Figures antédiluviennes : Ève, Ada et Tsilla. — Sara. — Agar, les femmes d'Ismaël et les légendes arabes. — Rébecca. — Rachel et Lia. — Dina. La science moderne a reconstitué l'œuvre des créations primitives antérieures à la formation de l'homme, ou contemporaines de son apparition. Fouillées par le paléontologiste, les couches qui se sont accumulées sur notre globe lui ont livré les débris des animaux, des végétaux, qui ont caractérisé chacun des âges de la terre. Qu'un jour, dans cette région caucasienne qui fut notre berceau, on interroge les terrains diluviens, ne distinguera-t-on pas aussi les traces matérielles qu'a dû laisser de son passage l'humanité naissante ? Par la découverte de l'homme-type, ne surprendra-t-on pas l'origine de ces variations physiques qui devaient constituer les races ? Mais la véritable existence de l'homme est-elle là ? Seraient-ce ces couches de cadavres qui nous révéleraient le secret de la vie ? Demandons à la matière les annales de la terre, mais à l'esprit l'histoire de l'homme ! L'âme de l'humanité n'est-elle pas le terrain où se sont déposées, comme des alluvions, les idées des générations qui se sont succédé ? Et quand, par la contemplation de la vérité, nous nous recueillons dans la simplicité de notre être, nous, types des races qui partagent l'humanité, ne retrouvons-nous pas en nous le même homme, l'homme primitif, non déchu et souffrant, mais jeune, immortel, tel enfin qu'il sortit des mains du Créateur ? L'histoire doit nous dire quelles sont les couches qui, en se superposant, ont formé nos civilisations. Mais les annales des peuples de l'antiquité sont toutes nationales. Seul le peuple hébreu a rattaché son origine à celle de l'humanité. Seule la Bible conserve l'empreinte des premiers pas de l'homme. Quelques apparitions féminines traversent les scènes antédiluviennes. C'est Ève, douce et triste figure que nous avons fait planer au début de notre étude ; Ève, la source de toutes les joies et de toutes les douleurs humaines ! C'est Ada, l'aïeule des nomades et des peuples pasteurs ; l'aïeule de ceux qui, les premiers, arrachèrent aux cordes de mélodieuses vibrations. C'est Tsilla, la mère de Tubalcaïn le forgeron, et de Naama, la vierge dont le nom exprime la douceur. Ombres silencieuses, Ada et Tsilla entendent la confidence du second crime qui a souillé la terre. Le meurtrier, le rejeton de Caïn, leur époux, Lemech est devant elles ; et, exhalant son émotion dans la seule strophe poétique que nous aient léguée les temps antédiluviens, il cherche d'une voix brève, haletante, saccadée, à s'absoudre à ses propres yeux d'un crime auquel Font entraîné les droits d'une légitime défense. Redisons ce chant, où semble vibrer la voix la plus délicate de la conscience qui s'interroge : Ada et Tsilla, écoutez ma voix, femmes de Lemech, soyez attentives à ma parole : j'ai tué un homme, de là ma blessure ; j'ai tué un jeune homme, de là ma meurtrissure. Se souvenant du châtiment que Dieu réservait à celui qui tuerait Caïn, son coupable aïeul, Lemech, le meurtrier innocent, ajoute : Si Caïn doit être vengé au septuple, Lemech le sera soixante-dix-sept fois[1]. Il nous faut descendre maintenant aux temps qui suivirent les migrations des peuples, pour rencontrer des types féminins. Pendant que nous recherchions quelle fut l'œuvre de notre sexe dans le développement de l'idée religieuse, un écrivain arabe nous montrait dans Saraï, femme d'Abram, le premier disciple du patriarche, sa coopératrice dans sa mission divine. Sœur de Loth, selon la tradition juive[2], Saraï, en épousant Abram, s'était alliée à son oncle. Quand Tharé, père d'Abram, quitta la ville d'Ur en Chaldée pour la ville d'Aram en Mésopotamie, Abram, Saraï, Loth, l'accompagnèrent. Ce fut de cette dernière résidence qu'Abram, obéissant au souffle de l'esprit divin, se rendit dans le pays de Canaan pour y répandre la connaissance de l'Etre suprême. Sa femme, son neveu, le suivirent[3]. (1965 av. J.-C.) Les émigrés s'arrêtèrent dans cette vallée de Sichem, dont l'opulente végétation, les eaux courantes, arrachent, de nos jours encore, un cri d'admiration au voyageur. Aussi bien dans la vallée de Sichem que sur la montagne aux gras pâturages qui se dresse à l'orient de Béthel, Abram invoquait le Dieu unique et lui élevait des stèles. Alors commençait pour Saraï cette vie de fatigues et de périls à laquelle l'avaient entraînée son dévouement conjugal et sa foi religieuse. Que, dans le cours de l'œuvre civilisatrice d'Abram, une famine obligeât celui-ci de se réfugier avec sa famille dans la fertile Égypte, l'irrésistible beauté de sa compagne lui semblait un danger personnel ; et, n'osant se dire l'époux de Saraï, il la suppliait de lui donner le nom de frère[4]. Mais le Pharaon[5], trompé par ce titre, enlevait la femme qu'il croyait libre ; et peut-être allait-il ceindre son front du diadème, quand de soudaines calamités l'avertissaient qu'il avait mérité le châtiment du ciel : sa fiancée était l'épouse de son hôte. Effrayé, il mandait Abram, lui reprochait d'avoir douté de lui, d'avoir employé une ruse qui eût pu provoquer le même crime qu'elle était destinée à prévenir ; et le Pharaon, congédiant les époux, leur fournissait une escorte pour protéger leur départ. D'après une tradition arabe, le roi avait donné à Saraï une esclave de race égyptienne : cette esclave se nommait Agar. Abram remonta à Béthel. Ce fut là que l'époux et le frère de Saraï, trop puissants désormais pour qu'ils vécussent ensemble sans que des rixes éclatassent entre leurs pasteurs, durent se séparer. Loth se dirigea vers les villes de la Pentapole. Abram planta sa tente près d'Hébron, sous les ombrages de Mamré[6]. C'est à ce moment que le caractère d'Abram se révèle dans toute sa beauté. Jusqu'ici nous avons appris à respecter dans l'époux de Saraï le serviteur de Dieu ; nous commençons maintenant à aimer en lui l'ami de l'humanité. Le roi d'Élam et ses alliés ont-ils vaincu les rois de la Pentapole, et emmené Loth parmi leurs prisonniers ? Abram rassemble trois cent-dix-huit hommes de sa maison, s'élance à la poursuite des vainqueurs, les harcèle jusqu'aux environs de Damas, délivre les captifs et les captives, reprend aux ennemis leur butin, en offre la dîme à un adorateur cananéen du vrai Dieu, le pontife-roi de Salem, et en abandonne le reste à ceux qu'il a défendus, sauvés, et à ceux qui l'ont aidé dans son œuvre de salut. Mais en vain Abram était-il en pleine possession de ses richesses, de son renom ; en vain, et dans la ville d'Aram, et dans la vallée de Sichem, et sur la montagne de Béthel, avait-il reçu de Dieu l'assurance que sa postérité peuplerait le sol cananéen ; en vain le Tout-Puissant lui avait-il fait pressentir que de sa race naîtrait le Rédempteur de l'humanité, Abram n'avait point de fils ! Quand, après sa victoire sur le roi d'Élam, il entendit le Seigneur lui confirmer les promesses auxquelles il n'osait plus croire, il exhala ses doutes et ses regrets devant son souverain Maître, son père et son ami ! De nouveau la foi lui rendit l'espérance. Saraï ne pensant plus qu'elle dût être la mère du peuple élu, eut un mouvement sublime. Elle, l'unique compagne d'Abram, elle, l'impérieuse maîtresse de la tente, elle sacrifia ses droits d'épouse et son orgueil de reine à la gloire de son mari, au triomphe de l'idée religieuse qu'avait répandue Abram, et que la postérité de celui-ci devait perpétuer. Elle jeta les yeux sur Agar, son esclave ; et, se livrant à l'illusion de la maternité, elle prononça ces mots dont la touchante expression voilait une pensée triste et consolante à la fois : Peut-être aurai-je des enfants par elle[7]. De sa main elle unit sa servante à son époux. Mais les natures mobiles sont plus aptes à suivre un élan de soudaine générosité qu'à se plier à une longue et patiente abnégation. Elles savent se sacrifier momentanément à un but élevé, elles ne savent pas s'y consacrer. La constance dans l'héroïsme leur manque. Saraï ne tarda pas à souffrir de son dévouement. Agar s'était sentie mère ; elle avait l'orgueil de son bonheur ; et l'esclave rêvait peut-être qu'un