A voir se dérouler sous ses yeux ce qui un jour sera l'histoire, on hésite à formuler un jugement sur les faits des siècles passés. Il y a tant de causes diverses, contingentes, tant d'imprévu, de bizarrerie, de si petites choses qui en contrebalancent de si grandes... ; comment tirer de tout cela quelque idée suivie, quelque philosophie ? Un système bien commode consiste, en racontant les événements, à expliquer et à déduire comme quoi ce qui est arrivé devait arriver fatalement, qu'il n'aurait pu arriver autre chose parce que... et parce que... Il est clair que tout a sa raison d'être, que rien ne se produit sans motifs, l'élévation comme la chute des empires, les décadences comme les progrès, les longues périodes de calme aussi bien que les violentes révolutions. Cependant chacun sait, et il est banal de le dire, qu'il existe, dans la vie des peuples comme dans celle des individus, une part de hasard et une part de volonté ; lei hommes et les événements ont les uns sur les autres une action réciproque, les hommes font les faits et les faits aussi font les hommes ; mais dans quelle mesure cette action, mystérieuse, difficile à pénétrer à grande distance, du hasard inconscient sur les volontés individuelles, s'est-elle exercée à une certaine heure, en un certain pays, c'est ce qu'il faudrait connaître pour peser le mérite et la responsabilité de ceux de nos pères qui ont joué un rôle dans nos destinées, et pour juger si ce qui s'est produit pouvait réellement ne pas se produire, et ce qui aurait pu se produire à la place. Nous ne croyons pas que ce soit là un jeu puéril d'imagination, mais bien ce qu'il y a de plus passionnant dans la science historique. Nous venons d'étudier longuement et minutieusement — trop minutieusement peut-être — l'État français et ses organes dans la première partie du dix-septième siècle, autant que l’œuvre personnelle du premier ministre de Louis XIII. Avant de quitter le grand homme en la compagnie duquel nous venons de passer plus de quatorze années, nous pouvons remarquer jusqu'à quel point la volonté et le hasard se sont combinés dans la vie de celui qui fut le cardinal de Richelieu. Nous y trouverons l'occasion d'atténuer certaines de nos appréciations qui ont pu froisser de savants juges et d'en justifier certaines autres. Le hasard, c'est tout ce dont Richelieu n'est responsable
ni en bien ni en mal : la race, le milieu, l'époque. La race d'abord :
supposons Armand-Jean fils de paysan, ou de marchand ou né dans la peau d'un
prince du sang ou d'un roi, supposons-le de famille protestante ; le milieu :
mettons à la place de Louis XIII un autre homme, non point moyen comme était
celui-là, mais très-intelligent ou très-bête ; à côté du trône une autre
reine et une autre famille, le grand Condé par exemple, an lieu de son père ;
des généraux plus habiles que Brézé, Ici commence la part de la volonté, tout ce par quoi le cardinal, inventé par la reine Marie, va devenir le Richelieu qui projettera son ombre sur cent cinquante ans d'histoire nationale. Eh bien ! c'est ici que, tout en louant comme il convient une grande partie de l'œuvre du ministre, nous avons le droit d'en blâmer une autre. Plus on démontrera que ce qu'il a fait, il pouvait ne pas le faire, qu'il l'a fait de son plein gré, par son propre génie, plus grande apparaîtra sa gloire et aussi plus lourde sa responsabilité. C'est pour nous une satisfaction toujours nouvelle que de
rendre hommage, comme nous l'avons fait dans la préface de ce livre, et
depuis, à plusieurs reprises, toutes les fois que l'occasion s'en est
présentée, à la politique étrangère de Richelieu ; on ne peut pas être
Français sans admirer cette politique, elle a donné au nom de Français un
relief qu'il n'avait pas eu jusqu'alors. Tant que notre petite Europe sera
partagée en nations souvent hostiles, forcément rivales, chacune de ces
nations recherchera la prééminence sur les autres, et conservera une pieuse
reconnaissance pour ceux de ses enfants qui ont contribué à les placer ou à
les maintenir dans un rang élevé. Ceux-là — et nous sommes de ce nombre — qui
font peu de cas des trophées militaires en eux-mêmes, qui considèrent que le seul but d'un État doit être de procurer à
ses membres la plus grande somme de bonheur possible, doivent avouer que les
guerres de Richelieu ne sont pas des guerres de
gloire, comme la plupart de celles de Louis XIV ou de Napoléon Ier,
mais des guerres d'affaires. Enserrés sur
toutes nos frontières par cette famille hispano-autrichienne qui aspirait à
la domination universelle, nous entamions carrément avec elle une lutte
presque obligatoire, très dangereuse, puisqu'en cas d'échec notre patrie eût
risqué de disparaître, mais où notre gouvernement avait pris, avant de se
lancer, les précautions les plus savantes que la prudence pouvait suggérer.
