I. — LA
LIBERTÉ DE L'ENSEIGNEMENT. - L'INSTRUCTION SUPÉRIEURE.
Rôle de l'État en matière d'instruction ; il est nul dans la pratique. —
Cependant l'enseignement n'est pas libre ; monopoles d'origine et de nature
diverses. — Opinion de Richelieu ; il est hostile à l'extension de
l'enseignement secondaire. — Intervention de l'Église, du pouvoir judiciaire
et des communes. — Les universités et les étudiants. — Nomination des
professeurs ; contentieux scolaire. — Budget des facultés et traitements des
régents. — Grades et diplômes, primauté de la théologie.
Ce n'est pas sans quelque hésitation que nous nous sommes
décidé à classer l'instruction publique parmi les branches de
l'administration communale, sous Richelieu. Considéré en soi-même,
l'enseignement n'est pas un objet sur lequel doit nécessairement s'étendre
l'autorité sociale. On peut très bien concevoir une nation sans enseignement
public, tandis que l'on ne peut en imaginer une sans armée, sans police, sans
justice publique. Lorsque la puissance exécutive ou législative s'ingère dans
les matières d'enseignement, elle peut donc y intervenir à son gré plus ou
moins, régler les détails ou se contenter de surveiller l'ensemble, se mêler
de tel degré d'instruction ou de l'instruction tout entière. Elle peut aussi
y intervenir sous l'une de ses trois formes : État, province, commune. Nous
voyons fonctionner aujourd'hui chez les différents peuples tel ou tel de ces
différents systèmes, nous les avons vus successivement en honneur dans notre
propre pays.
Les dépenses de l'État pour l'instruction, en 1639,
s'élèvent au chiffre minime de 39.710 livres — un peu moins de 250.000
francs de notre monnaie. L'instruction publique n'avait donc pas de place alors
dans le budget général de la
France ; elle n'en avait guère davantage dans les budgets
provinciaux : c'est par la dotation d'une chaire dans l'Université locale, le
don de quelques livres de prix, l'octroi de bourses ou de maigres subventions
que se signale la sollicitude des rares provinces qui disposaient encore de
quelques ressources personnelles. Au contraire, les frais faits par les
villes, les bourgs et les plus minces paroisses rurales en faveur de
l'enseignement sont constants et relativement considérables. L'instruction,
comme l'assistance, vit partie au moyen de l'initiative privée, partie aux
dépens des caisses municipales. C'est une justice qu'il convient de rendre à
nos anciennes communes : elles ont organisé le mécanisme, le gouvernement
central s'est borné à mettre la main dessus, il y a quatre-vingt-dix ans.
Est-ce à dire qu'auparavant l'enseignement public fût
libre ? Pas du tout ! Que tout au moins les communes, sinon les particuliers,
en fussent maîtresses ? Pas davantage ! En matière d'instruction, comme sur
tant d'autres terrains administratifs de l'ancien régime, la théorie et la
pratique, le droit et le fait, sont assez différents l'un de l'autre pour
avoir permis aux écrivains politiques, qui demandent à l'histoire du passé
des arguments en faveur d'une thèse, d'en trouver ici de fort
contradictoires. De ce que l'État se mêlait peu ou point de l'école, du collège,
voire même de la faculté, il ne s'ensuivait pas qu'il n'eût aucun pouvoir sur
les uns ou les autres, quand il lui convenait d'en user. Ce ne sont pas
seulement les jurisconsultes officiels, Servin, Chopin, Le Bret, qui
professent que le droit d'enseigner fait partie de la souveraineté royale,
que le prince est seul chef et fondateur des Universités — il nommait celle
de Paris sa fille aînée — c'est aussi
l'opinion qui ratifie cette prérogative, y compris l'opinion de ce qu'on
appellerait de nos jours le corps enseignant.
Mais ce droit est tout à fait platonique ; le Roi ne l'exerce pas, ou mieux
l'exercice qu'il en fait consiste à s'en dépouiller sans cesse. A chacune de
ces universités que ses ancêtres et lui ont créées, il a été concédé des
monopoles ; et ces monopoles, une fois concédés, sont devenus si redoutables
que le gouvernement est enchanté de leur voir monter une concurrence par les
établissements, non indépendants mais rivaux, des Jésuites. Richelieu nous en
fait la confidence : Faut se garantir,
dit-il, du mal auquel la France tomberait
infailliblement si tous les collèges étaient en une même main. Les
universités prétendent qu'on leur fait un tort extrême de ne leur laisser
pas, privativement à tous autres, la faculté d'enseigner. Les Jésuites,
d'autre part, ne seraient peut être pas fâchés d'être seuls employés à cette
fonction. Il conseille de tenir la balance égale, parce que les universités, enseignant seules, reviendraient à leur
ancien orgueil, et les Jésuites seuls auraient bien trop de pouvoir et
seraient dangereux. Il conclut que l'émulation
aiguisera la vertu des uns et des autres[1]. Notez que tout
en pesant ainsi le pour et le contre dans son for intérieur, le premier
ministre laissait rédiger, par le garde des sceaux Marillac, l'ordonnance de
1629 qui proscrivait toutes leçons publiques
ailleurs qu'aux universités.
