Au début des études que nous consacrons à l'histoire de la femme, nous avions annoncé le dessein de retracer le rôle que remplit notre sexe dans l'antiquité orientale tout entière. En travaillant à l'exécution de ce plan, nous avons cru devoir le modifier, et nous avons jugé plus utile de suivre la femme chez ceux des peuples anciens qui ont exercé une action directe sur la civilisation moderne. La Femme dans l'Inde antique nous montrant aux temps védiques ce que fut notre sexe chez les Aryâs nos ancêtres, se rattachait à nos origines de race ; La Femme biblique rappelait nos origines religieuses. Quittant alors l'Orient, nous avons résolu d'écrire sur La Femme grecque et sur La Femme romaine, deux ouvrages qui se rapporteraient ainsi à nos origines sociales. Tous ces volumes formeront le préambule d'un livre où, s'il plaît à Dieu, nous étudierons l'histoire de notre sexe en France, depuis l'époque gauloise jusqu'à nos jours. Nous présentons aujourd'hui au public notre troisième essai : La Femme grecque. Ce n'est pas d'abord sans quelque malaise que nous avons quitté les sommets du Sinaï et du Calvaire pour les horizons plus limités de la Grèce. S'il nous est permis d'employer une expression mythologique que comporte notre sujet, nous dirons que l'ambroisie même des poètes helléniques ne nous suffisait plus après avoir reçu la manne céleste de la Bible. Mais, peu à peu, pénétrée par la ravissante harmonie de ce génie grec qui, dès sa naissance, joignit aux grâces radieuses et souriantes d'une immortelle jeunesse, la force et la majestueuse simplicité de l'âge mûr, nous avons senti que si ce n'était plus la grandeur divine, c'était la beauté humaine dans une inimitable perfection. Et remontant à la source de cette même beauté, nous avons encore trouvé l'inspiration du Dieu qui en est le Principe et le Type. Notre Dieu n'est pas le roi exclusif d'une nation. De tout temps il a été le Maître et le Père du monde qu'il a créé. Bien que, dans l'antiquité, il ait spécialement adopté la race qui gardait sa loi, il n'a pas délaissé le reste de ses enfants[1]. S'il a donné à tous les hommes indistinctement la jouissance du soleil, il ne leur a pas refusé non plus sa lumière immatérielle qui est la vérité, et qui ; rayonnant souvent dans les œuvres des Hellènes, a produit cette beauté où le spiritualisme grec reconnaissait et la splendeur du vrai et la manifestation de Dieu. Depuis les prêtresses de Dodone jusqu'à Diotime, l'institutrice de Platon, les femmes, elles aussi, reçurent en Grèce d'admirables clartés. N'oublions pas toutefois les erreurs au milieu desquelles les Hellènes entrevirent la vérité, et rappelons-nous encore que si Platon ne sépare pas le beau du bien, ses compatriotes furent trop souvent moins fidèles au second de ces principes qu'au premier, et laissèrent subsister parmi eux des souillures telles, que, pour les effacer, il fallut le sang de l'Homme-Dieu. La situation de notre sexe en Grèce reproduira ces alternatives d'ombre et de lumière que nous remarquons dans la civilisation hellénique. Le but principal de notre œuvre est de démontrer la part qu'eut la femme au mouvement moral de la Grèce, et d'indiquer ce qui lui a manqué pour que cette part fût plus grande. Obligée par notre travail même, d'esquisser les principales productions du génie grec aussi bien dans le domaine des arts que dans celui des lettres, nous avons désiré que, tout en poursuivant notre but moral, nous pussions faire goûter aux femmes la beauté antique. La Femme grecque qui, plusieurs fois, nous a permis de rappeler les mœurs et les croyances de sa sœur, La Femme dans l'Inde antique, La Femme grecque est envisagée ici aux deux époques de son existence. Pénétrant d'abord dans la Grèce primitive, nous suivons les