Une consultation géologique. - Opinion de M. Maurice Lugeon. - Opinion de M. Douxami. - Opinion de M. Kilian. - Opinion de M. Hollande. - Opinion, de M. Révil. — Conclusions. - Ce qu'on peut admettre. - Ce qu'il faut discuter. - Réponse à quelques objections. - Importance relative de l'hypothèse géologique dans notre étude.UNE CONSULTATION GÉOLOGIQUE Nous avons dit, après avoir exposé les idées de M. Elisée Reclus et de M. Lenthéric, que les phénomènes avaient été plus complexes que ne l'indiquaient ces deux éminents géographes. L'appui précieux fourni par la géologie à la géographie historique est venu en effet préciser d'une manière à peu près définitive certaines périodes de la transformation du Rhône. Les remarquables travaux parus ces dernières années, pendant, que se continuaient, nos recherches, nous ont précisément confirmé d'une manière scientifique des phases que nous avions entrevues. Malgré les quelques différences qui existent entre les termes de notre hypothèse et les avis que des géologues en renom ont bien voulu nous donner, nous allons montrer que notre conjecture n'est pas incompatible avec les données actuellement fournies par la science ; nous allons pour cela examiner les avis dont nous parlons. Opinion de M. Maurice Lugeon. — M. Lugeon a, sur les questions dont il s'agit, une autorité incontestée, et son opinion est particulièrement précieuse à recueillir. Il n'admet pas que le Rhône ait jamais pu couler suivant l'axe du lac, et il s'exprime en ces termes[1] sur la physionomie qu'il devait présenter à l'époque romaine : Le Rhône à l'époque romaine
débouchait probablement directement dans le lac, le monticule de Vions
formait une île. De là à en conclure, pour des gens qui ne connaissaient certainement
que très peu l'hydrographie du pays, que le Rhône se subdivisait en deux, il
n'y avait qu'un pas. C'est, sans doute depuis l'époque romaine que le Rhône
construisant son delta dans le lac a tout d'abord coupé ce lac en deux, et
finalement, continuant son travail de colmatage, le fleuve a fini par combler
tout-à-fait la partie du lac qui était à sa droite, soit les marais de Lavours.
Aucune terrasse lacustre indiquant un niveau supérieur du lac n'a été trouvée,
malgré des recherches très approfondies. Or, pour que le lac ait pu s'écouler
dans l'Isère, il aurait dû franchir un seuil élevé de Voilà donc un raisonnement très judicieux et très simple : pour que le Rhône ait jamais pu franchir le seuil de Myans, nous dit M. Lugeon, ou bien il faut admettre la surélévation des eaux du lac, dont on ne trouve aucune trace, ou bien admettre la continuation du plissement, qui n'a jamais été démontrée. Nous écartons sans difficulté la première hypothèse, puisque les preuves archéologiques, telles que l'existence actuelle des pilotis dans l'eau, et d'autre part les preuves géologiques, telles que l'absence des terrasses lacustres, prouvent suffisamment que le lac n'a pas eu à l'époque historique un niveau bien supérieur au niveau actuel. Mais a-t-o-n pu établir rigoureusement qu'il n'y a pas aujourd'hui continuation de plissements, ou tout au moins existence de certains mouvements du sol tels que des affaissements ? D'ailleurs, puisque tous les géologues admettent qu'un fleuve a passé par la vallée de Chambéry, que ce soit l'Isère ou le Rhône, ouïes deux successivement, il faut bien admettre l'intervention d'agents de modification puissants pour expliquer la topographie actuelle de la vallée, avec un seuil à 310m entre deux points cotés plus bas. Répondant à celle dernière objection, M. Lugeon nous a exposé une hypothèse qui résulte de la méthode générale par laquelle il a expliqué beaucoup de modifications de réseaux hydrographiques ; elle montre commenta pu se former ce seuil de Myans, qui nous a toujours étonné, et nous la reproduisons en propres termes :
Fig. 1. — L'Isère s'écoule dans la direction de Chambéry. Une pente continue descend par conséquent de Montmélian sur Culoz.
Fig. 2. — L'Isère a été capturée
par
Fig. 3. — Un ruisseau descend de A (de la fig. 2) vers l'Isère, comme il descend toujours un ruisseau d'un col. Par érosion régressive, la tête du ruisseau recule de A en A'.