La même ordonnance fixait le temps d'études pour
l'obtention des grades, et défendait d'envoyer élever les Français à
l'étranger sans permission : Ceux qui ont
l'instruction de la jeunesse, dit un rapport du cardinal, peuvent en cinquante ans faire changer les esprits ; c'est
pourquoi les souverains ont grand intérêt de prendre garde à ce que leurs
peuples ne soient imbus d'autres maximes que celles qu'ils veulent qu'on leur
enseigne. L'université de son côté s'exprimait ainsi dans une requête
au Roi : le prince ne contraint pas ses sujets à apprendre le grec et le
latin, ni les étudiants à prendre leurs degrés, mais, supposé qu'ils
étudient, le prince peut les forcer à n'étudier que
dans les écoles qui lui conviennent[2]. Voilà,
semble-t-il, tous les éléments réunis de l'omnipotence de l'État sur
l'enseignement. La direction des âmes appartenant au gouvernement, dans
l'école, comme la direction des fusils appartient au général sur le champ de
bataille, ce n'était même pas là une idée dont la monarchie absolue eût pu
revendiquer la priorité : cent ans avant, Luther écrivait aux conseils des
villes d'Allemagne : Mon opinion est que l'autorité
doit forcer les parents à envoyer leurs enfants à l'école, comme elle peut
obliger les gens valides à porter la lance et l'arquebuse...
Seulement, dans la pratique, le pouvoir royal se trouvait,
sur le terrain pédagogique, aussi impuissant vis-à-vis des universités, qu'il
l'était, sur le terrain judiciaire, vis-à-vis des parlements. Richelieu
défendra bien au docteur Edmond Richer de sortir du collège du cardinal Le
Moine, dont il est principal ; il menacera bien de la Bastille Filesac,
autre Sorbonnien, pour n'avoir pas fait un travail commandé par lui ; mais ce
sont là des coups de mauvaise humeur dépourvus de sanction. Dans ses
doctrines comme dans son administration l'université lui échappe ;
l'influence de l'État est en somme presque nulle, son rôle est ici purement
décoratif. Il se borne à des approbations de statuts, à une domination toute
de formules, à des honneurs qu'on lui ménage d'autant moins qu'ils sont plus
vides. L'Église avait tenu longtemps en laisse, laisse bien autrement courte,
toute l’instruction supérieure, et, quoique la chaire du professeur tende à
se laïciser à cette époque, les droits des évêques demeurent plus positifs,
ils les font surtout mieux valoir que le Roi. Celui de Montpellier peut
réformer, de son chef, l'université de son diocèse ; il prétendait même en
nommer et en destituer les maîtres sans l'assistance des consuls, lesquels
ont recours aux tribunaux pour se faire maintenir en possession de leur
autorité sur ce chapitre.
C'est en effet devant le juge qu'est porté tout le
contentieux universitaire, qu'il s'agisse de la forme ou même du fond de
l'enseignement. Ces corps, qui exploitent la concession d'une fraction de
l'instruction publique, défendent tous ardemment l'intégrité de leurs privilèges.
Aussi avons-nous des arrêts de parlement défendant aux écoliers de Toulouse
de prendre ailleurs qu'en cette ville les grades de docteur, licencié et
bachelier, à peine d'exclusion de tous offices de
judicature et de cinq cents livres d'amende ; ou retirant à un
étranger non naturalisé une chaire de philosophie, ou prohibant toutes
soutenances de thèses même dans des maisons privées,
en dehors et sans l'agrément de l'université. Et ce que font ces
universités pour leurs monopoles supérieurs, les collèges communaux qui sont
aussi des monopoles, d'ordre plus humble, le font dans un milieu plus restreint
: nul maître, à Troyes, n'a permission de conserver plus de six élèves, ni
d'apprendre autre chose que la grammaire ou les éléments, tout sujet capable d'entrer en quatrième devant suivre les
cours du collège municipal. Défense, à Toulon, aux pédagogues ou précepteurs d'enfants d'avoir des chambrées,
attendu que la commune pourvoie de régents les écoles de la ville.
Partout, même chasse aux établissements particuliers ; là où il y a un
collège, il ne doit y en avoir qu'un. Telle est la règle ; les conseils
communaux la font observer avec rigueur, et les tribunaux les soutiennent. On
citerait cent procès à cet égard, tous jugés dans le même sens. Dans un
litige entre le recteur de Bourg et un maître d'écriture de la localité,
coupable de faire la classe dans sa maison et de
nuire à la prospérité du collège, l'enquête du lieutenant civil révèle
à n'en pouvoir douter que ledit recteur était un paresseux et un ignorant. Il
obtient quand même gain de cause. L'origine de ces monopoles est fort obscure
: le chapitre de Châteaudun parait être obligé d'entretenir une école. De par
une charte de donation, datant du moyen âge, une prébende est spécialement
affectée à cet objet. Ce devoir d'enseigner qui lui incombe, il le transforme
en un droit exclusif de distribuer l'enseignement ; puis, au seizième siècle,
ce devoir il ne le remplit pas, ce droit, il n'en use pas, mais il le vend à
d'autres. Après avoir fait d'une obligation un privilège, il négocie le privilège,
en transférant à qui bon lui semble le pouvoir d'ouvrir des écoles[3].
