produire un si bel arbre. Ainsi, ô jeune femme, je m'étonne à la vue, et je n'ose embrasser tes genoux. De terribles malheurs m'accablent ; hier, après vingt jours, j'ai échappé à la sombre mer, où, depuis l'île d'Ogygie, m'ont entraîné les vagues et les rapides tempêtes ; maintenant une divinité me jette sur ce rivage, et sans doute l'infortune va m'atteindre encore. Hélas ! puis-je espérer qu'elle s'arrête ? Les dieux sont-ils las de me poursuivre ? Reine, prends pitié de moi ; c'est à toi la première que je m'adresse après de terribles fatigues. Je ne sais rien des autres habitants de cette terre ; montre-moi leur ville, et donne-moi pour me couvrir quelque haillon ou une enveloppe de vêtements, si, en venant ici, tu en as apporté. Que les dieux t'accordent ce que ton âme désire : un époux, des enfants, et, dans ton intérieur, un aimable accord entre vous. Non, rien n'est plus heureux qu'une famille gouvernée par l'esprit uni de deux époux ; c'est pour eux le comble de la félicité ; c'est le désespoir des envieux et la joie des cœurs bienveillants[20].

Les sentiments qu'exprimait Ulysse, trahissaient la noblesse de son âme. La princesse le comprend et répond :

Ô mon hôte ! je puis te donner ce titre, car tu parais d'un noble rang et doué de prudence. Jupiter lui-même distribue les richesses aux mortels, vertueux ou indignes ; chacun reçoit la part qu'il plaît au roi de l'Olympe de lui accorder. Celle qu'il t'a faite, il faut que tu l'acceptes d'un cœur patient. Maintenant, puisque tu as abordé notre île et notre cité, tu ne manqueras ni de vêtements, ni de ce qui convient à un suppliant éprouvé par l'infortune[21].

Lorsqu'elle a ainsi fortifié et consolé l'exilé, Nausicaa lui apprend qu'il se trouve parmi les Phéaciens, et qu'il par le à la fille de leur roi.

Rappelant ses femmes, la princesse leur reproche de fuir l'étranger comme un ennemi. Qu'ont donc à craindre les Phéaciens ? La protection des dieux les couvre, et la mer les sépare des hommes. Nausicaa regarde comme un devoir de secourir le malheureux qui a posé le pied sur la terre de Schérie ; et cette pensée lui dicte une parole d'une grandeur toute biblique :

Les étrangers et les mendiants viennent de Jupiter[22].

Les jeunes filles, suspendant leur course, s'excitent les unes les autres à se montrer plus courageuses. Dociles aux ordres de leur maîtresse, elles conduisent mime Ulysse vers l'endroit du fleuve où il pourra se baigner, confient à l'inconnu la fiole d'or à l'huile aromatique, et s'éloignent à sa prière.

Quand les Phéaciennes revoient Ulysse, le héros leur apparaît rayonnant de beauté et de gracieuse majesté, la tête couronnée d'une abondante chevelure semblable à la fleur de l'hyacinthe. Minerve l'a grandi, transfiguré. Il s'assied sur le rivage de la mer, à une certaine distance du groupe virginal, et Nausicaa le regarde et l'admire. Devant ses femmes, la princesse compare aux Immortels l'homme dont elle attribue la venue à la volonté des dieux. Déjà naissait dans cette âme chaste et tendre, le sentiment que décelait ce vœu :

Puissé-je rencontrer en ces lieux un époux tel que lui ? puisse-t-il lui-même rester dans ce pays ! Mais donnez à cet étranger à manger et à boire[23].

Ulysse a pris la nourriture et le breuvage que lui ont offerts les suivantes de Nausicaa. La princesse, qui vient de monter sur son char, dit à son hôte de se joindre aux femmes qui l'accompagnent. Elle le dirigera vers la ville. Mais dès que l'attelage aura franchi les campagnes phéaciennes, que l'étranger ne la suive plus ! Sur la place publique, près du temple de Neptune, les habitants de Schérie, entièrement voués à la navigation, préparent les noirs vaisseaux où ils monteront pour sillonner avec joie la mer frémissante[24]. La fille du roi craint leurs malignes observations ; et tout en confiant au voyageur les propos qu'elle redoute, elle prête ingénument à ses compatriotes ses sentiments personnels. Elle fait ainsi savoir à Ulysse qu'un grand nombre de nobles insulaires recherchent son alliance, et qu'elle n'en a encore préféré aucun ; mais elle laisse entrevoir que si son hôte l'aimait, son cœur, jusqu'alors muet, pourrait parler pour lui. Écoutons-la elle-même interpréter les pensées que ferait naître chez les Phéaciens la présence de l'inconnu auprès d'elle :

Le plus vil parmi eux, nous rencontrant, pourrait dire : Quel est cet étranger, si beau et si grand, qui suit Nausicaa ? Où l'a-t-elle rencontré ? Ce sera sans doute son époux. Peut-être est-ce un étranger égaré sur la mer, et qu'elle a ramené de son vaisseau : car nous n'avons point de voisins. Ou bien encore un dieu qu'elle a longtemps invoqué, est descendu de l'Olympe, à sa prière, pour ne la quitter jamais. Tant mieux si dans ses courses elle a trouvé elle-même un époux qui n'est pas d'ici : car elle méprise assurément les nombreux et nobles prétendants d'entre les Phéaciens, qui aspirent à sa main.

Et la jeune fille ajoute :

Voilà ce qu'ils diraient, et ces propos me couvriraient de honte. Moi-même, je blâmerais la femme qui en userait ainsi, et qui, sans l'aveu de son père et de sa mère chéris, fréquenterait les hommes, avant que d'être mariée publiquement[25].

Nausicaa indique à son protégé l'endroit où il devra la quitter : c'est le bois sacré de Minerve, où se trouvent le champ et le jardin d'Alcinoüs. Qu'il attende dans cette fraiche retraite, le moment où il supposera que les jeunes Phéaciennes sont arrivées au palais. Qu'il entre alors dans la ville et qu'il se fasse conduire à la résidence royale ; qu'il traverse la cour de cette demeure, qu'il pénètre rapidement dans la grande salle, et qu'il coure embrasser les genoux, non du roi, mais de la reine, de la reine que Nausicaa lui dépeint dans l'attitude laborieuse que nous admirions tout à l'heure. Si la mère de la princesse a pitié de lui, l'étranger reverra sa patrie, quelque éloignée qu'elle soit.

De son fouet, Nausicaa donne aux mules le signal du départ ; mais elle modère leur légère allure, de manière à ce que son hôte et ses compagnes puissent suivre le char.

Le soleil se couchait quand le gracieux cortège parvint au bois de Minerve. D'après les indications de la princesse, Ulysse s'arrêta.

Pendant que sa libératrice s'éloignait, le héros priait Pallas de lui accorder maintenant la protection que la déesse lui avait refusée sur la mer orageuse. Minerve exauça ce vœu ; mais, craignant le courroux de Neptune, elle n'osa se montrer à son protégé.

Cependant Nausicaa atteignait la demeure paternelle. La princesse arrêta son char dans le vestibule. Ses frères, s'empressant autour d'elle, dételèrent les mules, et portèrent dans l'intérieur du palais les vêtements lavés par les jeunes Phéaciennes.

Quant à Nausicaa, elle monta dans son appartement où sa nourrice lui fit du feu et lui apprêta un repas.

Ulysse se dirigea vers la cité. Minerve le couvrit d'un nuage qui le rendit invisible aux Phéaciens ; et revêtant la forme d'une jeune fille qui tenait une cruche, elle s'arrêta près de son protégé à l'instant où celui-ci allait entrer dans la ville. Comme Ulysse la priait de le guider vers la demeure d'Alcinoüs, elle y consentit, lui apprit que cette maison avoisinait celle de son noble père ; mais elle lui recommanda de la suivre en silence, pour ne point exciter la méfiance de ses compatriotes, qui n'aimaient pas les étrangers. Elle aussi lui parla des habitudes maritimes qui caractérisaient les Phéaciens ; et, dans un expressif et pittoresque langage, elle ajouta :

Leurs navires sont rapides comme l'oiseau ou comme la pensée[26].

Le héros et son aimable guide arrivèrent devant le palais. Minerve, renouvelant à Ulysse les recommandations que lui avait faites Nausicaa, l'avertit de s'adresser immédiatement à l'épouse d'Alcinoüs, et le prévint que son salut dépendait de la reine.

Alcinoüs, dit-elle, l'a toujours honorée comme pas une femme n'est honorée sur la terre, parmi toutes celles qui gouvernent une maison sous les lois d'un époux. C'est ainsi qu'elle a été cordialement honorée, et l'est encore aujourd'hui, de ses enfants, d'Alcinoüs lui-même, et de ses peuples, qui la regardent comme une divinité, et l'accueillent par un murmure flatteur, toutes les fois qu'elle passe dans la ville. Car elle n'est pas non plus dépourvue de sagesse ; et même elle termine les différends de ses sujets, quand elle leur veut du bien. Si donc Arété nourrit pour toi des sentiments bienveillants, espère alors revoir tes amis, et rentrer dans ta demeure au toit élevé, et sur le sol de ta patrie[27].

Avant de pénétrer dans le palais, Ulysse, que sa jeune compagne venait de quitter, s'arrêta ébloui. L'airain, l'argent et l'or, tels étaient les matériaux employés à la construction de cet édifice, près duquel s'étendait un jardin enchanteur où régnait sans cesse la saison des fruits.

Entrons avec Ulysse dans la grande salle du palais, éclairée par des flambeaux que soutenaient des statues d'or représentant des adolescents. Livrés aux joies du festin, les chefs des insulaires étaient assis sur des sièges recouverts de fins tissus, véritables œuvres d'art de ces Phéaciennes qui devaient à Minerve un talent consommé et un goût exquis. Si, parmi les cinquante captives d'Alcinoüs, il en était qui broyaient péniblement sous la meule les grains du froment, d'autres, plus heureuses, étaient assises, dit le poète, tissant la toile ou tournant le fuseau ; et leurs mains s'agitaient comme les feuilles du haut peuplier, et les étoffes tissues avaient le brillant de l'huile onctueuse[28].

C'étaient sans doute ces esclaves qui entouraient leur maîtresse, occupée elle-même à filer une laine dont les reflets de pourpre éclataient à la flamme du foyer.

Soudain Arété sentit les bras d'un suppliant saisir ses genoux, et elle aperçut un homme que, jusqu'à ce moment, Minerve avait dérobé aux 'regards des convives. Muets de surprise, les spectateurs de cette scène contemplaient Ulysse qui, aux pieds de la reine, demandait aux souverains et à leurs hôtes de faire cesser pour lui les rigueurs de l'exil.

Après ce touchant appel, le roi d'Ithaque alla s'asseoir à la place des suppliants, sur la cendre du foyer.

Impassibles et silencieux, les Phéaciens attendaient les ordres d'Alcinoüs. Enfin, le plus âgé d'entre eux, reprochant au roi de n'avoir pas encore fait quitter à l'étranger une attitude humiliante, le pria d'accueillir avec égard l'homme qui avait imploré sa pitié.

Alcinoüs, que sa stupeur avait sans doute empêché de donner plus tôt au suppliant le nom d'hôte, Alcinoüs lui tendit la main, le releva, et lui offrit à son côté la place qu'il fit quitter à celui de ses fils qu'il aimait le plus.

Dès qu'Ulysse eut pris part au festin, le roi ordonna que des libations fussent répandues en l'honneur de Jupiter tonnant, le dieu qui guidait les suppliants. Alcinoüs congédia ensuite les Phéaciens en leur annonçant que l'étranger recevrait publiquement, le lendemain, les honneurs de l'hospitalité, et serait bientôt reconduit dans sa patrie.

Les convives se retirèrent, et le roi et la reine s'assirent près de leur hôte. Il ne restait plus avec eux dans la salle que les serviteurs qui desservaient.

Arété avait reconnu dans le manteau et dans la tunique d'Ulysse, les vêtements qu'elle avait ourdis avec ses esclaves.

Étranger, lui demanda-t-elle, la première question que je te ferai est celle-ci Qui es-tu et quel est ton pays ? Qui t'a donné cas vêtements ? N'as-tu pas dit qu'errant sur la mer, tu avais été jeté sur ces bords ?[29]

Sans se faire connaître, Ulysse dit à la reine comment la foudre de Jupiter ayant détruit son vaisseau et causé la mort de ses compagnons, il avait été jeté dans l'île d'Ogygie et recueilli par la nymphe Calypso ; il dit aussi comment, préférant sa patrie au séjour de l'enchanteresse, il s'était exposé à un second naufrage ; 'et comment, sur les rives phéaciennes, il avait aperçu les suivantes de Nausicaa.

Elle-même était là pareille aux déesses. Je l'implorai, et elle ne manqua pas de cette sagesse qu'on n'oserait espérer dans un âge si tendre : car toujours la jeunesse agit inconsidérément. Elle m'offrit du pain en abondance et du vin plein de feu ; elle me fit baigner dans le fleuve et me donna les vêtements que tu vois. Tout ce que j'ai dit là reine, malgré ma douleur, est conforme à la vérité[30].

Mais Alcinoüs blâma la conduite de sa fille. Il regretta, non qu'elle eût secouru l'étranger, mais qu'elle n'eût pas achevé son œuvre charitable en conduisant au palais le suppliant qui l'avait implorée la première. Ulysse se hâta d'excuser Nausicaa. Par un généreux et délicat mensonge, il fit croire au souverain que la princesse lui avait ordonné de la suivre, mais qu'il n'avait pas voulu exposer la jeune fille au courroux paternel.

Le roi se défendit de s'irriter jamais injustement. Un sentiment bien opposé à la colère le préoccupait à cette heure ! Devant l'inconnu majestueux et beau que n'avaient pu vaincre les charmes et les promesses d'une immortelle, devant ce noble exilé qui devait la vie à sa fille, et qui semblait touché par la douce charité, par l'intelligence et par la pureté de l'adolescente, Alcinoüs se prit à désirer, comme Nausicaa, que cet homme restât parmi les Phéaciens. La jeune fille avait souhaité que son fiancé ressemblât à l'étranger son père disait à celui-ci qu'il aimerait à lui donner le nom de gendre, à lui voir accepter le palais et les richesses qu'il lui offrirait ! Mais, pressentant que d'autres liens pourraient attirer ailleurs l'exilé, il lui déclarait que jamais aucune violence ne lui serait faite, et que, dès le lendemain, un vaisseau le ramènerait dans son pays.

Pour toute réponse, Ulysse pria Jupiter de permettre qu'Alcinoüs s'immortalisât en le faisant reconduire sur sa terre natale.

La reine ordonna à ses femmes de disposer sous le portique la couche de l'étranger. C'était la première fois depuis vingt jours qu'Ulysse reposait sur un lit moelleux.

Le lendemain, de grands honneurs étaient rendus à l'inconnu. Il avait d'abord refusé de se mêler aux luttes dont ses hôtes lui avaient réservé le spectacle ; mais, blessé par la mordante raillerie d'un jeune Phéacien, il était, malgré sa fatigue, entré dans la lice. Par sa force et par son adresse, Ulysse mérita jusqu'au respect de l'homme qui l'avait offensé et qui lui lit hommage d'une épée d'airain à la poignée d'argent et au fourreau d'ivoire. Des vêtements, des talents d'or, lui furent aussi offerts par les douze rois qui, sous le gouvernement suprême d'Alcinoüs, corn-mandaient au peuple. Le soleil se couchait quand les dons de ces chefs furent apportés au palais. Les fils d'Alcinoüs les déposèrent près de la reine. Le souverain pria sa femme d'aller chercher le plus beau coffre qu'elle possédât, d'y placer le manteau et la tunique qu'il destinait au voyageur, et de faire préparer un bain pour celui-ci. Le roi annonça qu'il donnerait à l'étranger une coupe d'or, afin que son hôte se souvînt de lui en offrant chaque jour des libations aux dieux.

Les suivantes de la reine répandirent de l'eau dans un trépied sous lequel elles allumèrent du bois. Pendant ces préparatifs, Arété, qui s'était retirée dans sa chambre, en rapporta un coffre où elle renferma les présents des Phéaciens. Elle invita le voyageur à fermer lui-même ce meuble, ce qu'il fit à l'aide d'un nœud dont la magicienne Circé lui avait révélé le secret.