déesses et les prêtresses au sein du naturalisme pélasgique et du panthéon hellénique ; nous mêlons la femme à la vie de famille, et nous traçons les silhouettes des héroïnes légendaires et les types des héroïnes homériques. Abordant ensuite les temps historiques, nous plaçons les déesses d'Homère dans ces temples où l'art leur donna la seule immortalité qu'elles aient à nos yeux ; et nous étudions le rôle religieux et philosophique de la femme à cette époque[2]. Nous examinons ensuite la condition sociale de notre sexe pendant cette dernière période ; et parmi les questions toujours actuelles que soulève ce sujet, nous nous arrêtons surtout à l'éducation des filles. La tragédie grecque étant le commentaire vivant des mœurs d'Athènes, nous y avons longuement suivi les femmes de cette ville ; et, autant que les limites de notre sujet nous le permettaient, nous avons indiqué la transformation que les meurs chrétiennes ont fait subir, sur la scène moderne, aux types créés par les poètes antiques. Après les héroïnes du théâtre, viennent les héroïnes de l'histoire. Enfin, notre dernier chapitre est consacré aux femmes qui se sont distinguées dans les lettres et dans les arts. Ici notre tâche devenait très-ardue. Jusqu'alors, tout en traduisant nous-même quelques morceaux de prédilection, nous avions généralement employé les meilleures versions de nos hellénistes. Ce secours nous manqua totalement dans une circonstance que nous allons rapporter. Les Grecs attribuaient aux Pythagoriciennes, des ouvrages intéressant les sciences morales. Ces livres étaient probablement apocryphes ; mais par le fin même que les anciens en reportaient l'honneur à notre sexe, nous ne pouvions les oublier dans l'histoire des femmes grecques. Quelques fragments de ces traités, quelques lettres même attribuées à la plus célèbre de nos prosatrices helléniques, nous sont parvenues[3]. Outre de belles pensées philosophiques et des sentiments élevés, on y trouve des détails d'une naïveté charmante. Le plus souvent, ce sont d'utiles conseils aux mères de famille sur leurs devoirs, sur l'éducation de leurs enfants et la direction de leurs servantes. Très-contraire à l'émancipation de notre sexe, mais non moins convaincue que la régénération intellectuelle de nos sœurs peut seule leur faire tenir à leur foyer leur véritable place, nous avons remarqué avec grand plaisir, une sage et spirituelle réponse adressée par une Pythagoricienne à ceux qui, alors déjà croyaient que la culture de l'esprit était incompatible avec les devoirs de la femme. Les attributions des deux sexes y sont nettement distinguées et définies. Malgré la valeur morale de ces morceaux, nous ne sachions pas qu'ils aient encore été traduits dans les langues modernes[4]. Pour les rendre en français, nous n'avons donc pu nous appuyer sur la version d'un devancier. Aussi n'est-ce pas sans quelque crainte que nous osons appeler sur nos traductions l'indulgence des hellénistes[5]. Nulle de nos œuvres ne nous a coûté autant de labeur que La Femme grecque, qui a absorbé cinq années de notre vie. Non-seulement il nous a fallu compulser les auteurs grecs, traduire quelquefois nous-même les documents qu'ils nous offraient, lire de savants ouvrages modernes concernant les mythes, les mœurs, l'histoire politique et littéraire des Hellènes ; mais pour demeurer fidèle à nos habitudes de composition et donner à nos tableaux quelque couleur locale, nous avons dû recourir aux travaux archéologiques dont la Grèce a été l'objet et qui sont surtout la gloire de notre siècle. Si les voyages de nos explorateurs nous ont été utiles, nous avons aussi consulté avec fruit les publications où sont décrits les monuments, les statues, les bas-reliefs, les peintures, les vases, les médailles, les