LA FEMME BIBLIQUE

 

LIVRE DEUXIÈME. — LA JEUNE FILLE ET LE MARIAGE

CHAPITRE DEUXIÈME. — INSTITUTIONS MOSAÏQUES.

 

 

Naissance d'une fille, déception patriotique et religieuse. — Droit d'héritage des filles. Les filles de Salphaad. — La vierge, symbole de la patrie. Forte éducation de la jeune Israélite. —Ses habitudes deviennent plus sédentaires ; mais nulle atteinte n'est portée à sa liberté. — La vierge égyptienne et la vierge israélite. — Moïse restreint la puissance paternelle. — Le sacrifice de Jephté. Parallèle entre la fille de Jephté et l'Iphigénie d'Euripide. Fille esclave. — La prisonnière de guerre. — Le mariage, obligation nationale et religieuse. — Mariages antinationaux. Leur danger chez les peuples naissants. Tristes souvenirs que rappelaient aux Hébreux les unions mixtes. Étrangers auxquels pouvaient s'allier les filles d'Israël. Les femmes transmettent les droits politiques. — Hors les mariages consanguins, les principales coutumes matrimoniales des patriarches se retrouvent chez les Israélites. — La fille de Caleb est dotée par son père. — Les fiançailles. — L'année des fiançailles. — Les sept jours des fêtes nuptiales. — L'épithalame. Le Cantique des Cantiques.

 

À leur sortie d'Egypte, les Hébreux avaient senti germer dans leur esprit l'idée de la nationalité. Pour fonder et affermir leur existence politique, pour dégager et perfectionner l'idée religieuse dont celle-ci n'était que l'enveloppe, il fallait des hommes qui, de leur force matérielle, établissent la première, et de leur puissance morale, soutinssent la seconde. Nous avons vu, nous reverrons dans la suite de cette étude des femmes s'élever par l'ascendant d'une volonté énergique, par le souffle de l'esprit divin, aux plus hautes fonctions politiques et religieuses ; mais là en général n'était pas la véritable mission de leur sexe ; et malgré les brillantes exceptions qui prouvèrent aux Hébreux que leurs filles aussi pouvaient devenir les défenseurs d'Israël, les interprètes de Jehova, c'était la naissance d'un fils qui seule répondait à leur ambition nationale, à leurs espérances messianiques.

Le désir de perpétuer l'héritage de leurs droits politiques et de leurs idées religieuses était donc non moins vif chez les Israélites que ne l'avait été chez les patriarches araméens celui de transmettre avec l'héritage de leurs biens matériels le souvenir de leur nom.

En incident de l'époque mosaïque avait d'ailleurs atténué ce qu'offrait d'affligeant à l'Hébreu qui n'avait que des filles la perspective de ne laisser nulle trace palpable de son passage ici-bas.

C'était pendant la quarantième année du séjour des Hébreux dans le désert. Le troisième recensement du peuple venait de s'opérer dans les plaines de Moab, près du Jourdain, vers Jéricho, la ville des palmiers et des roses. La Terre de promission, ruisselante de lait, de vin et de miel, s'offrait aux regards de cette nouvelle génération qui, sortie presque enfant de l'Égypte ou née dans les solitudes de l'Arabie, n'avait point reçu le stigmate d'une énervante servitude ; et, connaissant à peine les douleurs du passé, aurait pu vivre tout en-fière dans les joies de l'avenir. — Ils n'étaient plus, ceux qui avaient souffert de l'esclavage et n'avaient pu supporter les luttes de l'affranchissement ; leurs cendres s'étaient mêlées aux sables du désert. Mais leurs enfants continuaient leur vie, et représentaient leurs droits sur la terre d'Abraham, d'Isaac et de Jacob.

Moïse, le pontife Éléazar, les nasis ou chefs des tribus, entourés de l'assemblée d'Israël, étaient réunis à l'entrée du tabernacle. Cinq jeunes filles se présentèrent devant l'imposant tribunal. Mahla, Noa, Hogla, Milka et Tirtsa, tels étaient leurs noms. C'étaient les filles de Salphaad, de la tribu de Manassé.

Notre père, dirent-elles à Moïse, est mort dans le désert ; lui, il n'a pas été au milieu de la troupe des révoltés contre l'Éternel dans le rassemblement de Coré ; mais il est mort de son propre péché, et il n'a pas laissé de fils.

Pourquoi le nom de notre père sera-t-il retranché du milieu de sa famille, parce qu'il n'a pas de fils ? Donne-nous une possession au milieu des frères de notre père[1].

La fierté patriarcale des tribus sémitiques, le culte ardent et respectueux de la mémoire paternelle, imprimaient une grandeur touchante à la prière de ces orphelines, qui puisaient dans la conscience de leur individualité la force de soutenir dignement l'héritage de leur race, de leur famille. Moïse les comprit, et leur requête fut l'une des quatre causes qu'il porta devant le tribunal de Dieu[2].

Les filles de Salphaad parlent bien, prononça l'Eternel ; donne-leur une possession d'héritage au milieu des frères de leur père, et tu feras passer à elles l'héritage de leur père.

Et aux enfants d'Israël tu parleras ainsi : Un homme qui mourra et qui ne laissera pas de fils, vous ferez passer son héritage à sa fille[3].

Mais les chefs de la famille de Galaad, aïeul de Salphaad, s'inquiétant des résultats de cette loi, exposèrent à Moïse, et le dommage que causerait à la tribu de Manassé le mariage des héritières de Salphaad avec des membres des autres tribus, et la confusion qu'entraîneraient des faits de cette nature dans les partages assignés aux douze rameaux politiques du tronc israélite.

Au nom de l'Éternel, Moïse décida que toute fille héritière serait obligée de se marier dans sa tribu[4]. Et les filles de Salphaad s'allièrent à leurs cousins.

Quand fut conquis le pays de Canaan, et que le sort eut assigné à chaque tribu son territoire, les filles de Salphaad parurent encore devant l'assemblée qui naguère avait accueilli leurs vœux. Moïse n'était plus ; Josué occupait sa place. Les jeunes femmes réclamèrent l'exécution des promesses que leur avait faites Jehova. Et sur les pentes boisées du Carmel qu'habitait la demi-tribu occidentale de Manassé, s'étendirent les possessions des filles de Salphaad.

La courageuse initiative des cinq orphelines, l'importance attachée par Moïse à leur cause, qu'il jugea digne d'être soumise à Jehova, enfin la décision rendue par l'Éternel en leur faveur, sont des particularités dé notant la forte éducation que recevaient les filles d'Israël, la liberté d'action qui leur était accordée et la déférence dont elles étaient l'objet.

