L'itinéraire d'Annibal doit longer l'Isère. — Parcours par la
rive droite. - Annibal n'est pas entré dans l'Ile. - L'opinion de M. W.
Osiander. — Parcours par la rive gauche. - L'Echaillon. - Le Drac. -
Le Graisivaudan. — Arrivée au pied des montagnes. - Topographie. - Les
cols des Cucherons. - Le débouché de l'Arc. - Une discussion. — Comparaison
avec les textes. - Le récit de Polybe. - Le récit de Tite-Live. - Trois
mots de transition. - Du Rhône à la Druentia. – La Druentia. - De la Druentia aux Alpes.
L'ITINÉRAIRE D'ANNIBAL DOIT LONGER L'ISÈRE
L'adoption du col du Clapier comme col de passage[1], rapprochée des
expressions le long du fleuve et parcours en pays plat, entraîne, selon nous, un itinéraire
qui suit la vallée de l'Isère, pour entrer ensuite dans la vallée de l'Arc.
Nous avons donc à voir comment Annibal, parti de
Châteauneuf, put aborder la vallée de l'Arc. En nous référant au texte de Polybe
: le long du fleuve, c'est le long des bords
de l'Isère que nous avons à chercher, sur une rive ou sur l'autre[2].
Ce n'est pas l'avis du colonel Perrin, qui écrit : Il dut quitter les bords de l'Isère vers les premiers
jours d'octobre, et ne remonta le cours d'eau ni par la rive gauche ni par la
rive droite[3].
Le colonel considère en effet que, ni sur une rive, ni sur l'autre, Annibal
n'eût pu passer, à cause des obstacles matériels qu'il aurait rencontrés ;
et, d'autre part, le fleuve le long duquel l'armée carthaginoise a marché est
selon lui le Rhône : Polybe, dit-il, réserve toujours l'épithète de fleuve au Rhône, il n'y a
pas d'erreur à avoir (p. 46). Cherchant
alors à rapprocher du Rhône son itinéraire, tout en restant dans les limites
imposées par les distances, le colonel Perrin fait passer Annibal par le
plateau de Chavannes, la vallée du Grand-Lemps, et lui fait même franchir le
mont de l'Epine ! C'est à cause du ποταμός
de Polybe qu'il a fait suivre aux Carthaginois une pareille route ; mais cet
itinéraire n'est ni le long du fleuve, ni en pays plat : il ne suit aucun fleuve, et il
serpente sur les plateaux et les montagnes ; aussi, par respect pour le
texte, ne pouvons-nous l'adopter.
C'est le long de l'Isère qu'Annibal a nécessairement
passé, sur une rive ou sur l'autre.
PARCOURS PAR LA RIVE DROITE
Le parcours par la rive droite est possible et peut-être
plus facile que l'autre jusqu'au delà de Grenoble. Les pentes raides de la Mollasse que l'on
rencontre à Saint-Laitier sont aisées à tourner ; le rocher de la Perrière, qui à
Grenoble obstruait les abords de l'ancien Cularo, était franchi par une route
qui passait sur l'emplacement actuel du fort Rabot ; cette route est
représentée sur des dessins du XVIe siècle ; les escarpements actuels
résultent de divers travaux et de diverses époques ; ils sont dus en grande partie
à Vauban, dont le mémoire, daté de 1692, existe encore aujourd'hui[4]. La route dont
nous parlons est d'ailleurs celle qui venait de Vienne et qui figure sur la Table de Peutinger.
En adoptant cet itinéraire, on admettrait qu'Annibal est
entré dans l'Ile, et qu'il a une seconde fois franchi l'Isère à Grenoble, soit
en amont, soit en aval.
Annibal n'est pas entré dans
l'Ile. — Or les textes semblent plutôt indiquer qu'il n'est pas
entré dans l'Ile. Polybe dit bien en effet que les deux frères se disputaient
le pouvoir dans l'Ile, mais il n'ajoute nullement qu'Annibal ait traversé le
fleuve pour aller régler leur différend ; le Carthaginois s'est probablement
borné à envoyer quelques détachements soutenir l'aîné. L'historien grec ne
parle pas en effet de grand combat, et il ne considère pas l'intervention
comme un événement militaire ; il dit simplement qu'Annibal accueillit l'aîné
et l'aida à chasser le cadet[5] ; nous croyons
que le prestige du Carthaginois et la crainte de son armée ont aidé beaucoup
à la prompte solution de l'affaire ; car il semble d'après le texte qu'il a
été pris en quelque sorte comme arbitre, à cause de sa puissance et de sa renommée.
