Le terrain. — La bataille. - Positions des Allobroges. - Occupation des hauteurs par Annibal. - Marche de la colonne. - Attaque des Gaulois. - Intervention d'Annibal. - Occupation de la ville. — Observations. - Le récit de Tite-Live. - Le repos.LE TERRAIN Pour voir d'ensemble le terrain sur lequel allait se livrer la bataille, nous nous supposerons placé dans l'axe de la vallée, près des sources du Gélon, sur une éminence où est maintenant un ouvrage de fortification, et qu'on appelle les Plachaux. Tournons-nous vers le sud-ouest, dans le sens où coule le Gélon : devant nous s'étend sa vallée ; nous apercevons à nos pieds les Granges, près du chemin qui conduit au Grand Cucheron, puis le hameau du Pontet, plus loin enfin le village du Bourget. A notre gauche, des lointains qui sont sans intérêt pour la question ; au premier plan, les pentes raid es et boisées des contreforts qui nous séparent de la vallée de l'Arc ; une dépression profonde qui marque le Grand Cucheron et le chemin qui le dessert ; plus à gauche, et plus près de nous, le sentier et les lacets, du Petit Cucheron. En nous tournant vers là droite, nous apercevons la ligne mamelonnée qui borde la droite du Gélon ; ce sont des sommets nus et gazonnés qui se raccordent avec le fond de la vallée par des pentes douces et bien cultivées. Pour étudier les différentes phases de la bataille, et montrer l'accord qui existe entre le récit de Polybe et le terrain, nous intercalerons ce récit sans lacune ni modification dans l'exposé que nous allons faire. Positions des Allobroges. — Le général carthaginois sachant être devancé par les barbares sur les positions favorables, établit son camp et s'arrêta ait pied de la montée, c'est-à-dire au Bourget. Il envoya quelques-uns de ses guides gaulois avec mission de reconnaître à fond, les projets elles dispositions de ses adversaires. Ces ordres exécutés, il apprit que pendant, le jour, les ennemis occupaient et gardaient le terrain avec soin, mais que la nuit, ils se reliraient dans une ville voisine[1]. Ils s'installaient au Grand et au Petit Cucheron et couronnaient les crêtes jusqu'aux Plachaux. Quant à leur ville, elle était probablement sur le petit plateau de Saint-Alban (cote 530), et pouvait constituer un lieu de refuge suffisant. Elle devait son existence aux mines de cuivre et de fer qui se trouvent au-dessus de Saint-Georges, mines que l'abondance des charbons provenant des forêts voisines rendait faciles à exploiter. Elle était donc le siège d'une grande industrie et d'un certain commerce, ce qui explique la quantité de grains et le grand nombre de mulets qu'Annibal y trouva. Des Plachaux par le Petit Cucheron, les Gaulois devaient mettre environ une heure pour descendre à la ville ; ceux qui occupaient le Grand Cucheron revenaient en trois quarts d'heure au plus[2]. Le retour sur les positions était un peu plus long ; mais, pour des races vigoureuses et habituées aux montagnes, il se faisait en une heure et demie à une heure et quart tout au plus. C'est ce qu'Annibal apprit par ses éclaireurs gaulois. Occupation des hauteurs par Annibal. — Tablant sur ces données, il combina, son plan d'attaque comme voici. Il porta ostensiblement son armée en avant, et près des défilés, non loin de l'ennemi, il établit son camp, au nord et à l'est du Pontet. La nuit venue, il alluma des lignes de feux, et laissant la plus grande partie de ses forces, il fil équiper à la légère les troupes d'élite, traversa les gorges du Grand Cucheron pendant la nuit, et occupa les positions abandonnées par l'ennemi, car, suivant leur habitude, les barbares étaient retournés à la ville. Annibal se contenta d'occuper les positions du Grand Cucheron ; avec le peu de monde qu'il avait emmené, il ne pouvait, occuper le Petit Cucheron ni les Plachaux. Cela fait, le jour reparu, les barbares voyant ce qui était arrivé s'abstinrent d'abord d'attaquer[3]. Marche de Attaque des Gaulois. — Quand ils aperçurent le gros