Fig. 4. — Le col (le seuil) se trouve aujourd'hui à Myans. Voilà comment je m'explique, en gros, après la 2° époque glaciaire, le seuil de Myans. Et pour terminer, M. Lugeon nous répète encore qu'il ne
croit pas à l'hypothèse de la continuation du plissement : J'admets que les plis, dit-il, se sont continués depuis la fin du miocène, durant le pliocène (discussion relative au Chéran, cas du Semnoz)[2], mais durant le quaternaire, on ne signale pas de
terrasses ayant une pente inverse à leur pente primitive. Tout semble être
resté fixe bien avant l'apparition de l'homme dans la contrée. M. Lugeon ne croit donc pas à noire hypothèse. Mais il ne veut nullement pour cela nous décourager de l'émettre, au contraire. Une hypothèse, nous dit-il, est toujours permise en science, car elle oblige les chercheurs à redoubler d'attention. Opinion de M. Douxami.
— Sur les conseils mêmes de M. Lugeon, nous avons demandé à M. Douxami ce
qu'il pensait de la question, et nous avons constaté que son opinion différait
quelque peu de celle du savant géologue de Lausanne. M. Douxami est très
qualifié pour trader le sujet qui nous occupe, puisqu'il a publié en 1901,
dans le Bulletin des services de la carte géologique de Le lac du Bourget, dit-il,
a dû occuper la vallée jusqu'à l'altitude de 300m ;
dans ce lac, beaucoup plus étendu que le lac actuel, se déversaient les eaux
clés Usses, du Fier et de la rivière d'Arve, soit par le val des Usses, soit
déjà par le défilé de Fort l'Écluse ; du côté de Chambéry ce lac recevait, en
outre, un bras de l'Isère par la cluse de Montmélian. Les émissaires de ce
lac à l'ouest devaient couler à peu près à cette altitude de 300m et
passaient par la vallée du Lit-au-Roi — lac
de Bare (243m), du lac de Barterand (300m), et aussi par la vallée de
Culoz à Virieu-le-Grand et-Pugnieu, comme le prouvent les alluvions qui y
sont déposées : le lac du Bourget devait s'étendre jusque là... Dans une lettre qu'il nous a écrite[5], M. Douxami s'est montré plus précis encore : Le cours du Rhône, dit-il,
s'est certainement modifié, non seulement dans les
temps géologiques, mais depuis l'apparition de l'homme en Savoie et en
particulier aux environs de Culoz. Lorsque les glaciers eurent abandonné la
région et que l'homme put s'y établir, le lac du Bourget s'étendait au sud
jusqu'à Chambéry, au nord jusqu'au val de Fier. Il recevait encore
probablement à ce moment un bras dé l'Isère par la cluse de Montmélian, et il
déversait à l'ouest, non pas peut- être par le défilé de Pierre Châtel, qui
n'était pas assez creusé, mais d'une part par la ligne Saint-Champ, Relley, Ainsi, l'hypothèse de M. Douxami se rapproche beaucoup de la nôtre ; le lac du Bourget s'étend au nord jusque vers les Usses et au sud jusque vers Chambéry ; le Rhône le traverse pour en sortir en plusieurs bras[6], et cela à l'époque de l'homme ; mais où son opinion s'écarte de la nôtre, c'est quand il dit que l'écoulement a eu lieu de l'Isère vers le lac et non du lac vers l'Isère. Il nous cite à l'appui de son hypothèse Ce fait que les alluvions de l'Isère sont très visibles tout près de Chambéry vers le Viviers, et qu'elles sont inclinées vers le lac ; leur inclinaison, ajoute-t-il, est la preuve mécanique que l'Isère se déversait dans le lac et non le Rhône du côté de l'Isère[7]. Nous reconnaissons le fait, mais ces alluvions, qui appartiennent en effet à l'Isère, ont été apportées par elle dans une période précédente à celle que nous étudions, alors qu'entre deux glaciations elle roulait vers le Rhône des eaux considérables ; M. Douxami nous dit bien d'ailleurs lui-même qu'elles sont antérieures à l'homme. Leur inclinaison, doit donc avoir le sens que leur a constaté M. Douxami, et, si cette inclinaison est très marquée, elle serait précisément l'indice d'un affaissement postérieur. L'écoulement qui, d'après M. Douxami, s'est produit de l'Isère vers le Rhône, a dû d'ailleurs, dit-il, être fermé très tôt, avant, la période historique, aux eaux de l'Isère, qui n'y faisait plus que des incursions momentanées lors des grandes crues. M. Douxami nous paraît d'autre part très disposé à admettre des mouvements du sol dans les parties de la vallée du Rhône qu'il a spécialement étudiées, puisqu'il nous écrit : Je crois que le creusement du lit