Si profond, en effet, était le sentiment de tendre respect qu'inspirait à l'Hébreu la jeune fille que, lorsque le prophète veut peindre sa patrie libre, sainte, honorée, c'est sous les traits d'une vierge qu'il la personnifie[5].

Nous indiquions plus haut l'influence de la loi mosaïque sur le caractère de la femme hébraïque. La jeune fille suçait avec le lait maternel[6] cette sève qui développait dans son esprit la semence de vérité que Dieu dépose en toute Ante en la créant. Son enfance, son adolescence étaient bercées aux récits de ces événements qui témoignaient de la participation de Jehova à la vie du peuple élu. Ces récits, animés du coloris oriental, gravaient dans son cœur, en traits de flamme, l'image de la beauté éternelle ; et des préceptes d'une morale toute pratique l'instruisaient, sous leur forme nerveuse et concise, à appliquer cet idéal à la conduite de sa vie.

Elle apprenait à célébrer dans les triomphes de sa patrie les bienfaits de Jehova. Nous l'avons vue unir ses accents et ses pas au chœur des chants et des danses nationales.

Plus abritée par la maison de la cité israélite que par la tente nomade des plaines mésopotamiennes ou des vallées cananéennes, elle contractait des habitudes sédentaires ; et la quenouille, la navette retenaient au foyer paternel la jeune fille que, naguère, les occupations pastorales conduisaient dans les prairies et au bord des sources.

Néanmoins, nous la voyons aussi puiser l'eau des fontaines[7], jouer dans les rues de Jérusalem[8], danser auprès des vignes de Silo[9]. Pendant le séjour des Israélites en Misraïm, l'influence des idées égyptiennes sur les mœurs hébraïques n'avait pu qu'être favorable à la libre expansion des mouvements de la vierge. La Bible nous montre une princesse égyptienne se promenant avec ses filles de service sur les bords du Nil[10] ; et parmi les vestiges de l'art pharaonique, les manches en bois sculpté de quelques cuillers de toilette représentent de jeunes filles cueillant des lotus, s'en composant des bouquets, ajoutant des oiseaux aquatiques à leur gracieux fardeau, ou faisant vibrer leur luth à l'ombre des bocages où croît le nelumbo[11].

Nulle part ailleurs qu'en Égypte ne se dessine avec plus de relief l'individualité de la jeune fille. Les lois antiques, qui dispensaient le fils de secourir ses parents malheureux, imposaient à la fille le devoir de les soutenir[12].

Est-ce parce que, vivant plus que son frère de la vie de famille, la jeune fille avait été, plus que ce frère aussi, abritée par la sollicitude de ses parents ? Est-ce par celte touchante raison que la loi lui attribuait une protection à la fois paternelle et maternelle sur ceux à qui elle devait la vie ?

Moïse ne fait pas peser uniquement sur la jeune fille une semblable responsabilité ; mais, du haut du Sinaï, la loi du respect filial avait été proclamée devant les hommes et les femmes d'Israël, et l'interprétation en avait été confiée à leur cœur.

Le code sinaïque, qui ne précise pas les devoirs filiaux, régularise les devoirs paternels.

Moïse enleva au chef de famille le pouvoir de vie et de mort sur ses enfants[13]. Le sacrifice de la fille de Jephté était donc contraire à l'esprit de la loi.

Nous rappellerons ici l'émouvant récit du livre des Juges, et nous en comparerons l'héroïne à la fille d'Agamemnon, cette figure grecque dont Euripide a modelé les suaves contours. De la ressemblance même des situations naissent des contrastes qui témoignent des influences opposées auxquelles étaient soumises la vierge israélite et la vierge grecque.

La demi-tribu orientale de Manassé avait reçu en partage le pays de Galaad. Cette contrée montagneuse, couronnée de pics inaccessibles, sillonnée d'infranchissables ravins, était le véritable patrimoine de ces hommes qui personnifiaient l'esprit guerrier d'Israël. Mais leur belliqueuse ardeur, dès qu'elle ne fut plus alimentée par une cause nationale, reçut encore l'influence de la sauvage et farouche région où elle s'était déployée ; et se tournant contre la patrie qu'elle avait défendue, s'appliqua à des combats d'escarmouches, à des excursions de pillage, véritables razzias bédouines. Du haut des rocs, la flèche pouvait atteindre celui qu'elle menaçait, tandis que les gorges et les défilés abritaient plus sûrement encore que le bouclier celui qui l'avait lancée. Le pays de Galaad ne tarda pas à devenir le repaire de ceux des Israélites qui avaient secoué le joug de la loi[14].

Sous l'une de ces tentes de Manassé, où se trouvait un dernier reflet de la vie nomade des patriarches, vivait un noble et vaillant fils de Galaad ; son nom était Jephté. Né d'une esclave, il avait été élevé avec les enfants de la femme légitime de son père. Mais Galaad mourut, et les fils de la femme libre chassèrent le fils de l'esclave. De même qu'Ismaël, Jephté s'éloigna de la terre de sa naissance.

La vue des scènes de pillage qu'abritaient les montagnes de Galaad, l'affront sanglant qu'il avait reçu de ses frères, les premières impressions de son enfance, les douleurs de sa jeunesse, tout entraînait Jephté à se constituer l'adversaire de cette société qui l'avait injustement rejeté de son sein. Réfugié au pays de Tob, il réunit autour de lui une troupe de ces hommes sans nom qui, vivant de rapines, considéraient peut-être avec les Arabes le butin comme un présent de Dieu.

C'était pendant cette période d'agitation qui suivit l'établissement des Hébreux dans la Terre promise. Les Ammonites, après avoir asservi les tribus situées en deçà du Jourdain, menaçaient Juda, Benjamin, Éphraïm.

Cruellement opprimés depuis dix-huit années, les habitants de Galaad se réunirent à Mitspâ. Alors ils se souvinrent de l'homme intrépide qui aurait pu être leur défenseur et dont ils s'étaient fait un ennemi. Repentants, les cheicks de Galaad vinrent à l'exilé. Consacrer à la défense de ses contribules les forces qu'il avait tournées contre leur repos ; commander, non plus à des bandits, mais à des soldats ; rentrer en sauveur dans la patrie qui l'avait chassé comme un esclave, voilà la pure et glorieuse ambition que les frères de Jephté inspirèrent au banni, et qui seule put effacer de son cœur souffrant un amer souvenir.

Les cheicks de Galaad retournèrent à Mitspâ avec Jephté. Celui-ci emmenait avec lui sa fille, son unique enfant.