Tite-Live, lui, place le différend chez les Allobroges, et
les Allobroges sont près de l'Ile ; on ne
voit donc pas dans ce cas ce qu'Annibal serait allé faire dans l'Ile[6] ! L'auteur latin
explique d'ailleurs en propres termes ce que Polybe nous avait fait pressentir,
qu'il n'y a pas eu de grand combat : Annibal,
dit-il, fort à propos pour lui, fut prié de trancher
la question. Arbitre entre les deux
prétendants, il rendit le trône à l'aîné, suivant le vœu du Sénat et des
grands[7].
L'opinion de M. W. Osiander.
— En discutant cette question, M. W. Osiander se montre moins précis et moins
clair qu'il n'est généralement (§ von der
Rhone zu den Alpen, Hannibalweg, p. 96 à 102). Il aboutit à
cette conclusion étrange que la cavalerie d'Annibal est entrée dans l'Ile,
et, qu'après avoir contribué à rétablir l'aîné des deux frères sur le trône,
elle a suivi la rive droite jusqu'à la montée des Alpes, escortée par les
barbares ; pendant ce temps, l'infanterie suivait la rive gauche ; les deux corps
de troupe se seraient rejoints à Montmélian.
Cette manière de voir n'est justifiée que par des
suppositions infondées, et nous ne comprenons pas pourquoi M. Osiander, en général
si plein de réserve et si mesuré, déclare cette fois qu'il est arrivé à cette
conclusion avec une certitude mathématique (mit mathematischer
Sicherheit, p. 98).
Examinons ses arguments. Des textes de Polybe et de Tite-Live,
il déduit qu'Annibal a imposé respect aux deux frères, qui étaient, dit
Polybe, en présence chacun avec une armée (Polybe, III, 49. 8) ; mais que, pour rendre
son intervention effective, il a fait passer l'Isère à sa cavalerie. A notre
avis, peut-être Annibal a-t-il fait une démonstration militaire, en envoyant
dans l'Ile une partie de son armée ; mais le rôle de ce détachement s'est borné,
suivant nous, à faire une démonstration pacifique ; car, s'il y avait eu
combat, Polybe l'eût mentionné. Quoi qu'il en soit, ce détachement a dû
rejoindre le gros de l'armée après avoir obtenu le résultat cherché.
Polybe ne dit en effet nulle part qu'Annibal soit entré
dans l'Ile ; il écrit simplement qu'il est arrivé à l'Ile (Polybe, III, 49. 5), qu'il s'est avancé vers
l'Ile (Polybe, III, 49. 8).
Mais voici comment raisonne M. Osiander : Nach erledigtem Streit zieht Hannibal mit seinen Reitern (und Elefanten) durch das Land der Allobroger, also durch die Insel, bis
in die Nähe des Alpenübergangs (p. 98).
Son raisonnement se réduit donc à ceci : D'après Polybe, Annibal a traversé
avec sa cavalerie (et ses éléphants) le
pays des Allobroges ; or les Allobroges habitaient l'Ile ; donc Annibal est
entré dans l'Ile, et y est resté jusqu'à la montée des Alpes. On voit par où
pèche ce syllogisme ; rien ne prouve que les Allobroges habitaient l'Ile ;
Polybe ne l'a dit nulle part, il a même très nettement distingué les Barbares qui habitaient l'Ile et qui
escortèrent Annibal, et les Allobroges dont
il fallut traverser le pays ; M. Osiander ne tient pas suffisamment compte de
cette distinction, quand il prétend que Brancus
a escorté Annibal avec l'intention de briser les
dernières résistances des rebelles (den Trotz etwa der noch vorhandene Rebellen zu brechen)
; l'auteur mêle ici le récit de Tite-Live et celui de Polybe ; le roi dont
parle Polybe ne régnait pas sur les Allobroges.