Ainsi l'on peut dire, et que l'instruction n'est pas
libre, et que l'instruction n'appartient pas à l'État. Il y demeure étranger
; s'il s'en occupe, c'est sous sa forme de pouvoir judiciaire, non sous celle
de pouvoir exécutif. C'est le parlement de Paris qui, après l'assassinat de
Henri IV, ordonne à la faculté de
théologie de renouveler ses anciens décrets contre la doctrine régicide.
Cependant le droit du gouvernement subsiste, dans la sphère nébuleuse des
droits qui ne servent pas. Songe-t-il à en faire quelque exercice, sous Louis
XIII, ce serait plutôt pour restreindre que pour encourager la diffusion des
études secondaires : Considérant, dit un
projet de règlement dû à l'initiative de Richelieu, que,
grâce à la grande quantité de collèges qui sont en notre royaume, les plus
pauvres faisant étudier leurs enfants, il s'en trouve peu à se mettre au
trafic et à la guerre qui entretiennent les États, comme aussi que, parmi
tant de gens qui enseignent, il est impossible qu'il n'y en ait beaucoup de
médiocres, qui par conséquent ne peuvent donner la vraie teinture des lettres...
Pour remédier à cet inconvénient nous voulons qu'il
n'y ait plus de collèges, si ce n'est aux villes ci-après nommées (douze en tout),
situées de telle sorte que tous ceux que l'on connaîtra particulièrement être
nés aux lettres y pourront être commodément envoyés. Nous voulons qu'en
chacune d'elles il y ait deux collèges, l'un de séculiers, l'autre de Pères
Jésuites[4]...
Le cardinal revient sur la même idée, dans son Testament
politique ; il se plaît à décrire les maux qui résultent suivant lui d'un
excès de culture intellectuelle : Dans un État dont
tous les sujets seraient savants, on verrait peu d'obéissance, l'orgueil et
la présomption y seraient ordinaires. Le commerce des lettres bannirait
absolument celui de la marchandise, il ruinerait l'agriculture et il
déserterait en peu de temps la pépinière de soldats qui s'élèvent plutôt dans
la rudesse de l'ignorance que dans la politesse des sciences. Il faut
reconnaître, à la décharge du premier ministre, qu'il était aussi bien
d'accord avec l'élite de son siècle, en réagissant contre l'excès
d'instruction, que des hommes d'État modernes l'ont été avec les bons esprits
de leur temps, en réagissant contre les derniers vestiges d'ignorance ; et le
plus curieux, c'est qu'à l'époque où l'on s'effraye du trop d'instruction, la
masse du peuple est encore tout entière inculte, tandis qu'à l'époque où l'on
décrète l'instruction obligatoire, la même masse populaire est déjà toute cultivée.
Nous aurons occasion de voir plus loin comme ces courants nationaux sont plus
puissants que les efforts des groupes dirigeants, même en pays aristocratique
tel que la France
du dix-septième siècle, puisque ces efforts se briseront et devant la nette
volonté de la bourgeoisie d'apprendre le latin, et devant le refus obstiné du
bas peuple d'apprendre à lire. C'est vainement que la noblesse demande, en
1627, la suppression d'une partie des collèges dont
la quantité est excessive, que l'auteur du Parfait Négociant
recommande à ses confrères, marchands en gros, de ne pas mettre leurs fils en
pension, où ils seraient appelés par leurs camarades
courtauts de boutique, et où ils se dégoûteraient, par l'étude des
sciences, du métier paternel ; qu'un mémoire affligé assure que le grand nombre des étudiants introduit la fainéantise,
que le trop de collèges ne sert qu'à faire de pauvres prêtres, avocats,
procureurs, chicaneurs et sergents, le mouvement qui emporte la classe
moyenne vers l'enseignement moyen est irrésistible[5].
Quant à l'enseignement supérieur, il demeure plutôt
stationnaire : seize universités étaient en possession du droit exclusif de
graduer les jeunes gens en théologie, jurisprudence, belles-lettres ou
médecine[6] ; mais leur
importance était très diverse, quant au nombre des écoliers et des
professeurs. Les édits successifs de création qui avaient fixé, du treizième
siècle au dix-septième siècle, pour chacune d'entre elles le nombre des
chaires n'étaient guère observés ; il y en avait tantôt plus, tantôt moins :
Orléans, qui, dans le principe, devait en avoir 8, n'en comptait que 4 de
remplies ; Aix, au contraire, au lieu de 6 en avait 10. Ces universités n'ont
ni lien entre elles ni ressorts déterminés, comme les académies de nos jours
; leurs recteurs ne possédaient aucune espèce de juridiction sur l'ensemble
de l'enseignement secondaire ou primaire donné dans une portion plus ou moins
étendue du royaume. Seulement, écoliers et maîtres, formant une sorte de
corporation, jouissaient d'avantages et subissaient des charges, également
inconnus de notre temps. Les étudiants de la capitale, par exemple, faisaient
évoquer leurs procès par devant le conservateur des privilèges
scolastiques de la ville de Paris ; ils avaient part, jusqu'à un
certain point, aux immunités de la cléricature, mais ils étaient soumis à
quelques-unes de ses lois. Le célibat fut longtemps imposé aux gradués, les
docteurs en droit n'eurent la faculté de se marier qu'à dater de 1600, les
régents ès arts ne l'eurent jamais. Cette continence légale de jadis
n'empêchait pas le peuple scolaire, flûteurs
de Poitiers, crottés de Paris, brayards d'Angers, suivant les sobriquets
antiques par lesquels il se distinguait, d'user dans ses mœurs privées d'une
liberté, et dans sa vie extérieure d'une turbulence qui suscite les
protestations indignées des bourgeois, et contre laquelle les tribunaux ont
fréquemment à sévir[7].