intailles, les inscriptions, et enfin les objets usuels trouvés principalement à Herculanum et à Pompéi. Les musées aussi nous ont fourni d'intéressants sujets d'étude. Nous avons puisé dans ces recherches une connaissance moins imparfaite de la vie antique. Parmi les auteurs français, allemands, anglais et italiens que nous avons cités, mentionnons Christian Wolf, Winckelmann, l'abbé Barthélemy, Kruse, Robinson, Ottfried Müller, Creuzer et M. Guigniaut, Visconti, Raoul Rochette, MM. Villemain, Cousin, Patin, Saint-Marc Girardin, Dehèque, Egger, Renier, Barthélemy-Saint-Hilaire, Preller, le comte de Clarac, Lenormant, le baron de Witte, Le Bas, Waddington, Grote, Maury, Beulé, les auteurs du Museo Borbonico et du grand dictionnaire édité par M. Smith ; nommons enfin un Russe, le baron de Stackelberg, et un fils de la Grèce moderne, M. Rangabé, qui tous deux ont publié dans notre langue les résultats de leurs recherches. Comme dans nos précédents ouvrages, le désir de répandre quelques idées utiles nous a soutenue dans une tache souvent pénible. A une époque où la littérature reçoit trop souvent l'influence morbide du matérialisme, nous avons considéré comme un devoir de joindre nos efforts à ceux des écrivains qui luttent contre cette funeste tendance. Aussi sommes-nous heureuse que nos travaux eux-mêmes nous aient amenée à évoquer tantôt la parole de Dieu, tantôt les œuvres sereines du génie antique. Ne devient-on pas meilleur en sentant vivre Dieu dans l'humanité ? Priver l'homme d'idéal, disions-nous ailleurs[6], c'est l'abaisser au niveau de la brute ; et nous ajouterons ici : c'est violer les lois de la nature qui assignent à chaque créature un rôle conforme à ses facultés. L'homme, l'être doué d'un souffle immortel, a d'autres devoirs à remplir que l'animal privé de raison. Il ne lui suffit pas d'entretenir son existence physique, il lui faut alimenter la vie de son âme ; et ce n'est que le spectacle de la beauté morale qui lui fournit cette divine subsistance. Paris, juin 1870. En écrivant ce livre, je ne croyais pas que nous, Françaises, nous dussions sitôt éprouver les émotions patriotiques qui exaltèrent tant de femmes grecques. Je ne croyais pas surtout qu'il nous fût jamais possible de ressentir personnellement, les douleurs qui accablèrent les Troyennes devant les désastres de leur patrie et les ruines de leur cité en flammes. La Femme grecque allait être livrée à l'impression quand s'abattit sur notre malheureuse nation l'horrible tempête qui l'a si longtemps dévastée. Pendant l'année désastreuse où nous avons souffert à Paris toutes les calamités de la guerre étrangère et de la guerre civile, le manuscrit de la Femme grecque, successivement enterré, exhumé, replacé à la cave, porté par nous hors du foyer au moment le plus terrible du premier bombardement, ce manuscrit a aussi échappé aux obus et aux incendies de la Commune. Dans le cours de cet ouvrage se trahit souvent la tristesse que nous inspirait l'état moral de la France avant les malheurs qui l'ont accablée. Aussi répéterons-nous ici ce qu'au mois de novembre dernier, nous écrivions dans notre cité assiégée par l'envahisseur : Dans ces derniers temps, nous
avons vu les résultats du matérialisme. Pourquoi la France allait-elle mourir
? C'est que depuis longtemps son âme se retirait d'elle. Ne croyant qu'à une
existence périssable, que d'hommes se précipitaient à de viles jouissances,
et ne cherchaient dans les lettres et dans les arts que le moyen de les
alimenter ! Panem et circenses, c'était là tout ce qu'ils demandaient.
Alors éclatèrent sur notre France, des catastrophes telles que jamais
l'histoire n'en a enregistré de semblables. Ces hommes amollis s'étaient
trouvés en face du danger, et plusieurs d'entre eux avaient reculé....