du Rhône à Bellegarde, le soulèvement de l'extrémité occidentale du lac Léman
qui se font de nos jours sont dus à des mouvements de soulèvement de la
région de Bellegarde d'une part, et de la région de Genève d'autre part, mais
je ne connais aucun fait analogue dans la région du Bourget. Nous voyons qu'en somme les observations de M. Douxami, qui ont été tout à fait indépendantes des nôtres, ont abouti à un résultat qui n'en est pas sensiblement différent : le Rhône arrivait dans un lac immense, s'étendant jusque vers Chambéry, et là, une communication était établie entre l'Isère et le lac. De plus, M. Douxami croit à l'existence de mouvements du sol en des points delà vallée du Rhône qu'il a spécialement étudiés. A part le sens d'une flèche sur un petit bras de communication peu important, nous ne voyons pas entre les deux systèmes de bien grande différence. Opinion de M. Kilian. — M. Kilian, de l'Université de Grenoble, dont les travaux géologiques sur les régions dont nous nous occupons font autorité, ne pense pas qu'il y ait eu un cours d'eau Culoz-Montmélian depuis la dernière extension des glaciers, cela autant à cause de l'étal, de la surface des alluvions anciennes et des dépôts glaciaires venant du sud entre Montmélian et le Bourget, qu'à cause de la topographie même du lac du Bourget et de ses environs. La topographie du lac du Bourget nous indique nettement un bassin lacustre, sans que nous ayons à rechercher ici les origines de ce bassin ; est-ce à dire pour cela qu'un cours d'eau n'ait pu y prendre issue ? Le Rhône traversait le lac à sa partie septentrionale, dans le sens de sa largeur, et à sa partie méridionale, une branche de déversement peu considérable, sauf lors des grandes crues, allait vers l'Isère. Cette branche, bien maigre si on la compare aux anciennes eaux qui avaient parcouru la vallée, n'a pas eu à modifier beaucoup les dépôts glaciaires elles alluvions anciennes.au milieu desquels elfe a passé ; et nous expliquerons plus loin comment ses traces mêmes peuvent avoir disparu. M. Kilian lui-même nous prévient d'ailleurs de la difficulté des recherches que nous aurions à faire pour retrouver la trace des alluvions que ce cours d'eau aurait pu apporter à l'Isère. Il est difficile, nous dit-il, d'espérer trouver à Grenoble des alluvions de l'époque romaine, ces dernières devant être enfouies en profondeur sous les dépôts plus récents. Aussi sa conclusion sur les faits que nous lui avons exposés est très nette : La preuve n'est point faite, et, jusqu'à nouvel ordre, votre très intéressante supposition demeure une hypothèse sans fondement rigoureusement scientifique. Opinion, de M. Hollande. — M. Hollande a publié, dans le Bulletin des services de la carte géologique de la France[8], une étude sur les alluvions de la vallée de Chambéry et des vallées voisines au point de vue chronologique ; il a montré qu'à la fin de la troisième glaciation une moraine s'étendait de Jongieux (Savoie) à Massignieux (Ain), barrant le lit du Rhône actuel. Ce barrage, nous dit-il, a donc permis aux eaux venant du lac du Rourget et du
Rhône de s'élever de nouveau et de s'étaler sur l'emplacement des marais de Ainsi, M. Hollande admet l'extension ancienne du lac du Bourget, la dispersion clés eaux du Rhône en des bras multiples à la sortie du lac, puis leur concentration' progressive en un chenal unique. Mais il ne pense pas que le Rhône ait jamais passé par Chambéry, et cela pour plusieurs raisons : tout d'abord on n'a pas trouvé d'alluvions fluviales sur les dernières alluvions glaciaires, puis les cotes que l'on rencontre sur ces dernières alluvions glaciaires de Chambéry à Montmélian sont trop élevées ; d'autre part, on n'a jamais constaté la présence de paillettes d'or ni de grès des mollasses dans les alluvions de la vallée ; enfin, il ne doit pas exister à son avis de mouvements du sol contemporains. Nous répondrons plus loin à ces objections. Mais ce qui nous paraît être précisément une preuve très sérieuse en faveur de notre hypothèse, c'est l'existence de cette moraine barrant le cours du Rhône actuel, et le forçant à s'étendre vers la vallée de Chambéry ; arrivé vers Chambéry, le lac a dû, avons-nous dit, avoir un écoulement vers l'Isère, jusqu'au moment où la moraine Jongieux-Massignieux a été complètement déblayée, et où le lit du Rhône a pu suffire à contenir les eaux venant des Alpes. M. Hollande ne paraît pas partager cet avis. En revanche, dit-il, il est certain
