De l'Ile aux Alpes. - L'Ile. - La Druentia. — La
montée des Alpes. - Premier combat. - Un piège. — La descente. -
Le col. - La vue de l'Italie. - La descente. - Un défilé. - L'arrivée en
Italie. - Une discussion.
DE L'ILE AUX ALPES
Le lendemain, il remonte le cours du Rhône et gagne le
milieu des terres : non que, ce chemin lui parût le plus direct pour
atteindre les Alpes ; mais, plus il s'éloignerait de la mer, moins il
rencontrerait de Romains, pensait-il, et il ne voulait en venir aux mains
avec eux qu'une fois arrivé en Italie. En quatre jours, ils parvinrent à
l'Ile.
L'Ile. — C'est
l'endroit où l'Isère et le Rhône, tombant de deux points opposés des Alpes,
se réunissent après avoir été séparés quelque temps par une étroite langue de
terre. Cet espace, enclavé ainsi entre les deux fleuves, a été nommé l'Ile.
Près de là sont les Allobroges, qui, dès ce temps là, ne le cédaient en
puissance, en renommée, à aucun peuple de la Gaule. Ils étaient
alors divisés par la lutte de deux frères qui se disputaient la couronne.
L'aîné, Brancus, qui avait régné d'abord, avait été chassé du trône par son
frère cadet et les jeunes gens du pays, qui, à défaut de bon droit, avaient
pour eux la force. Annibal, fort à propos pour fui, fut prié de trancher la
question. Arbitre entre les deux prétendants, il rendit le trône à l'aîné,
selon le vœu du Sénat et des grands. En récompense de ce service, les
Carthaginois reçurent des vivres et des provisions de toute sorte, et surtout
des vêtements que le froid proverbial des Alpes rendait indispensables. Les
dissensions des Allobroges apaisées, Annibal, pour marcher vers les Alpes, ne
prit pas la droite ligne : il se détourna sur la gauche, vers le pays des
Tricastins ; puis, suivant la lisière des pays des Voconliens, il arriva sur
le territoire des Tricoriens, sans rencontrer d'obstacle jusqu'à la Druentia[2].
La Druentia. — Cette rivière,
qui descend aussi des Alpes, est, de toutes celles de la Gaule, la plus difficile
de beaucoup à traverser, puisque, malgré le volume de ses eaux, elle ne porte
pas de barques. En effet, n'ayant pas de rives qui la contiennent, elle se
répand en vingt courants toujours nouveaux et forme partout des gués et des
tourbillons qui rendent le passage incertain, même pour les piétons. En
outre, roulant des roches pleines de gravier, elle n'offre aucun passage
solide ni sûr. Elle se trouvait alors grossie par les pluies, ce qui rendit
le passage plus tumultueux encore, car les soldats, indépendamment des autres
dangers, se troublaient eux-mêmes par leur propre effroi et par leurs cris
confus.
LA
MONTÉE DES ALPES
La
Druentia passée, Annibal parvint jusqu'aux Alpes, marchant
presque toujours en plaine, et nullement inquiété par les Gaulois qui
habitent, ce pays. En présence des Alpes, bien que les esprits fussent déjà
prévenus par la renommée, qui exagère toujours les proportions de l'inconnu,
quand on vit de près la hauteur de ces montagnes, les neiges qui se confondaient
avec le ciel, de misérables buttes suspendues aux rochers, le bétail et les chevaux
engourdis par le froid, des hommes sauvages et velus, tous les êtres et tous
les objets hérissés de givre et de glace, enfin tout un tableau plus hideux à
voir qu'à dépeindre, l'armée sentit renaître son effroi. A peine essaye-t-on
de gravir les premières pentes, qu'on aperçoit des montagnards postés sur les
hauteurs. S'ils s'étaient cachés dans des vallées couvertes pour fondre à
l'improviste sur les Carthaginois, c'était une immense déroute et un immense
carnage. Annibal fait halle aussitôt et envoie des Gaulois reconnaître les
lieux. Apprenant que le passage est impossible sur ce point, il place son
camp au milieu des roches et des précipices, clans la vallée la plus étendue
qu'il peut trouver. Grâce encore à ces Gaulois, dont la langue et les mœurs
diffèrent peu de celles des montagnards, et qui ont pu se mêler à leurs entretiens,
il apprend que le dédié est gardé le jour seulement, et que, la nuit, chacun
retourne dans sa cabane ; de grand matin, il s'avance au pied des hauteurs,
comme s'il voulait profiter de la journée pour se frayer par force et
ouvertement un passage. Le jour est ainsi employé à simuler un projet qui
trompe sur le véritable, et l'on se retranche dans le lieu où l'on s'est arrêté.
