ANNIBAL DANS LES ALPES

 

PREMIÈRE PARTIE. — L'ITINÉRAIRE

CHAPITRE V. — LES SYSTÈMES.

 

 

Classification. - Valeur des opinions. - Les groupes de systèmes. — Les groupes de systèmes. - Grand Saint-Bernard et cols plus au Nord. - Petit Saint-Bernard et Mont Cenis. - Genèvre et cols plus au Sud. - Tableau des systèmes.

 

CLASSIFICATION

Le groupement de données élémentaires aussi vagues, leur assemblage en un itinéraire complet, a donné lieu aux interprétations les plus variées.

Le colonel Hennebert déclare avoir lu plus de cent cinquante mémoires sur la question et n'avoir pas tout lu.

Déjà en 1835, un savant[1] avait recensé 90 suffrages, et voici, d'après M. A. Bouché-Leclercq[2], les résultats qu'avait donnés ce scrutin. Les divers systèmes proposés sont, comme d'habitude, caractérisés par le col de franchissement des Alpes :

Grand Saint-Bernard, 19.

Petit Saint-Bernard, 33.

Mont Cenis, 11.

Mont Genèvre, 24.

Mont Viso, 3.

Depuis, cette statistique s'est augmentée, non seulement par l'addition de nouveaux suffrages pour chacun de ces systèmes, mais encore par de nouvelles hypothèses sur le col de franchissement.

La méthode qui consiste à classer les systèmes d'après le col traversé a du bon ; elle montre les suffrages qui ont déterminé les autres, et explique pourquoi certaines théories ont prévalu à certaines époques. Mais elle présente l'inconvénient de ne pas donner une idée exacte des itinéraires adoptés.

Il arrive souvent, en effet, que des itinéraires aboutissant au même col sont très différents et même que les itinéraires d'un système chevauchent sur ceux du système voisin.

Et d'ailleurs le suffrage universel appliqué aux questions scientifiques ne peut donner que des résultats médiocres, car il fait compter pour le même poids dans la balance un avis donné au hasard de l'inspiration et un avis qui est le résultat de la réflexion. Honoré Bouche nous raconte qu'en 1654 déjà, un plébiscite eut lieu dans le monde savant de l'époque sur la route suivie par Annibal[3] ; nous constatons que ce plébiscite n'a pas résolu la question.

Valeur des opinions. — Si l'on veut se donner la peine de parcourir les auteurs qui ont écrit sur le passage d'Annibal dans les Alpes, On verra combien il en est peu qui aient approfondi le sujet Beaucoup n'ont étudié la question que par occasion, et d'autres même ne l'ont tranchée que pour satisfaire leur lecteur. Ce sont des biographes ou des historiens locaux qu'une tradition recueillie en passant a engagés à parler ; ce sont des touristes auxquels un guide a montré quelque rocher gardant le nom du général carthaginois ; ce sont des commentateurs qui ont traduit et annoté les auteurs grecs et latins, et qui ne sont jamais allés dans les Alpes ; ce sont des officiers que les exploits du grand stratège ont séduits, et qui font sur ses campagnes des hypothèses militaires ; ce sont des compilateurs d'histoire qui ont eu à raconter les hauts faits d'Annibal. Il est vraiment étonnant, que certains d'entre eux aient en l'honneur d'être cités par les critiques, et que leur opinion ait été reproduite et discutée par les savants.

Les groupes de systèmes. — Il est peut-être un moyen d'établir une classification logique de cet immense amas d'opinions accumulées sur le sujet, c'est de différencier les systèmes à la fois d'après le col de franchissement, et d'après les arguments tirés des textes ; nous arriverons ainsi, non pas à une foule de systèmes qui diffèrent d'après la vallée traversée, mais à un petit nombre de groupes de systèmes qui se rapportent chacun à une région déterminée de la chaîne des Alpes. Cette classification particulière nous permettra une discussion plus simple et plus claire de la question.