 

A d'infructueuses négociations succéda la guerre, guerre imposante où se jouaient les destins du peuple de Dieu. — Au moment où, s'élançant de Mitspâ, ce nid d'aigle qui surplombe les montagnes de Galaad, Jephté se-précipita au-devant de l'ennemi, il comprit ce qu'avait de solennel l'heure qui approchait. Alors il fit un vœu à l'Éternel, et le sombre caractère du chef de bande se retrouve dans sa prière :

Si tu livres les fils d'Ammon en ma main, dit-il à Jehova,

Alors ce qui sortira de ma maison au-devant de moi, quand je retournerai en paix des fils d'Ammon, sera à l'Éternel, et j'en ferai un holocauste[15].

Israël combattit et vainquit.

 

Jephté rentrait dans Mitspà. Il approchait de sa demeure..... Le joyeux retentissement du tambourin frappe son oreille, et de sa maison sort en dansant une jeune fille..... Jephté a reconnu son enfant..... Et le rude guerrier se trouble et chancelle ; il déchire ses vêtements, et le cri de l'amour paternel éclate en son cœur brisé :

Hélas ! ma fille, tu me fais fléchir les genoux, et c'est toi qui me rends malheureux ! Mais moi, j'ai ouvert ma bouche à l'Éternel, je ne puis reculer[16].

La fille d'Israël a compris. Elle a compris, et sa voix ne faiblit pas.

Mon père, répond-elle, tu as ouvert ta bouche à l'Éternel, fais-moi selon ce qui est sorti de ta bouche après que l'Éternel t'a accordé des vengeances de tes ennemis, des fils d'Ammon[17].

L'héroïne a parlé, et la jeune fille continue :

Qu'on m'accorde seulement cela : laisse-moi deux mois, j'irai, je me rendrai vers les montagnes. Je pleurerai ma virginité, moi et mes amies[18].

Va[19], dit le père. Et elle part. Au sein des montagnes de Galaad, elle dérobe les regrets que lui inspire ce qui pour les filles d'Israël était la plus amère douleur : la mort avant la maternité ! Mais cette mort, elle l'attend sur ce plateau qui domine la vallée du Jourdain, les monts d'Éphraïm et de Juda ; et la vue de la patrie pour laquelle elle expire séchera les pleurs de la victime[20].

 

Au milieu des scènes bibliques qu'évoque une voix accoutumée à énumérer les sacrifices de la passion à l'idée du devoir, le courage de la fille de Jephté nous semble naturel. Libre, mêlée à la vie active de ses concitoyens, la jeune Israélite a, dès son enfance, frémi de leurs dangers, palpité au récit de leurs victoires. Mais quand le pinceau d'un Athénien, ce pinceau habitué à peindre les faiblesses humaines avec tous les prestiges d'une enivrante poésie, aura à retracer l'immolation d'une vierge au salut de son pays, de quelles lignes dessinera-t-il l'héroïne, de quelles nuances la colorera-t-il, de quelle expression l'animera-t-il ? Comment la fille de la Grèce, élevée au fond de ce gynécée au seuil duquel expirent le bruit de la bataille et le cri de la victoire, consentira-t-elle à sacrifier sa vie à une patrie dont la gloire, menacée ou triomphante, n'a point précipité les battements de son cœur ?

La fille d'Israël salue en Jephté le général victorieux ; c'est son triomphe qu'elle célèbre ; et par les sons éclatants du tambourin elle fait vibrer à l'oreille du guerrier un écho de la bataille. — Iphigénie ne considère point en Agamemnon le roi des rois, le chef des armées grecques ; c'est son père qu'elle revoit, c'est le bonheur de la réunion qui l'émeut. Elle ne réveille pas en lui l'image des combats ; mais ses bras caressants se nouent autour du cou d'Agamemnon, et sa voix le supplie de s'arracher au tumulte des camps, et de revenir goûter, au sein de l'Argolide, les joies sereines de la famille. — Jephté n'hésite pas à apprendre à sa fille le sort qui l'attend ; il sait qu'elle puisera dans la gloire du trépas la force d'en supporter l'angoisse. Mais Agamemnon redoute de montrer à Iphigénie le fer suspendu sur son sein ; il prévoit les larmes et les supplications de l'enfant que rien n'a prémunie contre les terreurs de la mort ; il sait que nul tapis de fleurs ne dissimulera à ses yeux la gueule béante du gouffre qui l'engloutira. — Quand la fille d'Israël entend son arrêt, elle demeure impassible. Mais quels déchirants accents soulèvent la poitrine de la jeune Grecque, lorsqu'elle apprend qu'elle va descendre vers les sombres régions d'où l'on ne revient pas ! — Toutes deux néanmoins arrivent au même résultat, et se vouent avec fermeté au salut de leur pays ; mais le courage de la fille de Jephté a plus de spontanéité ; elle sent qu'elle meurt pour une cause surhumaine, celle de la terre de Jehova ! — La résignation d'Iphigénie est plus réfléchie : c'est que la fille d'Agamemnon succombe, non-seulement pour sa patrie, mais aussi pour l'épouse de Ménélas ; c'est à une gloire humaine qu'elle se sacrifie. — Toutes deux, avant leur trépas, exhalent un regret. La jeune Israélite pleure sa virginité : elle -tombe avant d'avoir aidé à perpétuer la race de Jacob, et nul homme après elle ne rattachera son nom au sien ! Tel n'est point le chagrin d'Iphigénie. En vain Achille, faisant vibrer dans sa voix tous les transports de l'admiration, toutes les émotions de l'amour, la supplie de se laisser sauver par un époux[21], le cœur virginal de la jeune Grecque ne se trouble pas. Ni le baiser qui scelle la promesse des fiançailles n'effleurera son chaste visage, ni la couronne de roses, de myrtes et de pavots ne ceindra sa blonde chevelure, ni le manteau de pourpre et d'or ne s'attachera sur ses épaules, ni le flambeau nuptial ne la guidera vers sa nouvelle habitation enguirlandée de fleurs, ni les vierges, couronnées d'hyacinthe, n'enverront dans les chants d'hyménée leurs adieux à la vierge, leurs vœux à l'épouse[22]..... Et néanmoins là ne se reporte pas la pensée d'Iphigénie. Quand, calme, héroïque, la victime salue la mort qui fera d'elle la libératrice de la Grèce, et chante Diane souveraine, Diane bienheureuse, qui la transportera dans un monde inconnu, seul le souvenir de sa mère brise sa voix, et voile de larmes son regard ; seule la pensée du sol natal lui arrache un cri qui s'élance vers l'Argolide, vers Mycènes, dont les prairies voient s'enrouler le chœur des vierges frappant le sol de leur pas cadencé[23] ; vers les rives pélasgiques que dorera toujours cette lumière que plus jamais Iphigénie ne reverra !