jour viendrait où un rayon de la gloire de son fils, se posant sur son front, désignerait en elle la vraie reine de la tente. Saraï comprit tout. Compagne du prince hébreu, elle avait partagé sa mission, et une autre femme en recueillerait le fruit ! Éperdue de colère et de douleur, elle vint à son époux ; et lui reprochant d'avoir accepté son sacrifice, elle osa lui dire : Mon injure vient de toi... Que l'Éternel juge entre moi et toi[8]. Abram respecta le désespoir de sa femme, et répondit : Ton esclave est en ton pouvoir, traite-la comme bon te semblera[9]. La jalousie rendit Saraï cruelle. Sans pitié pour cette femme faible et abandonnée, pour cette femme qui allait être mère, elle fit peser sur sa tête jeune et fière le joug d'un dur esclavage. Humiliée par la tyrannie de sa maîtresse, par le silence du père de son enfant, Agar s'enfuit. Instinctivement elle se dirigeait vers sa patrie. Elle était près d'une source, dans le désert, sur te chemin de Sur, entre Kadès et Barad, quand elle s'entendit interpeller par une voix surhumaine : Agar, esclave de Saraï, d'où viens-tu ? et où vas-tu ? — Je fuis ma maîtresse Saraï[10], répondit la jeune femme. La voix mystérieuse ordonnait à l'esclave de retourner sur ses pas. On triomphe d'une épreuve, non en s'y dérobant, mais en s'y soumettant. Retourne auprès de ta maîtresse, et, souffre sous elle[11]. L'idée du devoir l'a relevée ; que l'espérance la soutienne ! Cet enfant qui vit en elle, cet enfant est un fils, cet enfant sera le père d'un peuple innombrable. Nomme-le Ismaël[12], car l'Éternel t'a entendue dans ta misère ; Il sera un homme farouche, sa main sur chacun, la main de chacun sur lui ; il campera en face de ses frères[13]. Agar invoquait l'Éternel. Elle en avait reconnu la voix, elle avait pu l'entendre sans mourir ! La fontaine qui fut témoin de sa vision fut nommée le puits consacré au vivant qui voit[14]. Agar retourna sous la tente de Mamré. Ismaël naquit. L'historien sacré ne nous dit pas comment Saraï accueillit la naissance du fils de son esclave. Quand la tente de Mamré s'ouvre de nouveau à nos regards, nous y voyons l'émir et sa femme dans tout l'éclat d'une gloire nouvelle. Dieu, apparaissant au patriarche qu'il nommait Abraham[15], lui avait promis une lignée de rois et de peuples, et avait établi la circoncision comme un signe de l'alliance qu'il contractait avec les descendants du prince hébreu. Quant à Saraï, ta femme, avait ajouté Adonaï, tu ne l'appelleras
plus Saraï, son nom est maintenant Sara ; Je la bénirai et je te donnerai d'elle un fils ; je la bénirai, et elle sera une souche de nations ; des rois de peuples descendront d'elle[16]. Abraham s'était prosterné ; mais un sourire avait effleuré ses lèvres. Ce fils qui avait été refusé aux jeunes époux, comment pourrait-il être accordé au couple vieilli et chancelant ? Ismaël puisse-t-il vivre devant toi ![17] dit Abraham à l'Éternel. Mais Dieu, lisant dans la pensée de l'émir, déclarait que, bien qu'il regardât avec faveur le fils d'Agar, c'était Isaac, le fils de Sara, qui hériterait de la mission de son père. A Ismaël la bénédiction de l'Éternel ; mais à Isaac son alliance ! (1941 av. J.-C.) C'était pendant la chaleur du jour. Abraham était assis à l'entrée de sa tente : Trois voyageurs passèrent. L'émir courut à eux, et courbant vers la terre son noble front, les supplia de se reposer sous son bocage, et de recevoir de lui les soins de l'hospitalité. Les étrangers acceptèrent l'offre d'Abraham. A l'ombre du chêne, ils étaient servis par l'émir, quand ils lui demandèrent : Où est Sara, ta femme ? — Elle est dans la tente[18], répondit Abraham. Et l'un de ses hôtes lui disait que, l'année suivante, il lui demanderait l'hospitalité, et qu'alors Sara serait mère d'un fils. De l'intérieur de la tente Sara écoutait ; et le même sourire qu'Abraham n'avait pu naguère réprimer devant l'Éternel anima de sa railleuse expression les traits de la princesse. Adonaï (était-ce l'un des trois voyageurs ?), Adonaï devina ce sourire : Pourquoi Sara a-t-elle ri ? disant : Est-ce que j'enfanterai encore ? et je suis vieille ! — Y a-t-il quelque chose d'impossible à l'Éternel ? A l'époque déterminée je reviendrai vers toi, et vers le même temps Sara aura un fils. — Je n'ai pas ri, disait la princesse, effrayée du doute qu'elle avait osé exprimer. — Non, tu as ri[19], répliqua l'Éternel. Les étrangers se levaient pour partir. Ils se dirigèrent vers Sedome, la résidence de Loth. Abraham les accompagna. La voix de l'Éternel s'éleva de nouveau. Elle annonçait à Abraham que les habitants de Sedome et d'Amora avaient, par leur dépravation, attiré son-courroux sur leurs cités. Le châtiment était proche. Les messagers de Dieu se rendaient à Sedome. Ému d'une inexprimable angoisse, Abraham s'approchait de l'Éternel. Eh quoi ! innocents et coupables allaient-ils tous périr dans les villes réprouvées ? Les vertus des uns ne suffiraient-elles pas pour racheter les vices des autres ? Telles étaient les questions qu'Abraham adressait à la Justice suprême. Dieu répondait que la présence de cinquante justes dans Sedome serait la rançon de la ville. Livré à l'impulsion de son cœur, sacrifiant dans son chaleureux élan la crainte de Dieu à l'amour de l'humanité, Abraham sondait la miséricorde du Seigneur : s'il n'y avait que quarante-cinq justes à Sedome ? s'il n'y en avait que quarante ? ou trente ? ou vingt ? ou dix ? A chacune de ces interrogations rapides, pressantes, Dieu répondait qu'il saurait pardonner à l'innocence du petit nombre les crimes de la multitude. Ces dix justes, Sedome ne les renfermait pas. Le lendemain matin, les étrangers qui, la veille, après s'être reposés sous le chêne de Mamré, avaient reçu de Loth une hospitalité patriarcale, les étrangers font sortir de Sedome leur hôte, sa femme, ses deux jeunes filles. Les parents d'Abraham sont sauvés ; mais qu'ils ne s'arrêtent pas, qu'ils ne se retournent pas ! qu'ils fuient ! l'heure arrive ! Les deux gendres de Loth se sont ri des avertissements que leur a transmis leur beau-père. Ils restent avec leurs femmes. Comment redouter que se déchire jamais la nappe de végétation qui recouvre la Pentapole ? Mais cet Éden cache un enfer. Ces arbres, ces gazons, ces fleurs, croissent sur un sol bitumineux, volcanique... Soudain la foudre éclate ; sous le feu du ciel, l'asphalte, le soufre s'enflamment, et un immense incendie embrase les villes maudites.... Loth, ses filles, courent, poursuivis par une pluie de feu... Mais la femme de Loth, voulant peut-être jeter un dernier regard sur la fournaise où se consument les cadavres de deux de ses filles, la femme de Loth se retourne... Les vapeurs salines l'enveloppent... Ce n'est plus une femme, c'est une pétrification, c'est une statue de sel ! Abraham se tenait à la place même où il avait parlé la veille à l'Éternel. Il contemplait la fumée épaisse et rougie qui s'élevait de ce circuit jordanique où, quelques heures auparavant, reposaient, dans leur voluptueuse beauté, les villes de Sedome et d'Amora. Abraham planta sa tente dans le pays de Gerar. Ici encore le nom de sœur, qu'il donnait à sa femme, induisit en erreur Abimélech, le père-roi de Gerar, qui se fit amener Sara, belle, sans doute, d'une nouvelle jeunesse. La voix de Dieu, qu'il entendit dans un rêve, lui découvrit sa méprise ; et la princesse fut rendue à son époux par le souverain qui devint plus tard un fidèle allié d'Abraham. L'Éternel se souvint de Sara. Au temps fixé par lui, elle allaitait un fils, et, souriante et confuse, semblait, avec une douce ironie, se plaindre de son bonheur[20]. (1940 av. J.