Lorsque Ulysse eût pris son bain, il fut revêtu d'une tunique et d'un manteau. Il se rendit dans la salle du festin. Près de la porte se tenait une belle jeune fille : c'était la libératrice du naufragé.

Cette fois encore, la princesse fut vaincue par ce, sentiment d'admiration qui l'avait saisie la veille sur le rivage de la mer.

Salut, étranger ! dit-elle, et quand tu seras de retour dans ta patrie, souviens-toi de moi : car c'est à moi, la première, que tu dois ton salut[31].

Que répondra Ulysse à ces paroles empreintes de mélancolie, de vague espérance et de douce fierté ? Deux femmes l'ont sauvé : la première l'a aimé, la seconde l'aimerait s'il le voulait. Il a pu résister aux séductions de la nymphe ; saura-t-il lutter contre les modestes attraits de la vierge ?

Nausicaa, fille du magnanime Alcinoüs, fasse Jupiter, l'époux tonnant de Junon, que je rentre dans ma patrie, et que je voie le jour du retour ! alors, je t'invoquerai là-bas tous les jours de la vie, comme une divinité : car c'est de toi, jeune fille, que je tiens la vie[32].

Invoquée comme une divinité ! Était-ce là Nausicaa, ce que tu avais attendu ? A l'adoration du fidèle, n'aurais-tu point préféré la tendresse de l'époux ? Homère ne nous initie pas aux pensées qui durent alors troubler ton âme. Te faisant rentrer dans l'ombre, il n'évoquera même plus à nos regards ta suave et touchante figure. Nous regrettons de ne plus te voir ; et si tu n'as pas seulement existé dans la radieuse imagination du poète, nous aimerions à savoir quelle fut ta destinée. Épouse d'un Phéacien navigateur, attendais-tu, en regardant la mer, le retour de ton mari ; ou, devant l'onde amère, te souvenais-tu, jeune fille, du départ d'Ulysse ?

Cependant, au repas qui suivit l'entrevue du héros et de Nausicaa, les Phéaciens ignoraient encore le nom de celui qu'ils avaient si généreusement secouru. Alcinoüs qui, le matin déjà l'avait vu pleurer pendant que l'aède Démodocus chantait la querelle d'Ulysse et d'Achille, Alcinoüs vit cette même émotion se reproduire quand, à la prière de l'inconnu, le poète retraça l'entrée dans Ilion du célèbre cheval de bois.

Si brûlante était la douleur d'Ulysse, qu'Homère la compare au désespoir de la femme qui, voyant expirer son époux dans la bataille, embrasse l'agonisant bien-aimé, et, arrachée à cette suprême étreinte par des mains brutales qui la frappent et l'entraînent, pleure à la fois son veuvage et sa captivité.

Alcinoüs fait taire Démodocus et demande à l'étranger comment il se nomme, et quelle est cette patrie où les Phéaciens le reconduiront. Le roi prouve sa bienveillance à son hôte en lui apprenant que pour lui faire revoir le sol natal, il bravera même une prédiction d'après laquelle son aïeul Neptune doit un jour faire expier aux habitants de Schérie le secours qu'ils accordent aux étrangers. Enfin Alcinoüs désire connaître, d'une manière circonstanciée, les voyages de l'exilé.

Ulysse se nomme, et les Phéaciens apprennent ainsi que leur hôte est cet illustre roi d'Ithaque dont l'aède g exalté la gloire, mais qui va lui-même retracer ses malheurs.

Ce n'est qu'un long combat que le retour d'Ulysse depuis Troie jusqu'à l'île de Schérie. Le héros a lutté contre les hommes, contre les géants, contre les éléments, et enfin contre un adversaire plus puissant encore, l'amour des déesses !

Parmi ses récits, Ulysse raconte que, guidés par un dieu, ses compagnons et lui étaient descendus dans l'île d'Éa qu'habitait Circé, fille du Soleil et d'une enfant de l'Océan[33]. Le roi d'Ithaque divisa sa troupe en deux bandes ; il prit le commandement de l'une, et plaça l'autre sous les ordres d'Euryloque, son beau-frère. Le sort devait désigner celle des deux bandes qui explorerait l'île.

Ce fut à Euryloque et à ses hommes qu'échut cette périlleuse mission. Ils se séparèrent avec douleur de leurs amis qui pleuraient leur départ comme si t'eût été leur mort. Ils franchirent une forêt de chênes qui entourait le palais de Circé, construction cyclopéenne située au fond d'une vallée. Des loups, des lions, vinrent à la rencontre des voyageurs Pourquoi donc ceux-ci s'effrayent-ils ? Près de l'enchanteresse, la bête fauve elle-même perd sa force..... Ah ! ce n'est pas là ce qu'ils doivent craindre ! Qu'ils fuient bien plutôt ce qui va les attirer, ces chants que module une voix ravissante..... Mais comment ces hommes, ces guerriers, redouteraient-ils une femme qui, couronnée de ses cheveux annelés et tressés, s'occupe à tisser une de ces toiles délicates et charmantes que sait ourdir là main d'une déesse ? Loin de la craindre comme une ennemie, ils l'appellent comme une libératrice ! Elle les entend, leur ouvre les portes de sa demeure..... Euryloque seul reste au dehors, inquiet, soupçonneux..... Circé donne à ses hôtes un breuvage qui leur fait oublier la patrie absente ; et quand ils ont bu ce philtre enivrant, elle n'a plus qu'à les toucher de sa baguette : ce ne sont plus des hommes, ce sont des pourceaux sur lesquels la déesse ferme dédaigneusement la porte d'une étable.

Cependant, sous leur enveloppe bestiale, ces malheureux ont conservé l'intelligence humaine. Ils sentent à quel degré de dépravation ils sont tombés, et versent des larmes. Mais, bien qu'ils aient la conscience de leur avilissement, ils ne peuvent plus goûter le vin des forts et la substantielle alimentation de l'homme. Ils sont réduits à manger les glands, les faînes, les cornouilles, nourriture animale que leur jette l'enchanteresse qui les a perdus.

Ils sont de tous les temps, ils sont de tous les pays, les enseignements profonds que nous livre cet apologue antique. Les dieux s'en sont allés ; mais Circé est restée. Dans chaque siècle elle a captivé des hommes qui semblaient armés pour soutenir les combats de la vie. Ces hommes, que sont-ils devenus auprès d'elle ? Ils ont perdu leur force virile, et ils sont descendus si bas que, tout en pleurant sur les divines aspirations qu'ils ont perdues, ils ne peuvent plus lever les yeux vers le ciel et sont condamnés à se rouler dans la fange. En vain regrettent-ils les idées élevées, les sentiments généreux, qui alimentaient autrefois leur existence morale ; ils ne supportent plus qu'une nourriture qui peut convenir à la brute, mais que l'homme doit fouler aux pieds.

Tout espoir de régénération n'est pas perdu cependant, et le poète qui nous a montré comment l'homme s'abaisse, va nous apprendre aussi comment l'homme reste débout ou comment il se relève.

Ne voyant plus reparaître sa petite troupe, Euryloque revint auprès de ceux qui gardaient le vaisseau. Ses larmes l'empêchèrent d'abord de parler. Quand Euryloque put prononcer une parole, quand Ulysse sut par lui la mystérieuse disparition de leurs compagnons, le roi d'Ithaque n'hésita pas : il s'arma, et ordonna à son parent de le conduire au palais de la déesse. Mais Euryloque, embrassant les genoux de son beau-frère, le supplia de ne point exiger qu'il l'accompagnât, et le pressa de fuir lui-même. Ulysse partit seul.

Il venait de-traverser le vallon sacré, il approchait de la demeure de Circé, quand le messager des dieux vint à lui. Mercure l'informa de la honteuse métamorphose qu'avaient subie ses compagnons. Pour le faire échapper au sort funeste qui l'attendait lui-même, il lui promit une plante salutaire qui le rendrait invulnérable aux enchantements de la déesse, et enseigna au héros le moyen de vaincre la magicienne après lui avoir résisté.

La plante que Mercure arracha de terre et remit à Ulysse, se nommait Moly. La racine en était noire, et la fleur d'une blancheur lactée : il était difficile aux mortels de la cueillir ; mais les dieux en avaient la puissance.

Oui, pour que l'homme ne se laisse point prendre aux amorces des plaisirs trompeurs, il lui faut un secours plus qu'humain ! Il a besoin d'être soutenu par cette mêle vertu dont le principe est au ciel.

De même que la plante que Mercure donna à Ulysse, la fleur du sacrifice, éclatante de blancheur et de pureté, naît d'une racine sombre et triste. L'homme ne saurait l'arracher par ses propres forces ; mais il peut la recevoir de la Divinité.

L'allégorie païenne nous offre ainsi un sens tout chrétien. C'est naturel, l'Évangile étant, aussi bien que la parole de Dieu, le code de la perfection humaine, nous en retrouvons les principes clans ce que l'antiquité profane a produit de plus noble.

Ulysse arrive aux portes du palais. La déesse entend sa voix, le fait entrer, lui offre un siège élégant, met sous ses pieds un escabeau. Enfin, elle recourt à ses enchantements Eh quoi ! le héros a vidé la coupe d'or qu'elle lui tendait, et il est demeuré impassible ! Il a été touché de sa baguette, et il est resté homme ! Loin de ramper à ses pieds, il s'est précipité sur elle, le glaive à la main !

Est-ce bien elle, l'altière déesse, est-ce bien elle qui courbe la tête devant l'homme qui l'a domptée ? Est-ce bien elle qui embrasse ses genoux et qui répand des pleurs ? Ah ! elle se souvient maintenant d'une prédiction ! Mercure lui a naguère annoncé qu'un vaisseau amènerait dans son île Ulysse, revenant de Troie. Circé reconnaît le héros dans son vainqueur ; et celui qui a résisté à ses séductions lui semble digne de sa tendresse.

Mais le roi se défie de cet amour ; et, avant de l'accepter, il exige, suivant les conseils de Mercure, que, par le grand serment des Immortels, la déesse lui jure qu'elle ne cherchera pas à l'amollir. Circé prononce ce serment. Désormais Ulysse n'a plus rien à craindre pour lui-même, et cependant il est triste ; il refuse de goûter aux mets que lui présentent les femmes de Circé, avant que ses amis soient rendus à une existence virile. Le vœu du héros est exaucé ; et ses compagnons, redevenus hommes, paraissent dans cette nouvelle transformation plus jeunes, plus beaux et plus grands que jamais.

Ainsi se relèvent, sous l'influence des créatures d'élite, les êtres qui, dans leur chute même, ont regretté le passé et souffert du présent. Plus heureuses encore néanmoins, les natures énergiques qui trouvent en elles-mêmes la force de réagir contre l'abrutissement où leurs erreurs les ont plongées !

Ce fut avec des cris et des larmes que les victimes de Circé et leur sauveur se revirent, et la déesse même fut attendrie. A l'ordre de celle-ci, Ulysse alla chercher le reste de ses compagnons. Malgré les efforts que fit Euryloque pour retenir ces derniers, ils suivirent leur roi. Euryloque, effrayé du courroux qu'il avait excité en son beau-frère, se joignit à eux.

Circé fut encore témoin de l'entrevue touchante de ceux qui n'avaient plus espéré se revoir. Elle les consola et les ranima.

Ulysse disait-il la vérité en assurant aux Phéaciens qu'il avait bu, sans en ressentir l'influence, cette coupe de l'oubli que lui avait présentée Circé ? Cependant l'année avait terminé son cours, et, sans un avis de ses compagnons, peut-être fût-il resté plus longtemps encore auprès de l'enchanteresse.

Le roi demanda à Circé de le renvoyer dans sa patrie. La déesse lui prouva qu'elle n'avait pas fait un vain serment en lui jurant de ne point l'efféminer. Elle lui permit de la quitter, l'avertit qu'ava-t de poursuivre son voyage vers Ithaque, il devait descendre dans le royaume de Pluton et de Proserpine pour consulter l'âme du devin Tirésias, seule ombre à laquelle la reine des enfers eût conservé l'entendement ; et lorsque Circé vit le héros s'effrayer et se désespérer devant cette sinistre perspective, elle releva son courage, lui indiqua comment il parviendrait aux demeures infernales, et comment il évoquerait l'âme de Tirésias. Après avoir bu, le premier, le sang des victimes qu'Ulysse immolerait dans les enfers, Tirésias lui enseignerait le moyen de regagner Ithaque.

Pendant que les voyageurs en larmes se dirigeaient vers leur vaisseau, la magicienne, invisible pour eux, attacha au navire l'agneau et la brebis noire qu'Ulysse sacrifierait aux enfers.

Un seul des compagnons du roi avait perdu la vie dans l'île de Circé. C'était un homme fort jeune et d'un caractère mal trempé. Endormi par l'ivresse, et brusquement réveillé par le départ de ses compatriotes, il était tombé du toit qui surmontait le palais.

Ulysse pénétra dans le ténébreux séjour de Proserpine, offrit des libations aux âmes des morts, et fit le sacrifice que lui avait conseillé Circé. Les ombres des trépassés accoururent, avides d'étancher leur soif dans le sang des victimes, ce sang tout chaud encore de la vie qu'il entraînait avec lui. Jeunes filles, jeunes femmes et jeunes hommes, morts avant d'avoir réellement vécu ; vieillards comblés mais non rassasiés de jours, tous aspiraient à s'abreuver à cette source physique d'une existence dont la coupe avait été à peine effleurée par les uns, et qui avait cependant été épuisée par les autres. Ceux qui avaient le plus souffert de la vie, souffraient plus encore de la mort. Pour les Grecs, l'état de l'homme au delà du trépas, c'était la débilité qui caractérise l'ombre d'un corps, l'ombre de la matière. Pour les chrétiens, c'est la force expansive d'une âme dégagée de son enveloppe terrestre. Pour les uns, c'était, non pas, il est vrai, l'anéantissement, mais du moins l'évanouissement de la vie ; pour les autres, c'est le rayonnement suprême de l'existence !

Saisi de terreur, mais l'épée à la main, Ulysse empêchait les ombres de s'approcher de ce sang dont les premières gouttes étaient réservées au devin Tirésias. Tout à coup, parmi ces âmes altérées, Ulysse reconnut sa mère, sa mère qu'il espérait retrouver à Ithaque et qu'il ne devait revoir que dans ce triste séjour : Les armes du héros coulèrent ; mais, toujours fort contre lui-même, il ne laissa pas cette ombre chérie s'abreuver du sang qu'il avait répandu et que Tirésias vint goûter. Le devin apprit à Ulysse qu'après bien des épreuves il reverrait son royaume, et qu'il aurait à châtier des hommes qui, pendant son absence, ruinaient sa maison et recherchaient l'alliance de sa compagne. Et cependant il ne serait point parvenu alors à la fin de ses rudes combats. Pour apaiser Neptune, il lui faudrait encore aller sacrifier mi dieu des eaux, chez un peuple auquel la mer était inconnue. Après ce voyage, le roi d'Ithaque rentrerait définitivement dans son pays où la mort ne le toucherait qu'au terme d'une heureuse vieillesse.

Le héros ne s'émut pas de cette prédiction ; mais il trahit la douloureuse préoccupation que lui causait la présence de sa mère dans le domaine de Proserpine. Cette ombre d'un être qui l'avait tant aimé sur la terre, était auprès de lui, et elle ne le regardait pas, elle ne lui parlait pas 1 Ulysse demanda au devin comment il pourrait se faire reconnaître d'elle. Tirésias lui répondit que chaque âme qu'il laisserait s'approcher du sang des victimes, lui parlerait en toute vérité.

Le devin partit, et Ulysse n'empêcha plus sa mère de boire l'âpre liqueur. Anticlée reconnut son fils, et son premier mouvement fut, non un cri de bonheur, mais un gémissement. Dans sa sublime abnégation maternelle, elle eût préféré croire Ulysse heureux sur cette terre où elle ne pouvait le revoir désormais, plutôt que de le rencontrer dans son éternel et funèbre séjour. Elle le pressa de questions. Comment avait-il pu pénétrer vivant dans les ténèbres de l'enfer ? Quelles circonstances avaient précédé son arrivée dans cette lointaine région ? N'avait-il point revu sa patrie et sa femme ?

Ulysse retraça rapidement à sa mère les tristesses de son exil. D'autres pensées agitaient son cœur de fils, de père, de roi.... et d'époux !

