RICHELIEU ET LA MONARCHIE ABSOLUE

 

TOME QUATRIÈME. — ADMINISTRATION GÉNÉRALE (SUITE).

CONCLUSION.

 

 

A voir se dérouler sous ses yeux ce qui un jour sera l'histoire, on hésite à formuler un jugement sur les faits des siècles passés. Il y a tant de causes diverses, contingentes, tant d'imprévu, de bizarrerie, de si petites choses qui en contrebalancent de si grandes... ; comment tirer de tout cela quelque idée suivie, quelque philosophie ? Un système bien commode consiste, en racontant les événements, à expliquer et à déduire comme quoi ce qui est arrivé devait arriver fatalement, qu'il n'aurait pu arriver autre chose parce que... et parce que... Il est clair que tout a sa raison d'être, que rien ne se produit sans motifs, l'élévation comme la chute des empires, les décadences comme les progrès, les longues périodes de calme aussi bien que les violentes révolutions. Cependant chacun sait, et il est banal de le dire, qu'il existe, dans la vie des peuples comme dans celle des individus, une part de hasard et une part de volonté ; lei hommes et les événements ont les uns sur les autres une action réciproque, les hommes font les faits et les faits aussi font les hommes ; mais dans quelle mesure cette action, mystérieuse, difficile à pénétrer à grande distance, du hasard inconscient sur les volontés individuelles, s'est-elle exercée à une certaine heure, en un certain pays, c'est ce qu'il faudrait connaître pour peser le mérite et la responsabilité de ceux de nos pères qui ont joué un rôle dans nos destinées, et pour juger si ce qui s'est produit pouvait réellement ne pas se produire, et ce qui aurait pu se produire à la place. Nous ne croyons pas que ce soit là un jeu puéril d'imagination, mais bien ce qu'il y a de plus passionnant dans la science historique.

Nous venons d'étudier longuement et minutieusement — trop minutieusement peut-être — l'État français et ses organes dans la première partie du dix-septième siècle, autant que l’œuvre personnelle du premier ministre de Louis XIII. Avant de quitter le grand homme en la compagnie duquel nous venons de passer plus de quatorze années, nous pouvons remarquer jusqu'à quel point la volonté et le hasard se sont combinés dans la vie de celui qui fut le cardinal de Richelieu. Nous y trouverons l'occasion d'atténuer certaines de nos appréciations qui ont pu froisser de savants juges et d'en justifier certaines autres.

Le hasard, c'est tout ce dont Richelieu n'est responsable ni en bien ni en mal : la race, le milieu, l'époque. La race d'abord : supposons Armand-Jean fils de paysan, ou de marchand ou né dans la peau d'un prince du sang ou d'un roi, supposons-le de famille protestante ; le milieu : mettons à la place de Louis XIII un autre homme, non point moyen comme était celui-là, mais très-intelligent ou très-bête ; à côté du trône une autre reine et une autre famille, le grand Condé par exemple, an lieu de son père ; des généraux plus habiles que Brézé, La Valette ou La Meilleraye ; coiffons, au contraire, en ce temps, de la couronne impériale, à Vienne, un Charles-Quint ou un Frédéric II... ; l'époque enfin : imaginons que le même Richelieu soit venu au monde, non en 1585, mais trente ans plus tôt ou plus tard. Parmi toutes ces hypothèses, quelques-unes auraient pour effet de supprimer l'homme historiquement, la plupart modifieraient profondément la direction de ses idées ou le succès de ses projets, à l'extérieur comme à l'intérieur. Mais prenons la France et l'Europe de 1624 telles qu'elles se présentent à nous, dans leurs conditions politiques et économiques, avec le personnel gouvernemental que nous leur connaissons, dans le civil comme dans le militaire, les forces sociales bonnes et mauvaises qu'elles renferment —toutes choses qui sont l'œuvre du pur hasard — prenons aussi le gentilhomme mitré qu'une réconciliation habilement opérée par lui dans la famille royale a fait prince de l'Église, et qui, après dix ans d'efforts, y compris les courbettes du début devant ce rustre de Concini, les coquetteries discrètes envers Luynes, son successeur, et les négociations plusieurs fois entamées, jamais finies avec l'honnête et pesant Schomberg et le fripon La Vieuville, arrive enfin au pouvoir, s'assoit au Louvre à cette table du conseil d'État, entrevue seulement sept ans avant, où se traitent les grandes affaires et où son tabouret tiendra bientôt autant de place que la chaire du Roi.

Ici commence la part de la volonté, tout ce par quoi le cardinal, inventé par la reine Marie, va devenir le Richelieu qui projettera son ombre sur cent cinquante ans d'histoire nationale. Eh bien ! c'est ici que, tout en louant comme il convient une grande partie de l'œuvre du ministre, nous avons le droit d'en blâmer une autre. Plus on démontrera que ce qu'il a fait, il pouvait ne pas le faire, qu'il l'a fait de son plein gré, par son propre génie, plus grande apparaîtra sa gloire et aussi plus lourde sa responsabilité.