Dès qu'il s'aperçoit que les montagnards ont quitté les hauteurs et que les
postes ne sont plus gardés, il allume un grand nombre de feux pour faire
croire à la présence en ce lieu de bien plus d'hommes qu'il n'en va rester. Laissant,
en effet, les bagages, la cavalerie et la plus grande partie de l'infanterie,
il part avec un corps de troupes légères formé, de ses plus vaillants soldats,
franchit à la hâte les défilés, et vient s'établir sur les hauteurs qu'avait
occupées l'ennemi.
Premier combat. —
Au point du jour, on lève le camp, et le reste de l'année se met en marche.
Déjà les montagnards, au signal donné, couraient de leurs forts aux postes
accoutumés, quand tout à coup, au-dessus de leurs têtes, ils voient des
Carthaginois maîtres des rochers qu'ils occupaient eux-mêmes la veille : en même
temps, le reste des ennemis s'avance par le chemin frayé.
Ce double spectacle, qui frappe leurs yeux et leurs
esprits, les tient quelque temps immobiles ; mais bientôt ils remarquent l'embarras
des troupes dans ce défilé, le désordre qui résulte de la confusion générale
el surtout de l'épouvante des chevaux ; ils se disent qu'il suffit du moindre
surcroît de terreur pour que c'en soit fait de l'ennemi. Ils s'élancent donc
de rochers en rochers, accoutumés qu'ils sont aux pentes les plus difficiles
et les plus escarpées. Les Carthaginois sont ainsi arrêtés, et par l'ennemi
et par les difficultés du terrain. Il leur faut même soutenir une lutte plus
vive contre leurs compagnons que contre les montagnards, chacun voulant
échapper le premier au péril. Les chevaux surtout rendaient la marche
difficile. Epouvantés des cris confus, que rendait plus terribles encore
l'écho des bois et des vallées, ils se cabraient, et, s'ils venaient à être
frappés ou blessés, rien ne les retenait plus ; ils renversaient de tous
côtés les hommes et les bagages. Comme le défilé était bordé par deux précipices
escarpés, plusieurs hommes furent ainsi jetés au fond de l'abîme avec leurs
armes ; quand les chevaux y tombaient avec leur charge, on eût dit qu'une
montagne s'écroulait. C'était un affreux spectacle, et pourtant Annibal resta
quelque temps immobile avec son détachement, de peur d'ajouter encore à la
confusion et au tumulte. Mais quand il vit que ses troupes étaient coupées, qu'il
allait perdre les bagages, question de vie ou de mort pour son armée, il
s'élança des hauteurs où il était et tomba sur l'ennemi qu'il culbuta, non
sans causer un nouveau désordre parmi les siens. Toutefois, ce trouble fut apaisé
en un instant, dès qu'on vit le chemin dégagé par la fuite des montagnards.
Tous défilèrent aussitôt, tranquillement, et presque en silence. Annibal occupa
ensuite un fort qui occupait la tête de cette contrée, et toutes les
bourgades environnantes ; avec le blé et le bétail qu'il y prit, il nourrit
son armée pendant trois jours. Comme ni les montagnards, consternés tout
d'abord par celte défaite, ni les lieux même n'opposaient de grands
obstacles, on fit quelque chemin pendant ces trois jours.
Un piège. — On arriva
ensuite chez une peuplade fort nombreuse pour un pays de montagnes. Annibal
faillit y périr, non dans une guerre ouverte, mais par ses propres armes, par
la perfidie et les embûches. Une ambassade des chefs les plus âgés se rend
près de lui. Rappelant que le malheur des autres leur a été une utile leçon,
ils aiment mieux éprouver l'amitié que la force des Carthaginois ; aussi obéiront-ils à tous les ordres ; ils offrent des
vivres, des guides, des otages garants de leurs promesses. Annibal,
sans les croire aveuglément, sans les repousser non plus, de crainte de s'en
faire des ennemis déclarés, leur répond d'un ton bienveillant. Il accepte les
otages qu'ils offraient, use des vivres qu'on a déposés sur la route, suit
leurs guides, mais sans permettre à son armée de marcher en désordre, comme
on fait en pays ami. Au premier rang marchaient les éléphants et les chevaux
; il conduisait l'arrière-garde avec l'élite de l'infanterie, promenant de
tous côtés des regards inquiets. On était entré dans un chemin étroit, dominé
d'un côté par la cime d'une montagne ; tout à coup, les barbares sortent de
leur embuscade ; devant, derrière, de près, de loin, ils harcèlent les Carthaginois
et font rouler sur eux d'énormes blocs de rochers. C'est sur les derrières
que l'attaque fut le plus formidable. Mais l'infanterie fit volte-face : sans
quoi, si l'arrière-garde n'avait pas été bien appuyée, il était inévitable
que l'armée essuyât de grosses pertes dans ces gorges. Même ainsi défendue,
elle courut le plus grand danger, et faillit être anéantie.