Richelieu s'y montre d'une force surprenante ; il tient étalée sur son bureau
la carte des convoitises, des terreurs, des passions multiples de ce qu'on
nommait alors Si l'envoyé de l'électeur de Brandebourg, par exemple,
remettant peu après au Roi Très-Chrétien ses lettres de créance, l'assure de la grandeur des respects de Son Altesse
Électorale envers Sa Majesté, et du désir qu'a cette Altesse d'entretenir par toutes sortes de moyens l'honneur de
sa bienveillance, c'est à Richelieu que Reste le gouvernement intérieur : Richelieu est un homme
politique, non un administrateur ni un législateur. L'administrateur crée ou
cherche à créer des institutions, il corrige, supprime, organise des machines
qu'il croit bonnes et qui marcheront sans lui. L'homme politique s'occupe des
gens plutôt que des choses ; il a un but et l'atteint comme il peut, il
combine des effets pour un résultat immédiat, pensant que d'autres, après
lui, en feront autant, et que chacun gouvernant bien, à la même place, les
règles sont superflues. Les idées du cardinal sur le gouvernement intérieur
apparaissent d'ailleurs beaucoup moins nettes à son historien que ses projets
diplomatiques. On ne voit pas où il entendait borner la puissance du prince,
tandis qu'on voit très bien où il marquait les limites de Parmi les diverses branches de l'organisme gouvernemental
il en est qui ont reçu de lui une utile impulsion, dont on peut dire même
qu'elles lui doivent l'existence : telles la marine et l'armée. Il en est
d'autres où il a apporté le trouble le plus profond, comme les finances et la
justice. Pour les finances nous reconnaissons volontiers qu'une guerre aussi
colossale que celle où nous étions engagés exigeait des sacrifices énormes et
renouvelés sans cesse, qu'une période belliqueuse est rarement une période
prospère, au point de vue financier, et que les ressources du crédit public
au dix-septième siècle étaient minces ; mais ces excuses ne suffisent pas à
justifier les procédés insensés de la fiscalité sous ce ministère, le
désordre inouï des caisses publiques, la misère effroyable qui en fut la
conséquence et qui, suscitant partout des révoltes populaires, au moment où
nous avions à dos la moitié du continent, risquait de mettre En matière de justice, nous avons adressé au cardinal des
reproches que nous croyons mérités ; non que l'on doive ou que l'on puisse
plaider devant la postérité la cause des personnages qui ont été condamnés
sous son ministère, et que l'on a appelés ses victimes. Sauf Marillac et de
Thou, dont les exécutions furent de vrais assassinats juridiques, la plupart,
depuis Chalais jusqu'à Cinq-Mars, étaient absolument dignes de répression, et
inspirent fort peu de sympathie ; mais, pour les uns et les autres, le
cardinal foule aux pieds la légalité comme à plaisir. Sous lui et par lui
l'arbitraire devient droit commun et il professe cette maxime que le Roi a
aussi bien le pouvoir de violer la loi que de la faire. C'est par là que
Richelieu se montre l'artisan du despotisme pur, que consacrera Louis XIV et
qui durera jusqu'à Toutefois, si l'on ne peut dire d'un gouvernement qu'il
est bon par cela seul qu'il a duré longtemps, on ne peut nier qu'un
gouvernement qui dure a de certaines qualités qui le font maintenir ou
accepter par ceux qui vivent sous lui. Cette complicité de l'opinion,
Richelieu l'a-t-il rencontrée pour l'exécution de son œuvre intérieure ?
Plusieurs écrivains le croient... ; il est difficile de connaître la pensée
d'un peuple qui ne parle pas, du moins officiellement ; à voir FIN DU QUATRIÈME ET DERNIER TOME |