L'erreur commise par Osiander vient donc de la position
qu'il attribue sans raison aux Allobroges ; quand il admet que les Allobroges
habitaient l'Ile au temps d'Annibal, il tombe dans une pétition de principe
déjà signalée par Larauza pour certains auteurs, et qui consiste à vouloir déterminer la marche d'Annibal d'après une
position que les Allobroges n'occupèrent que 200 ans après lui, tandis que ce
serait la position même de ce peuple, lors de l'arrivée d'Annibal, qu'il
faudrait déterminer ici par la route que suivit ce général depuis
l'embouchure de l'Isère jusqu'à l'entrée des Alpes[8].
Au point de vue stratégique, la solution proposée par M.
W. Osiander est encore plus difficile à admettre. Jamais un général de la
valeur d'Annibal n'aurait commis la faute de séparer son infanterie de sa
cavalerie, car ces deux armes se prêtent en toutes circonstances un mutuel
appui ; jamais il n'aurait laissé entre elles une rivière difficilement
franchissable. Et avec qui aurait, marché le convoi ? Avec la cavalerie,
semble-t-il, en lisant Osiander, puisque c'est dans l'Ile, en territoire allobroge, qu'il recueillait les
approvisionnements (p. 99) : il aurait
donc fallu lui faire aussi traverser l'Isère ; on ne voit pas alors pourquoi l'infanterie
serait restée seule sur la rivé gauche !
Il semble ressortir tout simplement du texte de Polybe que
l'armée marcha en un seul corps, dont les Barbares formaient l'arrière-garde (Polybe,
III, 49. 13) ; la cavalerie devait probablement éclairer la marche et former
avant-garde, puisque Polybe dit ailleurs que les
chefs allobroges redoutaient ou la cavalerie, ou les Barbares de l'escorte
(Polybe, III, 50. 2) : quant à l'infanterie,
elle marchait au centre avec le convoi : ce n'est pas en effet la cavalerie
seule qui peut défendre un convoi, il faut une troupe de résistance, et les
Barbares n'étaient qu'arrière-garde. Cette manière
de comprendre l'organisation de la colonne nous semble à la fois plus
naturelle et plus conforme aux textes que celle de M. Osiander.
PARCOURS PAR LA RIVE GAUCHE
Nous ne croyons donc pas que l'armée carthaginoise ait
suivi un itinéraire par la rive droite. Elle a dû, à notre avis, suivre la rive
gauche du fleuve.
Nous allons d'abord présenter l'itinéraire que, guidé par Polybe
et Tite-Live, nous avons été amené à adopter, et montrer sa possibilité au
point de vue topographique ; puis, revenant aux textes pour les serrer
d'aussi près que possible, nous vérifierons s'il les satisfait dans toutes
leurs phrases, dans tous leurs termes.
Annibal, en suivant le fleuve, a longé la frontière des
Voconces, c'est-à-dire a passé au pied du Royannais, puis il est arrivé, toujours
par le bord du fleuve, au pays des Tricoriens, et il a trouvé le Drac qui lui
barrait la route ; le Drac représente pour nous le Druentia de Tite-Live, nous
verrons pour quelles raisons.
Depuis Châteauneuf jusqu'au Drac, le chemin rencontre plusieurs
obstacles. Il y a d'abord deux positions qui auraient pu être défendues, l'une
à l'entrée du Royannais (Saint-Nazaire),
l'autre près de Saint-Gervais ; mais elles n'ont pu constituer par elles-mêmes
une grande difficulté ; Annibal, éclairé et servi par des guides
reconnaissants, dans un pays qui ne lui était pas hostile, a dû passer là
sans encombre.
L'Echaillon. — Une
quinzaine de kilomètres après Saint-Gervais se présentait un obstacle bien
plus sérieux, le bec de l'Echaillon ; sa pointe nord venait en effet plonger
dans l'Isère, et ses falaises vers l'est étaient protégées par des marais qui
s'étendent jusqu'à Veurey.
Jusqu'en 1842, époque à laquelle la route actuelle au pied
de la rivière a été construite par un travail de rodage et de remblai, les
piétons isolés pouvaient seuls et à grand'peine passer par un sentier dont il
reste quelques traces.
Annibal dut franchir cet éperon en passant par
Saint-Quentin, Montaud et Veurey[9]. Nous ne pensons
pas que ce détail soit assez important pour être en contradiction avec
l'expression pays plat.
De Veurey jusqu'à Sassenage, l'Isère est doublée par le
cours parallèle du Furan, et la vallée est fort marécageuse, sauf au pied des
pentes. Avec quelques travaux il était possible de passer.