Comment, dit-il, la mort, qui courbe les hommes dans la tombe, t'a-t-elle domptée ? Est-ce par une longue maladie ? ou Diane, qui aime à lancer des traits, t'a-t-elle atteinte et percée de ses douces flèches ? Parle-moi aussi de mon père et de mon fils, que j'ai laissés à Ithaque : possèdent-ils encore la royauté, ou quelque autre s'en est-il emparé ? ou ne croit-on plus que je reviendrai ? Dis-moi aussi les projets, les pensées de ma chaste épouse : si, restée près de mon fils, elle garde tous mes biens intacts, ou, si le plus illustre des Grecs l'a prise en mariage ?[34]

Anticlée devina que la dernière question d'Ulysse était celle dont la solution devait le plus l'inquiéter. Avant donc de lui faire savoir à quelle mort elle avait succombé, elle lui révéla ce que Pénélope souffrait loin de lui. Elle lui tut néanmoins les brigues des prétendants, et lui assura que son fils vivait en paix. Enfin, retraçant à Ulysse les angoisses auxquelles son absence livrait son vieux père, elle lui apprit que le chagrin qui rongeait Laërte, était celui qui l'avait tuée elle-même.

Mais laissons-la peindre avec une poignante simplicité, l'existence à laquelle s'est condamné l'époux dont elle ne peut plus partager la douleur. Laissons-la nous dire pourquoi elle l'a quitté.

Quant à ton père, c'est aux champs qu'il demeure, et il ne vient pas à la ville. Il n'a pour couche ni lit, ni manteau de laine, ni couvertures brillantes ; mais, en hiver, il dort où dorment ses serviteurs, dans la maison, sur la cendre, près du feu ; et il couvre son corps de mauvais vêtements ; puis, au retour de l'été et de la saison verdoyante, on lui étend par terre un humble lit de feuilles mortes, dans un endroit quelconque de son enclos planté de vignes : c'est là qu'il gît, affligé, nourrissant au fond du cœur une douleur toujours plus vive, et déplorant ton sort ; et puis, la triste vieillesse l'accable. Voilà comment j'ai péri moi-même et ai subi la destinée. Ce n'est point Diane, aux traits assurés, qui m'a atteinte et percée de ses douces flèches dans nos demeures ; aucune maladie n'est venue non plus fondre sur moi, de celles qui chassent la vie des membres par l'effet d'une douloureuse consomption. Mais, et le regret de ton absence, et les soucis que tu me causais, glorieux Ulysse, ainsi que le souvenir de ta tendresse, m'ont ravi la douce existence[35].

A ces paroles, le roi, ne maîtrisant plus son émotion, s'élança vers cette mère qui était morte de son absence. Sans doute, elle allait répondre à cet élan, saisir son fils dans ses bras ; et, en l'appuyant sur ce sein où il avait puisé l'existence, retrouver les palpitations et la chaleur de la vie ? Hélas ! l'ombre n'avait plus d'étreinte ; et, insaisissable elle-même, trois fois elle échappa aux mains qui s'efforçaient de la retenir. La douleur d'Ulysse devint plus vive, et le guerrier dit à Anticlée :

Ma mère, pourquoi n'attends-tu pas un fils qui brille de t'embrasser, pour que, même dans la demeure de Pluton, enlacés dans les bras l'un de l'autre, nous nous rassasiions de larmes amères ? N'est-ce donc là qu'une vaine image, envoyée par la glorieuse Proserpine pour me faire souffrir et gémir plus encore !

Hélas ! mon fils, ô le plus infortuné de tous les mortels : Proserpine, fille de Jupiter, ne t'abuse pas ; mais telle est la condition des hommes, quand une fois ils sont morts : car les nerfs n'ont plus ni chairs, ni os : la force irrésistible d'un feu ardent les consume, aussitôt que' la vie a quitté les os blanchissants ; et l'âme, elle s'envole et s'évapore comme un songe. Mais retourne ah plus tôt à la lumière, et souviens-toi de toutes mes paroles, pour les redire plus tard à ton épouse[36].

Ulysse vit s'approcher une multitude de femmes envoyées par la reine des enfers. Elles aussi, elles voulaient boire cette sève d'une existence qui avait été si amère pour quelques-unes d'entre elles ; mais, pour connaître chacune de ces ombres, Ulysse, armé de son glaive, ne les laissa que tour à tour s'abreuver de sang, et put ainsi les interroger successivement.

Tyro, aïeule de Nestor ; Antiope qui mit au monde les premiers fondateurs de Thèbes en Béotie ; Alcmène, mère d'Hercule, et Mégara, l'une des compagnes du héros ; Épicaste, la Jocaste des poètes tragiques, la belle et malheureuse créature qui légua à son fils Œdipe les tristesses et les hontes d'une faute involontaire ; la gracieuse Chloris qui compta parmi ses enfants Nestor et la célèbre Péro dont la main fut le prix d'une courageuse action ; Léda qui donna la vie à Castor et à Pollux, que nomme le poète, à Clytemnestre et à Hélène, qu'il ne nomme pas ; Iphimédie, la mère des Aloades, ces géants qui, entassant l'Ossa sur l'Olympe, et le Pélion sur l'Ossa, tentèrent d'escalader le ciel ; Phèdre, Ariane, Élriphyle qui vendit la vie de son époux en l'envoyant chercher une mort certaine sous les murs de Thèbes ; toutes ces femmes enfin qu'avaient aimées des dieux ou d'illustres mortels, et dont quelques-unes vivaient encore dans une noble postérité, toutes ces femmes apparurent ainsi à Ulysse. Ni la flamme de l'amour des Immortels, ni le rayonnement de la gloire des héros, n'éclairaient les noirs abîmes qu'habitaient maintenant ces ombres de la beauté et de la grâce humaines !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ulysse s'est tu ; et les Phéaciens, paraissant craindre que leurs mouvements ou leurs paroles ne rompent le charme qui les captive, les Phéaciens écoutent toujours.

La voix d'Arété s'élève la première :

Phéaciens, dit la reine, que vous semble de cet homme, de sa beauté, de sa taille et de son intelligence, égale à sa beauté ? C'est mon hôte, il est vrai ; mais chacun de vous participe à cet honneur. Ne vous hâtez donc pas de le congédier, et ne marchandez pas les dons à sa détresse : car nombreux sont les trésors que vous possédez dans vos demeures, grâce à la bienveillance des dieux.

Amis, ajoute le vieillard, qui, la veille, reprochait au roi de ne pas accueillir assez promptement la prière du suppliant, ce que dit notre sage reine est à la fois utile et convenable : obéissez donc. Il appartient à Alcinoüs de donner l'exemple et le conseil[37].

Le roi des Phéaciens exprime le vœu qu'Ulysse diffère son départ jusqu'au lendemain, afin que les nouveaux dons qui lui sont destinés, soient préparés. Fier d'emporter dans son pays les richesses dont un peuple lui offre l'hommage, le roi d'Ithaque consent à demeurer un jour de plus chez cette nation hospitalière.

Malgré la nuit qui a déjà obscurci le palais, Alcinoüs demande à Ulysse s'il a revu dans les enfers quelques-uns des Grecs illustres qui l'accompagnaient à Troie. Le guerrier lui répond que, parmi les ombres de ces héros qui avaient autrefois combattu à ses côtés, il rencontra l'âme d'Agamemnon. Le roi d'Argos, tout en larmes, lui raconta qu'en rentrant au foyer domestique où il avait espéré recevoir un doux accueil, il était tombé sous les coups d'un traître et que sa propre femme avait été la complice de son assassin. Il ajouta que, pendant qu'il gisait frappé par Égisthe, il avait entendu les gémissements de Cassandre, sa captive, cette noble fille de Priam que Clytemnestre tuait auprès de lui. Alors il avait retrouvé assez de force pour chercher à saisir son glaive ; mais sa criminelle épouse s'était éloignée de lui. Il se plaignit à Ulysse qu'elle ne lui eût même pas rendu les derniers soins qui fussent dus aux morts. Pourquoi s'en étonnait-il ? La main qui avait préparé son trépas, aurait-elle pu clore ses paupières et ses lèvres ?

L'ombre d'Agamemnon déclarait que la honte de Clytemnestre rejaillirait sur son sexe, même sur la femme vertueuse. Et le roi d'Ithaque déplorait la triste influence qu'avaient exercée les compagnes des Atrides : pour l'une étaient tombés des Grecs nombreux ; et l'autre avait fait périr le héros qui avait échappé à ce grand carnage.

Averti par une cruelle expérience, Agamemnon détourne Ulysse de se livrer entièrement à sa femme. Cependant il sait que le sort qu'il a subi, n'est point réservé au roi d'Ithaque, et que l'épouse qu'Ulysse a laissée, jeune mère, en partant pour Ilion, a une âme droite et pure. Agamemnon exalte le bonheur de Télémaque qui embrassera son père bien-aimé. Il fait un amer retour sur son propre fils. Sa femme lui a ravi jusqu'à la consolation de revoir son enfant avant de mourir ! Ce souvenir le fait encore douter de la vertu d'un sexe auquel appartient Clytemnestre :

J'ai quelque chose encore à te dire, et grave le Lien dans ton esprit : c'est en secret et sans être connu, qu'il te faut aborder au rivage chéri de ta patrie : car on ne peut plus se fier aux femmes[38].

Ne suivons pas plus loin Ulysse dans son ténébreux voyage. Un moment vint où les cris lugubres des légions de morts terrifièrent le héros. Il craignit que Proserpine ne fît surgir devant lui la tête de la Gorgone. Il quitta les noirs abîmes, et son navire le ramena sur cette terre où brille la lumière, où palpite la vie.

Ulysse aborda dans le domaine de Circé, l'île d'Éa, qui, selon le poète, renferme les demeures de l'Aurore et voit les danses de la fille du matin.

Circé, entourée de ses femmes qui portaient des provisions, accourut au-devant des passagers, et lei accueillit par une touchante parole de commisération :

Malheureux, qui êtes descendus vivants dans la demeure de Pluton, deux fois morts, quand les autres hommes ne meurent qu'une fois ![39]

Ulysse et ses amis prirent le repas que leur offrait la déesse. La nuit vint, et les compagnons du roi dormirent étendus près des amarres du vaisseau. Circé fit asseoir loin d'eux le héros, se mit à côté de lui, l'interrogea sur son dernier voyage ; et, fidèle au rôle généreux qu'elle s'était imposé à son égard, elle le prémunit contre les dangers de la traversée qu'i devait le ramener à Ithaque. Elle lui enseigna à fuir la voix des Sirènes, à éviter les écueils de la mer. Lui donnant aussi un avertissement qu'il avait déjà reçu de Tirésias, elle le prévint que si, dans l'île de Thrinacie, il touchait aux troupeaux du Soleil gardés par les filles du dieu, Phaétuse et Lampétie, il perdrait son navire, ses compagnons ; et que, s'il sauvait sa propre vie, il ne reverrait son royaume que tardivement et dans une malheureuse condition.

L'air était calme, les flots s'étaient assoupis, quand Ulysse approcha de l'île des Sirènes. Les voiles roulées, le navire glissait sur l'onde, mû par les rames des compagnons d'Ulysse. Se souvenant des indications que lui avait données Circé, le roi ferma avec de la cire les oreilles de ses hommes ; mais pour jouir lui-même sans danger du chant des Sirènes, il conserva la liberté de l'ouïe, et se fit attacher au pied du mât.

Des accents d'une harmonie divine vibrèrent au milieu du silence des mers :

Viens, approche, Ulysse tant vanté, grande gloire des Grecs ! Arrête ton navire, afin d'entendre notre voix. Nul n'a passé devant cette île sur un noir vaisseau sans avoir d'abord écouté notre voix suave ; mais on s'en retourne charmé et plus instruit qu'auparavant : car nous savons tous les travaux que les Grecs et les Troyens ont essuyés dans la vaste Troie par la volonté des dieux. Nous savons aussi tout ce qui se passe sur la terre nourricière[40].

Et Ulysse, qui a résisté aux enchantements de l'amour, n'a plus la force de repousser les promesses d'une poésie trompeuse. Eh quoi ! ces chants qui l'enivrent, célébreraient sa gloire, celle des héros qu'il connut ; ils lui révéleraient même les mystères de la vie, et il fuirait ! Oh non ! il courra au lieu où résonnent ces voix ravissantes. Il ne se souvient plus que Circé lui a montré les Sirènes entourées des ossements de ceux dont elles ont caressé l'orgueil et charmé l'imagination. Il ordonne sévèrement à ses compagnons de le délier. Deux de ces derniers le chargent de liens plus forts, le navire s'éloigne, le chant des Sirènes se perd dans l'immensité. La proie qu'elles convoitaient leur a échappé.

Ulysse passa entre Charybde et Scylla, ces écueils que lui avait signalés Circé ; mais il fut moins heureux dans l'île de Thrinacie. Ses compagnons et lui avaient abrité leur navire dans la grotte où les nymphes, filles du Soleil et de Nééra, avaient leurs sièges et mariaient leurs pas cadencés. Pressés par la faim, et bravant les ordres de leur chef alors absent, les hommes d'Ulysse se jetèrent sur les plus belles génisses du Soleil.

Quand le roi d'Ithaque aborda dans l'île de Calypso, il n'avait plus ni vaisseau, ni compagnons. Alcinoüs et Arété savaient le reste.

La journée qui suivit le récit des aventures d'Ulysse, vit le départ du héros.

Puissant Alcinoüs, le plus illustre entre tous ces peuples, dit Ulysse, faites les libations ; puis, laissez-moi partir sain et sauf, et recevez mes adieux. Déjà ce que souhaitait mon cœur est accompli, apprêts du départ et riches présents : veuillent les dieux, habitants du ciel, les rendre heureux pour moi ! Puissé-je, à mon retour, trouver dans mes foyers mon épouse irréprochable et mes amis pleins de vie ! Et vous, qui restez ici, puissiez-vous faire longtemps la joie de vos épouses légitimes et de vos enfants ! que les dieux vous donnent toute espèce de prospérité, et qu'aucune calamité ne frappe le peuple ![41]

Les Phéaciens restèrent assis pour répandre les libations du départ ; mais le roi d'Ithaque se leva, et déposant une double coupe entre les mains d'Arété, il lui dit :

Je te souhaite, ô reine, un bonheur non interrompu, jusqu'à ce que surviennent la vieillesse et la mort, qui sont le partage des humains. Moi, je pars ; toi, jouis dans ce palais de l'affection de tes enfants, de tes peuples et du roi Alcinoüs[42].

Ulysse s'éloigna ; mais la sollicitude d'Arété veillait encore sur lui ; et, à son escorte, se joignaient quelques femmes de la reine : la première tenait un manteau et une tunique ; la seconde, le coffre où étaient renfermés les premiers dons faits à Ulysse par les chefs des insulaires ; la troisième portait du pain et du vin rouge. Ces divers objets furent déposés dans le vaisseau où, le matin déjà Alcinoüs avait placé les trépieds et les bassins d'airain que les habitants de Schérie avaient offerts à leur hôte depuis que leur reine adorée avait provoqué leur générosité en faveur du héros.

A. peine embarqué, Ulysse s'endormit. Quand il se réveilla, il était couché sur une plage sablonneuse. Deux côtes abruptes, s'avançant dans la mer, formaient le port où l'on avait débarqué le héros. A l'extrémité de cette baie se trouvaient un olivier et une grotte consacrée aux nymphes.

Le roi d'Ithaque ne reconnut ni les ports, ni les rochers, ni les sentiers qui fuyaient dans le lointain, ni les arbres qui déployaient leur riante parure. Il pensa que les Phéaciens l'avaient trahi, et se livra à ce découragement qu'éprouvent les malheureux qui, après avoir cru à la fin de leurs souffrances, sont déçus dans cet espoir. Cependant il trouva au pied de l'olivier les présents de ses hôtes ; mais que lui importaient ces trésors : il se croyait encore exilé !

Comme il errait sur le rivage de la mer, il aperçut un jeune et élégant pasteur : c'était Minerve qui avait revêtu cette forme. Ulysse supplia l'inconnu de le sauver, de lui dire quelle était la contrée où il venait d'aborder.... Mais que lui répond l'étranger ?... Il a nommé Ithaque ! La joie pénètre le cœur d'Ulysse, et néanmoins il doute encore.... Sa longue absence a effacé de sa mémoire les sites de son pays ; et d'ailleurs, craignant que le héros ne fût reconnu de sa femme et de son peuple avant d'avoir châtié les prétendants, Minerve a voulu qu'il ignorât quelle terre il avait touchée jusqu'à ce qu'elle s'entretint avec lui.

