Le Rhône de Polybe. - Une citation. - Singularité. - Autre citation. — Le Rhône de César. - Un bloc de citations. - Le lac Léman. - L'opinion d'Elisée Reclus. — Le Rhône de Strabon. - De l'Isère à Lyon. - Les Allobroges. - Le Rhône et ses affluents. - Quelques remarques. — Résumé.Nous allons d'abord examiner quelle idée les anciens se faisaient du Rhône, ce qu'ils entendaient par celle expression géographique. Nous consulterons les trois auteurs les plus anciens qui aient parlé de ce fleuve, Polybe, César et Strabon ; ils embrassent un espace d'environ un siècle et demi. LE RHÔNE DE POLYBE Commençons par Polybe. C'est dans le livre III à propos d'Annibal que se trouvent les deux citations que nous allons rapporter. Une citation. — Voici la première. Annibal vient de traverser le Rhône de vive force et de faire passer les éléphants sur la rive gauche : Annibal ayant rassemblé les éléphants et la cavalerie, les plaça à l'arrière-garde et prit les devants ; il marcha le long du fleuve de la mer vers l'orient, comme s'il eût voulu cheminer vers le centre de l'Europe. Le Rhône a ses sources au-dessus du golfe Adriatique, sur le versant occidental, dans cette partie des Alpes qui regarde au nord ; il coule vers le couchant d'hiver et se jette dans la mer de Sardaigne. La plus grande partie de son cours se développe à travers une vallée dont les Celtes Ardyens habitent le nord ; toute la partie méridionale est bordée par le versant septentrional des Alpes ; les plaines du Pô, dont nous parlerons à plusieurs reprises, sont séparées de la vallée du Rhône par les cimes des montagnes précitées, qui, commençant à Marseille, s'étendent jusqu'à l'extrémité du golfe Adriatique, et qu'Annibal traversa pour pénétrer du Rhône en Italie[1]. Singularité. — Voilà une description donnée par un témoin renommé pour sa sincérité[2], et qui avait fait le voyage dans le but d'étudier le terrain sur place. Certainement, tous les mots portent, mais à faux semble-t-il, et on peut se demander à travers quel prisme Polybe a regardé. Le sens est aussi précis que formel : le Rhône coule vers le couchant d'hiver, c'est-à-dire vers le sud-ouest, et s'en va dans la mer de Sardaigne ; il n'est pas question de boucle ni de lacets. C'est ce que traduit le croquis ci-dessous, dans lequel la vallée est également figurée :
Et le lac de Genève, et le Saint-Gothard ? La dissemblance
est si choquante que Buchon en Et on ne peut songer à invoquer un lapsus de Polybe, puis qu'Annibal remontant le cours du Rhône s'est dirigé vers l'orient, comme s'il eût voulu cheminer vers le centre de l'Europe. Autre citation. — Ainsi, le récit sonne faux d'un bout à l'autre ; mais Polybe est bien d'accord avec lui-même ; pour lui, le Rhône coule immédiatement au pied du massif des Alpes. Il le répète encore dans un autre passage : Les deux côtés des Alpes, dont l'un regarde le Rhône et le Septentrion, et l'autre les campagnes dont nous venons de parler, ces deux côtés, dis-je, sont habités, le premier par les Gaulois transalpins, et le second par les Taurisques, les Agones, et plusieurs autres soties de barbares[4]. Et d'autre part, d'après le témoignage de Polybe, Annibal en quittant le cours du Rhône s'est bien directement, engagé dans les Alpes ; Annibal ayant parcouru en dix jours huit cents stades le long du fleuve (à partir du confluent), commença à gravir les Alpes. Ainsi donc, Polybe nous décrit un Rhône qui nous semble très différent du Rhône contemporain ; mais l'auteur grec est précis, formel, et, ne se contredit nulle part. Son fleuve coule dans la direction générale du sud-ouest, et. il horde constamment le massif des Alpes, conditions que ne remplit pas le Rhône actuel, en particulier dans tout le grand angle qu'il forme vers Lyon ; enfin, si l'on suit le fleuve pendant 800 stades à partir du confluent, on doit arriver au point où Annibal a quitté la vallée pour entrer dans les Alpes. LE RHÔNE DE CÉSAR Voyons ce qu'a dit César, témoin également oculaire. Nous rappelons les dix passages des Commentaires[5] où il est question du Rhône. Pour la commodité des renvois, nous avons numéroté ces citations. Nous nous occuperons d'abord des indications de géographie physique (n° 5, 4 et 7). Nous retrouverons les autres, du moins celles qui nous intéressent, au chapitre XVIII. Le lac Léman. — Le lac Léman se
jette dans le Rhône auprès du Mont Jura. C'est,
dit M. Dosson, une inexactitude géographique qui
peut s'expliquer par ce fait que César ignorait les sources du Rhône et les Il nous paraît tout aussi simple de reconnaître que la dénomination de ce fleuve a été donnée autrefois autrement qu'elle ne l'est par les géographes contemporains. Aujourd'hui nous regardons l'Arve comme l'affluent qui perd son nom ; César regardait ce cours d'eau comme le principal, lui conservait le nom de Rhône en amont, et regardait le lac de Genève comme un affluent. L'opinion de M. Reclus. — Cette manière de voir n'a d'ailleurs rien de choquant. Voici comment M. Elisée Reclus s'exprime[7] : Suivant les saisons, les deux cours d'eau sont tour à tour le fleuve principal. A l'époque des eaux basses, le torrent d'Arve roule une masse liquide de moitié inférieure à celle du Rhône ; mais, pendant les crues, c'est lui qui devient le maître[8]. DÉBIT DES DEUX FLEUVES
Quant au chemin étroit entre le Rhône et le Jura, c'est le Pas de l'Écluse ; c'est un fait admis sans contestation. Enfin LE RHÔNE DE STRABON Arrivons maintenant à Strabon. Voici comment il expose la géographie physique de cette région. Elle est empruntée à la traduction de M. Amédée Tardieu[9], sans changer l'orthographe qu'il a adoptée pour les noms propres ; la ressemblance avec celle adoptée dans le cours de cet ouvrage suffit pour les faire reconnaître (Isar pour Isère, Lugdunum pour Lyon, Lemenna pour Léman, etc.). De l'Isère à Lyon.