C'est pour nous une satisfaction toujours nouvelle que de rendre hommage, comme nous l'avons fait dans la préface de ce livre, et depuis, à plusieurs reprises, toutes les fois que l'occasion s'en est présentée, à la politique étrangère de Richelieu ; on ne peut pas être Français sans admirer cette politique, elle a donné au nom de Français un relief qu'il n'avait pas eu jusqu'alors. Tant que notre petite Europe sera partagée en nations souvent hostiles, forcément rivales, chacune de ces nations recherchera la prééminence sur les autres, et conservera une pieuse reconnaissance pour ceux de ses enfants qui ont contribué à les placer ou à les maintenir dans un rang élevé. Ceux-là — et nous sommes de ce nombre — qui font peu de cas des trophées militaires en eux-mêmes, qui considèrent que le seul but d'un État doit être de procurer à ses membres la plus grande somme de bonheur possible, doivent avouer que les guerres de Richelieu ne sont pas des guerres de gloire, comme la plupart de celles de Louis XIV ou de Napoléon Ier, mais des guerres d'affaires. Enserrés sur toutes nos frontières par cette famille hispano-autrichienne qui aspirait à la domination universelle, nous entamions carrément avec elle une lutte presque obligatoire, très dangereuse, puisqu'en cas d'échec notre patrie eût risqué de disparaître, mais où notre gouvernement avait pris, avant de se lancer, les précautions les plus savantes que la prudence pouvait suggérer. Richelieu s'y montre d'une force surprenante ; il tient étalée sur son bureau la carte des convoitises, des terreurs, des passions multiples de ce qu'on nommait alors la Chrétienté, bornée à l'est par le Turc et le Grand Khan de Moscovie, au nord par les rois de Pologne et de Suède, à l'est par l'Angleterre, et au sud par le sultan du Maroc et les Barbaresques. L'art de nouer des alliances léonines n'a pas de secret pour lui. Malheureusement les hommes d'épée lui font défaut : nos généraux sont des Bayards et des paladins, mais des têtes creuses, qui ne savent pas jouer de l'instrument armée qu'il leur fabrique. et leur perfectionne sans relâche. A cela point de remède, c'est le hasard qui reparaît et entrave les plans du ministre. La France est menacée ainsi d'envahissement, après Corbie, et le désarroi est général. Le cardinal seul ne bronche pas et refaçonne ses troupes. En vérité il laboure et ensemence une bonne part de ce que Mazarin et Louis XIV moissonneront.

Si l'envoyé de l'électeur de Brandebourg, par exemple, remettant peu après au Roi Très-Chrétien ses lettres de créance, l'assure de la grandeur des respects de Son Altesse Électorale envers Sa Majesté, et du désir qu'a cette Altesse d'entretenir par toutes sortes de moyens l'honneur de sa bienveillance, c'est à Richelieu que la France était redevable de ce langage et de ces sentiments d'un prédécesseur de l'empereur d'Allemagne actuel !

La France lui doit encore autre chose : la fin du protestantisme politique ; œuvre plus facile peut-être parce que les conjonctures étaient favorables. La digue de la Rochelle a été un peu enflée par l'histoire, le prosélytisme huguenot était calmé, et les réformés, pris en masse, ne demandaient qu'il coucher sur leurs positions. Rohan lui-même était un transactionnel. L'honneur de Richelieu c'est, en détruisant le parti, d'avoir laissé vivre le culte. On ne l'en a pas assez loué, mais la modération très sincère que le cardinal montra dans la victoire est plus admirable que la victoire elle-même ; cet homme si absolu en politique est conciliant en religion, il ne nourrit aucun noir dessein contre l'édit de Nantes ; ce vainqueur des Rochelais est un des partisans — et ils sont rares alors — de la liberté de conscience.

Reste le gouvernement intérieur : Richelieu est un homme politique, non un administrateur ni un législateur. L'administrateur crée ou cherche à créer des institutions, il corrige, supprime, organise des machines qu'il croit bonnes et qui marcheront sans lui. L'homme politique s'occupe des gens plutôt que des choses ; il a un but et l'atteint comme il peut, il combine des effets pour un résultat immédiat, pensant que d'autres, après lui, en feront autant, et que chacun gouvernant bien, à la même place, les règles sont superflues. Les idées du cardinal sur le gouvernement intérieur apparaissent d'ailleurs beaucoup moins nettes à son historien que ses projets diplomatiques. On ne voit pas où il entendait borner la puissance du prince, tandis qu'on voit très bien où il marquait les limites de la France. Comme homme politique, il a fait de grandes choses qui étaient des choses discutables et qui sont devenues par la suite de très mauvaises choses, mais nous ne prétendons pas le rendre responsable de ce qui s'est accompli cinquante ans après sa mort. Rien ne dit qu'il eût approuvé tout ce qu'a réalisé Louis XIV. Ce livre a pour titre : Richelieu et la monarchie absolue, nous avons donc étudié, en même temps que le travail personnel au ministre de Louis XIII, celui de ses successeurs. Nous avons critiqué dans son ensemble, la structure de ce régime ultra compressif et centralisé, qui nous paraît avoir été mauvais, funeste à la monarchie elle-même, non conforme à ses traditions et à celles du pays ; mais ce régime, objet de notre blâme, est une œuvre collective : il y a des rouages anciens que Louis XIV a détruits et auxquels Richelieu n'avait pas touché, on peut supposer que celui-ci les trouvait bons et que son système ne prétendait pas les déranger : telle est l'administration municipale, sur qui en somme il n'a guère porté la main. Au contraire il a profondément atteint la liberté provinciale, aussi bien dans presque toutes les provinces d'États que dans les provinces d'élections.