Mais bientôt la déesse se révèle elle-même à son royal protégé, sous les traits d'une femme imposante ; elle lui montre le port de Phorcys, l'olivier, la grotte où autrefois le souverain sacrifiait aux nymphes ; le mont Nérite sur lequel s'étend une forêt à l'ondoyant feuillage[43] ; et Minerve fait disparaître le nuage dont elle a entouré le roi d'Ithaque.

Les yeux dessillés, Ulysse s'est prosterné ; il baise ce sol auquel se sont mêlées les cendres de ses aïeux et celles de sa mère ; ce sol sur lequel il est né, sur lequel languit son vieux père et vivent sa femme et son fils ; ce sol nourricier que fructifient les sueurs de ses peuples et que protègent ses naïades chéries. L'exilé salue sa patrie ; le souverain, son royaume ; l'homme, son foyer et ses divinités !

Après ce moment de solennelle émotion, Minerve invita et aida Ulysse à déposer ses trésors clans la grotte. S'asseyant auprès du roi au pied de l'olivier, elle chercha avec lui le moyen d'abréger les souffrances de Pénélope et de châtier les prétendants. Elle lui dit de se rendre chez Eumée, son fidèle porcher, serviteur tendrement attaché aussi à la reine et à Télémaque. La déesse informa Ulysse qu'elle allait chercher à Sparte le jeune prince qui voyageait pour chercher à savoir où était son père. Le roi reprocha à sa protectrice de n'avoir pas averti Télémaque de son prochain retour, et craignit que son fils n'errât et ne souffrît comme lui. Mais Minerve lui déclara qu'elle avait elle-même suggéré à l'adolescent la pensée de ce départ, afin qu'il s'acquît une bonne renommée par un voyage qui d'ailleurs s'accomplirait heureusement.

La déesse ne quitta pas Ulysse sans avoir métamorphosé le beau et majestueux héros en un misérable vieillard.

Sous cette sordide apparence, Eumée ne reconnut pas le souverain dont il pleurait l'absence plus encore que celle de son père et de sa mère.

Fils de roi, mais vendu en bas âge par des pirates au père d'Ulysse, il avait été élevé et nourri par la reine Anticlée avec Ctimène, fille de ses maîtres. Les deux enfants grandirent ensemble et s'aimèrent tendrement ; mais un jour vint où Ctimène suivit un époux, ce même Euryloque qui devait périr parmi les compagnons d'Ulysse. Anticlée habilla richement son fils adoptif et l'envoya aux champs. Son affection pour lui crut avec les années et ne s'arrêta qu'à la mort. Il ne fut point donné à Pénélope de remplacer sa belle-mère auprès d'Eumée : depuis que ses prétendants s'étaient installés dans sa maison, elle ne pouvait plus témoigner sa bienveillance à son serviteur.

Le porcher accueillit le voyageur avec les touchants égards que les hommes des anciens temps savaient avoir pour leurs hôtes malheureux. Comme Eumée parlait avec douleur, du maître dont les prétendants de Pénélope gaspillaient l'héritage, Ulysse lui demanda le nom de celui qu'il regrettait, et voulut lui faire espérer que cet nomme aurait pu se présenter à sa vue pendant ses longues pérégrinations. Le porcher, ne voyant dans cette insinuation qu'une ruse du mendiant, le prévint que la femme et le fils de l'absent ne le croiraient pas s'il leur fournissait des renseignements au sujet de ce dernier ; Eumée ajouta que chaque vagabond qui abordait à Ithaque, provoquait par ce moyen la générosité de sa maîtresse, et faisait verser à celle-ci des larmes de veuve. Et lorsque l'étranger, entendant prononcer au porcher le nom d'Ulysse, jura que, dans l'année même, le héros reviendrait pour venger sa compagne et son fils, Eumée ne crut pas à ce serment.

Pendant que, sous un nom supposé, Ulysse donne à son hôte des détails imaginaires sur son existence, suivons Minerve à Sparte, la ville aux belles femmes.

Ce fut dans la nuit que la déesse apparut à Télémaque, alors livré à l'insomnie par de pénibles préoccupations. Elle lui fit craindre que Pénélope ne se laissât influencer par son père et par ses frères qui lui conseillaient d'épouser Eurymaque, et qu'elle n'emportât quelque précieux objet en quittant le palais d'Ulysse. Minerve feignait ainsi de croire que Pénélope pourrait agir comme la femme vulgaire qui, sans se ressouvenir de son premier époux et des enfants qu'elle en a eus, ne pense qu'à enrichir son nouveau foyer, fût-ce aux dépens de l'ancien. La déesse dit au jeune prince de confier à son retour, ce qui lui appartenait, à la plus fidèle de ses servantes, en attendant que les dieux l'eussent uni à une femme illustre. Elle le prémunit aussi contre l'embuscade que les prétendants avaient dressée contre lui ; et lui indiquant la route qu'il devait suivre pour échapper à ses ennemis, elle lui ordonna de se rendre chez Eumée, d'y passer la nuit, et de faire savoir à sa mère qu'il était revenu.

Avant de quitter Lacédémone, Télémaque reçut d'Hélène un don tout maternel. Au fils de celui qui avait tant souffert à cause de la faute qu'elle avait commise, l'épouse coupable et régénérée offrait un voile travaillé par elle, et destiné à la femme que Télémaque conduirait dans sa demeure ; et la souveraine priait le jeune homme de déposer cette parure entre les mains de sa mère chérie jusqu'au jour de son hymen.

Outre ce précieux souvenir, l'intéressant voyageur dut à la reine de Sparte une touchante espérance. la vue d'un aigle qui, s'envolant à la droite du char de Télémaque, tenait dans ses serres une oie domestique, Hélène, inspirée des dieux, prédit qu'Ulysse allait accomplir contre les prétendants l'œuvre de la vengeance ; et que peut-être il en méditait déjà le dessein sur la terre natale.

En débarquant à Ithaque, le fils d'Ulysse confia à l'un de ses amis, un suppliant qu'il avait recueilli en route : c'était le devin Théoclymène. Pressé de se rendre chez Eumée, Télémaque savait que sa mère ne pourrait, dans la retraite où elle vivait, le remplacer auprès de son hôte.

A son arrivée chez le protégé de son aïeule, Télémaque craignait qu'Eumée ne lui annonçât le mariage de sa mère. Une double joie lui était réservée dans hi cabane du porcher : il sut par ce serviteur que la reine était toujours affligée dans le palais où il l'avait laissée ; et quand le jeune prince eut envoyé Eumée à Pénélope pour calmer les inquiétudes maternelles de la souveraine, Ulysse, subissant l'influence de Minerve, reprit sa beauté naturelle et se fit reconnaître de son fils. Ce fut en pressant son enfant dans ses bras que le roi, si longtemps exilé, put enfin pleurer.

Pendant qu'Ulysse et Télémaque concertaient la mort des prétendants, ceux-ci, atterrés de savoir que le jeune prince avait échappé à leurs embûches, lui préparaient un nouveau piège.

Pénélope, informée par un héraut et par Eumée que Télémaque était en sûreté, apprit cette fois encore par le fidèle Médon, que son fils n'avait évité un premier danger que pour en courir un autre. S'arrachant alors à sa retraite, elle parut, accompagnée de ses suivantes, devant ces hommes qui voulaient lui ravir et les regrets de son veuvage et les espérances de sa maternité. Avec la double majesté de la reine et de la mère de famille, elle interpella Antinoüs, celui des prétendants qui, deux fois déjà avait préparé la mort de Télémaque. Lui reprochant avec sévérité son cruel et lâche dessein, elle lui rappela qu'un jour son père s'était réfugié au foyer d'Ulysse, et que le roi d'Ithaque l'avait arraché à un trépas imminent. Et c'était le propre fils de ce suppliant qui ruinait le sauveur de celui-ci, c'était lui qui persécutait sa femme et voulait assassiner son enfant ! Pénélope invita impérativement le coupable à réprimer, non-seulement ses propres violences, mais encore celles de ses compagnons.

Une voix sympathique s'éleva alors en faveur du jeune prince opprimé : c'était celle d'Eurymaque, le prétendant que favorisaient le père et les frères de Pénélope. Il promit à la reine de défendre Télémaque, et lui assura qu'ayant reçu d'Ulysse pendant son enfance, des soins caressants, il n'aimait aucun homme plus que le fils de son roi.

Eurymaque était plus perfide qu'Antinoüs : lui aussi, il voulait faire périr celui dont il jurait de tuer l'assassin.

Le lendemain, Télémaque se disposa à rentrer dans la ville, afin que sa présence séchât les larmes de sa mère. Quant à Ulysse, Minerve lui avait fait reprendre son extérieur sénile et misérable au moment où, la veille, Eumée revenait à la cabane. Il ne fallait pas que celui-ci fût initié à un secret qu'il eût pu révéler à Pénélope.

Avant de partir, Télémaque ordonna au porcher de conduire à la ville l'étranger, pour que ce dernier y mendiât son pain.

La première personne qui vit Télémaque entrer dans le palais, fut Euryclée, alors occupée à recouvrir les sièges de toisons. Elle vint à lui avec des larmes de joie ; les servantes d'Ulysse la suivirent et embrassèrent leur jeune maître. Puis la reine descendit de son appartement. Elle enlaça son fils dans ses bras, couvrit de baisers ce visage qu'elle avait craint de ne plus contempler, ces yeux que la mort avait été près de fermer pour toujours ; et tout en pleurs, Pénélope disait :

Te voilà revenu, Télémaque, douce lumière ! Non, je ne croyais pas te revoir ; du jour où tu t'es embarqué pour Pylos, en secret et malgré moi, afin de chercher des nouvelles de ton père. Mais allons, raconte-moi ce que tu as vu[44].

Devant cette tendre mère, le jeune prince laissera-t-il échapper le secret qui consolerait l'épouse d'Ulysse ? Non, il exhorte seulement la reine à prier les dieux, à leur promettre des hécatombes si jamais Jupiter accomplit les œuvres de la vengeance. Plus tard, les reproches seuls de sa mère le décideront à lui confier ce que lui a appris Ménélas touchant le séjour d'Ulysse dans l'île de Calypso. Mais quand Théoclymène annoncera à Pénélope que le héros a déjà revu son pays, Télémaque ne dira pas à la reine que la parole du devin est accomplie.

Il gardera cette attitude de réserve, lorsque, pendant le dîner, son père entrera sous l'apparence d'un mendiant. Il le verra insulté, frappé par Antinoüs et il se taira rêvant à sa vengeance !

La reine qui n'a point paru au festin, apprend qu'un vieillard, un suppliant, a été outragé sous son toit. L'indignation et la pitié agitent son cœur, et, en présence de ses femmes, elle s'écrie :

Puisse Apollon, à l'arc glorieux, te frapper ainsi toi-même, Antinoüs[45].

Certes, tous les prétendants excitent son aversion par leur mauvaise conduite ; mais Antinoüs surtout lui apparaît comme la sombre Parque. Tandis que ses complices ont soulagé la misère du mendiant, il l'a aggravée par l'ignominieux et cruel traitement qu'il a fait subir au vieillard.

Que n'aurait pas éprouvé Pénélope si elle avait su que la chair meurtrie par son lâche prétendant, était celle de son époux !

Cependant cet étranger intéresse la reine. Il parait avoir longtemps voyagé : peut-être a-t-il entendu nommer Ulysse, peut-être même a-t-il vu le héros. Elle veut interroger le mendiant, et charge le porcher de le lui amener. Eumée rapporte à Pénélope que l'inconnu lui a annoncé la prochaine arrivée du roi. La souveraine désire entendre elle-même les paroles de cet homme. Quant aux prétendants, elle les laisse à leur œuvre impie. Ils dévorent impunément son bien, parce que sa maison n'est plus défendue par la force virile qui la soutenait autrefois ; mais si Ulysse revenait, la vengeance ne serait pas loin !

Au moment où Pénélope exprime ce souhait, elle entend éternuer Télémaque. Elle se prend à rire ; et, pensant que ce présage répond à son vœu et lui annonce ainsi la mort de ses spoliateurs, elle presse Eumée de chercher l'étranger, et promet de donner à celui-ci de beaux vêtements s'il dit la vérité.

Le porcher transmet à son hôte les ordres et les offres de la reine ; mais Ulysse, paraissant redouter la colère des prétendants, refuse de voir Pénélope avant que le coucher du soleil ait éloigné ces princes.

Eumée revient donc auprès de la reine qui, le voyant seul, s'étonne de la méfiance du mendiant ; mais le porcher lui en ayant révélé le motif, elle approuve ce qu'elle n'a pas compris d'abord.

Cet étranger, quel qu'il soit, n'est pas dépourvu de sens, dit-elle. Car nulle part on ne voit, parmi les mortels, des hommes insolents à ce point et coupables de pareils crimes[46].

Eumée retourna à ses étables. Ulysse demeura au palais. Le héros, luttant avec le mendiant favori des prétendants, le terrassa, et s'attira les félicitations de ceux qui protégeaient naguère son rival. L'un de ces princes le toucha par sa douceur. C'était Amphinomus, fils d'un homme qu'il estimait. Ulysse, désirant le soustraire au carnage qu'il préparait, lui laissa entendre qu'en renonçant à poursuivre un but injuste, Amphinomus pourrait échapper au châtiment qui était proche. Un triste pressentiment troubla le cœur du jeune homme ; mais Minerve ne permit pas qu'il écoutât cette voix intérieure. L'inexorable déesse ne voulait point que le mépris de ses lois demeurât impuni.

Cependant Minerve conçut le dessein de rendre Pénélope plus adorable aux yeux de ses prétendants, et plus estimable aux yeux de son époux et de son fils. Soudain un sourire se dessina sur les lèvres de la reine qui manifesta à l'intendante Eurynomé le désir de se montrer à ceux qui briguaient sa main, et d'inviter son fils à ne pas vivre constamment avec ces orgueilleux dont le langage était doux, et le cœur perfide.

Eurynomé approuva cette reine à qui elle donnait le nom de fille ; mais elle souhaita que la souveraine se donnât des soins qui fissent disparaître toute trace de sa douleur. Pénélope répondit à la fidèle intendante par ces mots si touchants dans leur simplicité

Eurynomé, ne me conseille pas, malgré ta sollicitude pour moi, de laver mon corps et de me parfumer d'essence. Car les dieux, habitants de l'Olympe, m'ont ravi la beauté, du jour où mon époux est parti sur ses vaisseaux creux. Mais ordonne à Autonoé et à Hippodamie de venir, afin qu'elles m'accompagnent dans le palais car j'ai honte de paraître seule en présence de ces hommes[47].

La reine ne veut être belle qu'aux yeux de son mari, et elle a refusé de demander à l'art les charmes qui captiveraient plus étroitement encore les princes qu'elle dédaigne. Eh bien ! c'est pour le bonheur de son époux, c'est pour le tourment de ses persécuteurs, que ses attraits vont recevoir un nouveau prestige ! Que Pénélope cède à ce doux sommeil que lui envoie Minerve, et la Sagesse illuminera son visage de cette beauté impérissable qui semble n'appartenir qu'à Vénus, la Sagesse lui donnera une stature plus haute, une attitude plus imposante. Que la reine descende alors ; et, malgré le voile qu'elle abaissera sur son chaste visage, elle éblouira les fiers prétendants au point que ceux-ci sentiront fléchir leurs genoux devant tant d'éclat et tant de majesté !

Et Ulysse qui la revoit pour la première fois, qu'éprouve-t-il ? Le poète ne nous le dit pas.