que les eaux de l'Isère et de ses affluents alpins, en Savoie sûrement, ont
passé à Chambéry. Mais cela a eu lieu entre la 2° et la 3e glaciation. Ce
sont ces eaux qui ont formé les alluvions interglaciaires. C'est ce passage
de l'Isère dans la vallée que tous les géologues admettent. Opinion de M. Révil. — M. Révil, qui habite aussi Chambéry, et dont les nombreux travaux fournissent, avec ceux de ses distingués collaborateurs, MM. Kilian, Déperet, Pillet, Vivien et Hollande[9], la plus grande partie des données géologiques qu'on peut avoir sur la région, pense lui aussi que le lac du Bourget a eu jadis une étendue plus considérable. Je crois que le lac du Bourget,
dit-il, a une tendance à diminuer, et a certainement
diminué depuis la période historique, mais par les apports d'alluvion. Il est
antérieur à la dernière glaciation[10].... Dans une lettre postérieure[11], il nous disait au sujet de notre hypothèse du Rhône bifurqué : Les terrasses de la vallée de
Chambéry ont été formées par un courant venant du sud, et non du nord ; en
plusieurs points en effet, et en particulier sur les bords du lac du Bourget,
elles présentent des lits qui inclinent vers celui-ci, De plus, tous les
matériaux recueillis viennent, de M. Révil ne croit pas qu'il ait pu y avoir de plissements dans la vallée, car il a constaté que les alluvions des terrasses n'ont pas subi de mouvement depuis leur formation, puisque les couches de lignites exploitées à Voglans et qui leur sont inférieures sont d'une horizontalité parfaite[12] ; ces lignites sont entre deux niveaux d'alluvions glaciaires et se placent entre la 2° et la 3° glaciation. S'il y a eu quelques mouvements, ils ne peuvent consister qu'en mouvements d'affaissement, mais non en mouvements de plissement ou d'exhaussement ; rien dans les Alpes ne nous permet de conclure-à de véritables plissements après le miocène. Le sol de Myans a d'ailleurs été formé, nous dit-il, par une moraine du glacier de l'Isère, et celte moraine barrait au Rhône la route vers l'Isère lors des grandes crues. Le lac du Bourget était, certainement plus étendu autrefois, et pouvait, comme vous le dites, venir jusqu'à Chambéry, ainsi qu'en témoigne l'épaisseur des alluvions en aval de la ville. le ne crois pas pourtant que le lac fut en communication avec la vallée du Grésivaudan, les moraines de Myans devaient former barrage. Par contre, ce lac a certainement servi de régulateur au Rhône, car ce phénomène se produit encore aujourd'hui. Il y a longtemps que l'on sait qu'au moment de la fonte des neiges le canal de Savières reflue les eaux jusque dans le lac, et l'alluvionne avec des matériaux provenant du Rhône. — Quant aux anomalies que vous a semblé présenter la vallée de Chambéry, elles peuvent s'expliquer par les glaciations successives, alluvionnement et érosion, au moins par des déplacements des niveaux de base[13]. Cet avis de M. Révil est d'autant plus important à retenir que presque tous les autres géologues, entre autres M. Lugeon et M. Kilian, nous ont recommandé de nous adresser à lui à cause de sa grande connaissance de la vallée de Chambéry et de sa haute compétence en géologie alpine. Or, nous voyons que M. Révil admet, outre le passage ancien de l'Isère dans la vallée, l'extension du lac jusque vers Chambéry, et son rôle de régulateur dans le système rhodanien ; c'est encore la communication du lac avec l'Isère qui lui paraît difficile à admettre. Le seuil de Myans est d'après lui une moraine qui a formé barrage ; mais cette moraine a très bien pu à notre avis être déblayée par les eaux sur une petite partie de sa largeur pour livrer passage à un canal de communication. CONCLUSIONS Si nous comparons notre