des bêtes de charge et les cavaliers péniblement attardés en longue file dans les terrains difficiles, ils se décidèrent à cause de l'occasion à tomber sur la colonne. C'est, ce qu'ils firent, et des partis nombreux de barbares attaquèrent[4]. Les Gaulois, trouvant le col du Grand Cucheron occupé, avaient passé par le Petit Cucheron, et, en descendant les pentes du mont Troncheret, avaient pris en flanc le convoi déjà engagé dans le col. L'ennemi et aussi le terrain causèrent aux Carthaginois des perles nombreuses, surtout en chevaux et en bêtes de charge. En effet, le sentier était étroit, raide et même escarpé ; toute agitation, tout désordre faisaient, rouler au fond des précipices nombre de bêles de charge avec leurs fardeaux ; ce trouble était occasionné principalement par les chevaux blessés ; car ceux de la tête se rejetaient sur les bêles de charge afin d'échapper aux coups, ceux de la queue bourraient en avant et précipitaient dans l'abîme tout ce qui était tombé ; ils causèrent un grand désordre. C'est bien là le désordre qui se produit dans un convoi attaqué sur un de ses flancs à un passage difficile. Le sentier qui mène au Grand Cucheron est en effet étroit, raide et même escarpé, autant à la montée qu'à la descente. Il n'y à qu'à en faire l'ascension pour se rendre compte que le moindre désordre dans la colonne suffisait à faire rouler jusqu'au bas de ces pentes dangereuses les bêtes de charge avec leurs fardeaux. Intervention d'Annibal.
— A cette vue, Annibal se disant que sorti de ce
péril il n'avait plus de chance de salut si son convoi était perdu, prit les
troupes qui avaient de nuit occupé les cols, et se porta rapidement au
secours de la colonne. Son intervention causa des pertes importantes aux
ennemis, car il avait pris par les hauteurs, et de non moins sensibles à ses
propres troupes. Annibal, voyant de ses positions du Grand Cucheron le
danger que courait son convoi, prit par les hauteurs, c'est-à-dire passa près
du col du Petit Cucheron, arriva aux Plachaux, puis au mont Troncheret, et prit les Gaulois à
revers. Des deux côtés, dans la colonne, le trouble était augmenté par les clameurs et
l'enchevêtrement dont nous avons parlé. Annibal, après avoir lue beaucoup d'Allobroges,
contraignit les autres à faire demi-tour et à s'enfuir dans leurs demeures ;
alors la masse des bêles de charge et de la cavalerie qui s'était trouvée
coupée acheva seulement de se dégager à grand’peine[5]. L'attaque des Allobroges était donc bien une attaque de flanc, puisqu'ils avaient coupé le convoi ; et l'on comprend aussi pourquoi Annibal, arrivant par les hauteurs, put en faire un grand massacre ; pris entre les troupes d'élite et le gros de la colonne, ils ne pouvaient chercher leur salut que dans la fuite. Dès lors la route du Grand Cucheron et de la ville gauloise restait libre. Occupation de Cette occupation de la ville privée de ses défenseurs était toute naturelle ; on voit d'après la topographie des lieux que les Allobroges, même s'ils eussent été en nombre après leur échec, n'eussent pas eu le temps d'y devancer Annibal, qui pouvait suivre la route directe par le Grand Cucheron. Le récit de Polybe s'accorde donc d'une manière absolument parfaite avec la configuration du terrain dans cette partie de la vallée du Gélon ; non seulement il n'est pas Un mot dont il faille chercher à modifier le sens, mais loris au contraire, pris dans leur sens le plus naturel, apportent une confirmation nouvelle à notre manière de voir. Les phases de la bataille se développent d'une façon simple, et sont suivies des résultats logiques qu'un général devait en tirer. OBSERVATIONS Le récit de Tite-Live. — Le récit de Tite-Live (XXI, 32 et 33) est à peu près identique à celui de Polybe, et les expressions qu'il emploie s'appliquent fort bien à la bataille telle que nous l'avons reconstituée. Ce récif demande cependant quelques développements ou explications complémentaires. Il ressort du texte