Courroucée, la reine s'adresse à son fils :

Télémaque, tu n'as plus ni fermeté, ni prudence. Lorsque tu n'étais encore qu'un enfant, ton esprit était mieux avisé. Maintenant que tu es grand et dans la fleur de l'adolescence, et qu'à voir ta taille et ta beauté, un étranger te reconnaîtrait pour le fils d'un héros opulent, tu n'as plus ni sentiments d'équité, ni prudence. Quoi ! une pareille action a été commise dans le palais ! Tu as souffert que cet étranger fût maltraité à ce point ! Si un étranger, assis dans notre demeure, est victime de traitements aussi odieux, quel sujet de honte et d'opprobre ce sera pour toi parmi les hommes ![48]

Télémaque s'excuse sur le trouble que jettent dans son âme les hommes de proie qui l'entourent. Puis Eurymaque prend la parole. Il dit à Pénélope que si tous les Grecs du Péloponnèse la voyaient, elle, la plus belle et la plus intelligente des femmes, la foule de ses prétendants grossirait encore. La souveraine repousse froidement cet hommage. Elle répète ce qu'elle vient de dire à Eurynomé, que sa beauté lui a été ravie en même temps que l'époux dont le retour augmenterait sa gloire. Maintenant elle est abreuvée de tristesse. Elle se souvient qu'avant de partir, Ulysse lui prit la main et lui exprima un mélancolique pressentiment. Il ne savait pas s'il reviendrait ; et, en son absence, il lui confiait la garde de son foyer. Il lui recommandait de toujours veiller sur les vieux parents dont il se séparait. Elle les avait toujours soignés, il le savait ; mais il la priait de les entourer de plus de sollicitude encore pendant qu'il serait éloigné d'eux. Enfin, s'il ne revenait pas, Ulysse permettait à sa femme de se remarier après que Télémaque aurait atteint rage d'homme.

En retraçant cette scène, Pénélope avoue que les faits prévus par Ulysse se réalisent. Elle sera forcée de conclure un hymen qui lui est odieux. Elle se plaint amèrement de la manière dont ses prétendants agissent à son égard. Ce n'est pas ainsi que se conduisaient autrefois ceux qui recherchaient l'alliance d'une femme de bien, issue d'une opulente maison. Loin de ruiner sa demeure, ils amenaient leurs bœufs et leurs brebis pour offrir des festins à ses amis, et ils essayaient de lui plaire par leurs dons.

Ulysse a compris la ruse de Pénélope. Il est assuré que jamais elle ne consentira à parjurer sa foi ; mais il l'approuve en lui-même de provoquer des présents qui ne seront pour elle qu'une réparation.

Antinoüs prie la reine d'accepter les dons de ces prétendants qui ne la quitteront pas avant qu'elle n'ait choisi le plus illustre d'entre eux.

Les princes se font apporter par leurs hérauts, les objets qu'ils destinent à Pénélope. Antinoüs lui donne un grand voile brodé avec art, et orné de douze agrafes d'or qui s'attachent à des anneaux ; Eurymaque, un brillant collier d'or, orné de grains d'ambre, et d'une admirable exécution ; Eurydamas, des boucles d'oreilles qu'embellit une triple perle, et dont Homère relève la grâce infinie. Enfin, chacun des prétendants fait son offrande à la reine ; et celle-ci remonte chez elle, accompagnée de ses femmes qui portent ses trésors.

Les prétendants dansaient et chantaient quand la nuit tomba. Ils préparèrent alors les vases à feu employés à l'éclairage et au chauffage de la salle, et les remplirent de bois sec. Les femmes du palais devaient entretenir la flamme des torches qui y furent placées. L'étranger s'approcha de ces esclaves et leur dit :

Servantes d'Ulysse, de ce roi absent depuis si longtemps, retournez dans l'appartement de votre auguste reine. Tournez le fuseau à ses côtés ; assises dans la chambre, égayez-la, ou cardez la laine avec vos mains. Moi, je me charge de les éclairer tous ; quand même ils voudraient attendre l'aurore, au trône d'or, ils ne me lasseront pas : je suis endurci à la peine[49].

Les servantes se moquèrent du mendiant ; mais ce fut Mélantho, celle d'entre elles que chérissait Pénélope, qui insulta avec le plus de brutalité le malheureux vieillard. Infidèle à la maîtresse qui l'avait élevée, qui la traitait comme une fille et lui donnait tous les objets propres à flatter son goût, Mélantho répondait à l'amour d'Eurymaque. Mais ses injures s'arrêtèrent subitement devant le sombre regard que jeta sur elle ce maître qu'elle ne reconnaissait pas, et devant les effrayantes menaces qu'il lui adressa. Ses compagnes et elle s'enfuirent, se soutenant à peine sur leurs genoux défaillants.

Debout près des torches, Ulysse considérait les prétendants. Minerve, voulant encore envenimer la colère du roi, le livra de nouveau aux outrages de ces insensés : Eurymaque excita contre le vieillard la risée de ses complices. Une scène de désordre s'ensuivit. Le fils d'Ulysse y mit un terme en laissant entendre aux princes que, bien qu'il ne chassât personne, l'ivresse devait leur faire sentir le besoin de regagner leurs demeures.

Amphinomus approuva Télémaque ; et, d'après son avis, ses compagnons offrirent des libations aux dieux et se retirèrent.

Le roi d'Ithaque resta auprès de son fils. Il concertait avec Minerve de sanglants desseins.

Ulysse dit à Télémaque de cacher dans l'intérieur du palais les armes de guerre qu'il avait laissées en partant pour Ilion. Craignant d'être dérangé par l'arrivée des femmes, Télémaque ordonna à Euryclée de les tenir enfermées jusqu'à ce qu'il eût mis à l'abri de la fumée les armes déjà ternies qui appartenaient au roi. Et sa seconde mère lui exprima un vœu qui était un tendre avertissement.

Fassent les dieux, mon enfant, que tu aies acquis enfin assez de prudence pour prendre soin de ta maison et veiller sur tous tes biens ! Mais voyons qui t'accompagnera, et portera la lumière, puisque tu ne veux pas que les servantes sortent pour t'éclairer ?[50]

Télémaque lui répondit que ce serait l'étranger. Mais quelle est donc cette lumière qui brille devant le père et le fils ? Les murs, les traverses, les poutres de sapin, les hautes colonnes, paraissent embrasées.... Le jeune prince interroge son père sur un prodige dans lequel il devine la présence d'une divinité : c'est en effet Minerve qui continue d'éclairer Ulysse.

Le roi impose silence à son fils, et l'invite à aller se livrer au repos de la nuit. Quant à l'exilé, il reste ; et toujours méditant avec Minerve la mort des prétendants, il attend le moment de son entrevue avec Pénélope.

Semblable à Diane, la svelte et majestueuse chasseresse, à la belle et gracieuse Vénus, la reine descend dans la salle. Elle se place près du foyer sur son siège, meuble orné d'ivoire et d'argent, et dont la marchepied est recouvert d'une grande toison. Devant elle les servantes font disparaître les traces de ces festins qu'abhorre la souveraine. Elles ôtent les tables, emportent les pains que n'ont pu dévorer les parasites, les coupes où ils ont bu le vin de l'absent ; elles renouvellent aussi le feu des brasiers.

Mélantho revoit l'étranger. Elle a repris son assurance ; et devant la reine, veut chasser l'homme qui l'a fait trembler. Ulysse attache sur elle ce regard sinistre qu'elle connaît déjà Il lui demande pourquoi elle l'outrage avec tant de persistance. Est-ce parce que de vils haillons le couvrent, est-ce parce qu'il mendie ? Mais lui aussi, il a été heureux ; lui aussi, il a été opulent, et il secourait alors le vagabond qui avait faim. Jupiter lui a enlevé son bonheur ! Que Mélantho craigne donc la perte de cette beauté qui la distingue parmi ses compagnes ; qu'elle craigne le courroux de sa maîtresse, et même la vengeance d'Ulysse : car, ajoute-t-il, il y a place encore pour l'espérance. Et si le roi a péri, qu'elle craigne enfin la justice de Télémaque !

Les paroles du vieillard n'échappent point à la reine, et celle-ci menace de mort l'ingrate suivante qui a voulu renvoyer l'homme que sa maîtresse est venue interroger.

Pénélope fait disposer auprès d'elle par l'intendante Eurynomé, un siège pour l'inconnu. Ulysse s'assied, et la reine lui demande qui il est, quelle patrie est la sienne, et dans quelle cité il réside ainsi que ses parents.

C'étaient les premières paroles que, depuis son retour, le héros se fût entendu adresser par sa femme. De quelle émotion ne devaient-elles pas remplir son cœur ! Aussi quel attendrissement profond se trahit dans l'hommage qu'il offre à la souveraine ! L'admiration de l'étranger, la vénération du suppliant, semblent n'être que l'écho de la tendresse et du respect de l'époux. Ulysse déclare à Pénélope que, sur toute la terre, nulle voix n'aurait le droit de s'élever contre elle, et que sa gloire monte jusqu'au ciel comme celle d'un roi juste, pieux, maître d'un grand peuple qui lui doit le bonheur. Il refuse néanmoins de faire connaître à Pénélope son origine ; il redoute l'émotion des amers souvenirs que lui rappelle le passé, et ne veut pas céder à une douleur qu'une suivante de la reine, ou la reine elle-même, pourrait attribuer à l'ivresse.

Plus confiante que son hôte, Pénélope l'initie à tout ce qu'elle souffre. Elle dit que le chagrin que lui causent les insolences de ses prétendants, l'empêche de rendre les devoirs de l'hospitalité aux étrangers, aux suppliants, aux hérauts chargés d'une mission publique ; et la reine avoue qu'elle ne peut que pleurer son mari. Elle mentionne les ruses par lesquelles elle essaie de retarder un hymen qui maintenant lui parait inévitable. Par ses délais, elle résiste à ses parents, et livre à un indigne pillage les biens de son fils. En terminant son récit, elle insiste pour que l'étranger lui désigne sa race et son pays.

Le vieillard se plaint de ce que la reine l'oblige à une narration qui lui est pénible. Il paraît néanmoins se rendre à son désir. Se disant Crétois, frère du roi Idoménée, il raconte qu'il reçut dans sa demeure Ulysse qui se dirigeait vers Troie. A ce souvenir, Pénélope se laisse aller à un désespoir dont l'objet est, selon la touchante parole du poète, un époux assis à ses côtés !

Témoin des larmes que sa femme répand pour lui, et que, d'un mot, il pourrait rendre bien douces, Ulysse souffre, et ses yeux immobiles recèlent des pleurs qu'il saura encore retenir.

Cherchant à s'assurer si réellement l'étranger a donné l'hospitalité à son mari, la reine demande à son hôte quels vêtements portait Ulysse et quels hommes le suivaient. Et quand le faux Crétois lui a décrit le costume du roi d'Ithaque et lui a dépeint le héraut qui accompagnait celui-ci, Pénélope, plus émue que jamais, promet au vieillard que dorénavant il sera dans sa demeure l'objet de sa vénération et de sa tendresse. Ces vêtements qu'il a vus à Ulysse, c'est elle qui les avait remis à l'époux qu'elle ne recevrait plus au foyer domestique. Mais le héros ne peut résister au besoin de consoler celle qui se meurt de son absence. Il ne veut plus qu'elle flétrisse sa beauté par son chagrin. Il lui dit pourtant qu'il comprend l'amertume de son affliction. Toute femme pleure l'époux à l'amour duquel sa tendresse a répondu, l'époux qui est le père de ses enfants, et cependant cet époux n'est pas Ulysse que la renommée égale aux Immortels. Mais cette douleur n'a plus de sujet. D'après les informations que l'hôte de la reine a recueillies avant d'aborder à Ithaque, Ulysse vit, il approche, et le vieillard jure que dans l'année même, soit à la fin du mois qui s'écoule, soit au commencement de celui qui suit, le héros sera dans son royaume.

Pénélope voudrait croire à ce serment, mais elle n'ose plus espérer le bonheur. Elle commande à ses femmes de laver les pieds du voyageur et de lui préparer un lit somptueux. Elle ordonne que le lendemain l'étranger soit baigné et parfumé, et qu'il ait sa place au festin auprès de Télémaque. Malheur au prétendant qui oserait l'insulter ! La reine ne souffrira pas qu'on outrage son hôte ; et le prince qui violerait sa défense, serait, quelque courroucé qu'il fût, chassé de sa demeure. Pénélope veut mériter l'opinion qu'a d'elle ce vieillard qui l'a jugée plus sage et plus intelligente que toutes les femmes. Elle sait que si les imprécations que s'attire l'homme impitoyable lui survivent, la gloire de l'homme généreux s'étend, publiée par les étrangers, jusque dans les contrées lointaines.

Le suppliant décline les premières offres de Pénélope. Du jour où il a quitté sa patrie, une couche luxueuse lui est devenue importune. Quant au bain de pieds que la reine vient de commander pour lui, il lui répugne de le prendre. Mais s'il existe dans le palais une femme âgée et ayant souffert autant que lui celle qui connaît les ravages du temps et du malheur, pourra laver les pieds du vieillard exilé.

Avec son cœur de femme, Pénélope comprend son hôte. Elle appelle celle qui, après avoir reçu dans ses bras Ulysse naissant, le nourrit de son lait et l'entoura de ses tendres soins. Aujourd'hui elle est vieille, elle est faible, mais sa main débile saura toucher les pieds d'un malheureux, vieux comme doit l'être Ulysse.

Allons donc, lève-toi, prudente Euryclée, dit Pénélope, et lave les pieds de cet étranger qui est du même âge que ton maître : tels sont aujourd'hui sans doute les pieds d'Ulysse, et telles ses mains : car les hommes vieillissent vite au sein du malheur[51].

Euryclée couvrait de ses mains son visage sillonné de larmes brillantes ; et, s'adressant à celui qu'elle croyait ou mort ou exilé, et qui était tout près d'elle, elle regrettait amèrement de ne pouvoir le servir. Égarée parla douleur, elle faisait remonter la responsabilité des malheurs d'Ulysse jusqu'au trône de Jupiter, ce roi de l'Olympe à qui le héros avait plus que tous les mortels, offert des prières et des sacrifices. Elle voyait l'homme qu'elle appelait son enfant, son maître, elle le voyait raillé par les étrangères comme l'hôte de Pénélope l'avait été par les suivantes de la reine. Elle comprenait bien que c'était pour éviter les outrages de ces misérables créatures que le vieillard avait refusé leurs services ; mais, elle, la nourrice d'Ulysse, elle s'empressait d'obéir à Pénélope, parce qu'elle respectait sa maîtresse, et parce que aussi, l'homme qu'elle allait secourir ressemblait à son roi

L'étranger répond que cette ressemblance a été remarquée par tous ceux qui ont vu le héros et lui.

La vieille femme prépare le bain, et Ulysse se souvenant qu'il a au-dessus du genou une cicatrice que connaît Euryclée, Ulysse tourne subitement le dos à la lumière de peur qu'à ce signe, sa personnalité ne se révèle à sa nourrice. Mais quel guide plus sûr qu'un regard maternel ? Soudain Euryclée laisse échapper le pied qu'elle tenait et qui, retombant dans le bassin, le renverse. Le bonheur et la tristesse tout ensemble se partagent lame de la nourrice ; des larmes montent à ses yeux, et sa voix ne peut d'abord se frayer un passage. Enfin, posant sa main sur le menton du vieillard, elle lui dit :

Oui, tu es Ulysse assurément, cher enfant[52].....

Elle regarde la reine pour que celle-ci lise dans ses yeux que l'absent est revenu. Heureusement Minerve veillait, et empêchait Pénélope de remarquer ce signe. D'une main Ulysse étouffe la voix d'Euryclée ; de l'autre, il attire la vieille femme et lui demande si elle veut le perdre. C'est elle qui l'a nourri, mais, trahi par elle, il ne l'épargnera pas plus que les servantes infidèles si jamais il peut châtier ceux qui l'ont outragé. Euryclée, repoussant une pareille idée, proteste de la fermeté de son âme, et offre à son roi de lui désigner, au jour de la vengeance, les femmes qui ont maintenu ou souillé l'honneur de la maison royale.

Ulysse refuse : il saura par lui-même reconnaître la vérité. Mais, ajoute-t-il, garde-moi le secret, et laisse faire aux dieux[53].

La nourrice remplace l'eau qui a coulé du bassin sur le sol ; et lorsqu'elle a achevé de laver et d'oindre les pieds sacrés qu'elle touche enfin, le roi se rapproche du foyer et cache sa cicatrice.