hypothèse à l'ensemble des opinions émises par les géologues que nous avons cités, nous tirerons de cette comparaison les conclusions suivantes. Ce qu'il faut admettre. — Il y a dans cette hypothèse toute une partie admise et même scientifiquement démontrée en géologie. L'Isère a passé entre la 2° et la 3e glaciation dans cette vallée, portant ses eaux au Rhône et le rejoignant vers Culoz. Puis, après la 3° glaciation et le retrait des glaciers, au début île l'époque historique, un grand lac sillonnait la vallée, beaucoup plus étendu que le lac actuel ; ce lac s'étendait au nord jusqu'au delà du Rhône sur les marais aujourd'hui comblés qui bordent sa rive droite, et au sud jusque vers Chambéry ; le Rhône entrait dans ce lac, le traversait en contournant de part et d'autre la petite île de Vions, et il en sortait en deux ou plusieurs bras qui se rejoignaient ensuite ; peu à peu, par suite du travail d'érosion dans la branche de Culoz et du travail d'alluvionnement dans les autres bras, la concentration des eaux s'est faite dans le chenal actuel ; le lac du Bourget, coupé d'abord en deux par les alluvions du fleuve, puis comblé en partie, a été finalement réduit aux proportions actuelles. Voilà toute la partie de l'hypothèse qui, croyons-nous, n'est à peu près pas mise en cloute. Elle suffirait déjà à justifier la dénomination d'Ile, par laquelle les Gaulois désignaient la zone comprise entre le Rhône, l'Isère et le bras lacustre du Bourget ; le réseau fluvial se trouve en effet à peu près complètement fermé de la sorte, et.il ne resterait en dehors de ce réseau que l'espace Chambéry-Montmélian, parcouru d'ailleurs par des ruisseaux allant vers l'Isère. Ce qu'il faut discuter. — Mais nous avons la conviction que le court espace qui sépare Chambéry de Montmélian a été parcouru, lui aussi, par des eaux faisant partie d'un réseau hydrographique unique ; nous pensons qu'un canal de déversement unissait le bras lacustre du Bourget à l'Isère, que nous appelons la branche méridionale du Rhône. La communication avait bien lieu, suivant nous, du Bourget vers l'Isère, et non de l'Isère vers le Bourget[14]. Nous avons exposé les causes auxquelles nous attribuions le changement du réseau hydrographique ; mais nous ne prétendons pas avoir apporté de preuve définitive, puisque certaines des causes que nous envisageons ne sont pas admises. Nous n'avons d'ailleurs aucune prétention en géologie, et il nous est difficile de défendre des idées sur lesquelles les connaissances particulières nous manquent ; nous croyons néanmoins fermement à l'existence de mouvements du sol contemporains, assez considérables pour être enregistrés même pendant la courte vie d'un homme ; toutes les remarques que nous avons entendu faire à ce sujet par des personnes instruites et clignes de foi, les éludes mêmes qu'a poursuivies dans le Jura M. Girardot[15], les termes dans lesquels s'exprime sur la vallée du Rhône M. Douxami, ont établi notre conviction. Peut-être ne faut-il pas attribuer à la continuation du plissement de l'écorce terrestre les mouvements du sol dont nous parlons, mais il existe à notre sens des affaissements de vallée dont la cause reste à déterminer[16]. Ces affaissements donneraient, peut-être l'explication de
quelques différences entre le régime actuel des eaux et celui d'autrefois
dans d'autres régions de Il y a d'abord Des affaissements ont pu se produire dans la vallée de Chambéry ; ils ne sont pas indispensables pour expliquer la physionomie qu'a prise aujourd'hui la vallée, elles phénomènes de capture, d'érosion, d'effondrement et d'alluvionnement peuvent nous suffire à ce point de vue. Réponse à quelques objections. — Nous voulons, pour terminer, répondre aux objections qui ont été faites à l'existence d'un bras de communication reliant le lac du Bourget à l'Isère. La présence d'alluvions provenant du Rhône n'a pas, dit-on, été constatée jusqu'ici dans la vallée de Chambéry à Montmélian, pas plus que dans la vallée de l'Isère. Mais, avec le système hydrographique que nous admettons, cela serait difficile pour plusieurs raisons. Le Rhône, en effet, traversait l'ancien lac sans en suivre