La fille d'Israël regrette l'avenir, la fille de la Grèce regrette le passé.

 

Tout en enlevant au père de famille le droit de frapper de mort ses enfants, Moïse lui laissa celui de vendre comme esclave sa fille encore dans l'enfance. Mais ici un sentiment d'exquise délicatesse lui fit comprendre ce que cette situation pouvait avoir de troublant pour le repos de la vierge, d'inquiétant pour son honneur ; et il prescrivit les mesures qui lui semblaient propres à préserver celui-ci, à assurer celui-là.

Devenue nubile, la jeune fille devait s'asseoir en maîtresse à ce foyer près duquel elle s'était tenue en esclave. Mais si le maître de la maison ne voulait l'associer ni à sa vie, ni à celle de son fils, il ne pouvait la vendre, mais devait l'affranchir[24]. Libre et fière, la jeune Israélite quittait celui aux pieds duquel elle n'était demeurée que pour avoir le droit de demeurer à ses côtés.

Moïse eut même pitié mêlée de respect pour la prisonnière de guerre qui n'appartenait pas aux races qu'il avait vouées à une complète extermination[25].

Si la jeunesse, la beauté d'une captive touchent le cœur d'un Israélite, que celui-ci ramène la prisonnière dans sa demeure. Mais qu'il ne se hâte pas de lui donner le titre d'épouse. Avant de lui faire espérer l'avenir, qu'il lui permette de pleurer le passé ; que, pendant un mois, l'orpheline, dépouillée de ses parures, regrette sa patrie, et son père et sa mère.

Alors seulement l'amour d'un époux pourra lui rendre moins amer le souvenir de sa famille[26].

 

Le mariage était devenu une obligation à la fois nationale et religieuse. La même honte couvrait ceux qui se refusaient à perpétuer la race du peuple de Jehova, et ceux qui l'altéraient par des alliances étrangères. La réprobation publique atteignit les unions mixtes non-seulement avec les Cananéens, mais même avec les nations que ne flétrissait pas Moïse.

On s'explique le soin jaloux qu'ont les peuples naissants d'accentuer et de maintenir l'individualité de leur race par des mariages nationaux. Pour qu'un peuple atteigne le plus haut degré de perfection originale dont il est susceptible, il faut qu'il y parvienne par le déploiement exclusif de ses propres forces et l'éloignement de toute influence étrangère. Parvenues à leur maturité seulement, les races peuvent se croiser, et échanger alors, non les préjugés particuliers aux peuples enfants, mais les idées communes à l'humanité virile.

Le développement du génie de chaque nation, telle fut l'œuvre des civilisations antiques ; le perfectionnement du génie de l'humanité, tel est le but de la civilisation moderne.

A ce sentiment de répulsion pour les nations étrangères, inné chez les peuples primitifs, se joignait chez les Hébreux la conscience d'une mission particulière, celle de maintenir, en même temps que l'originalité de leur race, la pureté de l'idée religieuse que leur avait confiée Jehova. Les ténèbres du passé s'éclairaient pour eux d'une lueur sinistre qui leur montrait les enfants de Dieu perdus par leur alliance avec les filles d'une race maudite. Les traditions domestiques des Israélites leur rappelaient l'effroi qu'inspiraient aux patriarches les unions contractées par leurs enfants avec les indigènes au milieu desquels ils vivaient, et la douleur qui les accablait quand des Cananéennes étaient introduites sous leurs tentes. Les contemporains de Moïse avaient vu le sévère législateur lui-même courber son front hautain sous l'opprobre d'un mariage antinational. Les instincts des Hébreux, leurs idées, leurs souvenirs, tout enfin élevait un mur de séparation entre eux et les nations qui les environnaient.

La communauté israélite pouvait cependant recevoir dans son sein les étrangers qui n'appartenaient pas aux races de Canaan, d'Ammon et de Moab[27]. Les Edomites, ces indomptables enfants du désert qui sentaient ruisseler dans leurs veines le sang généreux d'Abraham et d'Esaü, les Égyptiens qui avaient donné aux Hébreux l'hospitalité de leur territoire acquéraient, en embrassant le culte de Jéhova, la faculté de s'allier aux filles d'Israël ; et la troisième des générations issues de ces unions était admise à l'exercice des droits politiques, que transmettaient ainsi les femmes hébraïques[28].

 

Au temps où le peuple élu n'était représenté que par la famille araméenne dont il tirait son origine, les patriarches étaient obligés de rechercher dans leur propre parenté les seules femmes qu'ils jugeassent dignes de leur alliance. Les mariages consanguins furent donc nécessaires jusqu'au moment où, s'éloignant de leur commune origine, les membres de la famille de Jacob n'eurent plus d'autre parenté que celle de la fraternité sociale. Ce fut alors que Moïse, effrayé de l'immoralité de certaines unions qu'autorisaient les coutumes de l'Egypte et du pays de Canaan, défendit aux Hébreux toute alliance de famille, hors celle de l'oncle et de la nièce, du cousin et de la cousine.

A l'exception des unions consanguines, les coutumes de l'époque patriarcale se retrouvent dans le mariage mosaïque. Aux parents ou à un ami du prétendant est confiée la mission de demander une jeune fille à sa famille. La fiancée n'accepte pas, elle subit le mari que lui impose le chef de sa maison[29], et reçoit son douaire de son futur époux. Alors le mohar consiste soit, d'après la loi, en une somme d'argent[30] ; soit, suivant une tradition chevaleresque, en une action d'éclat, et, de même que les vierges aryennes de la caste militaire des Kchattriyas, les filles de Caleb et de Saül deviennent le prix de la valeur guerrière.

Le mariage d'Achsa, fille de Caleb, avec Othoniel, nous offre le premier exemple d'une fille dotée par son père[31]. Achsa avait reçu de Caleb une possession territoriale ; mais à ce sol manquait ce que recherche tant l'Oriental : une eau vivifiante. Et la jeune épouse excitait Othoniel à réclamer de son père des champs dont la fraîche verdure fût alimentée par une source. Othoniel résista sans doute aux pressantes instances de sa compagne, puisque nous retrouvons celle-ci se laissant, en présence de Caleb, glisser comme une suppliante de l'âne qu'elle montait.