Chaque université a pour chef un recteur, élu tous les
trois mois par les docteurs, ses confrères, mais souvent maintenu en fonction
plus longtemps : de 1610 à 1643 Paris ne compta que trente-sept recteurs,
parmi lesquels treize licenciés et bacheliers en théologie, et une douzaine
de régents des différents collèges. Les facultés ont en outre leurs syndics
particuliers, renouvelés annuellement à l'élection, laquelle servait de base
à toutes les dignités[8]. C'est en effet
par l'élection, combinée avec le concours, que se recrutaient les régents.
Les électeurs n'étaient autres que les professeurs en exercice ; cooptation
considérée parfois comme favorable au népotisme, mais qui ne parait pas y
donner prise ici. On citera bien quelques' décisions de facultés, admettant
un fils à postuler pour une régence vacante par le décès de son père, sans avoir égard aux requêtes d'autres docteurs qui
demandaient qu'elle fût mise au concours, mais ce sont de rares
infractions à la règle ; pour contrebalancer les influences de famille, le
fils d'un régent en fonction ne
pouvait jamais être admis à concourir. Par contre, des députations du conseil
de ville au maître en renom d'une cité voisine vont souvent lui offrir une
chaire vacante dans leur faculté. Les rivalités de l'amour-propre local
avaient pour effet de peupler les hautes écoles de sujets distingués. Ce
concours des candidats jugés par leurs futurs collègues ressemblait par
quelques côtés à l'agrégation moderne, il en différait en ce que pour
certains professorats, fondés et entretenus par des legs privés, il fallait se
conformer aux prescriptions du légataire. Telle était, à Paris, la chaire de
mathématiques due à P. de La
Ramée, pour laquelle il y avait tous les trois ans une dispute, en présence du premier président du
parlement, du premier avocat du Roi et du prévôt des marchands. Ce n'était
pas le seul cas où des Individus, étrangers à la pédagogie, prenaient part à l'adjudication d'un titre de professeur. Les
conseillers du présidial d'Orléans prétendaient avoir séance et voix excitative pour l'élection des docteurs ;
à Angers, des députés municipaux assistent aux épreuves comme examinateurs ;
des bacheliers, des religieux de villes éloignées du chef-lieu de
l'université, possèdent aussi un droit de suffrage, enfin l'évêque ou son
vicaire général préside quelquefois aux nominations et à la rédaction du
programme[9].
Rien d'étonnant puisque nous sortons à peine du temps où
la théologie régnait en souveraine, où elle semblait aussi supérieure aux
autres sciences que le ciel l'est à la terre ; elle ne compte pas moins de
six chaires à la Sorbonne,
sans parler de celles de droit canonique, seul enseigné à Paris où l'on ne
rétablit l'étude du droit civil qu'en 1679. Ces cours de théologie sont le
dernier mot des études ; ceux qui les suivent sont tous maîtres ès arts,
ayant pour la plupart régenté de hautes classes. En effet, pour y devenir
licencié il fallait, aux siècles anciens, trente-cinq ans d'âge et huit ans
d'études ; depuis on avait réduit la durée du cours à cinq ans ; la faculté
décida, en 1618, que l'on se contenterait de trois ans ; mais une vespérie — dernier acte que faisait le licencié
avant de prendre le bonnet de docteur — n'en restait pas moins, aux yeux de
l'historien du grand Arnaud, un des plus beaux
spectacles qui se trouvent dans le genre des exercices de littérature.
Tout le monde, il est vrai, ne partageait pas cet enthousiasme : le plan de
réformes du célèbre Ramus, au seizième siècle, comportait l'abolition en
théologie des subtiles et frivoles discussions de la scolastique, que l'on
remplacerait par des conférences et des sermons. La routine ancienne tint
bon, c'est ce que nous apprend, un siècle plus tard (1652), le voyageur anglais Evelyn, estimant qu'il y avait à
Paris quelques théologiens habiles, mais que les
méthodes scolaires n'atteignaient à aucune profondeur comparées à celles des
universités de son pays[10]. La théologie
conservait néanmoins, vis-à-vis de l'enseignement tout entier, son attitude
de surveillante méticuleuse, la philosophie n'était bien encore que sa très humble servante, puisque l'année même où
Richelieu entrait au ministère, un arrêt du parlement, rendu à la requête du
syndic des théologiens, ordonnait que les thèses de trois philosophes
seraient saisies, déchirées en leur présence, et chassait de Paris ceux qui
les avaient rédigées, en leur interdisant d'enseigner ailleurs. Le même arrêt
défendait à quiconque de tenir, sous peine de la
vie, aucune maxime contre les auteurs anciens et approuvés[11].