que les Carthaginois, après leur marche en pays de plaine, se trouvèrent en présence des montagnes, et ressentirent une impression d'effroi en regardant ces Alpes qu'il leur fallait gravir. Or, c'est bien en arrivant aux Cucherons que notre itinéraire entre en pays de montagne, c'est à partir de là que le terrain devient trop accidenté pour permettre le passage des charrois, et qu'il faut employer les bêtes de charge. C'est aussi là que pour la première fois un voyageur qui suit cet itinéraire voit de près les grandes Alpes ; le spectacle n'est plus le même que celui qu'il pouvait avoir de la vallée du Graisivaudan, Des cols des Cucherons et de toute la ligne de hauteurs qui les avoisinent, on voit en face de soi les montagnes qui tombent presque à pic dans la profonde vallée de l'Arc, et, comme la descente des Cucherons vers l'Arc est extrêmement raide, l'effet de perspective en est accru d'autant ; la pente des versants opposés s'accentue pour l'œil, et les huttes semblent vraiment suspendues aux rochers[7]. Tout le récit du combat est en parfaite harmonie avec celui de Polybe : renseignements obtenus par Annibal grâce à ses éclaireurs gaulois, campement au pied des hauteurs ; occupation des hauteurs par une troupe d'élite pendant, la nuit ; étonneraient des Gaulois montant à la pointe du jour de leurs forts (Saint-Alban-des-Hurtières. Saint-Georges-des-Hurtières) aux rochers ; la colonne coupée par une attaque de flanc ; descente d'Annibal pour sauver les bagages ; fuite des Gaulois, occupation de leurs forts. Un seul point nous paraît au premier abord sujet à discussion : Cum prœcipites deruptæque utrimque angustiæ essent, a écrit Tite-Live, ce qui a été traduit : Comme le défilé était, bordé par deux précipices escarpés[8]. Il pourrait sembler d'après cela que le convoi aurait cheminé le long d'une crête, et dès lors l'attaque des Gaulois, le mouvement, d'Annibal, qui d'après Polybe prit par les hauteurs, ne s'expliqueraient plus ; Tite-Live semblerait donc s'être trompé. Mais il ne faut pas se méprendre sur le sens de sa phrase ; elle veut dire que Je convoi cheminait au fond d'une vallée bordée de pentes raides et même escarpées, et le col du Grand Cucheron est bien tracé en effet au fond d'une crevasse. Les accidents d'hommes et de chevaux dont il parle étaient fort possibles dans ces conditions, car ceux qui cheminaient à flanc de coteau, dans un équilibre déjà peu assuré, pouvaient facilement être précipités au fond du ravin, soit parles chevaux épouvantés, soit par les Allobroges survenant à l'improviste. Ceux-ci avaient en effet, outre l'avantage de la position, celui que leur donnait leur agilité de montagnards ; ils s'élancent de rochers en rochers, accoutumés qu'ils sont aux pentes les plus difficiles et les plus escarpées[9]. Là où les Carthaginois embarrassés de leur convoi ne s'avançaient qu'avec peine, les Allobroges se trouvaient à leur aise. Le récit de Tite-Live n'est donc pas en contradiction avec l'exposé de la bataille tel que nous l'avons fait, et les différences de détail, elles-mêmes qu'il présente avec celui de Polybe apportent un nouveau jour sur cet épisode intéressant. Le repos. — Celte journée de bataille avait été pénible ; aussi le repos d'un jour, accordé par Annibal, était d'autant plus nécessaire que l'étape suivante allait être longue. |
[1] Polybe, III, 30. 5. 6. 7. Ed. Hultsch, p. 293.
[2] C'est le temps que nous avons mis nous-même pour faire ces trajets, au mois d'août 1900.
[3] Polybe, III, 50, 7, 8, 9 et 51. 1.
[4] Polybe, III, 51. 2. 3. 4. 5.
[5] Polybe, III, 51. 6. 7. 8. 9.
[6] Polybe, III, 51. 10. 11.
[7] Les hommes sauvages et velus dont parle Tite-Live ont à Saint-Alban des descendants qui étaient encore peu apprivoisés en 1900, comme nous avons eu l'occasion de nous en rendre compte personnellement ; ils n'aiment pas plus l'étranger qu'au temps d'Annibal.
[8] Traduction Gaucher, 1890, p. 99.
[9] Tite-Live, XXI, 33. Ed. Gaucher, p. 99.