Pénélope exprime à son hôte l'intention de l'interroger encore avant la nuit, la nuit qui apporte un bienfaisant repos même à l'homme soucieux, mais qui, pour la reine, n'est que la prolongation des souffrances qu'elle éprouve en travaillant pendant le jour au milieu de ses femmes. Elle raconte que, sur le lit où elle s'étend, elle est anxieuse comme cette femme qui naguère tua son fils, et qui, changée en rossignol, module dans le feuillage printanier sa douleur maternelle. Pendant ces insomnies, la reine est livrée à l'incertitude. Restera-t-elle auprès de son fils, respectera-t-elle son premier hymen, le jugement du peuple ; gardera-t-elle intacts les biens d'Ulysse, les siens ; conservera-t-elle ses esclaves et le palais du roi ? Ou suivra-t-elle un nouvel époux ? Télémaque, enfant, ne voulait point que sa mère le quittât. Homme maintenant, il désire, à ce qu'elle suppose, l'éloignement de celle dont la présence attire la ruine sur sa maison. Cependant elle a fait un rêve dont elle demande l'explication à son hôte. Elle possède vingt oies domestiques qu'un songe lui a montrées égorgées par un grand aigle venu de la montagne et qui s'est envolé après les avoir tuées. A ce spectacle, la reine pleurait et ses femmes l'entouraient ; mais l'aigle est revenu, et, se posant sur le rebord du toit, il lui a appris qu'il était Ulysse, Ulysse qui ferait subir aux prétendants le traitement que l'aigle avait infligé aux oiseaux domestiques. Pénélope s'est réveillée, et son regard est tombé sur ses oies qui becquetaient, comme d'habitude, le froment dans leur auge.

Le vieillard confirme à la reine la véracité de la prédiction que l'aigle lui a faite. Mais Pénélope doute de nouveau. Elle connaît les deux portes que franchissent les rêves ; l'une est d'ivoire, l'autre, de corne. Les songes qui passent par la première sont trompeurs ; ceux auxquels la seconde est ouverte se réalisent ; la reine ne croit pas que son rêve soit sorti par cette dernière ; et cependant son fils et elle en seraient bien heureux.

Pénélope annonce ensuite à son hôte qu'elle proposera aux prétendants de concourir au jeu des haches. L'objet de cette joute consistera à ployer l'arc d'Ulysse, et à renouveler l'exercice par lequel le héros faisait traverser à sa flèche les ouvertures de douze haches réunies. Et la femme d'Ulysse indique avec mélancolie le prix qu'elle réservera au vainqueur :

Je le suivrai, quittant ce palais, séjour de ma jeunesse, ce palais si beau et tout plein de richesses, et dont je ne perdrai jamais, je crois, le souvenir, pas même en songe[54].

L'étranger encourage la reine à ne pas différer l'exécution de son projet, lui déclarant que son époux sera de retour avant que l'épreuve à laquelle elle soumettra les prétendants, soit couronnée de succès.

Pénélope qui ne subirait pas les atteintes du sommeil si son hôte voulait parler encore, sent qu'elle prive le vieillard d'un repos dont la nature fait puissamment éprouver le besoin aux hommes. Elle va donc quitter le voyageur ; et, remontant chez elle, s'étendre sur le lit que ses larmes ont mouillé depuis le départ de son époux.

Ulysse vit s'éloigner la femme qui allait passer une nuit de plus à le pleurer. Il se coucha dans le vestibule, sur une peau de bœuf couverte de toisons qui appartenaient naguère à celles de ses brebis qu'égorgeaient les prétendants de sa femme. Sous le manteau qu'étendit sur lui l'intendante Eurynomé, il ne put trouver le sommeil. Il rêvait éveillé à sa vengeance ; et l'indignation qui fermentait en lui, fut sur le point d'éclater, quand il vit ses servantes infidèles sortir en riant pour alter rejoindre ses ennemis. Il se demanda s'il ne les tuerait pas immédiatement. C'était la colère du lion, et le héros rugissait intérieurement ; mais frappant son sein frémissant, il essaya de se maîtriser par le souvenir des émotions plus vives encore qu'il avait su dompter : Patience, mon cœur[55]....

Il calma ce violent courroux ; mais tout agité de l'orage qui avait grondé en lui, il ne cessait de changer de position sur sa couche labourée. Alors une apparition se présenta à lui et plana au-dessus de sa tête ; c'était sa conseillère habituelle, c'était Minerve qui lui demandait pourquoi il ne dormait pas sous ce toit qui était le sien et qui abritait sa compagne et un fils que lui envierait tout homme.

Ulysse retraça à Minerve ses inquiétudes. Comment, seul, pourrait-il frapper les nombreux prétendants ? Et, vainqueur même, où fuirait-il la vengeance de leurs alliés ?

Minerve lui reprocha cette défaillance. L'homme se fie à un simple mortel ; et lui, il doutait d'une déesse ! Soutenu par elle, il n'avait rien à craindre. Cinquante légions d'hommes altérés de sang, seraient dispersées devant le héros qu'assiste la Sagesse. Ulysse pouvait goûter le repos : le bonheur n'était pas loin.

Et, après avoir consolé et endormi son protégé, la fille de Jupiter s'envola vers l'Olympe.

La reine avait pu se livrer au sommeil ; mais combien son réveil fut pénible ! Ce réveil l'arrachait à un songe qui lui avait montré Ulysse auprès d'elle. Pénélope s'assit, en pleurant, sur sa couche et désira mourir. Elle supplia liane de la frapper d'une claires flèches rapides, si douces pour celui qui est las de l'existence. Ou, si ce trépas subit lui était refusé, que n'était-elle enlevée à cette terre, et emportée à travers l'espace jusque dans les flots de l'Océan ! Les enfers mêmes lui sembleraient préférables à ce monde. Elle pourrait au moins y conserver le souvenir immaculé de son époux ! Vivante, le sommeil même la faisait souffrir ; le sommeil qui apportait aux autres créatures l'oubli de leurs douleurs, redoublait les siennes, puisqu'il lui donnait ce bonheur illusoire qui nous déchire en nous échappant.

L'aurore parait ; et, dans le vestibule, Ulysse entend les gémissements de sa femme. Une pensée traverse son esprit. Peut-être Pénélope l'a-t-elle reconnu ; peut-être va-t-elle venir à lui ! Le roi se lève, étend les mains vers le ciel, et demande à Jupiter que si c'est par sa volonté que l'homme qu'il a tant éprouvé, est enfin revenu sur la terre natale, un mot d'heureux augure soit prononcé dans le palais par un mortel, et que le dieu lui-même parle par un prodige.

La foudre gronde ; et la voix d'une femme s'élève dans la demeure royale. C'était l'une des douze esclaves qui étaient chargées de moudre le grain. Ses compagnes s'étaient endormies après avoir achevé leur tâche ; mais elle la plus faible de toutes, elle n'avait pas encore terminé la sienne. Quand retentit le tonnerre, elle interrompt son âpre labeur et prie ainsi :

Grand Jupiter, qui règnes sur les dieux et sur les hommes, tu as tonné avec force du haut du ciel étoilé, et il n'y a de nuage nulle part. Sans doute c'est un signe que tu manifestes à quelqu'un. Exauce aussi maintenant le vœu que t'adresse une infortunée : qu'en ce jour pour la dernière fois les prétendants goûtent la joie des festins dans le palais d'Ulysse, eux qui m'ont brisé les genoux par un pénible labeur, celui de préparer leur farine ! puissent-ils faire aujourd'hui leur dernier repas ![56]

Ulysse est rassuré : il a obtenu ce qu'il souhaitait : les encouragements du dieu suprême, les vœux d'une créature humaine !

Les femmes préparaient le feu. Télémaque, le glaive sur l'épaule, la lance à la main, parut sur le seuil de la salle. Il s'informa auprès d'Euryclée si l'étranger avait reçu dans sa demeure les égards qui lui étaient dus. Avec ce ton de maître que les mœurs grecques permettaient malheureusement au fils d'une femme veuve, il exprima la crainte que sa mère n'eût pas rempli envers le vieillard les devoirs de l'hospitalité. Il accusa la reine de manquer de discernement, et de ne pas accueillir ses hôtes d'après leur mérite. La nourrice lui fit observer qu'en cette circonstance un pareil reproche était injuste, et que le vieillard avait refusé une partie des soins que Pénélope lui avait offerts. Télémaque quitta la salle pour se rendre à l'assemblée, et Euryclée donna aux servantes le signal de l'activité du matin :

Allons, hâtez-vous : que les unes balayent et arrosent la maison, et jettent des tapis de pourpre sur les sièges bien façonnés : que les autres lavent toutes les tables avec des éponges, et nettoient les cratères et les doubles coupes, travaillées avec art ; d'autres iront chercher de l'eau à la fontaine, et la rapporteront au plus vite. Car les prétendants ne resteront pas longtemps éloignés du palais : ils viendront au contraire de grand matin : car c'est pour tous un jour de fête[57].

Ulysse assista encore ce jour-là aux désordres des princes ; et, malgré la protection dont le couvrait hautement Télémaque, il fut de nouveau outragé par eux. Minerve attisait ainsi le sombre feu qui couvait dans son âme.

Enfin Agélaüs, l'un des prétendants, déclare au fils d'Ulysse qu'il existe pour lui un moi en de retrouver le calme. Sans doute, quand le retour du roi était douteux, Pénélope pouvait différer un nouvel hyménée ; mais ce retour étant désormais impossible, Agélaüs presse Télémaque d'engager la reine à épouser le plus noble et le plus généreux des Grecs. Télémaque jure par le roi des dieux et par les souffrances du son père, que, loin d'empêcher sa mère de se marier, il la prie instamment d'accepter la main de l'homme qu'elle préférera et qui lui offrira des dons innombrables ; il ajoute toutefois qu'il rougirait de la chasser durement de son palais.

Les prétendants, l'esprit troublé par Minerve, se laissent aller à un accès de folle gaieté. Mais, pendant qu'un rire convulsif tourmente leurs lèvres, pourquoi des larmes roulent-elles dans leurs yeux ; pourquoi, inconscients de leurs mouvements, dévorent-ils des viandes encore crues ?.... Théoclymène les observe. Avec son intuition divine, il voit la nuit qui descend sur eux ; il entend des cris lugubres s'échapper de leurs poitrines.... Le sang coule sur les murs, sur les piliers ; des ombres se dirigent du palais vers les enfers ; des ténèbres horribles s'appesantissent sur cette scène.... Voilà ce que découvre le regard du devin, et ce que ne peuvent voir les insensés qui se rient de ses avertissements et qui, sans avoir égard à sa qualité d'hôte de Télémaque, le chassent comme un homme privé de sa raison. Théoclymène s'éloigne avec dignité, et se retire chez un ami de Télémaque, chez Pirée, où il a déjà séjourné avant que le fils d'Ulysse soit rentré dans le palais.

Télémaque ne réprime pas cette fois l'insolence des prétendants. Il ne leur répond même pas quand ils lui proposent avec ironie de vendre comme esclaves ses deux hôtes, le mendiant et le devin. Il attachait ses yeux sur Ulysse, cherchant dans le regard de son père le signal de la vengeance.

Placée sur un siège somptueux, Pénélope a tout entendu. Obéissant à l'inspiration de Minerve, elle monte dans sa demeure, y prend une clef d'airain recourbée et ornée d'un manche d'ivoire. Suivie de ses femmes, la reine se dirige vers l'appartement éloigné qui renferme les trésors et l'arc d'Ulysse. Elle se hâte de retirer la courroie fixée à l'anneau de la porte ; et celle-ci, cédant à la pression de la clef que Pénélope y a introduite, s'ouvre avec un bruit sourd.

La reine entre. Montant sur mie planche où sont posés des coffres de vêtements parfumés, elle atteint un étui suspendu à un clou. Elle le détache, s'assied sur la planche ; puis, avec des cris de désespoir, elle le place sur ses genoux et en retire l'arc du roi.

Quand la première explosion de sa douleur s'est calmée, la reine paraît sur le seuil de la grande salle.

Pénélope tenait l'arc et le carquois de son époux ; ses suivantes portaient les caisses qui renfermaient les instruments nécessaires au jeu des haches. Réalisant alors le dessein qu'elle a confié à son hôte, la souveraine propose aux prétendants une joute dont elle sera le prix.

A l'ordre de la reine, Eumée reçoit de ses mains l'arc d'Ulysse pour le remettre aux princes. En touchant l'arme de son maître, il se met à pleurer ; et au lieu de la porter aux prétendants, il la dépose sur le sol. Des larmes mouillent aussi les paupières d'un autre serviteur fidèle, le bouvier Philétius. L'attendrissement de ces deux hommes irrite Antinoüs, et celui-ci leur reproche avec amertume de provoquer chez la reine une émotion qui n'a pas besoin d'être plus excitée encore dans son cœur déjà brisé.

Télémaque invite les prétendants à ne pas tarder de combattre pour la femme qui n'a pas son égale en Grèce. Il annonce qu'il se met sur les rangs des concurrente'. S'il est vainqueur, il n'aura pas le chagrin de voir sa vénérable mère suivre un nouvel époux, tandis qu'elle abandonnerait un fils vaillant comme son père.

Trois fois Télémaque essaye de bander l'arc. Une quatrième fois il allait réussir ; mais, obéissant à un signe de son père, il dépose l'arme royale.

L'un des prétendants, l'aruspice Liodès, qui, loin de partager les mauvais sentiments de ses compagnons, s'indignait de leurs crimes, doit le premier se servir de l'arc : il ne réussit même pas à le tendre. Liodès prédit que cette arme sera une cause de mort pour un grand nombre de chefs renommés ; toutefois il estime que mieux vaut le trépas que la perte de la femme à la poursuite de qui les princes consument leur existence. Il ne pense pas qu'aucun des prétendants sorte victorieux de la lutte, et l'augure conseille à celui qui aura éprouvé cet arc de chercher une autre épouse que Pénélope. La reine s'unira ensuite à l'homme qui lui offrira les plus précieux dons nuptiaux et que favorisera le destin.

Les efforts des autres princes sont aussi infructueux que ceux de Liodès. Antinoüs et Eurymaque persévèrent seuls dans leurs vaines tentatives.

Eumée et Philétius sortent alors. Ulysse les suit et se fait reconnaître d'eux. Il leur annonce qu'il se propose de concourir au jeu des haches ; et prévoyant que les prétendants s'y opposeront, il enjoint à Eumée de braver leur défense et de lui apporter l'arc ; puis le roi lui ordonne de dire aux femmes qu'elles se tiennent enfermées dans leur chambre. Si l'une d'elles entend des cris et des gémissements s'élever de la salle des hommes, qu'elle demeure silencieusement occupée à son travail. Quant à Philétius, Ulysse le charge de clore solidement les portes de la cour.

Le héros rentre, suivi bientôt de ses serviteurs. Il entend Eurymaque se désespérer de la résistance que l'arc lui oppose, et attribuer sa douleur moins encore au regret de perdre la reine qu'à la honte d'être, ainsi que ses compagnons, si inférieur à Ulysse. Mais Antinoüs prétend que si l'arc ne peut être bandé, c'est à cause de la fête d'Apollon, la néoménie, et le jeune présomptueux compte que le lendemain, après un sacrifice au divin archer, la joute recommencera.

Ulysse ne tarde Pas à exprimer le vœu d'essayer à présent même, sa force sur l'arme du roi. Ainsi qu'il l'a conjecturé, sa demande excite le courroux des princes. Antinoüs menaçant brutalement l'hôte de la reine, Pénélope intervient. Antinoüs croit-il donc qu'elle épouserait l'étranger si ce dernier était vainqueur ? Le vieillard ne peut lui-même se bercer d'une pareille espérance.

Eurymaque répond à la reine que telle n'est pas la pensée des prétendants ; mais qu'ils redoutent les propos des hommes et des femmes, si l'étranger réussit dans son entreprise. Alors un Grec de vile extraction pourra se rire de ces princes si peu égaux à l'époux de la femme dont ils recherchent la main, qu'un mendiant, un vagabond l'a emporté sur eux.

Pénélope accueille avec sévérité l'aveu du fier prétendant. Ceux qui pillent la demeure d'un héros ne peuvent aspirer à une bonne renommée. Et pourquoi la rivalité de l'étranger les humilie-t-elle ? Le vieillard est beau, noble, et la reine ordonne que l'arc lui soit remis. S'il est vainqueur, il recevra d'elle des vêtements, des armes, et la possibilité de se rendre où son cœur l'appelle.

Mais Télémaque prend la parole. Il déclare que, parmi les Grecs, c'est à lui qu'appartient la disposition de l'arc d'Ulysse. Il ne reconnaît même pas ce droit à sa mère qu'il renvoie avec hauteur aux occupations féminines.

Cette fois encore, la reine, troublée par l'assurance de Télémaque, se courbe sous la volonté de son enfant. Passons. Nous avons déjà retracé à plusieurs reprises, l'impression pénible que nous causent trop souvent dans l'Odyssée la position subalterne de la mère et l'attitude altière du fils.

Pénélope rentre dans sa chambre, et Minerve lui envoie le sommeil au milieu des pleurs qu'elle donne au souvenir de son époux. Ah ! qu'elle dorme ! qu'elle n'entende pas le tumulte qui agite le palais !