-C.) Au festin qui célébra le sevrage d'Isaac, la princesse surprit un sourire narquois surie visage d'Ismaël. Froissée naguère dans sa dignité d'épouse, elle se sentit blessée dans ski orgueil maternel. La colère qui depuis longtemps fermentait dans son sein éclata avec une sauvage énergie. S'adressant à son époux, Sara dit : Chasse cette esclave et son fils ; car le fils de cette esclave ne doit pas hériter avec mon fils, avec Isaac[21]. Abraham se révolta contre l'idée d'éloigner de lui cet enfant, qui, le premier, lui avait donné le nom de père. Mais l'Éternel lui apparut et fit cesser sa résistance : Ne sois pas inquiet du jeune homme ni de ton esclave, lui avait dit Adonaï ; obéis à tout ce que Sara te dira ; car c'est par Isaac seulement que se nommera ta postérité. Quant au fils de l'esclave, je le ferai aussi devenir une nation, puisqu'il est ta postérité[22]. Le lendemain, au lever du jour, l'émir plaça sur l'épaule d'Agar une outre d'eau et du pain. Il lui tendit leur enfant, lui dit un dernier adieu. L'esclave s'éloigna. Selon une légende arabe, Abraham conduisit Agar et Ismaël dans la solitude où devait s'élever la Mecque. A la vue de ce désert, son cœur se serra, et sa foi dans la Providence soutint seule son courage défaillant. Agar l'étreignait, comme pour le retenir. Quoi ! s'écriait-elle, abandonneras-tu dans un désert une femme sans force et un jeune enfant ? — J'obéis à l'ordre du ciel[23], répondit le patriarche. La Bible nous montre Agar errant dans le désert de Bersabée. Sans guide, sans appui, elle s'égare... Sa provision d'eau est épuisée, son fils a soif, et nulle source ne s'offre à son regard. Ah ! que ses propres lèvres, que son gosier se dessèchent et s'enflamment, peu lui importe ! Elle ne se meurt que du péril de son fils1 Elle n'a plus la force d'être témoin de ces souffrances qu'elle ne peut alléger ; et dans un fol élan de désespoir, elle jette Ismaël sous un arbre. Je ne veux pas voir la mort de l'enfant[24], dit-elle. Elle ne peut toutefois se résoudre à perdre entièrement de vue son fils. S'en éloignant assez pour ne plus en entendre les plaintes, elle s'assied en face de lui, et sa voix éclate en sanglots. Cependant les gémissements de l'enfant montaient vers le ciel. Dieu rassurait la mère, la consolait : Lève-toi ! relève ce jeune homme et serre-le dans tes bras, car je le ferai devenir une grande nation[25]. Au travers de ses larmes, Agar aperçut une de ces sources dont les enfants du désert scellent l'ouverture. Elle recueillit dans son outre l'eau qui allait sauver son enfant ; et, osant alors revenir à lui, elle le fit boire. Une vie nouvelle s'ouvrait pour Agar. Soucieuse de sa dignité, l'esclave ne s'était même pas appartenue, elle n'avait eu aucun droit sur son enfant. Maintenant elle était maîtresse d'elle-même, responsable de ses actes ; elle élevait son fils dans cette solitude où nulle clameur mondaine n'étouffe la voix de Dieu, dans cette solitude où ceux que l'oppression des hommes a humiliés, amoindris, relèvent la tête, apaisent et agrandissent leur âme, et jettent le cri de la liberté ! L'enfant du désert, habitué à lutter contre une nature aride, exercé à tendre l'arc, devint le type de cette race bédouine qui allait naître de lui. Et cette race, avide d'air, d'espace, d'indépendance, devait donner à Agar, l'esclave, le titre de mère, et saluer en elle une de ses prophétesses[26] ! Les annales bibliques, après avoir mentionné qu'Agar maria son fils à une femme d'Égypte, se taisent sur la destinée de la mère d'Ismaël. Abraham se souvint-il de son premier-né ? Revit-il cette femme à laquelle il avait dû la première ivresse de la paternité ? Les descendants d'Ismaël racontent que le patriarche qu'ils nomment l'ami de Dieu vint quelquefois à son fils, à sa seconde femme, et rattachent même à deux de ses visites de poétiques légendes. Ismaël venait d'épouser une Amalécite, Amâra, fille de Saïd[27]. Abraham sollicita de Sara la permission d'aller voir son fils. La princesse la lui accorda sous la condition que, parvenu au but de son voyage, il resterait sur sa monture. Arrivé à la Mecque[28], Abraham frappa à la porte de la tente de son fils. Ismaël et sa mère étaient absents. Mais une jeune femme parut sur le seuil de l'habitation. Abraham s'inclina. Dédaigneuse, elle ne se courba pas devant le salut du vieillard. Qui es-tu ? lui dit l'émir. — Je suis la femme d'Ismaël. — Où est Ismaël ? — Il est à la chasse[29]. Sans se faire connaître, le voyageur demandait quelque nourriture à la hautaine Amalécite ; et lui, l'enfant d'une race hospitalière, il entendait cette brève et sèche réponse : Je n'ai rien ; ce pays est un désert[30]. Le patriarche avait voulu éprouver la compagne de son fils. En la quittant, il la chargea d'un message pour Ismaël : Dis-lui donc, quand il reviendra, qu'Abraham, après avoir demandé des nouvelles de lui et de sa mère, lui recommande de changer le seuil de sa demeure et d'en prendre un autre[31]. Quand Agar et Ismaël revinrent à leur habitation, le temps du soir était arrivé, et cependant les teintes lumineuses et rosées de l'aurore caressaient l'azur du ciel. Dans la vallée, étincelante de clarté, les brebis flairaient des traces... Ismaël pressentit qu'un mystérieux événement avait dû s'accomplir en son absence. Il interrogea sa femme. Amâra lui apprit qu'un vieillard s'était arrêté devant la tente, et elle lui redit les paroles du voyageur. Ismaël comprit le sens de ce conseil qu'Abraham avait voilé sous l'une de ces allégories familières aux Orientaux. Il renvoya sa femme. Quelque temps après, Abraham frappa de nouveau à la demeure de son fils, pendant une absence d'Ismaël et d'Agar. Cette fois encore, une jeune femme parut sur le seuil de la tente. Elle était belle, et la suave expression de ses traits décelait une âme aimante et pure. C'était une nouvelle épouse d'Ismaël. Fille des Djorhom[32], le sang des rois des anciennes tribus yectanides empourprait ses veines. Elle s'avança avec grâce, apprit au voyageur que son époux et sa belle-mère faisaient paître leurs troupeaux[33]. Quand l'étranger lui témoigna le besoin de se soutenir par quelques aliments, la Djorhomite, s'empressant de lui apporter du lait, du gibier, des dattes, s'excusa de manquer de pain. Fidèle à la promesse qu'il avait renouvelée à Sara, Abraham ne descendit pas de sa monture pour goûter à la collation que lui offrait la noble et gracieuse compagne d'Ismaël. Il bénit les aliments auxquels il avait touché, et qui, en souvenir de la charité de son hôtesse, devaient dès lors, dit la légende, abonder à la Mecque. La Djorhomite baigna et parfuma la tête du vieillard. Pendant ce temps, Abraham demeurait toujours sur sa monture ; mais incliné vers la jeune femme qui n'eût pu atteindre à sa hauteur, il appuyait tantôt la jambe droite, tantôt la jambe gauche, sur une pierre qui conserva l'empreinte de ses pieds. La femme d'Ismaël regardait cette pierre avec étonnement : Mets-la à part, lui dit Abraham, car plus tard on la vénérera[34]. Avant de partir, il dit à sa douce bienfaitrice : Quand Ismaël reviendra, dépeins-lui ma figure, et dis-lui de ma part que le seuil de sa porte est également bon et beau[35]. La jeune femme s'acquitta de sa mission. Ismaël lui dit : Celui que tu as vu est mon père. Le seuil de ma porte, c'est toi-même. Il m'ordonne de te garder[36]. Les traditions arabes font de la Djorhomite la mère de ions les descendants d'Ismaël, ces magnanimes et hospitaliers enfants du Hedjaz. Après l'exil d'Agar, Abraham, invoquant l'Éternel à Bersabée, avait planté en ce lieu un bois à l'ombre duquel il avait dressé sa tente. La tradition juive rapporte que Sara apprit que son mari et son fils étaient allés offrir un holocauste sur le mont Morya. Abraham était le sacrificateur, Isaac la victime. La mère courut au-devant d'Abraham. Qu'allait-elle faire ? Elle ne pouvait plus sauver son enfant ; allait-elle le venger ? Déjà elle avait atteint la vallée d'Hébron, l'asile de ses premières espérances maternelles. Elle n'alla pas plus loin, elle était morte. Quand Abraham, en qui le Tout-Puissant venait de nommer pour la seconde fois l'aïeul du Messie, quand Isaac, qui avait miraculeusement échappé au coup fatal, arrivèrent à Hébron, ils n'y trouvèrent plus que le cadavre d'une épouse, d'une mère[37]. (1903 av. J.