Malgré sa prééminence, le théologien parait moins bien
payé, comme professeur, que le juriste ou le médecin. Dans telle université
où la première chaire de médecine rapporte mille livres et la première chaire
de droit quinze cents, le principal docteur en théologie ne reçoit que deux
cent cinquante livres. Le vrai traitement de ce dernier, qui était toujours
un clerc, consistait dans le ou les bénéfices ecclésiastiques qu'il avait su
se procurer.
Les seuls membres de l'Université qui émargent au budget
de l'État sont les professeurs du Roi —
professeurs au Collège de France — un bien petit groupe, pour lequel le grand
aumônier obtient une augmentation de quelques milliers de livres, sous Louis
XIII. Tous les autres vivaient sur le revenu des actes
— droits d'examen payés par les étudiants — sur le rendement de quelques
impôts locaux qui leur étaient affectés (deux
sous par émine de sel à Aix), et sur les dotations anciennes de leur
emploi, chaque jour plus insuffisantes, par suite de l'abaissement du pouvoir
de l'argent. L'éminentissime cardinal de Richelieu,
dit un mémoire du recteur Mabille, a commandé que
l'on trouvât, si faire se pouvait, quelque moyen pour stipendier les régents...
s'il plaisait au Roi nous conserver le droit de
pourvoir aux offices de messagers, en toutes les villes et bourgades de ce
royaume, ce serait un bon commencement. Ce produit des postes dans
l'ensemble de la France,
qu'on allait lui enlever, l'université de Paris en jouissait pourtant depuis
longtemps, et dans ses mains il était resté constamment stérile, aussi bien
que la taxe du parchemin ou l'immense domaine
du Pré-aux-Clercs — la moitié du faubourg Saint-Germain actuel — dont elle était
propriétaire et qu'elle laissa s'émietter pour quelques sous[12].
II. — INSTRUCTION SECONDAIRE. - COLLÈGES LAÏCS.
L'instruction secondaire s'étend et se décentralise. — Collèges de
l'université ou de plein exercice. — Ils sont en décadence. — Collèges royaux
et communaux ; leur nombre croissant, leur administration. — Sacrifices
consentis par les villes en leur faveur. — Recrutement des régents. —
Instruction gratuite ; les bourses. — Reproches faits aux principaux et
professeurs. — Absence d'un corps enseignant. — Mauvaise tenue des collèges
communaux.
Que cette grande démocratie pédagogique, appelée
l'Université de Paris, fût mauvaise administratrice de son bien, cela saute
aux yeux, mais le délabrement et l'abandon relatif de ses collèges, jadis florissants,
qui de quarante-quatre, sous François Ier, étaient tombés à douze, sous
Richelieu, tenaient à d'autres causes[13]. L'instruction
secondaire tendait à se décentraliser ; elle se séparait de l'enseignement
supérieur à l'ombre duquel elle avait vécu plusieurs siècles. L'écolier
demeurait dans sa ville natale, et oubliait le chemin de ces douze ou quinze
vastes usines scientifiques, dont Paris avait longtemps offert un des plus
parfaits modèles. Partout surgissaient des collèges, laïques ou religieux,
tous plus ou moins soumis à l'autorité municipale.
Au contraire, des douze collèges de l'Université ou de plein exercice, plusieurs étaient déserts :
l'un, Boncourt, n'avait plus que la moitié de ses régents ; l'autre, Tournai,
n'avait plus ni régents ni élèves ; une partie des locaux avaient été
convertis en boutiques louées à des menuisiers, maçons ou armuriers. Dans les
autres, l'antique discipline était assez oubliée, puisqu'ils abritaient des femmes mal vivantes que le Parlement ordonne
d'expulser en mettant, si besoin est, leurs meubles
sur le carreau. Richelieu projeta de réduire le nombre de ces collèges
à six, dont il trace le plan et dresse le budget[14]. Pour leur
assurer une clientèle suivie, il proposait de défendre aux Jésuites,
Oratoriens, Barnabites et autres d'enseigner la rhétorique, la philosophie et
le droit canon, sauf dans les villes qui étaient siéges d'université. Peine
inutile, on se souciait de moins en moins d'apprendre le droit canon, et
quant aux classes supérieures il existait mille moyens de tourner la
difficulté. Tout conspirait contre l'ancien système. Les Ordres enseignants
se faisaient tant bien que mal, et souvent même par la pression de l'État, agréger aux universités, le gouvernement autorisait
dans les collèges royaux de semblables
dérogations, et les villes, dans les maisons d'éducation qu'elles
instituaient, poussaient l'instruction aussi loin que les familles
paraissaient le désirer, et que leurs ressources le permettaient.
La première de ces ressources était la prébende préceptoriale, telle qu'elle existait dans
tous les chapitres ; ç'avait été le noyau des petites écoles grammaticales ou
pédagogies. Certains collèges sont ainsi au
début annexés à des abbayes et font en quelque sorte corps avec elles ; le
principal ne peut être qu'un religieux profès. De cette dualité naissent des
conflits : le canonicat est chose religieuse, le principat est charge laïque.
