ANNIBAL DANS LES ALPES

 

PREMIÈRE PARTIE. — L'ITINÉRAIRE

CHAPITRE VII. — EXAMEN DES SYSTÈMES (Suite).

 

 

Directions de Genèvre, Viso et Largentière. - Impossibilités générales. - L'Aygues de la Drôme.Les cols et leurs abords. - Objections générales. - Mont Genèvre. - Mont Viso. - Largentière. — Conclusion.

 

DIRECTIONS DE GENÈVRE, VISO ET LARGENTIÈRE

Les systèmes du Genèvre, dû Viso et de Largentière ont ceci de commun qu'ils abandonnent en général l'hypothèse de l'Ile au confluent du Rhône et de l'Isère et qu'ils font passer Annibal par un point quelconque dé la vallée de la Durance. Ils admettent dès lors un grand nombre de solutions différentes, parce qu'il y a une foule d'itinéraires qui permettent d'arriver à l'un des trois cols.

C'est le Mont Genèvre qui a les partisans les plus nombreux, tels que Accajuoli, le P. Marcellin Fournier, Bouche, Jean Chorier, Mandajors, de Folard, d'Anville, Gibbon, Dutems, Fortia d'Urban, le général Frédéric-Guillaume de Vaudoncourt, Ladoucette, Paroletti, Félix de Beaujour, Barbié du Bocage, le général Saint-Cyr Nugues, Daudé de Lavalette, Carlo Promis, Cristoforo Negri, comte Cibrario, Ernest Desjardins et le colonel Hennebert[1].

Les cols du Viso sont défendus par Saint-Simon, J. de Millier, l'abbé Denina, Imbert-Desgranges et Lebas (col Lacroix).

Enfin, du Rivail, le docteur Ollivier et M. Chappuis font passer Annibal plus au Sud encore, par des cols voisins de Largentière[2].

Impossibilités générales. — Nous avons précédemment démontré d'une manière positive que l'Ile était au confluent du Rhône et de l'Isère, et qu'Annibal avait suivi le Rhône jusque là. Si maintenant nous démontrons qu'il lui était impossible de quitter le Rhône avant ce confluent, c'est-à-dire qu'il ne pouvait passer ni par la vallée de l'Aygues ni par celle de la Drôme, nous aurons fait la preuve par l'absurde de notre première démonstration.

L'Aygues et la Drôme. — Nous ne reviendrons pas sur les distances, puisqu'elles nous ont servi à établir la position de l'Ile[3]. Mais comment accorder les textes avec un itinéraire abandonnant le Rhône presque immédiatement pour suivre des vallées difficiles et tourmentées ? Sont-ce là des routes sur lesquelles on puisse retrouver, à partir du confluent, huit cents stades le long du fleuve, et voyager en pays plat ? Il n'y a qu'à parcourir ces vallées[4] pour s'en rendre compte.

La vallée de l'Aygues, bien ouverte jusqu'à Nyons, entre à partir de cette ville en pleine montagne, et le lit du torrent se trouve souvent réduit au passage qu'il s'est creusé dans le roc. Aussi les défilés se succèdent-ils dès lors rapidement : c'est d'abord celui formé par la crête Devaize, puis celui de la Bordette, distants entre eux de 1.500 à 2.000 mètres ; c'est celui des Pilles, à 4 kilomètres plus loin ; c'est ensuite le long couloir qui s'étend de Rémuzat à Pont Sahune, et qui était impraticable avant que la nouvelle roule n'ait éîé taillée dans le calcaire ; enfin les sentiers sont forcés d'abandonner malgré tout le lit du torrent, pour suivre des pentes raides, difficiles et dangereuses.

La vallée de la Drôme, si on la remonte par la rive gauche, ne présente guère de difficulté jusqu'à Saillans, mais, au-delà, les obstacles deviennent fréquents : on rencontre le défilé de Saillans, où la route a été obligée de passer sous un tunnel artificiel, puis celui de Pontaix qui n'a pas moins de cinq à six kilomètres, et d'autres moins importants, avant d'arriver à Die. De là, des sentiers gaulois antérieurs à la voie romaine, et qui suivaient probablement sa direction générale, devaient aboutir au col de Cabre, mais en franchissant nombre de contreforts difficiles.