-C.) Abraham pleura. Il regrettait la compagne qui l'avait courageusement assisté dans son œuvre civilisatrice, la compagne qui l'avait aimé jusqu'à la jalousie, et qui avait conservé intacte la pureté de la race patriarcale. Sara était une de ces natures primitives dont la puissante vitalité n'a pu encore se plier à toutes les exigences de la loi morale. Impressionnables, mobiles, impérieuses, elles se livrent à tous leurs instincts, généreux ou cruels ; ressentent au même degré le bienfait et l'outrage ; sont ardentes dans leur gratitude, implacables dans leur vengeance ; brisent ce qui s'oppose au déploiement inintelligent de leur exclusive personnalité ; caressent et mordent tour à tour la même main ; se repentent de leurs bonnes actions comme de leurs fautes ; passent du rire à la terreur, de la joie à la colère, d'une foi d'enfant à un scepticisme railleur. Elles savent aimer et haïr, torturer un ennemi, et mourir de la mort d'un être aimé. Elles attirent et repoussent ; elles intéressent enfin sans provoquer la sympathie. Abraham acheta la caverne de Machpéla, à Hébron, ainsi que le champ et les arbres qui l'entouraient. Il plaça son mort dans cette grotte, qui devint le sépulcre des patriarches[38]. Trois ans âpres la mort de Sara, Abraham mariait son fils. Nous disions plus haut ce que fut, ce que devint cette union. Abraham lui-même prit encore une femme nommée Cetura[39] ; il en eut six fils qui devinrent chefs de tribus arabes. Il devait voir naître et grandir les fils d'Isaac. Stérile pendant vingt années, Rébecca était devenue mère : deux jumeaux, Ésaü et Jacob, lui étaient nés. Les fils d'Isaac avaient quinze ans quand mourut Abraham. Les enfants de Cetura avaient été envoyés par lui à l'orient du paf s de Canaan ; seul le fils d'Agar se joignit au fils de Sara pour réunir les restes d'Abraham à ceux de la princesse dans le sépulcre de Machpéla. Son attachement pour Rébecca avait consolé Isaac de la mort de Sara. A cet amour était venu s'en joindre un autre qui dut rendre moins pénible au fils d'Abraham la perte de son père. La vie qu'il avait reçue du fondateur de sa race, il avait pu la transmettre : ses enfants représentaient son père. L'aîné de ses fils, Ésaü, lui était particulièrement cher. Il aimait sa nature à la fois rude et généreuse, son caractère loyal et aventureux, sa passion pour la vie au grand air. Il aimait à le voir, fuyant la tente, &élancer à travers les champs, atteindre de sa flèche le gibier. Mais la plus tendre prédilection de la mère reposait sur Jacob. Rébecca retrouvait en lui la douceur de ses habitudes, la flexibilité de son caractère, la finesse de son esprit. Quand Ésaü courait à la recherche du gibier qu'il destinait à son père, Jacob restait sous la tente maternelle, aidait même Rébecca dans ses occupations culinaires. Tandis que l'aîné des deux frères développait, en les dépensant au dehors, ses forces physiques, Jacob ; se repliant sur lui-même, concentrait parla méditation toute son activité dans le déploiement de ses facultés intérieures. Rébecca comprenait que celui-ci, mieux que celui-là, saurait garder la parole de Dieu. Deux souvenirs fortifiaient encore la conviction de la mère. Avant que ses fils vissent le jour, elle les avait sentis lutter l'un contre l'autre. Consultant l'Eternel, elle en avait appris que c'était là le choc de deux chefs de nations, et que le plus grand servirait le moindre. Puis, quand naquirent les jumeaux, Esaü tenait à la main le talon de son frère. Et Rébecca espérait que l'élection divine tiendrait lieu de droit d'aînesse au second fils d'Isaac. Un jour vint où ce droit d'aînesse même appartint à Jacob. Son frère, exténué de fatigue, mourant de faim, le lui avait vendu au prix d'un plat de lentilles. Une famine obligea Isaac de se rendre à Gerar avec sa famille. Suivant l'exemple que son père lui avait donné, il se disait le frère de sa femme. Mais Abimélech, étant à une fenêtre de son palais, surprit les deux époux ensemble. Au caractère de leur entretien, il devina la vérité. Pure comme l'amour fraternel, leur affection s'exprimait avec tout l'élan de la tendresse conjugale[40]. Abimélech ordonna que la vertu de l'épouse fût respectée, et menaça du châtiment suprême celui de ses sujets qui oserait attenter à l'honneur de son hôte. De misérables querelles suscitées par les habitants du pays contraignirent Isaac de chercher le repos à Bersabée, où il reçut la bénédiction de l'Éternel. Il dressa ses tentes sous ces ombrages qui avaient abrité son père et sa mère, et fit creuser un puits qui, peut-être, est l'un de ceux qu'encadre de nos jours une belle pelouse de gazon, toute diaprée de lis et de crocus[41]. Isaac ne jouit pas du calme qu'il avait espéré. Ésaü s'allia à deux Cananéennes, Judith et Basmath. Isaac, à qui son père avait fait chercher au loin une compagne digne de lui, vit avec tristesse cette union. Mais ce fut la chaste mère de famille qui souffrit le plus de la profanation de son sanctuaire. Seraient-ce ces deux femmes qui lui succéderaient clans le gouvernement de sa maison ? Elle prévint ce malheur, cette honte. Isaac était vieux ; ses yeux s'étaient éteints. Il appela son fils aîné, le pria d'aller à la chasse, et de lui rapporter de ce gibier qui, préparé par Ésaü, avait pour le vieillard une saveur parfumée. Il lui promit de lui donner à son retour cette bénédiction qui était, en quelque sorte, l'héritage des promesses divines. Rébecca entendit tout. Le souci de la gloire de sa maison, la tendresse qu'elle avait vouée à Jacob, le chagrin que lui avaient causé les mésalliances d'Esaü, firent taire en elle les délicatesses du sens moral. Quand Ésaü fut sorti, elle dit à Jacob : J'ai entendu ton père parlant ainsi à ton frère Esaü : Apporte-moi du gibier et fais-moi un plat ragoûtant pour que j'en mange, et que je te bénisse devant l'Éternel avant ma mort. Et maintenant, mon fils, continua Rébecca, écoute ma voix pour ce que je vais t'ordonner. Va aux bestiaux et prends-moi de là deux bons chevreaux, j'en ferai un ragoût pour ton père, comme il l'aime. Tu l'apporteras à ton père pour qu'il en mange, afin qu'il te bénisse avant sa mort[42]. Jacob hésita. Mon frère Ésaü est un homme velu, et moi je suis un homme uni. Peut-être mon père me tâtera-t-il ; alors je serai à ses yeux comme un trompeur, je m'attirerai une malédiction et non une bénédiction[43]. Ce que, femme, Rébecca avait conseillé, mère, elle l'ordonnait. Que cette malédiction retombe sur moi, mon fils ; obéis seulement à ma voix, va et apporte-moi[44]. À cette parole énergique, impérative, Jacob ne résista plus. Quand Rébecca eut donné aux chevreaux un goût de venaison, elle revêtit Jacob des plus riches habillements d'Ésaü, couvrit ses mains et son cou de la peau des cabris, et lui remit le ragoût et le pain qu'elle destinait à Isaac. Quelques moments après, tout avait réussi au gré de Rébecca, et quand Ésaü, rentrant de la chasse, vint à Isaac, celui-ci ne pouvait plus bénir en lui l'héritier de sa mission. Un cri de douleur déchira la poitrine d'Ésaü, et le hautain chasseur pleura. Larmes terribles qui, loin d'apaiser son courroux, l'envenimèrent ! Il aimait son père et ne voulait pas le priver d'un enfant ; mais un jour, prochain peut-être, quand Isaac ne serait plus, Esaü saurait réunir dans le schéol son frère à son père. Rébecca apprit les sinistres desseins de son fils aîné. Elle eut peur. Il fallait prévenir la première explosion de cette colère qui, du reste, ne pouvait agiter longtemps le noble cœur d'Esaü. Rébecca manda Jacob. Elle l'avertit des intentions d'Esaü, lui ordonna d'aller en Mésopotamie, de se rendre auprès de Laban, son frère, d'attendre auprès de celui-ci qu'elle le fît prévenir que l'offensé lui avait pardonné. Elle se sentait encore un cœur de mère pour Esaü. Ce n'était pas seulement l'assassinat de Jacob qu'elle redoutait, c'était aussi l'exil ou la mort du fratricide. Pourquoi serais-je privée de vous deux en un même jour ![45] Elle ne répéta pas à Isaac les menaces d'Esaü. Sans doute, elle ne voulait pas attrister le vieillard, ni enlever au fils déshérité le seul bien qui lui restât : l'affection de son père. Mais elle dit à son mari : Je suis dégoûtée de la vie à cause des filles des Héthéens[46]. Si Jacob prend une femme des filles héthéennes, comme celles-ci, des filles du pays, à quoi me sert la vie ?