Si le chapitre refusait d'investir de la prébende le candidat des maires et
échevins, il lui ôtait le moyen de vivre, et la municipalité, en refusant de
nommer le pourvu du chapitre, l'empêchait d'enseigner. L'hôtel de ville
néanmoins demeurera le plus fort, les sacrifices qu'il s'impose eu vue de bonifier la cité par l'organisation d'un collège
mettent l'opinion de son côté. Le principal ou recteur est élu par le conseil
communal, souvent assisté de messieurs de la justice
et du clergé ; c'est un maure ès arts ou un avocat, un médecin ou un
ecclésiastique ; ou passe avec lui un bail pour cinq ou dix ans : il recevra
huit cents ou mille livres de traitement et s'engagera à entretenir à ses frais quatre régents idoines et capables, de la qualité requise pour
faire à la jeunesse les classes de latin. Le maître-écrivain
reste à la charge de la commune et donnera, pour cent livres par an, deux
leçons de deux heures chaque jour. S'il faut un régent de plus, soit pour enseigner les rudiments par cœur, soit afin
que les élèves puissent mener leurs études jusqu'au bout, les consuls ne
lésinent pas[15].
Les appointements de ces régents sont extrêmement
variables, non seulement suivant leur capacité, mais encore selon les régions
où ils enseignent. Les professeurs de théologie et d'hébreu ont 1.900 et 1.000 livres de
gages à Pau, tandis qu'ils ne reçoivent que 600 et400livresà la Rochelle ; le
philosophe a 400 livres
à Mmes et touche ailleurs jusqu'à 1.000. Quant aux régents des classes de
grammaire, ils se contentent d'allocations allant de 130 livres à 300 au
maximum. Quelques-uns n'ont qu'une quarantaine de francs de salaire, mais
ceux-là sont des célibataires, logés et nourris à la table du principal[16]. Aux diverses
subventions publiques, prélèvements sur le produit de l'octroi, quêtes à
domicile destinées aux réparations des collèges, s'ajoutent de nombreuses
dotations privées. Ici, comme partout, la part de l'initiative individuelle
est grande. Si la ville, ne pouvant faire mieux, n'a tout d'abord créé que
trois classes, un particulier se trouvera pour léguer de quoi en instituer
une quatrième ; tel donne une métairie dont les revenus serviront à solder un
régent nommé par des bourgeois catholiques,
tel, comme Pithou à Troyes, laisse sa maison et toute sa fortune au collège à la condition qu'il n'y aurait pas de Jésuites. On
frappe à la porte de l'évêque, à celle du bénéficier voisin ; l'un s'engage
pour tin secours viager, l'autre pour un tiers ou un quart des appointements
du personnel. De minces bourgades sont' ainsi dotées d'établissements
modestes, mais à leur portée ; elles n'iront plus chercher au loin
l'instruction secondaire[17]. C'est au
souverain aussi que l'on s'adresse pour en obtenir quelque bribe de l'impôt
ou du domaine royal ; on rencontre des collèges ainsi pensionnés. Mais, nous
l'avons dit plus haut, ces privilégiés sont rares, non moins que ceux qui
recourent à la bonne volonté de leur assemblée provinciale. Les députés des
États offrent de patronner, surveiller et policer les collèges, mais non de
les payer[18].
Nos pères ne paraissent pas seulement rétribuer les
maîtres : il semble, à voir le grand nombre des bourses, dans tous ces
pensionnats petits et grands, et les mille façons ingénieuses dont on en
facilite l'accès aux plus misérables, que l'on se soit préoccupé aussi de
recruter des élèves. Grâce à tous les moyens de
gratuité qui existaient avant 1789 pour l'instruction classique, a
écrit M. Villemain dans un rapport ministériel, elle
était plus accessible aux classes moyennes ou pauvres que depuis la Révolution.
Il se peut qu'il y
ait là quelque exagération. Nous avouons ignorer, pour notre part, les
ressources exactes de l'enseignement secondaire en France, dans les années
qui ont précédé la chute de la monarchie, et nous nous défions, à plus forte
raison, des statistiques comparatives que l'on voudrait faire entre la
période du ministère de Richelieu et l'état de choses contemporain. Le sens
même de ces mots instruction classique serait, à lui seul, si
l'on voulait établir un parallèle, assez difficile à déterminer. Ce que nous
avons constaté, ce que nous croyons pouvoir dire, c'est que ce n'étaient pas
les écoles qui manquaient aux élèves, c'étaient plutôt les élèves qui
manquaient aux écoles. En tout cas, celles-ci, dans leur développement,
précédaient ceux-là. Il se trouvait, proportionnellement,
plus de maîtres que d'écoliers ; proportionnellement aussi, l'enseignement supérieur
ou secondaire était plus répandu que l'enseignement primaire. La bourgeoisie
tenait à s'instruire et le peuple n'y tenait pas. Or, on ne peut instruire
les gens malgré eux ; quand la
Déclaration des droits de l'homme énonça (art. XXII) que l'instruction
est le besoin de tous, elle exprimait la pensée de ses rédacteurs, non
l'opinion des masses qui dédaignaient encore d'apprendre à lire et à écrire,
même pour rien. Avant de décider, dans les Parlements modernes, que
l'instruction serait obligatoire légalement,
il a fallu qu'elle le fût déjà moralement
aux yeux des électeurs, que la majorité de la nation en ait apprécié les
avantages. Un degré de culture tant soit peu élevé demeure d'ailleurs, fût-il
gratuit, un objet de luxe : primo vivere...