Qu'as-tu ? lui demande son père. — Donne-moi un présent, répond la jeune femme ; car tu m'as donné un pays sec ; donne-moi des sources d'eau[32].

Caleb accéda avec bonté à cet appel.

 

La remise du mohar, un échange de serments constituaient le lien des fiançailles, qui était le véritable mariage légal des Hébreux[33].

Pendant le festin qui terminait cette cérémonie, les fiancés demeuraient seuls[34]. Il était de coutume qu'à cette heure on les laissât jouir des moments d'épanchement où les caractères se pénètrent, où les cœurs se comprennent. Alors les fiancés, emportant l'un de l'autre une image déjà familière et peut-être aimée, pouvaient en se séparant se préparer à harmoniser leurs goûts, à confondre leurs pensées, à vivre enfin de la même vie.

Pendant douze mois encore, la vierge demeurait dans la maison paternelle[35]. Matériellement séparée de son fiancé, elle lui était moralement unie, et sous peine de mort devait lui conserver sa fidélité[36]. Elle apprenait ainsi à baser sur l'austère pratique de son devoir l'honneur et la prospérité de la maison qu'elle allait fonder.

Rien ne troublait la douce quiétude de la fiancée. Qu'à l'annonce d'un combat même les schoterîm[37] rassemblent sous les étendards les tribus d'Israël, elle n'est point exposée à subir, avant les joies de l'hymen, les douleurs du veuvage. Par une touchante prévoyance, la loi exempte du service militaire et le fiancé qui attend le bonheur, et le nouvel époux qui en jouit[38]. Ah ! le mariage même aura-t-il pour la jeune Israélite la sérénité des fiançailles ? Ne sentira-t-elle pas un jour que, si l'espérance se donne, le bonheur s'achète ?

L'année des fiançailles est révolue.

Au quatrième jour de la semaine, temps fixé pour le mariage des vierges[39], la fiancée, purifiée la veille par un bain[40], ointe et parfumée d'essences précieuses[41], revêt, entourée de ses parentes, de ses amies, les blanches draperies[42] brodées d'or[43] du jour de l'hyménée. La double tunique autour de laquelle s'enroule plusieurs fois une ample ceinture[44], dessine la beauté sculpturale et vivante de la fille de Sem, et descend sur ses pieds que chausse la peau fine du thahasch[45]. Le çaîf, le manteau traînant, dont les plis ondulent sur son corps, voile aussi son visage[46]. Des bracelets ceignent ses poignets, une chaîne serpente autour de son cou, des anneaux s'arrondissent à ses oreilles[47]. Sur ses cheveux flottants[48] scintille cette couronne d'or, principal attribut de la fiancée, et à laquelle celle-ci doit le nom de Callah, la Couronnée[49].

 

Le soleil s'est couché. Un bruit de voix et d'instruments se fait entendre, et, à la lueur des flambeaux que portent les gens de sa suite[50], l'époux, précédé de musiciens et de chanteurs[51], accompagné de ses paranymphes[52], l'époux pénètre dans la demeure de sa fiancée. Il a choisi parmi ses plus riches vêtements sa tunique et son manteau[53]. Le beau turban nuptial, le peër, surmonté d'une couronne[54], rend plus expressif encore le mâle caractère de ses traits, tout illuminé en ce jour d'un reflet de son bonheur.

C'est le moment le plus solennel du mariage[55]. Nulle cérémonie religieuse n'accompagne, il est vrai, l'union des époux, mais, par une tradition des temps où le chef de la famille en était aussi le pontife, le père de la Callah appelle sur les fiancés les bénédictions de Jehova[56].

Pais les époux, leurs parents, leurs amis, se rendent à la maison nuptiale avec leur joyeux cortège d'éclaireurs, de musiciens, de chanteurs[57]. Pendant le trajet, des jeunes filles, amies des nouveaux mariés, les rejoignent, portant les lampes sans lesquelles elles ne pourraient être admises parmi les invités[58].

Les paranymphes et les vierges, unissant leurs accents, entonnent le chant nuptial[59] et célèbrent la jeune épouse, dont la beauté naturelle et sans art a tout le charme de la simple fleur des champs :

Les yeux non teints en bleu,

Les joues non fardées de rouge,

Les cheveux non artistement tressés,

Mais pourtant gracieuse[60].

Un festin attend les époux à leur nouvelle demeure. Les invités revêtent les robes nuptiales que leur a données leur hôte[61]. La joie la plus expansive anime cette fête de famille. Les convives s'exercent à ces jeux d'esprit si chers aux Orientaux, à ces énigmes dont la finesse s'allie à un grand sens pratique[62] ; et lés hommes les plus graves ne dédaignent pas de danser devant la nouvelle mariée en la complimentant[63].

Des épis brûlés, symbole de la fécondité et de la prospérité qu'appellera la vierge sur la demeure conjugale, sont distribués aux invités[64]. Puis la jeune femme est conduite à son appartement, et les époux sont placés sous un berceau de myrtes et de roses[65].

Entourée de ses compagnes, la nouvelle mariée s'entretient à visage découvert avec celui dont alors seulement l'autorité succède pour elle à celle de son père[66]. Empruntons ici à l'épithalame de Salomon et de la Sunamite ceux de ses accents qui, par leur pureté, pouvaient exprimer l'amour réciproque de Jehova et de son peuple et figurer la tendresse mutuelle du Christ et de son Église[67].

La Sunamite aime en Salomon ce renom de grandeur d'âme qui lui attire la sympathie des jeunes femmes, l'affection des hommes intègres. Les premières paroles qu'elle adresse à son royal époux sont imprégnées de cette admiration naïve et passionnée. Et néanmoins elle se sent digne de l'amour qu'elle lui inspire ; et l'humble fille des champs, hâlée par le soleil, s'adresse ainsi aux élégantes Sionites qui se pressent autour d'elle :

Je suis noire, et pourtant belle, filles de Jérusalem, comme les tentes de Kédar[68], comme les pavillons de Salomon.

Ne me regardez pas avec dédain, parce que je suis noire, parce que le soleil m'a brûlée ; les fils de ma mère se sont irrités contre moi, ils m'ont placée gardienne des vignes[69].

Transportée au milieu des splendeurs inconnues d'une cour, la jeune villageoise ne voit en Salomon que le plus beau des bergers ; et, l'interrogeant, elle lui demande ingénument quel est l'endroit où, à l'heure de midi, il fait reposer ses troupeaux. Qu'il le lui dise, afin que ses pas ne l'égarent point auprès des tentes des autres pasteurs !