Ainsi donc, dans l'une comme dans l'autre de ces vallées, non seulement la route doit abandonner le fleuve, non seulement elle ne se déroule pas en pays plat, mais encore il y a de nombreux passages où une poignée d'hommes peut arrêter une armée, et il est impossible d'y trouver le champ de bataille décrit par Polybe.

On ne voit pas trop, d'autre part, où peut commencer la montée des Alpes, puisqu'on se trouve, presque dès le début du parcours, au milieu même du massif alpin.

Quant au point de vue stratégique ? c'eût été folie pour Annibal que de quitter la belle route que lui offrait la vallée du Rhône, pour se jeter dans ces montagnes, dont les habitants venaient de lui barrer le passage ; c'eût été s'exposer à leur laisser prendre, dans ces terrains hérissés de difficultés, une revanche facile et décisive.

Nous signalons enfin, en passant, la difficulté qu'il y aurait à placer les Allobroges et les autres peuples le long de ces itinéraires ; mais nous reviendrons sur celte question.

Les différentes objections que nous avons faites au passage d'Annibal par les vallées de l'Aygues et la Drôme s'appliquent a fortiori aux petits affluents intermédiaires.

 

LES COLS ET LEURS ABORDS

D'après tout ce que nous avons vu, Annibal a donc remonté le Rhône jusqu'à son confluent avec l'Isère. Mais il est possible, même en l'amenant là, et en lui faisant suivre la vallée de l'Isère, de le conduire vers un des trois cols. Il suffit en effet, pour cela, de lui faire prendre, soit la vallée du Drac et de la Romanche, soit celle du Drac sur tout son parcours, puis les vallées de la Durance, du Guil ou de l'Ubaye ; en combinant deux à deux ces différentes directions, on a des solutions différentes.

Il s'agit d'examiner maintenant si ces cols et leur abords se prêtent à de telles hypothèses.

Objections générales. — Il est tout d'abord étonnant que Polybe en pariant du fleuve eut pris le Drac pour l'Isère, car le fleuve est facile dans ce cas à distinguer de son affluent. Nous venons déjà d'admettre qu'il a pris l'Isère pour le Rhône !... Mais laissons ce point particulier.

C'est la montée des Alpes qui nous paraît difficile à retrouver. Car elle commence de la sorte avant le passage de la Durance[5] (Druentia), ce qui ne s'accorde pas avec le récit de Tite-Live.

Ce n'est pas le seul point sur lequel ces auteurs, qui affectent de négliger Polybe et qui se réclament plutôt de Tite-Live, sont en contradiction formelle avec l'auteur latin[6]. Lorsqu'ils font en effet passer la Durance à Annibal, soit au-dessus d'Embrun, soit au-dessus de Briançon, non seulement ils ne peuvent expliquer le campestri maxime itinere parce qu'ils sont au cœur des Alpes, mais la Durance, aux points où ils la considèrent, ne ressemble en aucune façon à la description qu'en donne Tite-Live. Si on veut lire attentivement cette description, qui est détaillée et très précise, on s'apercevra qu'il est impossible de l'appliquer de bonne foi aux points en question. Nous reconnaissons bien que dans la partie inférieure de son cours, la Durance est une rivière torrentueuse, n'ayant pas de rives qui la contiennent, roulant des roches pleines de gravier, et se séparant en plusieurs courants ; mais cela n'est vrai que de Sisteron à Avignon, c'est-à-dire, là où nul auteur ne fait passer Annibal. Dans sa partie supérieure au contraire, près du mont Genèvre, à Briançon, à Montdauphin, à Embrun, à Tallard, ce n'est d'abord qu'un simple ruisseau, puis une rivière profondément encaissée, et elle ne répond nullement au portrait de Tite-Live.

Ces objections générales étant posées, il nous reste à examiner les impossibilités particulières qui s'appliquent à chacun des trois cols.