Le Drac. — Depuis
Sassenage, le terrain était excellent jusqu'au rocher de Comboire, où le
passage du Drac pouvait, être, tenté. Là violence du courant est bien telle
que la décrit. Tite-Live. En aval, la rivière non encore endiguée formait une
sorte de delta dont une branche extrême, connue au moyen-âge sous le nom de Draquet,
se jetait dans l'Isère vers Grenoble ; d'autres ruisseaux aux eaux peu
courantes se répandaient en outre dans la plaine et augmentaient les
difficultés.
Le Graisivaudan. —
Si Annibal, après avoir traversé le Drac à Comboire, eût mieux connu le pays,
si la viabilité eût été la même que maintenant, ou même qu'aux premiers temps
de la domination romaine, il eût peut-être suivi la vallée de la Romanche pour gagner le
Mont. Genèvre ; c'était probablement là un des chemins fréquentés du temps de
Tite-Live ; c'était par là où par le Champsaur que passait la voie de la Table de Peutinger qui va de
Cularo à Briançon.
Mais, au lieu de marcher sur Vizille, Annibal préféra
continuer à suivre le fleuve et passer par la belle vallée du Graisivaudan, jusqu'au
cours du Bréda, vis-à-vis du fort Barraux ; en ayant soin de ne pas suivre le
bord de l'eau, il trouva un parcours facile. C'est peut-être là qu'il cessa
d'être escorté par Brancus.
Il remonta alors le cours du Bréda[10], passa à la Rochelle, puis suivit
la haute vallée du Gélon. C'était le chemin qui le conduisait au Bourget, au
pied des Alpes.
ARRIVÉE AU PIED DES MONTAGNES
Nous allons décrire d'abord le terrain sur lequel pouvait
opérer Annibal à partir du Bréda.
Topographie. — Ce
terrain est limité à l'est et au nord par l'Arc, à l'ouest par l'Isère. Avec
la partie inférieure de cette dernière rivière, l'Arc coudé en potence cinq
kilomètres avant son confluent dessine une sorte d'U, dont les branches
seraient un peu ouvertes, et dont la convexité serait tournée vers le nord.
Aigue- belle au nord-est et Chamousset au nord marquent la naissance des deux
branches de l'U. Tout l'intérieur est rempli par les derniers contreforts du
massif montagneux que les cartes désignent généralement sous le nom de Chaîne
de Belledonne.
Le Gélon, coudé en forme de V, y ouvre deux grandes
trouées. Par la branche aval, on débouche en plaine près de Chamoux ; par la
branche amont, on arrive au Pontet.
Le col des Cucherons.
— Coupée par le travers de Chamoux en allant de l'ouest à l'est, la montagne
a 8 kilomètres
de large sur au moins 1.300m de hauteur, dominant de 900m les vallées du
Gélon et de l'Arc. La coupure passe d'ailleurs par un grand ravin appelé
ravin de Montendry, du nom d'une commune qui y est située ; elle aboutit près
d'un col de franchissement appelé le col du Petit Cucheron (1.235m).
A deux kilomètres au sud de celui-ci se trouve un autre
col, un plus facile, celui du Grand Cucheron (1.180m),
qui sert plutôt de débouché à la haute vallée du Gélon.
Les deux Cucherons permettent ainsi de descendre par des sentiers
actuellement peu praticables[11] dans la vallée
de l'Arc ; sur ce versant, à la cote 530, la pente est interrompue par un long
gradin où sont bâtis les deux villages de Saint-Alban-des-Hurtières au sud,
de Saint-Georges-des-Hurtières au nord.
Le débouché de l'Arc.
— Ces passages sont maintenant peu fréquentés ; le chemin de fer et la route,
grâce à des remblais et à des ouvrages d'art, vont suivre le contour de
l'Arc. Au-dessous du village de Montgilbert, la route a été taillée dans le
roc dans une pointe qu'on appelle Rochebrune. Autrefois, avant qu'on n'endiguât
l'Arc par la chaussée construite par Napoléon Ier, et qu'on fit du colmatage
sur la plaine qui s'étend d'Aiguebelle à Chamousset, ce terrain était le lit
du torrent[12].
Au XVIIe siècle, l'Arc baignait le pied de ces rochers.