L'étranger, vainqueur au jeu des haches, a lancé sa seconde flèche contre Antinoüs. Se faisant reconnaître des prétendants, le roi leur reproche d'avoir ruiné son palais, déshonoré ses servantes et poursuivi sa femme, sans craindre la justice des dieux, ni la vengeance des hommes !

Ulysse, Télémaque, et leurs deux serviteurs, sont seuls contre leurs nombreux adversaires ; mais, tantôt sous les traits de Mentor, tantôt sous la forme d'une hirondelle, Minerve veille sur le héros pendant qu'il massacre les coupables ; et, au moment décisif de cette scène de carnage, la déesse découvre son égide immortelle.

Tous les prétendants sont tombés, excepté Liodès, celui d'entre eux qui jugeait sévèrement la conduite des spoliateurs. Embrassant les genoux du roi, il jure que, loin d'outrager les femmes du palais, il a vainement essayé de faire partager sa réserve à ces princes dont il était l'augure. Mais ce dernier titre irrite plus encore le courroux d'Ulysse. L'augure des prétendants a dû souvent faire des vœux pour que le retour d'Ulysse fût retardé et pour que l'hymen lui donnât la femme bien-aimée de l'absent. L'augure a désiré le malheur du roi et l'amour de la reine : il suffit. Et la tête de Liodès roule aux pieds d'Ulysse.

Le silence de la mort a remplacé les clameurs de la lutte, et les corps inanimés des prétendants gisent dans une mare de sang et de poussière. Les mains et les pieds rougis, le héros est debout au milieu de ces cadavres.

A cet aspect, Euryclée qu'Ulysse avait fait appeler pour qu'elle lui désignât les servantes coupables, Euryclée allait laisser échapper des cris de joie.... Mais, dans un noble langage qui contraste avec la sauvage fureur qu'il vient de satisfaire, le roi contient cet élan. Que l'on respecte dans leur châtiment suprême, les hommes qui ont fléchi sous le poids de leurs fautes et de la justice divine !

La nourrice se dispose à informer Pénélope de ce qui vient de se passer. Ulysse l'en empêche : l'œuvre de la vengeance n'est pas encore terminée.

Les douze femmes qui, parmi les cinquante servantes d'Ulysse, ont trahi leur maître, sont mandées auprès du roi par Euryclée. Elles entrent dans la salle en jetant des cris d'épouvante et en répandant des torrents de larmes. Contraintes de porter sous le portique de la cour les cadavres de ces princes dont elles ont partagé les fautes, elles se soutiennent réciproquement pour supporter le poids de leurs fardeaux. Il leur faut essuyer les sièges et les tables qu'a souillés le sang de ceux qu'elles ont aimés. Puis, suspendues à un gibet, elles achèvent enfin de mourir.

Ulysse ne fait venir Pénélope et les esclaves innocentes qu'après avoir purifié la salle. Euryclée appelle les servantes qui accourent avec des flambeaux, et couvrent le roi de leurs respectueuses caresses. Après les violentes émotions qui viennent de l'ébranler, le héros éprouve un profond attendrissement à la vue de ces femmes qui ont été fidèles à sa longue infortune : car son cœur les reconnaissait toutes, dit Homère.

La nourrice retrouve la vivacité de la jeunesse pour aller prévenir la reine des événements qui se sont accomplis dans le palais. Elle court à l'étage supérieur, se penche sur Pénélope endormie, lui dit qu'Ulysse est revenu et qu'il a signalé son retour par le meurtre de ceux qui déshonoraient son foyer. Mais la reine ne croit pas Euryclée ; elle attribue au délire la joyeuse exaltation de la nourrice naguère si prudente. Pénélope lui reproche de se jouer d'elle, de l'avoir réveillée au moment même où pour la première fois depuis le départ d'Ulysse, elle avait trouvé le sommeil plus doux. La reine aurait sévèrement traité toute autre de ses femmes qui l'eût ainsi arrachée au repos ; mais elle respecte la vieillesse de la nourrice.

Euryclée se disculpe. Elle assure à sa maîtresse que l'étranger qui a tant souffert dans le palais, était le roi lui-même, et que Télémaque le savait.

Pénélope, enivrée de bonheur, se précipite de son lit, embrasse en pleurant la nourrice de son mari, et lui demande si réellement Ulysse est de retour, et comment, seul, il a pu vaincre les nombreux prétendants.

La vieille servante ignore comment le roi a châtié ses ennemis. Enfermée avec les femmes du palais, elle a entendu des gémissements qui l'ont frappée de terreur ainsi que ses compagnes ; puis Télémaque l'a appelée, et elle a revu le héros debout au milieu. des prétendants abattus. Elle croit que la reine eût joui de ce sanglant spectacle. Euryclée invite enfin Pénélope à rejoindre son époux qui l'attend.

Comme tous ceux que le malheur a trop éprouvés, la femme d'Ulysse n'ose se persuader encore que la joie a visité sa demeure. Elle s'imagine que c'est l'un des Immortels qui est descendu sur la terre pour rémunérer les crimes des prétendants. Mais Ulysse n'espère plus le retour, Ulysse est mort !

Cette incrédulité étonne la nourrice ; et celle-ci croit dissiper les doutes de Pénélope en lui apprenant qu'elle a remarqué chez l'hôte de la reine la cicatrice qui distinguait son maître. Elle presse la souveraine de descendre, et répond de ses assertions sur sa propre vie.

Malgré sa défiance, Pénélope consent à suivre Euryclée.

Le calme est dans son attitude, mais non pas dans son cœur. Tout en descendant, elle hésite.... Entretiendra-t-elle en particulier l'homme qui se dit le roi d'Ithaque ?... Ou bien, s'abandonnant au bonheur, accueillera-t-elle son mari par le baiser du retour ?

La reine franchit le seuil de la grande salle, et va s'asseoir en face d'Ulysse.

Adossé contre une colonne, et baissant le regard, le héros attendait.

La lueur du foyer éclairait cette scène.

Immobile de surprise ; Pénélope cherchait vainement à reconnaître, sous ce visage vieilli, sous ces misérables haillons, le jeune et fier guerrier qui, vingt ans auparavant, avait pressé sa main pour la dernière fois.

Il se fait un long silence que Télémaque rompt le premier.

Ma mère, cruelle mère, dont le cœur est insensible, pourquoi te tenir ainsi à l'écart de mon père, et ne pas t'asseoir près de lui pour l'interroger et le questionner ? Non, jamais une autre femme ne montrerait un cœur aussi obstiné à fuir son époux qui, après avoir souffert des maux sans nombre, arriverait, au bout de vingt ans, dans la terre de sa patrie.1 Ton cœur, à toi, est toujours plus dur que la pierre.

Mon enfant, répond la reine, j'ai l'âme saisie de stupeur : je ne puis rien lui dire, rien lui demander, ni le regarder en face au visage. S'il est véritablement Ulysse, de retour dans ses foyers, nous nous reconnaîtrons certes l'un l'autre, et plus sûrement : car il est des signes secrets que nous savons seuls, à l'exclusion des autres[58].

Ulysse sourit et congédie son fils, non sans l'avoir chargé d'improviser une fête dans l'intérieur du palais. Que Télémaque, les serviteurs et les femmes, se parent ; que la lyre de l'aède dirige leurs danses ; et que ce bruit joyeux fasse croire aux voisins, aux passants, qu'une noce se célèbre dans la demeure royale. Quand le peuple connaîtra la mort des prétendants, Ulysse aura atteint les ombrages de sa résidence champêtre.

Tandis que cet ordre s'exécutait, et que les insulaires, croyant à l'hymen de la reine, la blâmaient d'avoir trahi le souvenir de son époux, l'intendante du palais purifiait le roi et le couvrait de riches vêtements. Quand celui-ci revient auprès de Pénélope, Minerve a embelli ses traits, développé l'ampleur de ses formes, déroulé sur ses épaules les boucles de sa chevelure, et répandu sur toute sa personne une grâce surhumaine. Sans doute, il espère que sa compagne le reconnaîtra maintenant.... Pénélope se tait.

Ulysse se place sur le siège qu'il a quitté, en face de la reine ; et lui parlant pour la première fois depuis le commencement de cette scène, il lui reproche avec amertume la froideur de l'accueil que reçoit d'elle l'époux qui a si longtemps souffert loin de sa patrie. Il se dispose à se retirer, et commande à sa vieille et fidèle nourrice de lui dresser un lit.

Pénélope tente alors une épreuve décisive. Elle dit à Euryclée de porter la couche d'Ulysse dans l'appartement que le héros s'est bâti lui-même. Cet ordre brise le cœur de l'époux. Qui donc a pu déplacer son lit ? Autour d'un olivier qui s'élevait dans la cour, le roi avait construit la chambre nuptiale. Après avoir coupé le feuillage de l'arbre, il en avait taillé, poli, aligné le tronc ; il avait incrusté ce bois, d'or, d'argent et d'ivoire ; et l'olivier était devenu une couche dont la racine était attachée au sol. Image frappante de ce foyer domestique, dont la base doit être inébranlable !

En entendant Ulysse lui décrire ce sanctuaire respecté, Pénélope sent son cœur défaillir ; ses genoux se dérobent sous elle, et cependant il lui reste assez de forces pour se précipiter vers son mari. Elle peut maintenant répandre les larmes qu'elle a trop longtemps contenues ; elle peut maintenant ouvrir à celui qu'elle croyait à jamais perdu, les bras qu'elle lui a trop longtemps fermés ; elle peut enfin lui donner le baiser qu'elle lui a fait attendre !

Ne sois point fâché contre moi, Ulysse, toi qui, en toute occasion, te montras le plus prudent des hommes. Les dieux nous condamnaient à l'infortune, eux qui nous ont refusé de jouir de la jeunesse et d'arriver au terme de la vieillesse en restant l'un près de l'autre. Ne t'irrite donc pas maintenant contre moi et ne trouve pas mauvais que je ne t'aie point tout d'abord accueilli avec tendresse, quand je t'ai vu. Car j'ai toujours craint au fond de mon cœur qu'un des mortels ne vînt m'abuser par des paroles trompeuses[59].

La reine ajoute que si Hélène avait su d'avance qu'une guerre devait la ramener dans la patrie qu'elle fuyait, elle n'aurait jamais trahi la foi conjugale. Cette prudence qui a manqué à la femme de Ménélas, a guidé Pénélope, et celle-ci n'a abandonné sa réserve qu'au moment où Ulysse lui a dépeint une chambre connue seulement des deux époux et d'une esclave que la reine avait reçue de son père en se mariant.

Devant tant d'amour et de pureté, Ulysse ne pouvait contenir son émotion. Le héros pleurait en retenant près de son cœur, un cœur où son souvenir avait vécu pendant vingt années.

Homère compare le bonheur des deux époux à celui des naufragés qui, atteignant la terre, se réjouissent de leur salut. Mais, dirons-nous, ces naufragés avaient été plus heureux que le royal couple d'Ithaque. Avant de jouir ensemble, ils avaient souffert ensemble !

Pénélope ne pouvait se lasser de contempler cette tête qu'entouraient ses bras caressants, ce noble visage sur lequel ruisselaient des larmes qui répondaient aux siennes. L'homme est si bien né pour la souffrance, que l'excès de la joie lui fait verser des pleurs.

Si Minerve n'avait retardé le lever de l'Aurore, la fille du matin aurait retrouvé Ulysse et Pénélope livrés au même attendrissement. Mais la : nuit se prolongea. Le héros apprit à sa compagne qu'ils n'étaient point parvenus au terme de leurs épreuves, et lui exprima aussi le désir de se reposer. La reine voulut connaitre ce que l'avenir lui préparait encore d'amer ; et Ulysse lui révéla à regret la prédiction de Tirésias. Il lui apprit qu'il devait fléchir le courroux de Neptune par un pénible voyage ; mais que de longs jours de bonheur lui étaient ensuite réservés. Cette dernière perspective consola Pénélope.

Avant de s'endormir, les époux se confièrent les souffrances qu'ils avaient endurées pendant leur séparation. Pénélope écoutait avec ravissement le récit des périls qu'Ulysse avait vaincus pour retourner à Ithaque, et des séductions auxquelles il avait échappé pour se réunir à la compagne de sa jeunesse.

L'aurore parut. Le roi, se disposant à quitter le palais, dit à Pénélope :

Ô femme, nous avons passé tous deux par des épreuves nombreuses : tu pleurais ici mon pénible retour ; et moi, Jupiter et les autres dieux me retenaient, au sein de la souffrance, loin de cette patrie vers laquelle je soupirais. Maintenant..... prends soin dans ce palais des biens que je possède encore. Quant aux troupeaux que les audacieux prétendants ont consommés, je saurai bien en capturer moi-même un grand nombre, et les Grecs m'en donneront d'autres jusqu'à ce qu'ils aient rempli toutes mes étables. Cependant je vais me rendre dans mes campagnes ombragées, pour voir mon excellent père, qui s'afflige cruellement de mon absence. Toi, femme, voici l'ordre que je te donne, bien que tu sois sage : aussitôt que le soleil se lèvera, la renommée parlera des prétendants que j'ai tués dans ce palais ; monte à l'étage supérieur avec les femmes, tes suivantes, et tiens-toi en repos, sans regarder ni interroger personne[60].

Désormais Pénélope ne paraîtra plus en scène ; mais un suprême hommage lui est encore rendu dans le dernier chant du poème. Les ombres des prétendants descendent aux enfers, et l'une d'elles raconte à Agamemnon comment la reine d'Ithaque, repoussant un nouvel hymen, s'est conservée pure à l'époux qui vient de la venger. Cette inébranlable fidélité rappelle un amer souvenir au mari de Clytemnestre.

Heureux fils de Laërte, industrieux Ulysse, dit le roi d'Argos, tu as donc reconquis ton épouse, grâce à ta valeur ! Combien grande était la prudence de l'irréprochable Pénélope, la fille d'Icarius, et comme elle avait bien gardé le souvenir d'Ulysse, son époux légitime ! Aussi jamais ne périra la mémoire de sa vertu, et les Immortels inspireront aux habitants de la terre d'aimables chants en l'honneur de la prudente Pénélope. Elle n'a pas commis d'horribles forfaits comme la fille de Tyndare[61], qui a tué son époux légitime : elle sera le sujet de chants odieux parmi les hommes ; car elle a préparé une mauvaise renommée à toutes les femmes, même à celle qui ferait le bien[62].

Oui, le poète associe à son immortalité les vertus qu'il exalte, les crimes qu'il réprouve. Cette voix de la conscience humaine proclame à travers tous les siècles l'arrêt de la justice divine.

Mais n'en croyons pas un cœur ulcéré, quand la victime de Clytemnestre prédit que la honte d'une épouse coupable rejaillira sur toutes les femmes. Chaque créature humaine n'est responsable que de ses fautes ; et, n'en fût-il pas ainsi, notre sexe serait plus ennobli par les Andromaque et les Pénélope, que déshonoré par les Hélène et les Clytemnestre.

Le secret des événements qui s'étaient accomplis au palais, venait de se répandre dans Ithaque, et une partie des insulaires se disposait à faire expier à Ulysse le massacre des prétendants. Minerve veillait. Cette fois elle concerte avec Jupiter, non plus la vengeance, niais la réconciliation. C'est la dernière et c'est aussi la plus généreuse apparition de la Sagesse dans les chants homériques.

Les rebelles se dirigent vers la résidence de, Laërte que Minerve a transfiguré après lui avoir rendu son fils. Le roi, son père, Télémaque, les deux fidèles pasteurs d'Ulysse, quelques serviteurs de Laërte, s'arment pour repousser les assaillants. Sous les traits de Mentor, Minerve les assiste. Elle donne encore au vieux Laërte la force et la consolation de jeter sa lance sur le père d'Antinoüs. Ulysse et son fils s'élancent au combat et frappent leurs adversaires. Mais Minerve élève la voix :

Cessez cette lutte déplorable, Ithaciens, et séparez-vous au plus vite sans effusion de sang[63].

Éperdus de terreur, les rebelles laissent tomber leurs armes et s'enfuient. Le héros, se repliant sur lui-même, bondit sur la proie qui va lui échapper.... La foudre retentit, et tombe aux pieds de la déesse qui arrête le vainqueur et qui l'adjure de redouter le courroux de Jupiter.