Expliquons-nous sur le rôle que nous voulons faire jouer au texte dans notre classification. Nous ne voulons tenir aucun compte des diverses interprétations qui ont été données, ni des identifications topographiques qui ont été proposées. Aucun auteur en effet n'est embarrassé pour retrouver où il le veut des défilés montagneux, théâtres de combats pénibles, et pour s'extasier devant.une roche blanche ou une roche nue. Quant au nombre de journées de route, il a la souplesse de les faire correspondre à un trajet plus ou moins long ; et la longueur du chemin, connue seulement en nombre rond, présente de son côté des facilités assez grandes. C'est donc à Polybe et à Tite-Live eux-mêmes que nous avons recours, et c'est en examinant sur quel mot, sur quelle phrase s'appuie plus particulièrement chaque auteur, que nous arrivons à établir une classification reposant à la fois sur le col de franchissement choisi, et sur la partie du texte qui détermine l'itinéraire.

 

LES GROUPES DE SYSTÈMES

Grand Saint-Bernard et cols plus au Nord. — Lit-on dans Polybe, comme l'avait fait Casaubon : Confluent du Rhône et de la Saône, on prend Lyon comme point de départ. Pour qu'Annibal débouche sur le territoire des Insubres, sur celui du moins qu'ils occupèrent plus tard au nord du Pô, on le fait arriver au nord de la Doire Baltée. Enfin, et c'est ici qu'intervient encore le texte, puisqu'après l'Ile Annibal a fait 800 stades le long du fleuve, c'est-à-dire le long du Rhône, c'est bien vers le nord des Alpes qu'il s'est dirigé. On se trouve ainsi conduit au Saint-Gothard, au Simplon ou au Grand Saint-Bernard.

Petit Saint-Bernard et Mont Cenis. — Ceux qui ont placé l'Ile au confluent du Rhône et de l'Isère font remonter Annibal le long de ce cours d'eau ; ils ont alors la vallée du Graisivaudan qui satisfait admirablement au parcours en pays plat jusqu'à la montée des Alpes. Annibal s'est dirigé de là sur le Petit Saint-Bernard d'après les uns, le Mont Cenis d'après les autres.

Comme l'a fait remarquer M. A. Bouché-Leclercq, si la question était de celles qui se décident à coups de majorité, elle serait résolue en faveur du Petit Saint-Bernard.

Genèvre et cols plus au Sud. — Enfin, d'autres ont voulu s'appuyer sur le Druentia de Tite-Live ; ils ont fait passer Annibal par la vallée de la Durance, puis l'ont dirigé sur le mont Genèvre ou sur des cols plus au Sud. Ils ont pour eux une phrase de Polybe, non comprise dans le texte que nous avons reproduit, et d'après laquelle Annibal, après avoir passé le Rhône, prit sa route de la mer vers l'Orient. Περαιωθντων δ τν θηρων, ναλαβν ννβας τος λφαντας κα τος ππες προγε τοτοις πουραγν παρ τν ποταμν π θαλττης ς π τν ω, ποιομενος τν πορεαν ς ες τν μεσγαιον τς Ερπης[4].

Tableau des systèmes. — Ainsi, en isolant l'une ou l'autre de ces trois expressions :

Le long du fleuve,

Parcours eu pays plat,

Route vers l'Orient,

on est rejeté exclusivement sur l'un ou l'autre des trois groupes que nous venons d'examiner. Il y a néanmoins quelques systèmes mixtes ajoutant des éléments à l'un et à l'autre de ceux que nous énumérons par le tableau ci-contre.

 

 

 



[1] Delacroix, Statistique du département de la Drôme.

[2] Revue critique du 19 septembre 1874. Note de la page 190.

[3] La Chorographie ou Description de Provence, Aix, 1664, § 12, p. 396 : Un curieux et sçavant homme de ce siècle, nommé Clément Durand, docteur en théologie et ès-droits, et chanoine de l'église de Vienne en Dauphiné, voulant entreprendre dans Paris une diatribe ou exercitation sur ce sujet, ne s'est pas contenté pour se résoudre en son opinion du sentiment de tous les Auteurs qui ont écrit de cette matière jusques à maintenant, dont il témoigne de n'ignorer aucun. Mais il prie et interpelle tous les curieux du siècle, par un petit imprimé qu'il leur adresse de Paris, l'an 1654, de luy faire sçavoir leur sentiment sur cinq demandes qu'il leur propose.

[4] Polybe, III, 47. 1, Ed. Hultsch, 1888, p. 250-251.