Sully dit dans ses mémoires, à propos du siège de Charbonnières[13], que son
artillerie éprouva de grandes difficultés à passer par l'étroit sentier qui
existait à celle époque ; une des roues du canon se trouvait souvent en
dehors de la route, au-dessus du précipice.
Il n'y a donc pas lieu de s'étonner si la Table de Peutinger, ni aucun
des documents antiques, ne figure de route en ce point. A l'époque gauloise,
il était impraticable.
Pour déboucher de la vallée de l'Arc, on se servait des
deux Cucherons. Le Petit Cucheron par la vallée de Montendry menait vers les
Bauges ; le Grand Cucheron desservait plus particulièrement toute la vallée
de la Basse Isère,
par la Rochelle. Une
bonne route y est encore figurée sur l'atlas du général Bonnet, publié il y a
un siècle.
Une discussion. — Ainsi
Annibal avait deux chemins à suivre pour gagner les Alpes.
Il pouvait gagner Chamoux par un itinéraire qui serait
tout-à-fait conforme à l'expression pays en plaine,
et de là s'engager dans la vallée de Montendry, où se serait livrée la
bataille. Ce système a été adopté par le colonel Perrin. Nous ne croyons pas
que les opérations militaires puissent y être complètement restituées.
L'autre chemin était celui que nous avons adopté, la haute
vallée du Gélon ; cette route monte un peu il est vrai, mais par une pente
régulière dont la moyenne est de cinq pour cent.
COMPARAISON AVEC LES TEXTES
Le récit de Polybe.
— Nous croyons que par pays plat (Polybe, III,
50. 2) et par montagne (Polybe, III,
50. 5), Polybe a voulu différencier les terrains au point de vue des
transports, c'est-à-dire ceux où l'on pouvait employer les charrois et ceux
où il fallait mettre les charges à dos d'animal. Quoiqu'il en soit, nous
pensons que cette expression se trouve satisfaite par notre itinéraire le
long de la vallée de l'Isère mieux que par tout autre ; les quelques
accidents de terrain rencontrés sur cette route ne peuvent pas, il nous
semble, la faire considérer comme traversant un pays de montagnes. Quant à
l'expression le long du fleuve (Polybe, III, 50. 1), elle n'est pas choquée
par un écart de 15
kilomètres à droite de la vallée.
Examinons maintenant la longueur de cet itinéraire, en évaluant
exactement les distances.
De Châteauneuf-sur-l'Isère à Saint-Quentin
|
63
kilomètres
|
De Saint-Quentin par Montaud à Veurey (ancien chemin)
|
12
kilomètres
|
De Veurey à Comboire (le long des pentes)
|
16
kilomètres
|
De Comboire à Gières (en traversant le Drac et en coupant la plaine
de Grenoble)
|
8
kilomètres
|
De Gières au Bréda
|
35
kilomètres
|
Du Bréda au Pontet
|
20
kilomètres
|
Total
|
154
kilomètres
|
Les 800 stades de Polybe, qui a compté en chiffres ronds (Polybe, III, 50. 1), font 142 kilomètres.
Nous trouvons l'accord suffisant[14]. Le parcours que
nous indiquons est donc bien conforme aux expressions de Polybe huit cents stades le long du fleuve, en pays plat.
Bien plus, il explique comment Annibal parcourut ces huit
cents stades en dix jours, faisant de la
sorte des étapes moyennes de 15 kilomètres à peine. La lenteur de cette
marche résulte en effet de la nature marécageuse du pays, de l'obstacle de
l'Echaillon, et du passage du Drac. Enfin, pour l'historien grec, tous les
peuples des bords de l'Isère sont compris en bloc dans la mention Allobroges ; les petits chefs
avaient une individualité distincte, mais ils formaient une confédération
désignée parle nom de la tribu la plus puissante. Notre itinéraire s'accorde
donc très bien avec la présence des petits chefs
allobroges.
D'autre part,
nous avons vu plus haut qu'il était impossible de continuer à suivre
l'Arc, et qu'il fallait traverser par les Cucherons la chaîne de Belledonne
pour aller aux Alpes. Cette condition s'harmonise fort bien avec le récit de
Polybe, qui dit que les chefs allobroges occupèrent
les positions favorables, celles par lesquelles
de toute nécessité Annibal était obligé de faire son ascension[15]. Il était bien
en effet de toute nécessité de passer par les Cucherons pour aller du Haut
Graisivaudan vers les Alpes.