A cette idée l'époux se trouble ; il frémit sous la morsure de la jalousie, et un mot sévère décèle son mécontentement. Tout à coup, comme repentant d'un mouvement involontaire, il rassure la jeune femme par des paroles caressantes et émues :

Vois, tu es belle, tu es belle, ma bien-aimé[70].

Et elle, louant à son tour le monarque, le comparant à une plante précieuse, aux grappes blanches et parfumées du cypre, se peint elle-même comme une fleur qui a crû sans culture :

Je suis une rose du Saron, un lis des vallées.

Comme le lis parmi les épines, reprend l'époux avec une aimable courtoisie, telle ma bien aimée est parmi les filles[71].

Le premier jour des fêtes est terminé ; mais pendant six jours encore les réjouissances se prolongent.

Au lendemain de son hyménée, l'époux a quitté de grand matin sa demeure, en conjurant les filles de Jérusalem, par les gazelles ou par les biches de la campagne[72], de respecter le sommeil de sa jeune femme.

Quand il revient, luttant de vitesse sur les collines avec le chevreuil ou le faon des biches[73], la Sunamite s'éveille..... Des accents connus sont entendus par son cœur avant même qu'ils ne viennent frapper son oreille :

La voix de mon bien-aimé[74], s'écrie-t-elle.

Et au travers du grillage d'une fenêtre elle le voit. Debout derrière les barreaux, il l'invite à quitter le palais, à respirer au dehors les pénétrantes senteurs des parterres humides de rosée, à entendre le chant des oiseaux, à goûter aux fruits du figuier, à se mêler enfin à ce chœur harmonieux et riant qui chante, et l'apparition du printemps, et le lever du jour, cette double résurrection de la nature. Et l'épouse murmure après l'époux les accents dont la ravissante poésie la berce et l'enivre :

Mon bien-aimé commence et me dit : Lève-toi, ma bien-aimée, ma toute belle, et viens.

Car, voici, l'hiver est passé, la pluie a cessé, s'en est allée.

Les fleurs ont paru sur la terre, le temps du chant est arrivé, et la voix de la tourterelle s'est fait entendre dans nos campagnes.

Le figuier assaisonne ses figues naissantes, et les vignes en fleur ont donné leur odeur ; lève-toi, ma bien-aimée, ma toute belle, et viens[75].

Mon bien-aimé est à moi, dit la Sunamite, répondant à l'appel de son royal berger ; et moi je suis à lui, qui fait paître parmi les lis[76].

Mais, la nuit suivante, le cœur de la jeune femme se trouble. Elle est seule et inquiète. Où est son époux ? Quel danger court-il ? À cette pensée, folle de terreur, elle se précipite hors du palais, demande aux gardiens de la ville celui que son cœur aime. Elle le rencontre enfin ; et, quand le jour paraît, les filles de Sion saluent encore leur souverain, ceint du diadème que Bethsabée, sa mère, déposa sur son front au premier jour de son hymen, au premier jour de son bonheur !

Le roi contemple avec émotion la jeune femme qui pour lui vient d'exposer sa dignité royale, et sa vie peut-être :

Que tu es belle, ma compagne ! Que tu es belle !...

Tu as enlevé mon cœur, ma sœur, ma jeune épouse ; tu as enlevé mon cœur par un de tes regards[77].....

Il assimile les paroles de sa femme à l'action nutritive du lait, à la saveur rafraîchissante du miel. Et quand il semble respirer en elle tous les parfums de ses bosquets, elle l'entraîne dans les jardins royaux. Là, le cyprès étend son ombrage touffu, le grenadier déploie ses corolles de pourpre, le cinnaneme dresse les axes de ses petites fleurs blanchâtres ; l'aloès se couronne de ses feuilles longues de quatre pieds, de ses fleurs d'un rouge nuancé de jaune. Les épis du nard, les roseaux de la canne, tapissent les parterres, tandis que la myrrhe découle d'un arbre épineux au brillant feuillage, et que l'arbre à encens épanche sa résine.

La jeune femme appelle et l'aquilon et le vent du midi. Que leur souffle s'imprègne du baume des arbres, du pollen des fleurs, et caresse l'époux de tous ces parfums réunis en un seul !

Le roi recueille les aromates, il goûte au rayon de miel et au jus de ses vignes ; et, appelant ses paranymphes au festin, il jette le cri joyeux des fêtes nuptiales : Mangez, mes camarades, buvez et enivrez-vous, mes amis[78].

Les incidents du quatrième jour reproduisent sous une forme plus dramatique ceux de la veille. Maintenant encore la Sunamite, croyant avoir perdu son époux, le cherche au dehors du palais. Plus malheureuse que la nuit précédente, elle est insultée par les gardiens qui font le tour de la ville, et qui se sont mépris sur son rang. Ils la frappent, la blessent ; et leurs mains arrachent le voile sous lequel la jeune femme dérobait ses traits. Elle rentre dans sa demeure ; mais elle rentre seule, seule et désespérée. Et quand les Sionites lui demandent quel est l'ami pour lequel elle a appris à trembler, elle le leur dépeint dans sa haute stature, dans sa distinction suprême semblable à celle du cèdre ; dans sa douceur qui n'est que la plénitude de sa force. Et avec un mouvement de douleur et de fierté elle ajoute : Voilà mon bien-aimé, et voilà mon ami, filles de Jérusalem[79].

L'époux avait-il voulu jouir une fois de plus des regrets si âpres qu'il avait surpris la veille chez sa compagne ? Peut-être. — Mais il ne résiste plus aux accents de la voix chérie qui le pleure. Il paraît.

La Sunamite le regarde.....

Détourne tes yeux de moi, lui dit-il, car ils m'ont rendu orgueilleux[80].....

Il rassure et console la jeune femme. Il l'admire avec ses longs cheveux ondoyant sur ses épaules, et dont les boucles noires lui rappellent les chèvres au poil frisé qui s'échelonnent sur les pentes des monts de Galaad. Il l'admire avec ses fraîches couleurs ; et les joues roses de la brune fille des champs lui apparaissent, sous le tissu qui les voile, comme les fragments d'une grenade.

Qui pourrait égaler cette jeune femme qui, dans la demeure paternelle, était, bien qu'entourée de ses frères et de sa sœur, unique pour sa mère comme elle l'est devenue pour son époux au milieu même de ses rivales du royal gynécée[81] ?