Dès 1598, l'Université,
dans ses collèges, dispensait les pauvres du payement des frais d'études. ;
les Jésuites allaient plus loin, ils en dispensaient tout le monde. Mais ils
se récupéraient sur l'internat ; ils n'étaient pas obligés, comme les doyens
et principaux laïques, d'appeler chaque année, avant la rentrée scolaire,
deux marchands de Paris, pour fixer avec eux, d'après le prix des denrées, le
chiffre de la pension ; ils taxaient à leur guise, et généralement assez
haut, le jeune seigneur que sa famille envoyait, avec son valet, habiter sous
leur toit[19].
Pour l'écolier sans ressource, l'instruction secondaire,
exigeant six ou sept années d'études, n'est vraiment gratuite que si on lui
donne, en même temps que l'éducation, le vivre et le couvert. On les lui
donnait souvent ; mais la preuve que l'offre
de l'instruction surpassait, au dix-septième siècle, la demande de l'instruction, c'est que l'on est
embarrassé des bourses existantes. Elles demeurent sans titulaires, ou bien
lès boursiers, assidus au réfectoire, s'abstiennent de paraître dans les
classes. On constate, à Toulouse, que beaucoup ne sont étudiants que de nom ;
plusieurs ont passé dans les collèges douze, quinze ans et plus, ignorant jusqu'aux éléments des diverses études.
L'ordinaire était maigre, sans doute, à ces tables sévères, qui tenaient fort
du couvent ; même à Paris, on y était modestement alimenté.
Il convient, disait Richelieu, de nourrir ces pensionnaires sobrement, mais néanmoins à suffisance, ce qui se fera aisément,
pourvu qu'on réduise leur nombre excessif. En effet, tel collège de
troisième ordre, comme Laon, n'en a pas moins de 23 en 1615. Le cardinal eût
également souhaité que l'on élevât le niveau social de ces non-payants — les
uns étaient des orphelins de l'hospice auxquels on faisait balayer les
salles, d'autres avaient mérité leur place en servant à l'église comme
enfants de chœur, c'étaient des pauvres parmi les pauvres. — Nous ne voyons pas, remarquait le premier ministre,
que des séminaires et collèges de boursiers proviennent
si grand nombre d'hommes qu'on en pourrait désirer pour le service du public,
parce que la plupart sont d'un esprit grossier et d'un courage vil et abject...
il sera bon d'ordonner que la moitié de ces
boursiers sera composée des fils de gentilshommes ayant peu de biens,
lesquels seront choisis alternativement avec les enfants des roturiers par ceux
qui ont droit de nomination[20]... Mais comment
empêcher la charité privée de procéder à sa guise ? Comment arrêter un
donateur qui gratifie d'une rente viagère, afin
qu'il puisse mieux s'entretenir et vivre en poursuivant ses études, un
cancre de sa ville natale, tandis que le travailleur sans amis, sans appui,
est heureux d'entrer comme répétiteur dans une famille qui lui fournit le
logement et la table, ou doit s'engager, à l'exemple du célèbre Richer, au
service d'un docteur en renom dont il suit les leçons et cire les bottes[21] ? Le
gouvernement qui est aujourd'hui le souverain et presque unique dispensateur
des bourses, est-il sûr de faire beaucoup mieux que les particuliers, et de
placer toujours avec plus de sagacité ses bienfaits ?
La vraie supériorité de notre temps sur le dix-septième
siècle consiste dans la formation actuelle par l'État d'un personnel
enseignant, recruté avec soin, solidement encadré, hiérarchisé et surveillé,
qu'il emploie dans ses lycées nationaux et dont il fournit les collèges des
communes. C'est ce personnel qui, jadis, faisait défaut aux administrations
municipales, et qu'aucune d'entre elles, isolée, ne pouvait dresser pour ses
besoins propres. Il ne suffit pas, pour obtenir un bon régent ou un bon
principal, de prendre le premier docteur venu, doué d'une dose suffisante
d'érudition ; l'emploi demande d'autres qualités, très di. erses, que les
notables de la localité ne discernaient pas du premier coup d'œil, qu'un
concours, même loyalement pratiqué, mais auquel ne se présentaient qu'un ou
deux sujets, ne parvenait pas à garantir. Il est clair que pour les années
dont nous nous occupons, au début embryonnaire d'une foule d'établissements
qui venaient au monde tous ensemble, le vice de ces choix faits au petit bonheur est plus saillant qu'il ne le sera
par la suite, mais il n'en subsistera pas moins, évident à nos yeux, quelque
prévenus qu'ils puissent être en faveur de toutes les décentralisations. Le
défaut d'une autorité supérieure, d'une machine à fabriquer et à distribuer
les professeurs, se fait gravement sentir. Au collège de Nîmes le désordre est tel, dit le conseil municipal, et a déjà duré si longtemps, qu'il est expédient d'y
remédier promptement. Les édiles offrent la direction à tout le monde,
ou font, ici et là, de vaines tentatives : deux concurrents, l'un du pays d'Allemagne, l'autre Écossais, se
présentent ; bien que s ledit Écossais paraisse plus capable que l'Allemand,
on décide de les engager tous deux pour faire alternativement la classe soir
et matin. Le régent écossais est, peu après, l'objet d'une agression brutale de la part de certains Allemands étrangers, les
consuls prennent pour lui fait et cause, mais sont obligés de le renvoyer
ensuite, poursuivi qu'il est pour faits scandaleux.