Parmi les diverses branches de l'organisme gouvernemental il en est qui ont reçu de lui une utile impulsion, dont on peut dire même qu'elles lui doivent l'existence : telles la marine et l'armée. Il en est d'autres où il a apporté le trouble le plus profond, comme les finances et la justice. Pour les finances nous reconnaissons volontiers qu'une guerre aussi colossale que celle où nous étions engagés exigeait des sacrifices énormes et renouvelés sans cesse, qu'une période belliqueuse est rarement une période prospère, au point de vue financier, et que les ressources du crédit public au dix-septième siècle étaient minces ; mais ces excuses ne suffisent pas à justifier les procédés insensés de la fiscalité sous ce ministère, le désordre inouï des caisses publiques, la misère effroyable qui en fut la conséquence et qui, suscitant partout des révoltes populaires, au moment où nous avions à dos la moitié du continent, risquait de mettre la France épuisée, sucée jusqu'au sang, dans l'impossibilité même de continuer la lutte. Henri IV qui se proposait de faire la guerre sur ses économies, et Colbert qui allégea si fort, par son génie pécuniaire, les premières expéditions du règne suivant, nous apprennent que la ruine du dedans n'accompagne pas nécessairement la victoire du dehors.

En matière de justice, nous avons adressé au cardinal des reproches que nous croyons mérités ; non que l'on doive ou que l'on puisse plaider devant la postérité la cause des personnages qui ont été condamnés sous son ministère, et que l'on a appelés ses victimes. Sauf Marillac et de Thou, dont les exécutions furent de vrais assassinats juridiques, la plupart, depuis Chalais jusqu'à Cinq-Mars, étaient absolument dignes de répression, et inspirent fort peu de sympathie ; mais, pour les uns et les autres, le cardinal foule aux pieds la légalité comme à plaisir. Sous lui et par lui l'arbitraire devient droit commun et il professe cette maxime que le Roi a aussi bien le pouvoir de violer la loi que de la faire. C'est par là que Richelieu se montre l'artisan du despotisme pur, que consacrera Louis XIV et qui durera jusqu'à la Révolution, de 1789. L'autorité personnelle du souverain était très grande déjà avant Louis XIII, depuis elle n'eut d'antre limite que celle qu'elle voulut bien se donner elle-même. Une préoccupation dominante du cardinal est d'anéantir tous ces droits, plus ou moins fondés à la vérité, mais vraiment traditionnels comme le droit royal lui-même, qui, se contre-poussant les uns les autres et s'enchevêtrant autour du trône, faisaient notre ancienne constitution assez libérale dans la pratique.

Toutefois, si l'on ne peut dire d'un gouvernement qu'il est bon par cela seul qu'il a duré longtemps, on ne peut nier qu'un gouvernement qui dure a de certaines qualités qui le font maintenir ou accepter par ceux qui vivent sous lui. Cette complicité de l'opinion, Richelieu l'a-t-il rencontrée pour l'exécution de son œuvre intérieure ? Plusieurs écrivains le croient... ; il est difficile de connaître la pensée d'un peuple qui ne parle pas, du moins officiellement ; à voir la Fronde pourtant, comme à lire le récit des séditions fréquentes du bas peuple, il est permis de douter de la satisfaction des classes bourgeoises ou rurales. Le sujet français, profondément attaché à sa dynastie, protesta et se soumit. Il eut des institutions qui ne valaient rien, appliquées par des hommes qui les rendaient tolérables, et auxquels nous dûmes, en deux siècles, de sérieux progrès dans l'ordre matériel. Plus dégagé que personne de préjugés en fait de diplomatie, hors de France, Richelieu, une fois la frontière repassée, apportait quelque mysticisme dans sa politique intérieure : il croyait à la royauté presque autant qu'à la divinité. Il contribua à faire de la monarchie une sorte de demi-religion ; le caractère dogmatique fit peut-être la force de ce régime, mais le fit aussi, plus tard, tomber d'un seul coup.

 

FIN DU QUATRIÈME ET DERNIER TOME