Le récit de Tite-Live.
— Examinons maintenant si ce parcours convient au texte de Tite-Live. Toute
la première partie de son chapitre XXI n'est que la reproduction du récit de
Polybe ; comme l'auteur grec, il raconte qu'Annibal arrive à l'Ile en quatre jours,
que cette Ile est l'endroit où l'Isère-elle Rhône se réunissent après avoir
été séparés par une langue de terre, et que près de là sont les Allobroges ;
il place chez les Allobroges la lutte entre les deux frères ennemis au lieu
de la placer chez les habitants de l'Ile, voilà la seule différence ; nous eh
avons déjà parlé plus haut[16], et nous y
reviendrons plus loin[17]. Puis Annibal
rend le trône à l'aîné et obtient en retour des provisions et des vêtements. Il
n'y a donc là absolument rien qui s'oppose à notre itinéraire.
Trois mots de transition.
— Mais Tite-Live veut compléter ensuite les données trop vagues de
l'historien grec en énumérant les noms des peuples traversés, noms qu'il
recueille dans d'autres auteurs. Pour relier les deux parties de sa
narration, il emploie trois mots qui sont à eux seuls la cause de beaucoup
d'erreurs commises sur le sujet : Sedatis certaminibus
Allobrogum... Supprimons en effet cette phrase de transition, et
lisons le texte qui la suit : (Sedatis Hannibal certaminibus Allobrogum)
Cum jam Alpes peteret, non recte regione iter
instituit, sed ad lœvam in Tricaslinos flexit ; inde per extremam oram Vocontiorum
agri tendit in Tricorios, haud usquam impedita via priusquam ad Druentiam
flumen pervenit (Tite-Live, XXI,
31). Tout s'éclaire, tout devient logique : Tite-Live présente un
résumé de l'itinéraire avec des noms de peuples à l'usage de ses lecteurs latins.
Du Rhône à la Druentia. — Annibal vient de traverser le Rhône : il ne prend pas
la route la plus courte pour gagner les Alpes, il ne s'enfonce pas droit
devant lui, mais il tourne à gauche, ce qui lui fait suivre le cours du Rhône,
et il va de la sorte vers le pays des Tricastins. Les Tricastins habitaient bien
en effet sur la rive gauche du Rhône, et ils étaient, au siècle d'Auguste,
concentrés près d'Aouste et de Saint-Paul-Trois-Châteaux[18].
De là, il longe la frontière des Voconces, ce qui le fait
passer sur la rive gauche de l'Isère, puis il arrive sur le territoire des
Tricoriens, qui habitaient la vallée du Drac. Il n'a, jusqu'à cette rivière, rencontré
aucun obstacle. C'est alors que l'auteur décrit le Druentia.
Ainsi donc, Tite-Live, avec ses trois mots de liaison, a
opéré une transposition géographique[19] ; il a reporté
après le confluent de l'Isère et du Rhône ce qui se passait après le passage
du Rhône.
En réalité, après avoir à peu près transcrit le récit de
Polybe, il l'a repris pour le jalonner par les noms des peuples qui habitaient
ces régions à son époque : mais il n'a su juxtaposer ses deux narrations
qu'en les reliant par cette malencontreuse transition. Il a commis sans le
vouloir une erreur due à ce qu'il n'avait pas une connaissance suffisante du
pays ; c'est une mésaventure qui arrive souvent à ceux qui compilent sans
avoir la science nécessaire ; dès qu'ils ajoutent à leur mosaïque littéraire
quelque phrase de leur goût, ils y introduisent une sottise[20].
Remarquons enfin qu'Annibal n'a pas voyagé dans l'Ile. Il
ménageait ainsi les états de Brancus, son fidèle allié ; il n'eut pas à s'en
repentir, puisqu'il ne fut pas attaqué.
La Druentia. — Après avoir
dit qu'Annibal était arrivé sans obstacle jusqu'à la Druentia,
Tite-Live nous décrit cette rivière. Nous avons vu à plusieurs reprises que
cette description ne répond nullement à l'aspect que présente la Durance dans la partie
supérieure de son cours ; elle est au contraire une image fidèle de ce qu'est
le Drac vers son confluent avec l'Isère[21].