[47] Isaac appela Jacob, l'envoya à Padan-Aram, dans cette maison d'où était sortie Rébecca ; l'adjura d'épouser une des filles de Laban, et comprenant que Dieu était avec son plus jeune fils, lui donna une bénédiction qui n'était plus usurpée. Isaac supplia l'Éternel de réaliser dans la postérité de Jacob les promesses qu'il avait faites à Abraham. Jacob partit. Ésaü, apprenant que son frère avait été béni par leur père, et qu'il avait filialement obéi à celui-ci en allant chercher, sur une terre lointaine, une femme qui ne déshonorât pas la tente patriarcale, Ésaü comprit de quelle poignante douleur ses alliances avec des Cananéennes avaient dû torturer le cœur d'Isaac. Il alla vers son oncle Ismaël, dont il épousa la fille. La vie aventureuse de ce prince du désert dut vivement impressionner le chasseur aux habitudes indépendantes et hardies. Esaü fut le père des Édomites, l'une des branches de la famille arabe. Jacob se dirigeait vers le pays entre les fleuves. Pendant ce voyage, il rêvait à l'avenir ; il entendait l'Éternel lui rappeler qu'une œuvre civilisatrice et rédemptrice lui était réservée ; il éprouvait cette émotion religieuse qui fait palpiter le cœur de ceux auxquels Dieu confie l'exécution de ses desseins, et, rempli de foi et d'enthousiasme, il arriva à Padan-Aram. Un doux tableau s'offrit à sa vue. Dans un champ, autour d'un puits, reposaient trois troupeaux de brebis. Les pasteurs qui les gardaient, répondant aux questions que leur adressa Jacob, lui apprirent qu'ils connaissaient Laban, que celui-ci était en paix. Ils lui montrèrent dans le lointain Rachel, sa fille, qui guidait ses troupeaux vers l'abreuvoir. Pendant que les pasteurs attendaient, pour rouler la pierre qui fermait l'ouverture du puits, l'arrivée de tous les troupeaux, Rachel s'avançait. Les traits de la jeune fille étaient d'un dessin pur et correct ; le coloris de la vie les animait des plus délicates nuances. Elle avait cette beauté qui frappe et qui attire, qu'on admire et qu'on aime. Jacob, séparé de sa mère, sa meilleure amie ; Jacob, sevré de ces affections de famille dont sa nature rêveuse et sensible devait avoir un irrésistible besoin ; Jacob fut entraîné par un sympathique élan vers cette nièce de sa mère, belle comme l'avait été celle-ci, et qu'il rencontrait sur la terre natale de Rébecca. Il venait de rêver une gloire surhumaine. Dieu lui-même ne semblait-il pas lui présenter la fiancée qui partagerait ses divines espérances, la compagne qui l'aiderait à les réaliser ? Jacob roula en silence la pierre qui scellait le puits, et désaltéra les bestiaux de Laban. Une émotion profonde soulevait le cœur de l'exilé. Il ne put la contenir davantage. Déjà ses lèvres s'étaient posées sur le doux visage de sa cousine, et ses larmes jaillissaient. Il se nomma. Averti par sa fille, Laban accourut, et saisissant dans ses bras le fils de cette sœur qu'il avait vue à regret s'éloigner, il dit à Jacob dans l'expressif langage des époques primitives : Tu es mon os et ma chair[48]. Depuis un mois, Jacob consacrait gratuitement à son oncle son temps et son labeur. Laban le pria de lui fixer le salaire qui désormais rémunérerait ses services. Jacob répondit : Je te servirai sept ans pour Rachel ta plus jeune fille[49]. Laban agréa la demande de son neveu. Les sept années qui suivirent s'envolèrent sur les ailes de l'espoir. Le fiancé de Rachel, vivant auprès de la jeune fille, sentait toute l'ivresse de cette chaste intimité, et les années avaient pour lui la brièveté des jours. Mais pendant que Rachel attendait l'heure de l'hymen, l'espérance même du mariage semblait devoir être refusée à Lia, sa sœur aînée. Celle-ci avait les yeux faibles, dit l'Écriture. L'union du neveu et de la fille cadette de Laban fut célébrée (1796 av. J.-C.). Jacob était assuré de son bonheur : il l'avait payé de son travail. Mais le lendemain, quand revint le jour, une cruelle déception l'attendait. Les sept dernières années de sa vie n'avaient servi qu'à assurer le mohar d'une autre femme que Rachel. Il était l'époux de Lia. Comme il protestait avec indignation contre la trahison dont il avait été victime, Laban lui répondit qu'il n'était pas de coutume à Padan-Aram que la sœur cadette fût mariée avant l'aînée ; et lui offrant de l'unir, la semaine suivante, à Rachel, il évalua le douaire de celle-ci aux services que, pendant sept années encore, son gendre consacrerait à sa maison. Jacob se soumit à cette nouvelle épreuve. Rachel devint sa femme. Mais le véritable amour ne se partage pas. Rachel seule fut la compagne de Jacob. Ce dernier avait été trop péniblement impressionné de la ruse de Laban pour qu'il pût la pardonner à la femme qui s'y était prêtée. Lia souffrit. Sa douleur expia sa faute. Dieu eut pitié d'elle, et la naissance de quatre fils lui fit espérer que son nom rappellerait désormais à son époux plus de joie que de regret. Pendant que Lia rendait grâce à Dieu de son triomphe, Rachel se désespérait. Stérile, elle s'écriait : Des enfants, sinon je meurs[50]. A ce cri, Jacob s'emportait contre Rachel ; mais la violence même de sa colère témoignait de son amour pour cette femme qu'il voyait souffrir sans qu'il pût la consoler. Comble Sara, Rachel unit sa servante à son époux. Elle se croit mère en recueillant dans ses bras les fils de son esclave. Dans son enthousiasme elle s'écrie : J'ai luté contre ma sœur dans les luttes divines et je l'ai vaincue[51]. Lia se redresse. Elle ne peut plus avoir d'enfants ; mais si les quatre fils auxquels elle a donné la vie sont moins précieux à Jacob que les deux fils d'esclave qu'a adoptés Rachel, Lia aussi a une servante qui ajoutera de nouveaux fleurons à sa couronne maternelle. Deux fils naissent à son esclave, et elle se dit heureuse ! Elle-même redevient trois fois mère. Alors, entourée de six fils, d'une fille, elle n'envie plus rien à sa sœur. Mais là ne s'arrête point ce duel étrange. Rachel rentre seule dans la lice, tenant dans ses bras un enfant, un fils de ses entrailles, et prononçant ces paroles qui trahissent la souffrance dont elle était rongée : Dieu a enlevé mon opprobre[52]. Avant la naissance de Joseph, fils de Rachel, Jacob avait vu s'écouler les sept nouvelles années de services qu'il avait dues à son beau-père. Mais Laban, le retenant sous ses tentes, lui assurait la propriété des brebis d'un rouge foncé et des chèvres piquetées et tachetées qui naîtraient dans ses troupeaux. Une ruse de Jacob multiplia le bétail nuancé que lui avait promis son beau-père, et le gendre de Laban devint puissamment riche. Les frères de Rachel et de Lia s'alarmèrent d'une opulence qui s'accroissait à leur détriment ; Laban lui-même s'en inquiéta. Ce fut alors que l'Éternel enjoignit au fils d'Isaac de retourner dans sa patrie. Jacob communiqua à ses deux femmes son désir d'obéir à la voix de Dieu, de quitter ce chef de famille qui toujours avait fait céder son affection paternelle à son intérêt particulier. Rachel et Lia, qui étaient péniblement froissées des marchés dont elles avaient été l'objet, lui répondirent : Avons-nous encore quelque part, quelque héritage dans la maison