Mont Genèvre. — On a répété souvent qu'au temps d'Annibal le mont Genèvre n'était pas praticable et que le mons Matrona ne devint une voie accessible que grâce à la route qu'y fit ouvrir le roi Cottius à l'époque d'Auguste ; on peut répondre à cela que Cottius ne fit qu'améliorer des sentiers gaulois plus anciens, et qu'au temps d'Annibal il n'y avait certainement pas de routes entretenues.

Mais parlons de l'aspect du col. Les abords du col du mont Genèvre, pas plus d'ailleurs que ceux du col de Cervières, par lequel on a voulu quelquefois le remplacer, ne répondent aux descriptions des auteurs.

Si en effet on essaie d'y faire arriver Annibal par la vallée de l'Isère, il faut le faire passer par le col de Lautaret, plus haut que celui du mont Genèvre, sans avoir aucun texte pour soi.

Si au contraire on le suppose arrivé à Briançon par la vallée de la Durance, deux chemins s'offrent à lui, celui du Genèvre et celui du col de Cervières.

Sur le chemin de Briançon au mont Genèvre, rien ne rappelle la route décrite par Polybe, et l'on ne peut trouver la position où a eu lieu la deuxième attaque. Une fois arrivé au col, il est impossible de voiries plaines d'Italie, même en s'écartant de la route ; nous en appelons au témoignage de tous ceux qui l'ont traversé. Du col du mont Genèvre, dit Ant. Macé, on n'aperçoit que des sommets de montagnes, pas une plaine, pas même une vallée[7]. D'autre part, le sommet est garni de pâturages et de sapins, et tout à fait différent de la région dépourvue d'arbres et complètement nue décrite par Polybe. Enfin, la descente n'a

aucune ressemblance avec le chemin suivi par Annibal ; on arrive jusque vers le pas de la Coche, à la chapelle de Saint-Gervais, par des prairies en pente douce, au lieu de passer par des ravins déjà difficiles ; quant au défilé de trois demi-stades, il se trouve remplacé alors par une descente d'un kilomètre environ dans les rochers, suivie de deux kilomètres dans le ravin encaissé de la Doire[8].

Sur le chemin de Briançon au col de Cervières, on ne pourra pas trouver le défilé où était engagée l'armée carthaginoise lors de la deuxième attaque ; du sommet des petits cols qui mènent en Italie, on n'aura aucune vue des plaines, il sera impossible de trouver un campement, et on ne rencontrera pas à la descente je défilé de trois demi-stades. Enfin, l'arrivée en plaine, qui tarde déjà beaucoup en passant par le Mont Genèvre, serait encore beaucoup plus longue par cet itinéraire.

Le Mont Viso. — Le massif du Viso laisse passage à trois cols qui conduisent en Italie, le col dé la Croix, la Traversette et le col d'Agnello.

Le col de la Croix est un passage étroit, un des plus difficiles des Alpes, et qu'Annibal n'eût certainement pas choisi.

Le trou de la Traversette n'existait pas du temps d'Annibal, et la galerie souterraine a été exécutée de 1475 à 1480, par les soins de Louis II, marquis de Saluées, et du dauphin Louis, devenu plus tard le roi Louis XI. François Ier fit déblayer cette percée, et M. de Ladoucette la répara en 1805.

Le col d'Agnello eût conduit l'armée carthaginoise, dans une direction opposée à son objectif, et l'eût obligé à faire une contremarche extraordinaire pour aboutir à Turin.

D'ailleurs, la vallée du Guil, qui conduit à ces cols, ne peut avoir été suivie par Annibal, comme l'a fort bien montré M. Chappuis[9], et cela à la fois parce qu'elle ne répond pas à la description de Polybe et parce qu'elle serait incompréhensible au point de vue stratégique.

Largentière. — Le col de Largentière et les cols avoisinants sont des points auxquels aboutit la vallée de Barcelonnette. M. Chappuis s'est fait depuis quarante ans l'apôtre de ce système ; détaché en mission spéciale par M. le Ministre de l'Instruction publique, puis par les Etats Sardes, pour étudier sur place la question qui le préoccupait, il a fait paraître en 1897 un remarquable ouvrage qui est le terme des efforts de sa vie[10], et dont nous parlerons dans un chapitre particulier.