l'axe ; son lit principal conservait dans celte traversée les cailloux les plus lourds, qui continuaient à le creuser ; les graviers et les débris, plus légers s'épanouissaient à droite et à gauche en alluvionnant le lac, et l'alluvion se faisait, sentir dans tout le lac du Bourget, en diminuant naturellement peu à peu d'intensité vers le sud ; enfin, vers Chambéry prenait issue le chenal allant à l'Isère. Le lac du Bourget étant une cuvette, ou plutôt un entonnoir dont les bords se relèvent de tous côtés insensiblement, son fond n'était balayé par aucun courant. Le canal de déversement fonctionnait à la manière de la branche d'un siphon, qui n'était sans doute amorcé dans les derniers temps que lors des grandes crues du Rhône ; à partir d'une certaine époque, il n'a plus jamais été amorcé. Le canal traversait le seuil de Myans, quelle qu'ait été d'ailleurs son origine, col de capture ou moraine ancienne, par une ou plusieurs brèches peu considérables ; les alluvions anciennes provenant de l'Isère et des glaciers qui existaient sur ce seuil ont donc dû subsister sans être modifiées par les maigres eaux du régime que nous indiquons, et l'on doit les retrouver intactes puisqu'elles n'ont pas été recouvertes. Quant aux traces du chenal de communication, il y a plusieurs raisons pour qu'elles aient disparu : tout d'abord le régime actuel, qui fonctionne depuis sept ou huit siècles au moins, a dû par le travail de ses eaux modifier déjà beaucoup le terrain. D'autre part, les éboulements gigantesques, qui se sont produits de tous côtés dans la vallée, surtout dans la partie ouest, ont dû eux aussi changer considérablement la topographie du terrain : nous avons été stupéfait des bouleversements que nous avons constatés dans les Abîmes de Myans, en les parcourant en tous sens[17]. L'immense éboulis de 1248, précédé et suivi de plusieurs autres peut-être, a si bien recouvert le terrain qu'il est fort difficile d'en rétablir aujourd'hui exactement la nature et la forme primitives. On comprend en tous cas pourquoi les petites alluvions charriées par le canal de communication ne sont pas visibles actuellement ; c'est l'érosion régressive d'une part, consécutive d'un changement de régime hydrographique ; ce sont les éboulis d'autre part, qui ont pu en enlever les traces ; ces alluvions ne seraient d'ailleurs pour la plus grande partie que des alluvions locales amenées par le canal lui-même ; les eaux versées par le Rhône se filtraient en effet dans le lac. On comprend aussi pourquoi on ne peut retrouver dans l'Isère que des alluvions analogues à celles amenées par ses autres affluents de la rive droite dans cette partie de son cours. D'ailleurs, comme M. Kilian nous le faisait remarquer, les alluvions de l'époque romaine sont déjà enfouies depuis longtemps, et il faudrait effectuer des recherches en profondeur pour les retrouver. En résumé, nous croyons que, pour que la question soit définitivement tranchée, il reste à faire sur le terrain des recherches très approfondies, capables d'apporter pour ou contre cette hypothèse des preuves décisives. Un géologue seul peut les mener à bien. Importance relative de l'hypothèse géologique dans notre étude. — Nous avons vu qu'une grande partie de notre hypothèse est admise par les géologues ; quanta la partie qui est mise en cloute, elle est de peu d'importance, sinon au point de vue géologique, du moins au point de vue de l'ensemble de notre étude. Nous pensons en effet que les anciens ont donné le nom de Rhône au système hydrographique actuellement désigné par les noms Rhône-Bourget-Isère. C'était le Rhône qui venait du Léman en roulant des flots tumultueux ; c'était le Rhône qui s'étendait en une immense nappe plus calme dans la vallée de Chambéry ; et c'était encore le Rhône que le fleuve auquel s'en allait cette nappe, un Rhône méridional qui rejoignait le Rhône septentrional au point qu'ils appelaient le Confluent ; la zone comprise entre ces différents bras du fleuve était l'Ile. Si nous reprenons le texte de Polybe, nous verrons combien l'identification est parfaite : L'Ile ressemble assez pour la grandeur et pour la forme à ce qu'on