de notre père ? Ne sommes-nous pas considérées par lui comme des étrangères, puisqu'il nous a vendues ? et il voudrait encore nous manger notre bien ! Car toute la richesse que Dieu a ôtée à notre père nous appartient, ainsi qu'à nos enfants. Et maintenant fais ce que Dieu t'a dit[53]. Laban était allé tondre ses brebis. Il apprit que, depuis trois jours, ses filles, son gendre, ses petits-enfants, avaient disparu. Les troupeaux de Jacob, ses richesses, avaient suivi les voyageurs. Et les idoles même de Laban avaient déserté son toit comme pour protéger la fuite de sa famille (1783 av. J.-C.). Il s'élança à la poursuite de Jacob. Courant sur ses traces, il passa l'Euphrate ; et au moment où, parvenu à la montagne de Galaad, il atteignait le campement de la caravane, il reçut de l'Éternel l'ordre de respecter Jacob. Les premières paroles que Laban adressa à son gendre furent des reproches plus affectueux que sévères : Pourquoi Jacob enlevait-il, comme des prisonnières de guerre, les femmes que son oncle lui avait données ? Est-ce ainsi que les filles de Laban devaient quitter la demeure où elles étaient nées ? Eh quoi ! sans recevoir le baiser et la bénédiction de leur père, sans entendre l'éclatant retentissement du tympanon et les mélancoliques vibrations du kinnor[54]. Toutefois Laban ne se vengera pas. Dieu le lui a défendu. Et d'ailleurs il s'explique que l'exilé ait eu soif de cette patrie où l'attendaient son père, sa mère ! Mais pourquoi Jacob lui a-t-il enlevé les talismans qui protégeaient sa demeure ? L'époux de Lia et de Rachel avouait à son beau-père qu'il eût craint, en lui communiquant ses projets, de se voir enlever par lui ses deux femmes. Il y avait, dans cette appréhension, un souvenir qui dut être un remords pour Laban. Quant aux idoles de son beau-père, Jacob, se disculpant de les avoir enlevées, s'écriait : Que celui près de qui tu trouveras tes dieux ne vive point ![55] C'était Rachel qui les avait dérobées ; son époux t'ignorait. Le jour approchait où il se souviendrait de l'imprécation qu'il venait de prononcer. Y avait-il dans le larcin de Rachel une mutinerie d'enfant, ou une superstition de femme ? Quel que fût le mobile auquel elle eût cédé, elle sut garder le secret de sa faute. Les talismans ne se retrouvèrent pas. Ce n'était pas ainsi que Rébecca s'était séparée de sa famille. Devant les recherches infructueuses de Laban, Jacob s'irrita des nouveaux soupçons de son beau-père ; et laissa déborder la douleur et la colère qu'avaient amassées dans son cœur les vingt années de son séjour à Padan-Aram. Il reprocha au père de Rachel et de Lia ses ruses, ses trahisons. Ici Laban eut un rôle qui nous réconcilie avec lui. Au lieu de réprimer sévèrement les emportements de son gendre, il n'écouta que la voix de sa conscience et l'élan de son cœur. Il s'émut de la pensée qu'il pouvait être soupçonné de vouloir détruire le bonheur de Lia et de Rachel. N'étaient-elles pas ses filles avant qu'elles ne fussent les femmes de Jacob ? Leurs enfants n'étaient-ils pas les siens ? Que ferai-je maintenant à mes filles ou à leurs enfants qu'elles
ont enfantés ? Et maintenant voyons ! faisons une alliance, moi et toi, qu'elle serve de témoignage entre moi et toi[56]. Une stèle fut érigée. Le respect de Jacob pour Lia et pour Rachel, son attention à ne point leur donner de rivales, telles furent les conditions du traité. Proposées par le père, elles furent acceptées par l'époux. L'alliance fut jurée ; un sacrifice et un festin la célébrèrent. Le lendemain, Laban embrassa ses enfants, les bénit, et il partit. Un doute troublait pour le fils d'Isaac la joie de son retour dans son pays natal. Ésaü lui avait-il pardonné ? Jacob avait enlevé à son frère la bénédiction d'un père. Ésaü ne se vengerait-il pas en le frappant dans ses affections, en tuant la mère avec ses enfants ? Esaü habitait alors le pays de Séir. Jacob se dirigea vers cette terre. Il se fit précéder de nombreux troupeaux qu'il destinait à son frère. Jacob et sa famille avaient passé le gué du torrent de Jabock. Le patriarche se laissa devancer par la caravane. Il foulait un sol sanctifié par les pas de ses pères, un sol sur lequel marcheraient en vainqueurs ses enfants, les soldats de l'Éternel. Il se recueillit. Le souvenir de ses fautes, la conscience de la mission moralisatrice qu'il était appelé à exercer, l'absorbèrent et l'émurent. La Vérité suprême lui apparut et lutta contre lui. Jacob soutint cette attaque. Il souffrit. Enfin il se soumit à l'Être divin auquel il résistait ; et quand il sentit que le vieil homme était vaincu en lui, il pria son Maître de le bénir dans sa régénération. Désormais il n'était plus Jacob, le supplanteur ; il était Israël, le combattant ou le prince de Dieu. Il leva les yeux. Dans le lointain, quatre cents hommes paraissaient. Ésaü était à leur tête. Jacob n'eut peur que pour ceux qu'il aimait. Confiant ses enfants à leurs mères, il plaça sur le premier plan Zelpha, servante de Lia, Gad et Aser ; Bala, servante de Rachel, Dan et Nephthali ; sur le second plan, Lia, Ruben, Siméon, Lévi, Juda, Issachar, Zabulon, Dina ; sur le troisième, le plus éloigné du danger, Rachel, sa femme bien-aimée, Joseph, son dernier-né. Il s'avança au-devant d'Esaü, et se prosterna sept fois. Mais Ésaü, courant à lui, se précipita dans ses bras et pleura avec lui. Les servantes de Jacob, puis ses épouses, s'avançant les unes après les autres avec leurs enfants, s'agenouillèrent, ainsi que ceux-ci, devant le vaillant chef du désert, cet homme qui unissait au courage du lion la sensibilité de la femme. Quand Ésaü et Jacob se séparèrent, la générosité de l'un, le repentir de l'autre, avaient établi entre les deux frères des liens plus forts que ceux du sang : les liens de la sympathie. L'exilé ne recueillit que d'âpres souffrances dans sa patrie. Il venait d'acheter une terre devant la ville de Sichem, quand Bina, fille de Lia, sortit des tentes paternelles pour voir quelles étaient les femmes qui se trouvaient dans sa nouvelle résidence. Sichem, le plus noble des fils d'Hémor, prince du pays, Sichem aperçut la jeune étrangère. Il l'enleva. Mais il ne tarda pas à se repentir de l'avoir insultée : il l'aimait ; et il sut, dit l'Écriture, parler au cœur de la jeune fille. Il pria son père de l'aider à réparer sa faute. Pendant que Sichem outrageait Bina, les frères de la jeune fille étaient aux champs. Jacob avait tout su et tout dissimulé. Mais quand ses fils apprirent quelle honte couvrait cette sœur qu'ils appelaient leur fille. ils revinrent, ivres de vengeance, altérés de sang. Deux hommes se présentèrent à Jacob et à ses fils ; c'était le père de Sichem, le prince Hémor, accompagné du ravisseur lui-même. Au nom de la tendresse que la fille de Lia avait su faire pénétrer dans le cœur de celui qui l'avait perdue, Hémor sollicitait du père, des frères de l'innocente victime, la main de Dina pour son fils. Il les engageait à demeurer dans ses États ; à s'allier par des mariages mixtes avec les habitants de Sichem. Et le coupable, éperdu, suppliant, ajoutait : Que je trouve grâce devant vous, et je donnerai tout ce que vous me direz. Augmentez considérablement le douaire et les présents, et je donnerai comme vous me direz ; donnez-moi la jeune fille pour femme[57]. Les fils de Jacob parurent ébranlés. Que les habitants de Sichem consentissent seulement à recevoir le signe de l'alliance divine, la circoncision, et les enfants d'Israël se fondraient avec eux en une même nation. Cette condition fut acceptée avec empressement par les deux princes sichémites. Quelques jours après, ce n'était pas son mariage qui vengeait l'honneur de Bina : c'était le glaive de deux de ses frères. Siméon et Lévi, massacrant les princes et les habitants de Sichem, pillant la cité, enlevaient les orphelins et les veuves de ceux qu'ils avaient assassinés. Parmi ces dernières se trouvait leur sœur. Jacob flétrit avec indignation la perfide et sauvage conduite de ces meurtriers qui souillaient son nom sur la terre que devaient posséder ses descendants. Lia fut témoin du déshonneur de sa malheureuse fille et du crime de ses deux fils. Le patriarche se disposa à quitter les environs de Sichem. Au moment de partir, il ordonna que les dieux et les talismans qui se trouvaient. sous ses tentes en fussent enlevés, et que les membres de sa famille, de sa maison, se purifiassent de leurs erreurs passées. Il enterra sous un chêne les derniers débris de la superstition araméenne. Alors sans doute il avait appris quel était le coupable qui avait dérobé les idoles de Laban, et il avait su faire pénétrer dans le cœur de sa compagne, de son amie, le repentir de la faute qu'elle avait commise. Après être monté à Béthel, Jacob se dirigea vers le sud. Il allait revoir son père, recueillir peut-être le dernier soupir du vieillard ; consoler Rébecca de la douleur que lui avait causée son absence ; et leur présenter à tous deux les filles de leur sang qui avaient fait fleurir les rameaux de leur postérité. Il ne devait plus embrasser Rébecca. A. peine avait-il dépassé Béthel, qu'il apprenait la mort de la deuxième mère du peuple élu[58]. Sara avait coopéré à l'extension de l'idée de Dieu. Rébecca protégea