Pendant les trois derniers jours des fêtes nuptiales, nous voyons les époux se livrer à leurs promenades du matin, descendre au jardin des noyers, rechercher les fleurs fraîches écloses, les raisins mûrissants. Toujours plus belle aux yeux de Salomon qui compare au palmier la taille svelte de sa compagne, toujours plus chère à son cœur, la Sunamite se sent néanmoins mal à l'aise au milieu de cette cour dont le luxe lui semble une barrière entre elle et celui dans lequel elle n'aimerait à voir qu'un berger. Elle voudrait l'entraîner dans son village. Là, tous deux se lèveraient avec l'aube, et jouiraient, mieux encore que dans le parc royal, du réveil de la nature. Ils ne respireraient pas, il est vrai, l'odeur de la myrrhe, de l'encens, du nard, du cinnamome ; mais la fleur rustique du mandragore a aussi son parfum. Les fruits de la campagne s'amoncellent sur les portes des champêtres demeures, et naguère la Sunamite en a réservé pour son bien-aimé. Que l'époux aille recueillir l'offrande qu'elle avait destinée au fiancé ! Et la jeune femme ajoute avec mélancolie :

Oh ! que n'es-tu un frère pour moi !.....

Je te conduirais, je te ferais entrer dans la maison de ma mère ; tu m'instruirais à te faire boire du vin aromatisé, mixtionné, du pressurage de mes grenades[82].

L'époux entendait ces paroles qui décelaient une vague et secrète douleur ; et, prenant dans ses bras sa compagne, semblait vouloir la retenir sous les lambris de cèdre de son palais, sous les ombrages de ses bosquets.

Au dernier jour des fêtes nuptiales, la jeune reine paraît en public, appuyée sur le souverain. Aujourd'hui se termine la vie idéale et poétique de la nouvelle mariée ; demain commencera la vie réelle et austère de l'épouse..... Peut-être alors la Sunamite sera-t-elle, non plus l'unique amie du roi, mais l'une de ses compagnes ? Agitée, elle exprime avec une énergie sombre et passionnée, qui contraste avec la douceur habituelle de son langage, le besoin d'être protégée par son époux contre lui-même :

Place-moi comme un sceau sur ton cœur, comme un sceau sur ton bras, car l'amour est violent comme la mort, la jalousie est inflexible comme le sépulcre[83].

Les amis des époux les entourent dans les jardins royaux. Ils désirent entendre chanter la jeune femme, et le roi lui exprime leur vœu. Mais la Sunamite, résistant à cette prière :

Fuis, mon bien-aimé, dit-elle à Salomon ; et sois semblable au chevreuil et au faon des biches, sur les montagnes des aromates[84]. Les fêtes nuptiales étaient terminées.

 

 

 



[1] Nombres, XXVII, 3, 4, traduction de Cahen.

[2] Cf. Ben Ouziel et Ierouschalmi, cités par Cahen, Lévitique, XXIV, note 12.

[3] Nombres, XXVII, 1, 8, traduction de Cahen.

[4] Le mari de l'héritière prenait alors le nom de son beau-père. D'après quelques passages bibliques recueillis par Michaëlis, le savant hébraïsant d'outre-Rhin conjecture qu'un père très-riche pouvait, bien qu'ayant des fils, donner à ses filles une part dans sa succession ; mais qu'il devait prélever cette part, non sur ses biens patrimoniaux, mais sur les terres acquises par lui ou défrichées par ses soins. Cf. Johann David Michaelis mosaisches Recht. Dritte vermehrte Ausgabe, Frankfurt am Mayn, 1793, Zweiter Theil.

[5] Cf. Jérémie, XXXI, 4.

[6] Daniel, XIII, 2, 3.

[7] I Samuel, IX, 11. — Dans la Syrie moderne, les femmes vont encore puiser de l'eau. Cette coutume a été remarquée par le Dr Robinson et par M. de Saulcy. Cf. Robinson's later biblical researches ; Voyage en Terre-Sainte, par M. de Saulcy, 1865.

[8] Zacharie, VIII, 5.

[9] Juges, XXI, 21.

[10] Exode, II, 5.

[11] Voir au musée du Louvre, monuments égyptiens, salle civile, et cf. la Notice de M. le vicomte de Rougé, ouvrage plusieurs fois cité.

[12] Cf. Égypte ancienne, par M. Champollion-Figeac, page 40.

[13] Cf. Deutéronome, XXI, 18-21.

[14] Cf. Gilead, by J.-L. Porter ; Manasseh, by George Grove (Dict. of the Bible).

[15] Juges, XI, 30, 31, traduction de Cahen.

[16] Juges, XI, 35, traduction de Cahen.

[17] Juges, XI, 36, traduction de Cahen.

[18] Juges, XI, 37, traduction de Cahen.

[19] Juges, XI, 38, traduction de Cahen.

[20] Jonathan le paraphraste, Raschi, Josèphe, Origène, saint Chrysostome, Théodoret, saint Jérôme, saint Augustin, croient que Jephté sacrifia réellement sa fille. Kimchi suppose au contraire que, la vouant au célibat, il l'enferma dans une maison où, aussi longtemps qu'elle vécut, elle fut visitée pendant quatre jours chaque année par les filles d'Israël. Cette opinion a été adoptée par Lévi ben Gersom, Bechai Drusius, Grotius, Estius, de Dieu, Hall, Waterland, Hales, etc. La première interprétation est la plus conforme au texte biblique. Cf. Jephthah, by William Thomas Bullock (Dict. of the Bible).

[21] Cf. Euripide, traduction de M. Artaud, Iphigénie à Aulis.

[22] Cf. pour les coutumes des fiançailles et les cérémonies du mariage : Euripide, Iphigénie à Aulis, Hélène, les Phéniciennes ; Théocrite, Idylle XVIII, épithalame d'Hélène ; Voyage du jeune Anacharsis en Grèce, par Barthélemy ; Grèce, par Pouqueville.

[23] Cf. Euripide, Iphigénie en Tauride.

[24] Exode, XXI, 7-9.

[25] Les peuples désignés à la colère des Israélites étaient les Héthéens, les Gergéséens, les Amorrhéens, les Cananéens, les Phérézéens, les Hévéens et les Jébuséens. Deutéronome, XX, 17, 18 ; Josué, III, 10.

[26] Deutéronome, XXI, 11-13.

[27] Selon le Talmud, il était permis aux Israélites d'épouser des femmes d'Ammon et de Moab. Ruth appartenait à cette dernière race. Mais les femmes hébraïques ne pouvaient s'allier aux Ammonites et aux Moabites, ceux-ci étant à jamais exclus du droit de cité en Israël. Cf. Deutéronome, XXIII, 4, 5, et note 4 de Cahen ; Marriage, by William Latham Bevan, étude déjà citée.

[28] Cf. Deutéronome, XXIII, 8, 9.