En effet, pendant qu'Annibal hésitait à engager son
infanterie dans le défilé, car elle n'avait rien derrière elle pour la
soutenir comme elle soutenait elle-même la cavalerie, les montagnards, accourant
sur le flanc de l'armée, la coupèrent et s'emparèrent du chemin. Annibal
passa une nuit entière séparé de sa cavalerie et de ses bagages.
Le lendemain, les agressions des barbares s'étaient déjà
ralenties ; les troupes se rejoignent et l'on franchit le défilé, non sans faire
des pertes, mais de chevaux plutôt que d'hommes. Dès lors, les montagnards ne
se montrèrent plus en si grand nombre ; et c'était en brigands plutôt qu'en
ennemis qu'ils venaient fondre tantôt sur la tête, tantôt sur la queue de
l'armée, selon la nature des lieux, ou selon qu'ils pensaient surprendre les
détachements avancés ou les traînards. Sur ces pentes étroites et rapides,
les éléphants retardaient beaucoup la marche ; mais derrière eux on était à
couvert de l'ennemi, qui craignait d'approcher de ces animaux inconnus.
LA
DESCENTE
Le neuvième jour, on atteignit le sommet des Alpes, après
avoir franchi bien des passages impraticables et être revenu souvent sur ses
pas, soit qu'on eût été trompé par les guides, soit que se défiant d'eux et
par de fausses conjectures, on se fût engagé imprudemment clans des vallons.
Le col. — On
s'arrêta deux jours sur ces hauteurs pour donner quelque repos aux soldats
après tant de fatigues et de combats. Quelques bêtes de somme, qui avaient
roulé des rochers, rejoignirent le camp en suivant les traces de l'armée. Les
esprits étaient déjà accablés par ces longues souffrances ; la neige qui tomba
au moment du coucher des Pléiades, mit le comble à la consternation. Quand on
se remit en marche, au point du jour, la neige couvrait tout.
La vue de l'Italie.
— L'armée s'avançait lentement, la fatigue et le découragement se lisaient
sur tous les visages. Alors Annibal, prenant les devants, arrive à une sorte
de promontoire d'où la vue s'étend au loin en tous sens, fait faire halte,
et, de là, montre aux soldats l'Italie et les plaines baignées par le Pô, au
pied même des Alpes. En ce moment, dit-il, ils escaladent les remparts, non seulement de l'Italie,
mais même de Rome ; le reste du chemin sera uni et facile. Un combat, deux au
plus, et ils seront maîtres de là capitale, du boulevard de l'Italie.
La descente. —
L'armée continua sa marche ; l'ennemi ne l'inquiétait plus que par des
attaques furtives quand l'occasion s'en présentait. Toutefois, la descente
fut bien plus difficile encore que l'ascension, car la pente des Alpes, moins
longue du côté de l'Italie, est, par cela même, plus raide. Le chemin presque
tout entier était à pic, étroit, glissant ; nul moyen d'éviter une chute ; et,
pour peu que le pied glissât, on ne pouvait éviter de tomber en appuyant le
pied à terre ; hommes et chevaux allaient rouler les uns sur les autres.
Un défilé. — On
vint ensuite à un défilé rocheux beaucoup plus étroit et tellement à pic, que
le soldat, même sans armes et sans bagages, tâtonnant, se retenant avec les
mains aux broussailles et aux plantes qui croissaient à l'entour, avait peine
à descendre. Cet endroit, déjà escarpé par lui-même, avait été transformé en
un précipice de mille pieds au moins par un ébouleraient récent. Les cavaliers
s'arrêtent donc ne trouvant plus de chemin. Annibal demande ce qui arrête la
marche ; on lui répond que c'est une roche infranchissable, il vient
s'assurer du fait. Un seul parti lui semble alors possible, faire un détour
aussi long qu'il le faudra, et passer par des lieux non frayés que n'a jamais
foulés le pied de l'homme. Mais ce moyen est bientôt reconnu impraticable. Comme
l'ancienne neige durcie était recouverte par une nouvelle couche de médiocre
épaisseur, le pied posait encore assez solidement sur celte neige molle et
peu profonde ; mais quand elle fut fondue sous les pas de tant d'hommes et de
chevaux, on marcha sur la première glace et sur l'humide verglas formé par la
neige fondante. Ce fut alors une lutte terrible, et contre la glace glissante
où l'on ne pouvait assurer ses pas, et contre la pente du rocher, où le pied
manquait à chaque instant. Vainement essayait-on de se relever à l'aide des
genoux et des mains ; genoux et mains glissaient de même, et l'on retombait
encore. Nulle part une souche, une racine, où la main pût s'accrocher elle
pied se retenir. On ne pouvait que rouler sur cette glace unie et dans cette
neige fondue. Quelquefois les bêles de somme pénétraient jusqu'à la neige
inférieure ; elles glissaient, et, dans leurs violents efforts pour se
retirer, leur sabot brisait la glace : alors, comme prises au piège, elles
restaient souvent engagées dans cette neige durcie et gelée profondément.