 

CONCLUSION

Nous avons examiné d'une façon générale tous les systèmes proposés, et nous avons exposé sans parti pris les objections qu'on peut formuler. Ces objections subsistent dans leur ensemble, quel que soit l'itinéraire particulier choisi dans chaque système. Ce serait donc à notre avis une lâche inutile que de reprendre maintenant par le détail les opinions de chaque auteur ; mais nous pouvons affirmer du moins qu'en faisant ce travail mentalement au cours de la lecture des auteurs, nous avons observé qu'en bien des pages il y avait à leur opposer des objections de toute nature. Ces défauts ne sont pas apparus qu'à nous, la preuve en est dans le peu de crédit qu'ont rencontré la plupart des auteurs en question.

Il en est deux néanmoins que nous tenons à discuter en détail, parce qu'ils ont acquis une grande autorité dans le monde savant ; ce sont M. le colonel Hennebert, dont l'ouvrage si documenté et si plein d'érudition a fait époque en la matière, et M. Chappuis, à qui ses missions officielles, sa notoriété comme alpiniste, et sa haute situation dans l'Université ont fait accorder par beaucoup une pleine confiance. C'est seulement si nous pouvons établir l'impossibilité d'admettre leurs systèmes, que nous nous considèrerons comme dégagé des opinions antérieurement accréditées.

 

 

 



[1] Le lieutenant-colonel Hennebert, pour donner plus de poids sans doute au système dont il se fait le champion, a établi une nomenclature stupéfiante : La Solution du mont Genèvre est admise par Polybe, Tite-Live, Silius Italicus, Strabon, Ammien Marcellin. (Tome II, liv. V, chap. II, page 48). Si cette énumération était exacte, la discussion serait close.

[2] M. Chappuis par le col de la Roure.

[3] Il est aisé de prouver que l'Aygues et la Drôme sont l'une et l'autre à moins de 600 stades et 4 jours de marche du Passage, et aussi à moins de 8 jours de marche de la mer.

[4] Le colonel Perrin en a donné des descriptions détaillées dans son ouvrage : Marche d'Annibal, 1887, pages 75 et 91.

[5] A Saint-Bonnet pour Letronne et pour le colonel Hennebert ; E. Desjardins n'a pas indiqué où il la place.

[6] Il en est d'ailleurs comme Folard, qui ne s'inquiètent en réalité ni du texte de Polybe, ni de celui de Tite-Live.

[7] Description du Dauphiné, page 323.

[8] Voir Chappuis, Rapport au Ministre, pages 39-40.

[9] Rapport au Ministre de l'Instruction publique, Paris, 1860, page 38. Les Gaulois l'auront-ils attaqué à la Visio, c'est-à-dire au-dessus de Guillestre ? On n'y reconnaît ni le défilé au bord du précipice, ni les positions que les Gaulois occupaient à flanc de montagne, ni la position d'où Annibal les dominait et commandait tout le passage. Si les Gaulois campaient à la Visio pour fermer l'entrée du Queyras, comment Annibal n'a-t-il pas continué de marcher le long de la Durance ? Et surtout comment font-ils attaque dans des conditions si peu favorables, au lieu de le laisser s'engager dans le défilé de Veyer ? On ne saurait se représenter les difficultés et l'horreur de celle gorge, qui conduit au Queyras : sur 18 kilomètres, le Guil s'est creusé un lit dans les rochers au milieu de montagnes d'une extrême élévation ; cl, avant, la roule actuelle, il n'y avait qu'un sentier, qui passait jusqu'à quinze et vingt fois la rivière, avec des pentes de 20 et quelquefois de 45 pour cent.

[10] M. C. Chappuis, ancien élève de l'Ecole Normale, ancien recteur de l'Académie de Grenoble, inspecteur général honoraire de l'instruction publique, a publié son travail dans les Annales de l'Université de Grenoble, 2e trimestre 1897 ; un tirage à part en a été fait à l'Imp. Allier, à Grenoble.