nomme le Delta d'Egypte ; il y a cette différence que là-bas c'est la mer qui forme un des côtés et réunit les lits des fleuves, au lieu qu'ici ce sont des montagnes difficiles à approcher et à parcourir et pour ainsi dire inabordables. Nous avons dit[18] que les montagnes désignées par Polybe étaient celles qui s'étendent de Grenoble à l'extrémité du lac du Bourget. Mais on s'expliquait difficilement comment ces montagnes pouvaient représenter la mer. Nous comprenons au contraire maintenant qu'à leur pied, du côté nord-est, s'étendait une mer intérieure que n'apercevait pas le voyageur arrivant dans la région par la vallée de l'Isère ; c'est celle mer intérieure qui représentait pour les anciens le côté maritime. Les divers bras du Rhône qui sillonnaient la partie septentrionale de la région, la confusion hydrographique qui existait dans la partie sud de la vallée, et dont le cours indécis du Glandon et des autres ruisseaux porte encore la trace, complétaient l'analogie d'une manière parfaite. Point n'est besoin, pour que les dénominations que nous indiquons soient justifiées, de démontrer la communication rigoureuse entre la branche lacustre et l'Isère actuelle ; les quelques kilomètres de vallée qui peut-être les séparaient laissaient une trouée par laquelle on apercevait de toutes les montagnes voisines la nappe d'eau venant du Rhône septentrional vers le Rhône méridional. M. Lugeon, qui, comme nous l'avons vu, ne croit pas à la dernière partie de notre hypothèse, nous écrivait néanmoins, en remarquant que le fleuve à l'époque romaine entrait dans le lac et se trouvait divisé en deux bras par l'île de Vions : De là à en conclure pour des gens qui ne connaissaient certainement que très peu l'hydrographie du pays, que le Rhône se subdivisait en deux, il n'y avait qu'un pas ; et plus loin : La vallée morte de Chambéry, si disproportionnée avec les maigres eaux qui y coulent, a pu d'ailleurs laisser croire aux Romains qu'il y coulait une rivière assez importante. Cette explication suffit parfaitement à justifier les dénominations anciennes si l'on ne veut pas admettre entièrement notre hypothèse ; elle aboutit exactement au même résultat. Nous concluons donc de là que notre hypothèse n'est pas en contradiction avec les idées des géologues au point de pouvoir infirmer l'ensemble de notre étude ; si la partie qui est discutée était démontrée fausse, il nous suffirait d'apporter une légère modification à noire digression géologique pour remettre les choses au point, et nous le ferions avec joie. Mais si nous la laissons pour le moment subsister telle quelle, c'est que nous ne croyons pas encore avoir de raisons suffisantes pour la modifier ; il s'est trouvé à notre grande satisfaction que toute une partie était affirmée par des preuves géologiques ; nous ne désespérons pas voir quelque jour vérifier l'autre. |
[1] Lettre du 6 nov. 1901, de Lausanne.
[2] Voir les remarquables articles de M. Lugeon dans les Annales de Géographie, n° du 15 juillet 1901 et du 15 novembre 1901 : Recherches sur l'origine des vallées des Alpes occidentales. Librairie Armand Colin.
[3] N° 81, tome XII. Paris, Bérenger, 1901.
[4] Pages 17 et 18.
[5] De Paris, 21 nov. 1901.
[6] Ces bras constituent ce que nous avons appelé le Rhône multiple.
[7] Lettre du 21 nov. 1901.
[8] N° 73, t. XI, 1899-1900. Comptes-rendus pour la campagne de 1899.
[9] Il faudrait nommer bien d'autres géologues encore.
[10] De Chambéry, 28 août 1900.
[11] De Chambéry, 16 décembre 1901.
[12]
Voir dans le Bulletin des services de la carte géologique de
[13] Voir à ce sujet les travaux du colonel de Lamothe.
[14] La communication de l'Isère vers le Bourget laisserait d'ailleurs subsister entièrement l'hypothèse d'un Rhône septentrional et d'un Rhône méridional.
[15] Sa communication au Congrès des Sociétés savantes que nous avons citée signale des faits précis.
[16] Seraient-ce des phénomènes particuliers aux terrains d'alluvions et provenant du tassement des couches ?
[17] Particulièrement aux alentours des petits lacs que nous avons rencontrés : lac des Pères, lac Clair, lac Saint-André.
[18] Chap. IV, Le contour de l'Ile.