Mais ce n'est pas suffisant d'avoir trouvé une rivière
placée sur l'itinéraire d'Annibal, et dont la physionomie répond à la description
de Tite-Live ; il faut encore expliquer pourquoi cette rivière porte le nom
de Druentia. La raison en est que ce
mot Druentia est un terme générique à rapprocher des Druyse, des Dranses, et peut
être du celtique dur (eau), et qu'il ne représente pas nécessairement
la Durance
actuelle. Comme cet argument pourrait sembler introduit par parti-pris, et
que des adversaires pourraient suspecter à juste titre, sinon notre bonne
foi, du moins notre compétence, nous nous référerons à des savants qui ont
étudié ces points spéciaux, sans nullement s'occuper d'Annibal et de son
itinéraire dans les Alpes.
M. Adolphe Pictet a publié dans la Revue celtique[22] un article intitulé
: La racine dru dans les noms celtiques de rivières ; il a montré
comment cette racine dru se retrouvait en sanscrit et en zend, et signifiait courir, courir vite
; puis il a constaté sa présence dans un nombre très considérable de noms
celtiques de rivières qui ne diffèrent entre eux que par les désinences[23].
La racine de mouvement dru,
écrit-il, qui, en dehors du sanscrit et du zend, n'a
été conservée comme verbe que parle gaélique, et, moins sûrement, par
quelques formes germaniques secondaires, ne nous a pas offert moins de cinq,
et peut-être six groupes de dérivés en gaulois, pour les noms des rivières
seulement[24].
On comprend dès lors comment les Romains, surtout ceux qui
n'étaient jamais allés dans le pays, pouvaient confondre facilement entre
elles ces rivières qui avaient des noms si peu différents, qui descendaient
toutes des Alpes, et qui se dirigeaient toutes vers la vallée du Rhône ; Druentia et Drantia
furent les noms les plus communément répandus chez les Romains. Encore
aujourd'hui, d'après M. Jacques Replat[25], les habitants du Haut-Chablais donnent à toutes les
rivières le nom de Drance, et Drance est une abréviation de Durance.
Quelle que soit la racine à laquelle on rapporte les noms de ces cours d'eau[26], on ne peut nier
qu'ils ont une origine commune ; il est dès lors facile de comprendre comment
un mot tel que Druentia et Drantia a pu désigner des rivières différentes.
Les auteurs nous fournissent d'ailleurs la preuve des confusions que cette
ressemblance des noms-, jointe à l'ignorance géographique, a pu causer chez
les Latins, puisqu'ils désignent par le même nom des rivières qui sont
séparées par de très grandes distances[27]. Si Polybe avait
nommé la rivière en question, il nous aurait été d'un précieux secours ;
pourquoi ne l'a-t-il pas fait ? Il a suivi en cela la méthode qu'il s'était
imposée, de ne pas reproduire de noms géographiques peu familiers à ses lecteurs
; le Drac était inconnu ou à peu près, qu'aurai t-il ajouté à son récit en en
parlant ? Mais il y a bien trace dans son texte de traversée de rivières,
puisqu'il parle des pertes éprouvées par l'armée au passage des fleuves ; cette expression des fleuves traversés montre qu'il y en avait
d'autres que le Rhône sur la route suivie par l'armée carthaginoise, et
qu'ils étaient assez difficiles à traverser pour occasionner des pertes.
Les difficultés éprouvées au passage du Drac sont
d'ailleurs pour nous une raison qui explique le temps assez considérable employé
pour parcourir les 800 stades.
De la Druentia aux Alpes.
— La
Druentia passée, dit
Tite-Live, Annibal parvint jusqu'aux Alpes, marchant
presque toujours en plaine, et nullement inquiété par les Gaulois qui
habitent ce pays[28]. C'est dans la
belle vallée du Graisivaudan que se déroule la partie correspondante de notre
itinéraire ; nous croyons qu'aucune route ne répond mieux à l'expression campestri maxime itinere, presque toujours en pays de plaine, car Annibal ne
trouva quelques monticules que vers la fin, à l'endroit où il arrivait à la
montée des Alpes, au point où allait avoir lieu le premier combat.
Ce combat étant longuement décrit aussi bien par Polybe
que par Tite-Live, il y a lieu d'examiner par le détail si la région des Cucherons,
à laquelle nous a conduit notre itinéraire, répond point pour point à ces
descriptions, et si les phases du combat peuvent y être logiquement
restituées.
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