— Depuis l'Isar, maintenant, jus- qu'à Vienne,
capitale des Allobriges, qui s'élève sur les bords mêmes du Rhône, on compte 320
stades ; puis, un peu au-dessus de Vienne, au confluent de l'Arar et du
Rhône, est la ville de Lugdunum. La distance, quand on s'y rend par terre,
c'est-à-dire en traversant le territoire des Allobriges, est de 200 stades
environ ; elle est un peu plus forte si on remonte le fleuve. Les Allobriges, qui entreprirent
naguère tant d'expéditions avec des armées de plusieurs myriades d'hommes, en
sont réduits aujourd'hui à cultiver celle plaine et les premières vallées des
Alpes. En général, ils vivent dispersés dans des bourgs ; toute la noblesse
pourtant habite Vienne, simple bourg aussi dans l'origine, bien qu'elle
portât déjà le titre de métropole ' de toute la nation, mais dont ils ont
fini par faire une ville. Elle est située [avons-nous dit], sur le Rhône. Le Rhône et ses affluents.
— Ce fleuve descend des Alpes déjà si fort, si
impétueux, que, même au sein du lac Lemenna qu'il traverse, son courant
demeure visible sur un espace de plusieurs stades ; il se répand dans les
plaines du pays des Allobriges et des Ségosiaves, et reçoit l'Arar, près de
Lugdunum, ville des Ségosiaves. L'Arar vient aussi des Alpes ; il forme la
limite entre les Séquanes, les Æduens et les [Lingons], puis reçoit le
Dubis, autre rivière navigable, descendue également de la chaîne des Alpes ;
de là, réunis sous le nom d'Arar, quia prévalu, ces deux cours d'eau vont se
mêler au Rhône, dont le nom prévaut à son tour, et qui poursuit son cours sur
Vienne. Il est remarquable que ces trois fleuves commencent par se porter au
nord, pour tourner ensuite au couchant, mais qu'aussitôt après leur réunion,
leur courant commun fait un nouveau coude vers le sud, et qu'en se grossissant
au fur et à mesure des autres rivières [dont nous avons parlé ci-dessus],
il conserve cette direction au midi jusqu'au point où, pour gagner la mer, il
se divise en plusieurs branches. Quelques remarques. — Il n'y a plus aucun doute. Le lac de Genève n'est plus, comme dans César, un affluent du Rhône, il est traversé par le fleuve et forme le courant principal. Remarquons le soin qu'a pris Strabon à propos du Rhône, de l'Arar et du Doubs. II a précisé l'endroit où chacun de ces cours d'eau perd son nom ; il n'a pris cette peine pour aucun autre fleuve, ni pour le Rhin, ni pour le Pô. Quant à cette observation que le Rhône, l'Arar et le Doubs descendent des Alpes, commencent tous trois à se porter au nord, tournent ensuite au couchant, puis une fois réunis, tournent à nouveau vers le sud, elle est étrange autant qu'inexacte. Nous y reviendrons au chapitre XIX. RESUMÉ En somme, nous voyons que te Rhône a été assez inexactement décrit par Polybe, qui l'avait vu ; qu'il a été envisagé d'une autre manière par César, qui l'avait, vu aussi ; enfin, que dans la partie moyenne de son bassin, il a donné lieu à une confusion inexplicable chez Strabon, qui avait cependant cherché à être précis. |
[1] Polybe III. 47. 1, 2. 3. 4. 5. Ed Hultsch, 1888, p. 250 et 251.
[2] Appréciation de M. Pierron sur Polybe : Nul historien n'a jamais été ni plus passionné pour la vérité, ni plus exact dans le récit des faits, ni plus judicieux dans leur appréciation. Il a la conscience, le savoir, le coup d'œil ; il ne déclame jamais.
[3] Ouvrages historiques de Polybe, Hérodien et Zosime, Paris, 1838. Auguste Desrez, imprimeur-libraire. Livre III, ch. IX, p. 99.
[4] Polybe II. 13. 8. Ed. Hultsch, 1888, p. 130. Cette traduction est celle de Buchon (Liv. II, chap. III), qui cette fois a traduit plus exactement ce qu'il y avait dans le texte grec. (Ed. 1838, p. 32.)
[5] C. Julii Cæsaris Commentarii de bello gallico. Edit. Benoist et Dosson, Paris, Hachette, 1899.
[6] Commentaires sur la guerre des Gaules, texte latin, publié par E. Benoist et S. Dosson. Paris, Hachette, 1899. Dictionnaire, article Rhodanus, p. 713.
[7] Nouvelle géographie universelle, livre. II, p. 211 et 212.
[8] Un changement de nom analogue a eu lieu pour le Danube. Voici comment Pline le décrit : Ce fleuve, né en Germanie sur les sommets du mont Abnoba, en face de Rauricum, ville gauloise, traverse bien des milles au-delà des Alpes et d'innombrables nations sous le nom de Danube. Ses eaux grossissent immensément ; il prend le nom d'Ister dès qu'il entre en Illyrie. Pline l'Ancien, édition Didot, 1865. Traduction de E. Littré.
[9] Tome Ier, p. 306. Paris, Hachette, 1894. — Strabon, liv. IV, 11.