L'arrivée en Italie.
— Enfin, après bien des fatigues inutiles pour les hommes et pour les
chevaux, on se résigna à camper sur le sommet ; encore eut-on beaucoup de peine
à le déblayer, tant il fallait creuser dans la neige, tant il y en avait à
enlever ! On travailla ensuite à rendre praticable la roche qui seule pouvait
donner passage. Forcés de la tailler, les soldats abattirent tout autour des
arbres énormes qu'ils dépouillèrent de leurs branches et dont ils firent un
immense bûcher. Le feu y est mis, sous un vent violent très propre à exciter
la flamme ; du vinaigre est versé sur la pierre brûlante afin de la
dissoudre. Lorsque le feu l'a calcinée, on l'ouvre avec le fer, la pente est
adoucie par de légères courbures, en sorte que les chevaux et les éléphants
même peuvent descendre. On avait passé quatre jours autour de ce rocher ; les
chevaux étaient presque morts de faim ; car ces hauteurs sont presque
entièrement nues, et le peu d'herbe qui s'y trouve est caché par la neige.
Les parties basses ont des vallons, des collines exposées
au soleil, des ruisseaux et presque des bois ; c'est une nature plus digne
d'être habitée par l'homme. On y laissa paître les chevaux, et l'on accorda
du repos aux soldats épuisés par le travail qu'avait demandé le rocher.
Enfin, on mit trois jours à descendre clans la plaine, où tout était moins
rude, et la contrée, et le naturel des habitants.
Une discussion. —
Tels sont les détails saillants de la marche d'Annibal. Quand il arriva en
Italie, il y avait cinq mois, au dire de quelques historiens, qu'il avait
quitté Carthagène ; il avait franchi les Alpes en quinze jours. Quel était le
nombre de ses soldats à son arrivée en Italie ? C'est un point sur lequel on
n'est nullement d'accord. La plus forte évaluation lui donne cent mille hommes
d'infanterie et vingt mille chevaux ; la plus faible, vingt mille fantassins
et six mille cavaliers.
L. Cincius Alimentus, qui dit avoir été prisonnier
d'Annibal, me semblerait faire autorité sur ce point, s'il ne faisait pas confusion
sur le nombre en y ajoutant des Gaulois et des Liguriens. Si on les compte,
quatre-vingt mille fantassins et dix mille chevaux pénétrèrent en effet en
Italie ; mais tout porte à le croire, et plusieurs historiens en font foi, ce
nombre fut le résultat d'une jonction de troupes nouvelles. Cincius, il est
vrai, affirme avoir entendu dire à Annibal lui-même que, depuis le passage du
Rhône, il avait perdu trente-six mille hommes, outre un grand nombre de
chevaux et autres bêles de somme. Les Taurins, tribu gauloise, furent le
premier peuple qu'il rencontra à sa descente en Italie ; et comme tous les
historiens sont d'accord sur celle circonstance, je m'étonne de l'incertitude
où l'on est sur le point où Annibal passa les Alpes, et de l'opinion commune
qui le fait passer par les Alpes pennines, lesquelles devraient leur nom à ce
passage.
Cœlius dit qu'il passa par le mont de Crémone ; mais alors
les deux défilés qui bordent ce pic l'auraient conduit, non plus chez les
Taurins, mais chez les Gaulois Libuens, en traversant le pays des Salasses,
habitants des montagnes. Il n'est pas d'ailleurs vraisemblable qu'il eût pu
gagner par là la Gaule
cisalpine, car toutes les approches des Alpes pennines lui eussent été
fermées par des peuples demi-germains. Une preuve décisive contre l'opinion
qui se fonde sur le nom de Pennines, c'est que les Séduniens et les Véragres,
habitants de ces montagnes, n'ont pas connaissance qu'elles aient dû leur nom
à un passage quelconque des Carthaginois ; elles furent ainsi appelées d'un
dieu adoré sur leur sommet, et que les montagnards appellent Pœninus.
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