cette idée en la confiant, d'après les intentions de l'Éternel, à celui de ses fils qui lui semblait le plus capable de la transmettre à la postérité. Sans doute, les moyens dont elle se servit pour parvenir à ce but sont réprouvés par cette morale délicate et élevée à l'intelligence de laquelle l'Évangile nous a fait atteindre, mais qu'il serait injuste d'exiger d'une civilisation à l'état rudimentaire. Et d'ailleurs, quand, depuis les plaines de Padan-Aram jusqu'au désert de Bersabée, nous suivons la fille de Bathuel, l'épouse d'Isaac, nous ne pouvons que pardonner à sa grâce chaste et naïve, à son esprit pénétrant et ferme, à sa charité émue, à son attrait sympathique et consolateur, une faute qui peut-être n'était pas indispensable à l'exécution de ses desseins, mais à laquelle l'entraînaient l'ardeur irréfléchie de ses convictions religieuses, et l'irrésistible élan de ses préférences maternelles. Une espérance atténuait la violence des coups qui frappaient Jacob : Rachel attendait une seconde maternité. La caravane était sur le chemin d'Ephrata. Rachel sentit que sa vie allait passer dans celle de son enfant... Ne crains pas, lui criait la femme qui l'assistait, car celui-ci aussi est un fils[59]. Un fils ! Autrefois Rachel avait eu un fils qu'elle avait salué d'un de ces cris d'orgueil que la plénitude de la vie peut seule laisser échapper. Maintenant c'était par une plainte douce et tendre qu'elle accueillait cette nouvelle maternité, consolation suprême de son agonie ! Benoni, fils de ma douleur[60], murmura-t-elle, et elle mourut. La malédiction que Jacob avait lancée contre le recéleur des idoles de Laban, cette malédiction était retombée sur son plus cher amour ! Ce fut sur la route même que Jacob dut abandonner les restes de la femme qu'il avait adorée jusqu'à lui sacrifier quatorze années de sa vie. Il éleva une stèle sur la sépulture de sa compagne[61]. Ses descendants devaient se rendre en pèlerinage à ce tombeau. Plus tard, quand les calamités nationales frappèrent les Israélites, ce ne fut pas Lia, mère de six de leurs tribus, de Juda, la plus puissante de toutes ; ce ne fut pas Lia qui pour eux personnifia la patrie ; ce fut Rachel, Rachel dont ils croyaient voir l'ombre sortir de son tombeau, pleurer sur ses enfants, et prier pour eux ! Qu'avait-elle fait cependant pour s'attirer la vénération de ceux-là même qui étaient nés de ses rivales ? Avait-elle, plus que Sara et Rébecca, adoré, servi l'Éternel ? Non : les idoles de Laban partageaient peut-être son culte avec le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. Comme la mère de son époux, avait-elle du moins employé la souplesse de son esprit à une cause d'humanité ? Non. Mais elle a eu le charme fascinateur de la beauté ; elle a été passionnément aimée ; elle a eu, jalouse, plus de douleur que de colère. Impressionnable et vive, ses chagrins ont été des désespoirs ; ses joies, des ivresses. Elle est morte jeune ; elle a, sans amertume, regretté la vie ; en expirant, elle a trouvé une de ces paroles dont la touchante éloquence révèle une âme profondément sensible. Elle a, en un mot, été vraiment femme ! Et c'est pourquoi sa mélancolique image nous attire, nous attache ; c'est pourquoi nous partageons son émotion quand elle salue, dans son dernier né, le fils de sa douleur ! Quand Jacob continua son triste pèlerinage, il se séparait du corps inerte de Rachel, mais il emportait le souvenir de son amie, et faisait rejaillir sur les enfants qu'elle lui avait laissés le meilleur de son affection. Il n'avait pas eu. la force de conserver à son dernier-né le nom que lui avait donné Rachel, et qui rappelait ce que cet enfant avait coûté à la pauvre mère. Il l'appela Benjamin, fils de ma vieillesse. Mais l'enfant, dont les veux s'ouvraient à peine à la lumière, ne pouvait encore rendre à son père l'amour dont celui-ci le couvrait. Ce fut Joseph, son frère aîné, qui devint la plus chère consolation de Jacob. Les enfants de Lia et ceux des servantes se révoltèrent de la préférence dont le fils aîné de Rachel était l'objet. Un jour la robe de Joseph fut rapportée ensanglantée à son père. Le vieillard crut que son enfant avait été déchiré par une bête fauve, et il voulut mourir. Il avait perdu Rachel pour la seconde fois ! (1772 av. J.-C.) Ce fut en vain que ses fils et ses filles[62] essayèrent de le consoler. Isaac était mort quand la famine vint à exercer ses ravages dans le pays de Canaan. L'Égypte avait été préservée de ce fléau par la prévoyance d'un sage à qui le Pharaon, reconnaissant, avait accordé un pouvoir royal. Les fils d'Israël allèrent chercher du blé sur cette terre. Mais Benjamin resta auprès de Jacob : par la mort de Joseph, le dernier-né de Rachel avait hérité de la prédilection que son père avait accordée à son frère. Dix enfants d'Israël étaient partis pour l'Égypte. Neuf seulement en revinrent. Le dixième, Siméon, était demeuré auprès de l'homme qui avait épargné aux Égyptiens les horreurs de la disette. Cet homme, désirant voir Benjamin, avait ordonné aux fils de Jacob de lui amener leur plus jeune frère, et avait exigé qu'un otage lui répondit de l'exécution de sa volonté. Jacob résista. Il refusa de livrer aux hasards d'un voyage l'objet de son dernier amour, le legs suprême que lui avait laissé sa compagne. Enfin, la famine augmentant, Jacob céda ; il céda avec désespoir, car il se sentait sous la puissance du malheur. Ce fut sa dernière épreuve. Quand revinrent ses onze fils, Jacob apprit que le douzième vivait encore ; que c'était là ce sauveur de l'Égypte qui avait voulu voir Benjamin, l'enfant de sa mère ! Jacob apprit que, vendu par ses frères, Joseph leur avait pardonné ; qu'il avait besoin d'embrasser son père, et que le Pharaon attendait toute la famille israélite[63]. Par l'ordre du roi, des chariots devaient amener en Égypte les femmes de la maison de Jacob. Les Israélites étaient établis depuis dix-sept ans sur la terre de Gessen, dont, au nom du Pharaon, Joseph leur avait assuré la propriété. Jacob vit approcher la mort, et voulut bénir ses fils. Ce n'était pas à un seul de ses enfants que le patriarche allait léguer sa mission divine : c'était à tous ses fils, et aux deux héritiers qu'Aseneth, fille d'un prêtre d'Héliopolis, avait donnés à Joseph. Jacob appela auprès de lui le fils aîné de Rachel. Il exhala devant lui la douleur qu'il avait éprouvée quand il dut laisser derrière lui les restes de sa femme bien-aimée. Bientôt tous les enfants d'Israël entourèrent leur père. Le vieillard était arrivé à ce moment où l'âme, se dégageant de la matière qui l'empêchait de voir le ciel, pressent les mystères d'une autre vie. Jetant sur le passé un dernier regard, il jugea la conduite de ses enfants, se souvint avec amertume des crimes de Ruben, de Siméon, de Lévi, et reprocha encore à ces deux derniers l'assassinat du fiancé de leur sœur, le carnage du peuple dont elle eût pu être la reine. Soudain la tristesse du mourant disparut. Un enthousiasme divin vibra dans sa voix ; des strophes aux images éclatantes se pressèrent sur ses lèvres : il saluait le dernier rejeton de la postérité royale de Juda, le Messie, le Rédempteur ! Quand il eut béni chacun de ses enfants, il leur rappela son désir d'être enterré dans le pays de ses pères. Abraham, Sara, Isaac, Rébecca, Lia, l'attendaient dans le caveau de Machpéla. Ainsi la même tombe ne devait pas réunir Jacob à l'amie de ses années d'épreuves, et c'était auprès de la moins chère de ses épouses qu'il allait à jamais reposer. Peut-être était-ce là le triomphe le mieux approprié à la vie effacée de cette femme qui avait su aimer sans qu'elle fût payée de retour ici-bas. |
[1] Genèse, IV, 23, 24,
traduction de Cahen.
[2] Josèphe, Antiquités
judaïques, liv. I, chap. VI, VII, et saint Jérôme, cité par Alfred Barry (Sarah,
Dict. of the Bible), ont adopté la tradition juive, qui identifie Sara
avec Iisca, sœur de Loth, et de Mica, femme de Nachor. Genèse, XI, 29.
Abraham dit, il est vrai, au roi de Gerar, que Sara est sa sœur de père, Genèse,
XX, 12 ; mais son neveu Loth est aussi nommé son frère, Vulgate, Genèse,
XIV, 14, 16.