[29] Les fiançailles étaient nulles si la jeune fille avait, en contractant ce lien, cédé à la menace ou à la violence. Parvenue à sa majorité, la jeune fille qui avait été fiancée par sa mère ou par son frère lors de sa minorité pouvait devant les juges renoncer à son union. Cf. Histoire des Institutions de Moïse et du peuple hébreu, par M. Salvador, Paris, 3e édit., 1862.

[30] Suivant la Mishna, le mohar était fixé à deux cents deniers pour une vierge, mais pouvait croître proportionnellement à la fortune particulière de la jeune fille. La femme n'entrait en jouissance de son mohar que quand la mort de son époux ou le divorce rompait son union. Mais son mari pouvait lui donner par anticipation soit une partie, soit la totalité de ce mohar. Cf. Eighteen treatises from the Mishna, translated by D. A. de Sola and M. J. Raphall, London, 1843, Treatise Ketuboth. Le traité Ketuboth régularise les contrats de mariage. Sous la loi mosaïque, le contrat ne fut sans doute qu'une convention orale ; ce n'est que pendant l'exil babylonien qu'apparaît le contrat écrit et scellé. Cf. Tobie, VII, 16, et Palestine, par M. Munk.

[31] La princesse égyptienne qu'épousa Salomon fut aussi dotée par le roi son père. I Rois, IX, 16.

[32] Josué, XV, 18, 19, et Juges, I, 14, 15, traduction de Cahen.

[33] Marriage, by William Latham Bevan.

[34] Eighteen treatises from the Mishna, translated by D. A. de Sola and M. J. Raphall. Treatise Ketuboth, I, 5.

[35] Mishna, treatise Ketuboth, V, 2.

[36] Deutéronome, XXII, 23, 24.

[37] Les schoterîm des tribus (Deutéronome, I, 15) tenaient les rôles des généalogies ; ils levaient les troupes, et, avant qu'on entrât en campagne, ils faisaient la proclamation prescrite par la loi, afin de faire retirer ceux qui étaient exemptés du service (ib., XX, 5-9). Palestine, par M. Munk.

[38] Deutéronome, XX, 7 ; XXIV, 5.

[39] Mishna, treatise Ketuboth, I, 1.

[40] Le livre de Ruth offre le premier indice de la coutume du bain cérémoniel de la fiancée. Ruth, III, 3.

[41] Ézéchiel, XVI, 9 ; Cantique des Cantiques, III, 6.

[42] Apocalypse, XIX, 8.

[43] Psaume, XLV, 14, 15.

[44] Jérémie, II, 32, et Palestine, par M. Munk.

[45] Ézéchiel, XVI 10. Voir, pour le thabasch, note au Livre premierRévélation sinaïque.

[46] Marriage, by William Latham Bevan ; Palestine, par M. Munk.

[47] Ézéchiel, XVI, 11, 12.

[48] C'était la coiffure réservée à la vierge le jour de son mariage. Cf. Mishna, treatise Ketuboth, II, 1.

[49] Ézéchiel, XVI, 12 ; Palestine, par M. Munk ; Marriage, by William Latham Bevan.

[50] Jérémie, XXV, 10.

[51] I Macchabées, IX, 39, Marriage, by William Latham Bevan.

[52] Juges, XIV, 11 ; I Macchabées, IX, 39.

[53] Palestine, par M. Munk.

[54] Isaïe, LXI, 10 ; Cantique des Cantiques, III, 11.

[55] There seems indeed to be a literai truth in the Hebrew expression to take a wife (Num., XII, 1 ; I. Chr. II, 21), for the ceremony appears to have mainly consisted in he taking. Among the modern Arabs the same custom prevails, the capture and removal of the bride being effected with a considerable show of violence (Burckhardt’s Notes). Marriage, by William Latham Bevan. — Il semble réellement qu'il y ait eu une vérité littérale dans l'expression hébraïque prendre une femme ; car la cérémonie paraît avoir principalement consisté dans la prise. Parmi les Arabes modernes la même coutume prévaut, l'enlèvement et le déplacement de la fiancée s'effectuant avec une considérable apparence de violence.

[56] Tobie, VII, 15.

[57] Psaume XLV, 15-16 ; Apocalypse, XVIII, 22, 23.

[58] Matthieu, XXV.

[59] Jérémie, VII, 34, et note de Cahen.

[60] Chant talmudique, cité par Cahen, note 40 du chapitre XXIII d'Ézéchiel.

[61] Matthieu, XXII ; Luc, XIV, 8 ; Marriage, by William Latham Bevan.

[62] Juges, XIV, 12-20.

[63] Tradition talmudique citée par M. Munk, Palestine, et par l'auteur de la notice sur la femme hébreue insérée dans le tome V de la Bible de Cahen.

[64] Mishna, treatise Ketuboth, II, 1.

[65] Mishna, treatise Ketuboth, IV, 5, note 7.

[66] Mishna, treatise Ketuboth, IV, 5, note 7.

[67] En adaptant le Cantique des cantiques aux sept jours des fêtes nuptiales, nous avons suivi l'opinion de Bossuet, à laquelle s'est conformé le docteur Lowth.

[68] Le nom de Kédar désigne les tribus nomades de l'Arabie Déserte, qui habitaient sous des tentes faites avec le poil noir de leurs chèvres. Cf. la note 5 de Cahen, chap. I du Cantique des cantiques.

[69] Cantique des Cantiques, I, 5, 6, traduction de Cahen.

[70] Cantique des Cantiques, I, 15, traduction de Cahen.

[71] Cantique des Cantiques, II, 1, 2, traduction de Cahen.

[72] Cantique des Cantiques, II, 7, traduction de Cahen.

[73] Cantique des Cantiques, II, 9, traduction de Cahen.

[74] Cantique des Cantiques, II, 8, traduction de Cahen.

[75] Cantique des Cantiques, II, 10-14, traduction de Cahen.

[76] Cantique des Cantiques, II, 16, traduction de Cahen.

[77] Cantique des Cantiques, IV, 1, 9, traduction de Cahen.

[78] Cantique des Cantiques, V, 1, traduction de Cahen.

[79] Cantique des Cantiques, V, 16, traduction de Cahen.

[80] Cantique des Cantiques, VI, 5, traduction de Cahen.

[81] Cf. Cantique des Cantiques, VI, 8, 9.

[82] Cantique des Cantiques, VIII, 1, 2, traduction de Cahen.

[83] Cantique des Cantiques, VIII, 6, traduction de Cahen.

[84] Cantique des Cantiques, VIII, 14, traduction de Cahen.