Le roi entend avec joie cette parole de paix ; et le poète, aux dernières cotes de son chant, nous montre Minerve amenant les victimes destinées au sacrifice qui scellera la réconciliation des deux partis.

Remplie par les événements de la vie domestique, l'Odyssée nous offre une galerie de femmes, sinon plus belle, du moins plus riche, que celle de l'Iliade. Parmi ces types nombreux, il en est que nous regretterions de quitter sans les avoir salués d'un dernier regard.

Laquelle de ces figures privilégiées sollicitera la première notre attention, si ce n'est celle de la principale héroïne du poème ?

Reine, mère, épouse, ce qui caractérise Pénélope, c'est la sagesse. Mais cette sagesse n'exclut ni les délicates impressions de la sensibilité, ni les accès du désespoir, ni même les élans d'une généreuse indignation. La vraie force d'âme ne se confond pas du reste avec l'insensibilité : elle consiste à savoir diriger ou dompter une émotion vivement et profondément éprouvée.

Calme et digne en présence de ses prétendants, la reine repousse leurs hommages avec un tranquille dédain, et leur reproche sans exaltation de ruiner la maison de l'absent. Mais apprend-elle qu'ils veulent attenter jusqu'à la vie de ce fils qu'elle a donné au roi, c'est avec une magnifique expression de courroux que, s'adressant au chef du complot, elle le somme d'empêcher lui-même ses compagnons de suivre ses perfides conseils.

Bonne pour ses femmes, Pénélope témoigne à la jeune servante la sollicitude d'une mère, à la vieille esclave la déférence d'une fille. Mais que ces suivantes lui paraissent manquer de respect envers elle, la souveraine les rappelle sévèrement au sentiment de leurs devoirs, tout en mesurant ses réprimandes à leur âge.

En obéissant à son fils, Pénélope semble se soumettre à une coutume grecque particulière à la veuve. Mais si Télémaque laisse outrager dans le palais d'Ulysse, un de ces étrangers que le chagrin de Pénélope l'empêche de recevoir elle-même, la reine, reprenant ses droits de mère, inflige au jeune prince l'humiliation d'un blâme public.

Ce que Pénélope apprécie surtout, c'est un caractère noble et ferme. La tendresse même qu'elle a vouée à son époux, est basée sur l'estime qu'il lui inspire. Au milieu de ses larmes les plus brûlantes, elle est fière de la gloire et du renom de celui qu'elle croit à jamais perdu. Toutefois son amour pour l'absent ne lui fait pas oublier qu'en refusant de se remarier, elle ruine ce fils qu'elle chérit et dont les dangers l'alarment plus encore que les périls qui arrêtent Ulysse. La pensée de ses devoirs maternels semble par moments, ébranler la fidélité qu'elle garde à l'exilé au prix de ruses touchantes. Ses nuits sont agitées par les violents combats qui déchirent son âme ; et il est une heure où, lasse de la lutte, elle appelle la mort.

Cependant, lorsque revient cet époux si ardemment attendu et si amèrement pleuré, elle ne se précipite pas tout d'abord dans ses bras. Elle craint qu'un dieu ne l'abuse ; et pour mieux conserver à Ulysse les trésors de tendresse qu'elle lui réserve, elle les lui ferme ! Elle les lui ferme jusqu'au moment où elle peut les répandre en toute sécurité dans le cœur du mari qu'elle a enfin reconnu.

Jamais Homère ne déposa sur le front d'une héroïne antique un rayon d'intelligence semblable à celui qu'il départit à la majestueuse beauté de la reine d'Ithaque ; jamais non plus le poète ne mit dans un cœur de femme un plus ardent foyer d'amour et de dévouement que celui qu'il plaça clans le sein de Pénélope. Nous aimons chez l'épouse d'Ulysse la raison qui éclaire le sentiment, le sentiment qui vivifie la raison. En subissant le charme intime du caractère de Pénélope, nous comprenons mieux encore que le héros ait sacrifié à l'attachement d'une telle femme l'amour des déesses.

Toutes deux également séduisantes, Circé et Calypso diffèrent cependant l'une de l'autre. La magicienne est plus dangereuse d'abord que la nymphe ; mais quand, domptée par le héros qu'elle voulait asservir, elle lui donne sa tendresse, son affection est plus courageuse que celle de Calypso. Circé n'attend pas, comme celle-ci, que les dieux lui ordonnent de laisser partir son hôte, elle se rend d'elle-même au vœu que lui exprime le roi d'Ithaque. Au lieu de faire craindre à Ulysse, comme Calypso, les dangers qu'il courra en s'éloignant, elle l'enhardit à braver ces périls, à affronter jusqu'aux ténèbres de l'enfer. En Calypso domine la faiblesse de la femme ; en Circé, la fermeté de la déesse.

Éloignons-nous cependant de l'enchanteresse, même quand elle renonce momentanément à ses fascinations. Revenons aux héroïnes du foyer.

C'est là que nous retrouverons la femme d'Alcinoüs, la mère de Nausicaa, la reine Arété, qui étend sur les sujets de son époux la puissance qu'elle exerce dans sa famille. Honorée d'Alcinoüs plus qu'aucune femme ne l'est d'un époux sur la terre, vénérée de ses peu-pies qui la considèrent comme une déesse et recoure nt à elle comme à un juge, elle ne se sert de son ascendant que pour soutenir les droits de la justice et de l'humanité, et pour faire passer dans le cœur de ceux qui l'entourent la noble flamme qu'allument en elle le beau et le bien.

Et cependant elle ne se jette pas dans cette arène publique où la femme échangerait sa grâce et sa douce fermeté contre une force bâtarde, et sa chaste réserve contre une attitude hardie. Le siège de sa puissance est ce foyer où elle travaille entourée de ses servantes ; et les hautes préoccupations de la reine n'empêchent pas la mère de donner à sa fille les humbles soins que comporte la vie domestique.

Les enfants d'Arété partagent le respect que lui témoignent son époux et son peuple. Ne trouvons-nous pas dans son influence maternelle le secret des vertus de Nausicaa ? La dignité de la mère n'explique-t-elle pas la modestie de la fille ?

Où trouver des traits assez délicats, des nuances assez tendres, pour reproduire la suave figure de Nausicaa ? Son aspect fait rêver Homère à l'élégance du palmier, à la beauté de la déesse ; et sa pureté lui semble si céleste qu'il courbe devant la vierge le front sévère d'un héros.

A son entrée en scène, c'est l'enfant ignorante d'elle-même, répandant autour d'elle, à son insu, le charme de sa grâce naïve et pudique, se livrant au jeu avec la même vivacité qu'au travail. Mais que la vue d'une grave infortune lui révèle le vrai sens de la vie, alors c'est la femme, la femme avec sa pitié courageuse que ne rebutent même pas les dégoûts des plaies qu'elle veut fermer, c'est la femme avec sa parole austère et douce qui console et raffermit l'âme du malheureux que sa main relève et soutient.

Cependant lorsque la jeune fille a senti que la charité peut devenir l'amour, elle n'ose plus témoigner publiquement à l'homme qu'elle a sauvé, l'intérêt qu'il a éveillé en son âme. Elle rentre dans l'ombre, et ne reparaît que pour jeter ce timide et touchant adieu à celui dont elle a rêvé l'alliance, et qui, sans savoir qu'elle eût pu l'aimer, va s'éloigner d'elle pour toujours : Souviens-toi de moi....

Nausicaa est le type de la vierge antique, tel que le rêvèrent les poètes de l'Inde, tel que le consacra sous l'inspiration de l'Esprit-Saint l'historien de Rébecca.

A côté de Nausicaa, plaçons Euryclée ; auprès de la jeune fille qui s'éveille à l'existence et voit à peine un nuage troubler l'azur de son ciel, la vieille femme qu'ont ébranlée et fortifiée les orages de la vie. Toutes deux sont secourables à l'infortune ; mais, en se penchant vers celui qui souffre, la première apaise des douleurs qu'elle devine sans les avoir éprouvées ; la seconde soulage des maux dont elle-même a supporté le poids accablant.

C'est un portrait saisissant de vérité que celui d'Euryclée. C'est la vieille esclave qui, par son dévouement, est devenue membre de la famille qu'elle a servie ; c'est plus encore, c'est la nourrice, cette femme que les anciens vénéraient comme une seconde mère. Euryclée a participé à l'existence de ses maîtres pendant trois générations d'hommes. La respectable amie de Laërte en a nourri le fils et élevé le petit-fils. Elle appelle chacun de ces deux derniers : mon enfant, et donne à la reine le nom de fille. Elle n'a d'autres tristesses ni d'autres joies que celles de ses maîtres ; mais elle essaye d'alléger pour eux le fardeau des premières. Elle se désespère aussi bien du voyage momentané de Télémaque que de la longue absence d'Ulysse ; et néanmoins elle trouve encore la force de consoler Pénélope du départ de leur enfant ; et d'épargner au vieux Laërte tout surcroît d'inquiétude aux angoisses qui le torturent.

Euryclée aide la reine à gouverner sa maison, à guider son fils, à secourir l'étranger dont les malheurs lui rappellent ceux d'Ulysse. Aussitôt qu'elle a reconnu son roi, quel ravissement est le sien, et combien il doit lui en coûter de ne pouvoir faire partager son bonheur à sa maîtresse ! Mais son âme prudente sait garder un secret.

Cependant le caractère d'Euryclée est impétueux, vindicatif même. Lorsqu'elle a tremblé pour le héros, elle a douté de la justice divine. Après avoir reconnu Ulysse, elle lui a offert de livrer à sa vengeance les femmes coupables ; puis, devant les cadavres des prétendants, ce qui l'a saisie, ce n'est pas l'horrible pression du meurtre, c'est la joie de la vengeance. Pour lui pardonner son attitude dans ces deux circonstances, nous avons besoin de nous souvenir des amertumes que, pendant vingt années, les infidélités des esclaves et les outrages des prétendants avaient dû amasser dans le cœur de la vénérable servante, qui assistait au déshonneur et à la ruine de la maison de ses maîtres.

Ne nous séparons pas d'elle toutefois sous ces dernières impressions, et suivons-la encore avec sympathie quand elle reconquiert l'élan de ses jeunes années pour courir auprès de sa maîtresse et lui rendre la vie, le bonheur.

C'est par cette vieille et touchante figure que nous avons voulu clore nos observations sur les femmes de l'Odyssée, ce poème dont l'épilogue a, non les souriantes clartés de l'aurore, mais les teintes majestueuses et mélancoliques du soleil qui va disparaître pour faire place à la nuit.

 

 

 



[1] Le tombeau d'Achille s'élève sur le cap Sigée ; celui d'Ajax, sur le cap Rhœtée. Texier, Asie Mineure.

[2] Odyssée, I, traduction de M. Pessonneaux.

[3] L'île d'Ithaque se nomme aujourd'hui Thiaki. On y voit encore les ruines du palais d'Ulysse. Les habitants de l'île nomment ces constructions cyclopéennes : Palais de sainte Pénélope. Kruse, Hellas ; Chenavard, Voyage en Grèce et dans le Levant, pl. XLVIII.

[4] Odyssée, I, traduction de M. Pessonneaux.

[5] Odyssée, I, traduction de M. Pessonneaux.

[6] Odyssée, I, traduction de M. Pessonneaux.

[7] La ville et l'acropole (qui comprenait le palais d'Ulysse), étaient situées dans l'isthme, au pied du Neïos (le St-Stephano actuel), montagne méridionale d'Ithaque, moins élevée que le Nérite. Kruse, Hellas.

[8] Cf. Athénée, liv. I, chap. XII.

[9] Eustathe, cité par M. Pessonneaux, Odyssée, III, note de la page 48.

[10] Hélène devait ce philtre à l'Égyptienne Polydamna.

[11] Odyssée, IV, traduction de Dugas-Montbel.

[12] Odyssée, IV, traduction de M. Pessonneaux.

[13] Odyssée, IV, traduction de M. Pessonneaux.

[14] Odyssée, IV, traduction de M. Pessonneaux.

[15] D'après la version la plus certaine, l'île d'Ogygie est l'île de Malte. La grotte de Calypso se voit au nord-ouest, près du port de Melleba. Il paraît que cet antre et les sites qui l'entourent sont loin de réaliser la belle description qu'en fait Homère. Cf. Îles de l'Afrique, par M. d'Avezac (Malte et Le Goze, par M. Frédéric Lacroix).

[16] Odyssée, V, traduction de M. Pessonneaux.

[17] Odyssée, VI, traduction de M. Pessonneaux.

[18] Odyssée, VI, traduction de M. Pessonneaux.

[19] Odyssée, VI, traduction de M. Pessonneaux.

[20] Odyssée, VI, traduction de M. Giguet.

[21] Odyssée, VI, traduction de M. Giguet.

[22] Odyssée, VI, traduction de M. Pessonneaux. C'est désormais cette version que nous suivrons.

[23] Odyssée, VI.

[24] Quelques siècles plus tard, Corcyre, l'ancienne île de Schérie, vit s'établir une colonie de Corinthiens, à laquelle les Phéaciens léguèrent leur goût pour la navigation. Au temps de la guerre du Péloponnèse, Corcyre figurait, entre Athènes et Corinthe, parmi les trois puissances maritimes de la Grèce. Cf. Thucydide, liv. I, 25 et 36. Cette île est la moderne Corfou.

[25] Odyssée, VI.

[26] Odyssée, VII.

[27] Odyssée, VII.

[28] Odyssée, VII.

[29] Odyssée, VII.

[30] Odyssée, VII.

[31] Odyssée, VIII.

[32] Odyssée, VIII.

[33] Parmi les traditions, les unes placent l'île d'Éa dans la Colchide qui forme aujourd'hui la Mingrélie, l'Iméréthi et le Gouria ; les autres identifient cette lie avec le mont Circé, le moderne Monte Circello, situé en Italie à 4 myriamètres et demi de Rome, et qui est maintenant réuni à la terre ferme, où il forme un promontoire. Sur le plateau du pic culminant de cette montagne, s'élèvent des constructions auxquelles M. Petit-Radel a le premier assigné une origine cyclopéenne ou pélasgique. Cette découverte a servi de point de départ aux archéologues pour reconnaître l'art pélasgique dans toutes les villes de l'Italie, de la Grèce, de l'Asie, où il a laissé des traces. Les monuments cyclopéens du mont Circé ont été exécutés en relief d'après les indications de M. Petit-Radel, et figurent dans la collection pélasgique donnée par ce savant à la Bibliothèque Mazarine. On y voit l'hiéron de la déesse. Cf. Petit-Radel, Recherches sur les monuments cyclopéens.

[34] Odyssée, XI.

[35] Odyssée, XI.

[36] Odyssée, XI.

[37] Odyssée, XI.

[38] Odyssée, XI.

[39] Odyssée, XII.

[40] Odyssée, XII.

[41] Odyssée, XIII.

[42] Odyssée, XIII.

[43] Le port de Phorcys est actuellement la baie de Dexia. Pour la grotte des Nymphes, voir ci-dessus, chap. I. Quant au mont Nérite, qui, comme nous l'avons dit plus haut, est encore désigné sous ce nom aujourd'hui, il est loin d'être boisé comme autrefois. Cf. Kruse, Hellas. En décrivant Ithaque, le savant professeur allemand s'est appuyé sur les travaux dus aux explorateurs de l'île, Gell, Dodwell, Goodisson, Kendrick, Holland. L'illustre auteur d'Ulysse, M. Pierre Lebrun a aussi visité la patrie du héros, et l'a décrite avec cette vivacité de sentiment, cette élégance de style qui respirent dans ses œuvres. Voir les Poésies sur la Grèce et les notes qui suivent ces chants.

[44] Odyssée, XVII.

[45] Odyssée, XVII.

[46] Odyssée, XVII.

[47] Odyssée, XVIII.

[48] Odyssée, XVIII.

[49] Odyssée, XVIII.

[50] Odyssée, XIX.

[51] Odyssée, XIX.

[52] Odyssée, XIX.

[53] Odyssée, XIX.

[54] Odyssée, XIX.

[55] Odyssée, XX.

[56] Odyssée, XX.

[57] Odyssée, XX.

[58] Odyssée, XXIII.

[59] Odyssée, XXIII. Cf. M. Saint-Marc Girardin, Cours de littérature dramatique.

[60] Odyssée, XXIII.

[61] Clytemnestre était fille de Tyndare, roi de Sparte, et de Léda.

[62] Odyssée, XXIV.

[63] Odyssée, XXIV.