[3] Nous avons suivi ici le
système chronologique du Dr Zunz, système adopté par Cahen dans sa traduction
de la Bible, tome XVIII.
[4] Nous avons exprimé plus haut
l'impression que nous causent des incidents de cette nature.
[5] M. Champollion-Figeac croit
que ce Pharaon dut appartenir à la seizième dynastie. Voir Égypte ancienne.
[6] Voir plus haut la description
de la vallée d'Hébron, au chapitre Ier du premier livre.
[7] Genèse, XVI, 2,
traduction de Cahen.
[8] Genèse, XVI, 5,
traduction de Cahen.
[9] Genèse, XVI, 6,
traduction de Cahen.
[10] Genèse, XVI, 8,
traduction de Cahen.
[11] Genèse, XVI, 9,
traduction de Cahen.
[12] Ismaël signifie : Dieu exauce.
[13] Genèse, XVI, 11, 12,
traduction de Cahen.
[14] Genèse, XVI, 14,
traduction de Cahen. Il était reçu parmi les anciens
qu'on ne pouvait voir Dieu ou un ange sans mourir, ou du moins devenir aveugle.
Note de Cahen.
[15] Voir, pour l'explication du
nom d'Abraham et de celui de Sara, l'une de nos notes précédentes au chapitre
Ier du premier livre.
[16] Genèse, XVII, 15, 16,
traduction de Cahen. (Voir la note ci-dessus.)
[17] Genèse, XVII, 18, traduction
de Cahen.
[18] Genèse, XVIII, 9,
traduction de Cahen.
[19] Genèse, XVIII, 13-15,
traduction de Cahen.
[20] Le nom d'Isaac exprime la
gaieté qui devait accueillir sa naissance. Ce nom venait du mot yishak, on rit.
Cf. Palestine, par M. Munk. Ce fut Dieu lui-même qui imposa ce nom à
l'enfant avant qu'il fût né. Genèse, XVII, 19.
[21] Genèse, XXI, 10,
traduction de Cahen.
[22] Genèse, XXI, 12, 13,
traduction de Cahen.
[23] Essai sur l'Histoire des
Arabes avant l'islamisme, par M. Caussin de Perceval.
[24] Genèse, XXI, 16,
traduction de Caen.
[25] Genèse, XXI, 18,
traduction de Cahen.
[26] Cf. l'ouvrage d'un illustre
arabisant : Monuments arabes, persans et turcs du cabinet de M. le duc
de Blacas et d'autres cabinets, considérés et décrits d'après leurs rapports
avec les croyances, les mœurs et l'histoire des nations musulmanes, par M.
Reinaud, Paris, 1828.
[27] C'est le nom que lui donne M.
Caussin de Perceval. Maçoudi l'appelle el-Djada. — Nous avons fondu pour ce
récit les traditions qu'a groupées M. Caussin de Perceval dans l'Essai sur
l'Histoire des Arabes avant l'islamisme, et les dires que rapporte Maçoudi
dans les Prairies d'or, texte et traduction de MM. Barbier de Meynard et
Pavet de Courteille.
[28] De même que M. Caussin de
Perceval, nous suivons l'exemple des écrivains arabes qui, par anticipation,
nomment la Mecque l'emplacement où s'éleva plus tard la ville sainte.
[29] Essai sur l'Histoire des
Arabes avant l'islamisme, par M. Caussin de Perceval.
[30] Essai sur l'Histoire des
Arabes avant l'islamisme, par M. Caussin de Perceval.
[31] Maçoudi, Les Prairies d'or,
traduction de MM. Pavet de Courteille et Barbier de Meynard.
[32] On ne s'accorde pas sur le nom
de cette princesse. Parmi les traditions qui la concernent, les unes la nomment
Rala (ou Wàla), les autres Sayyida (Cf. Essai sur l'Histoire des Arabes
avant l'islamisme, par M. Caussin de Perceval). Maçoudi l'appelle Sameh.
(Voir les Prairies d'or.)
[33] D'après une tradition
rapportée par Maçoudi, Agar n'aurait plus vécu à ce moment, et serait morte à
quatre-vingt-dix ans.
[34] Maçoudi, etc., traduction de
MM. Barbier de Meynard et Paul de Courteille.
[35] Essai sur l'Histoire des
Arabes avant l'islamisme, par M. Caussin de Perceval.
[36] Essai sur l'Histoire des
Arabes avant l'islamisme, par M. Caussin de Perceval.
[37] Sara mourut à cent vingt-sept
ans. C'est la seule femme dont l'âge, au moment de sa mort, soit indiqué dans
la Bible.
[38] Au-dessus du tombeau des
patriarches s'élève aujourd'hui une mosquée. Cf. Robinson's biblical
researches ; Voyage en Terre-Sainte, par M. de Saulcy.
[39] Le Targum Jonathan Ben Ouziel
dit que Cetura est Agar. Cf. Genèse, XXV, note 1 de Cahen.
[40] Saint François de Sales a
admirablement fait ressortir le caractère de cette scène. Cf. Introduction à
la Vie dévote. Troisième partie, chap. XXXVIII.
[41] Cf. Beer-Sheba, by
George Grove (Dict. of the Bible), Robinson, qui a minutieusement décrit
les deux puits principaux de Bersabée, vante la douceur et la pureté de leur
eau. Biblical researches.
[42] Genèse, XXVII, 6-10,
traduction de Cahen.
[43] Genèse, XXVII, 11, 12,
traduction de Cahen.
[44] Genèse, XXVII, 13,
traduction de Cahen.
[45] Genèse, XXVII, 45,
traduction de Cahen.
[46] Peuplade cananéenne à laquelle
appartenaient les femmes d'Ésaü.
[47] Genèse, XXVII, 40,
traduction de Cahen.
[48] Genèse, XXIX, 14,
traduction de Cahen.
[49] Genèse, XXIX, 18,
traduction de Cahen.
[50] Genèse, XXX, 1,
traduction de Cahen.
[51] Genèse, XXX, 8,
traduction de Cahen.
[52] Genèse, XXX, 23,
traduction de Cahen. — Les noms que Lia et Rachel donnèrent aux enfants de
Jacob expriment toutes les péripéties de cette lutte. Cf. Genèse, XXIX,
XXX.
[53] Genèse, XXXI, 14-16,
traduction de Cahen.
[54] La harpe.
[55] Genèse, XXXI, 32,
traduction de Cahen.
[56] Genèse, XXXI, 43, 44,
traduction de Cahen.
[57] Genèse, XXXIV, 11, 12,
traduction de Cahen.
[58] La nourrice de Rébecca,
Débora, qui avait accompagné sa jeune maîtresse sur la terre de Canaan, expira
à l'endroit même où, selon la tradition, Jacob apprit la perte de sa mère.
C'était probablement après la mort de Rébecca qu'elle avait rejoint Jacob. Elle
fut enterrée sous un chêne qu'on nomma Chêne des
pleurs.
[59] Genèse, XXXV, 17,
traduction de Cahen.
[60] Genèse, XXXV, 18,
traduction de Cahen.
[61] C'est la première stèle
funéraire dont il soit fait mention dans la Bible ; nous avons vu qu'une
caverne fut la sépulture des patriarches. L'emplacement du tombeau de Rachel
est à une demi-lieue de Bethléem. Benjamin de Tudèle et le rabbi Pétachia y
virent un mausolée composé de onze pierres qui représentaient le nombre des
fils de Jacob, hors le dernier né ; mais le géographe arabe Edrisi compta une
pierre de plus au même monument. Cet édifice n'existe plus aujourd'hui ; il est
remplacé par une construction turque que les Israélites, les chrétiens, les
musulmans entourent de leur vénération. Cf. Rachel's tomb, by Edward Paroissien
Eddrup (Dict. of the Bible) ; Histoire de l'Art judaïque, par H.
de Saulcy ; Palestine par M. Munk ; Robinson's biblical researches.
[62] Il s'agit probablement des
brus de Jacob, car on ne lui connaît qu'une fille, Dina.
[63] C'est sous le quatrième roi de la dix-septième dynastie, celle des Pasteurs, c'est sous Apophis II que MM. Champollion-Figeac et Brugsch croient pouvoir placer l'histoire de Joseph. Cf. Égypte ancienne, par M. Champollion-Figeac ; Histoire d'Égypte, par le docteur Brusgch. Leipzig, 1859. Telle est aussi l'opinion de Champollion le jeune, citée par M. de Riancey. Cf. l'Histoire du Monde, ce vaste travail où se trouve reconstruit, avec les matériaux originaux, le monument de l'histoire universelle. La croyance de l'auteur à l'identité d'origine des races humaines imprime à cet édifice l'unité, l'harmonie.