Mais, grâce à Dieu, les autres, et ce fut le plus
grand nombre, les autres se relevèrent et s'unirent à la partie saine de la
nation. Parmi ceux-ci, plus d'un vit planer au-dessus de toutes les ruines qui
l'entouraient, la seule puissance indestructible, le seul appui qui ne nous manque
jamais, la Providence divine ! — plus d'un
redit avec enthousiasme la vieille devise bretonne : Avec l'aide de Dieu, pour le pays ! — plus d'un enfin entrevit au delà de l'existence mortelle
qu'il sacrifiait, la récompense du devoir accompli. Devant le péril, comment
ne pas croire à Dieu ; et, devant la mort, comment ne pas croire à l'éternité
? Pour les peuples, aussi bien que pour les individus, le malheur est un avertissement
qui réveille l'âme, une épreuve qui la purifie. Entre le matérialisme qui avait abaissé la France et qui allait la perdre, et le spiritualisme qui la régénérera et qui la sauvera, quel sera votre choix, citoyens d'un État libre ?[7] En choisissant le matérialisme, Paris allait s'écrouler.... Fasse le Ciel que la crise effroyable d'où nous sortons, soit la convulsion suprême du matérialisme agonisant ! En se montrant sans voile, ce hideux système nous aura peut-être rendu un grand service : celui de dessiller bien des yeux aveuglés. Tel était sans doute le dessein du Dieu qui a permis les crimes de la Commune. Mais ce n'est pas ici le lieu de nous appesantir sur les douleurs d'une époque si récente. C'est à un glorieux passé qu'est consacré ce modeste livre. Puissent les meilleurs souvenirs de la Grèce, en fortifiant dans nos âmes le culte du beau et du bien, vivifier aussi en nous ce patriotisme dont les Hellènes ont si puissamment éprouvé les cruelles angoisses et les joies, enivrantes ! Juillet, 1871. |
[1] Rappelons ici avec quelle éloquence l'illustre évêque d'Orléans et Monseigneur Landriot ont suivi les traditions des Pères et des Docteurs en soutenant la cause des classiques anciens.
[2] Les chapitres suivants forment un autre volume.
[3] Avant de traduire ces morceaux, nous avons consulté sur leur authenticité, le maître illustre qui se plaît à ouvrir aux jeunes travailleurs les trésors d'une immense érudition et d'un goût attique. Voici ce que nous a répondu M. Egger : Au sujet des lettres des Pythagoriciennes, vos doutes ne sont que trop fondés. Toute cette littérature pseudo-orphique et morale des Pythagoriciens ne repose guère que sur des apocryphes, mais des apocryphes anciens, très-anciens peut-être. C'est déjà un fait intéressant que cette composition d'ouvrages qu'on ait pu attribuer sans trop d'invraisemblance, à des femmes de l'école de Pythagore. Je ne vous découragerai donc pas de traduire de tels morceaux et de les insérer dans votre ouvrage, sauf à exprimer, en les citant, les réserves d'une juste critique. Je crois d'ailleurs que rien n'en a paru en français.... L'an dernier, dans une des leçons du cours que j'ai fait à la Sorbonne, pour les jeunes filles, j'ai signalé les lettres de Théano, que je venais de relire dans la collection de Wolf ; mais le temps me manquait pour en faire autrement profiter mes jeunes auditrices. Si vous croyez, mademoiselle, que ces fragments ne méritent pas l'oubli où ils sont tombés, vous avez raison et vous ferez bien de contribuer à les remettre en lumière.
[4] Il n'en existe, croyons-nous, que des versions latines.
[5] Nous nous étions proposé de soumettre à l'un d'eux ces traductions avant de les publier. Les douloureux événements qui se sont accomplis entre l'achèvement et l'impression de notre ouvrage, ne nous ont pas permis de réaliser ce projet.
[6] Dans la préface de notre première étude : La Femme dans l'Inde antique.
[7] Une question vitale : L'élément religieux est-il indispensable à l'enseignement scolaire dans un État libre ? Paris, 1811.