Plus tard, c'est le principal Chéron en querelle avec ses régents ; on
propose, pour y obvier, que chacun d'eux ait successivement, pendant trois
mois, la direction du collège. Le système ne réussit pas ; au bout de
quelques années les confusions ne faisaient que
s'accroître de jour en jour. Il en fût ainsi, dans cette institution,
jusqu'à ce qu'on l'eût confiée aux Jésuites. Et l'histoire de Nîmes, c'est
celle de cinquante autres cités ; ce qu'on observe là se reproduit partout.
Une des causes du succès des congréganistes qui arrivent
ainsi à s'impatroniser dans la majorité de ces collèges, c'est qu'ils
disposent seuls d'une administration régulière et bien montée d'instruction
publique. Du chaos où ils se débattent les conseils municipaux les appellent
comme des sauveurs. Le principal de la Rochelle ne se
souciant du châtiment des enfants, toute licence règne au pensionnat
de cette ville ; le principal de Troyes exerce la médecine et n'a point de
régents ; un autre quitte sa place après avoir loué
à un de ses professeurs les produits de sa principauté, qu'il
considérait sans doute comme une ferme ; un quatrième est en procès avec son
régent de philosophie, le parlement intime à ce dernier l'ordre d'avoir pour
son chef les égards qui lui sont dus à peine de
prison. Une ville plaide contre son recteur qu'elle accuse de ne pas
entretenir le nombre de maîtres porté sur son contrat ; les maîtres plaident
contre le principal, auquel ils reprochent de ne pas payer leurs traitements
; le principal plaide contre un professeur ; expulsé comme coupable de débander les élèves et de fomenter l'indiscipline,
et qui refuse de vider les lieux. De quelque
côté que soit la justice, ce sont des chicanes bien fréquentes pour le bon
ordre. Aussi cet ordre est-il fort rouillé et
abâtardi ; en mainte localité la décadence suit de près la fondation,
et le beau zèle des municipalités se déconcerte et se refroidit[22].
III. — COLLÈGES RELIGIEUX.
Les Jésuites ; exigences qu'ils formulent ; les villes s'y soumettent
volontiers. — Prospérité de leurs collèges. — Leurs rapports avec les
universités. — Autres Ordres : Oratoriens, prêtres de la doctrine chrétienne.
—Nouveauté et supériorité de la pédagogie de la Compagnie de Jésus ;
elle laïcise l'instruction. — Son prosélytisme ; externats gratuits.— Collèges
protestants. — Intolérance de la majorité catholique à leur égard. — Ils
manquent d'argent et d'organisation. — Éducation des filles, religieuses qui
s'y adonnent ; succès de leurs maisons.
C'est dans cet état de lassitude que le conseil municipal,
pressé par l'opinion, se tourne vers les congrégations religieuses, d'abord
vers la principale, celle qui tient la tête de l'enseignement public, et
auprès de qui les autres sont peu de chose : la Compagnie de Jésus.
Les bourgeois, excédés, embarrassés du médiocre résultat qu'ils ont
généralement obtenu, ne demandent qu'à abdiquer entre ses mains. Mais ce
n'est pas facile. Sollicité de toutes parts, le Jésuite fait la petite bouche
; c'est un luxe que de traiter avec lui, parce que, s'il accepte, il prétend
faire grand. Les assemblées de l'Ordre, sous Louis XIII, recommandent la
dissolution des petits établissements qui, par l'insuffisance des ressources
ou des professeurs, ne battaient que d'une aile ; et la règle prescrivait au
général de ne pas fonder, sans graves motifs, de maisons nouvelles, parce qu'il faut conduire celles qui existent au plus haut
degré possible de perfection. La Compagnie partage les collèges en trois catégories,
et les moindres, à son sens, ne peuvent être prospères sans une vingtaine de
régents. Les bâtiments doivent être vastes à proportion... Auprès de ce qu'il
faut aux Jésuites, les humbles classes de la commune ne sont guère que des
baraques, et ses professeurs au rabais sentent le cuistre. Le Père provincial
vient à Troyes, où l'on est très divisé sur la question de savoir si le
collège lui sera ou non confié. Croit-on qu'il va faire quelques concessions
? Nullement ! Il déclare la bâtisse insuffisante, — elle venait de coûter
10.000 écus, chiffre énorme pour une maison de province ; — il exige 1.700
écus de rente annuelle, plus 2.000 écus pour premières réparations et une somme notable pour l'acquisition d'une
bibliothèque. Partout l'Ordre pose des conditions analogues : amples dotations,
installations confortables ; partout on y satisfait. Les Jésuites une fois
casés, la municipalité n'est pas quitte encore ; s'il faut au collège quelque
amélioration coûteuse, les Pères présentent requêtes sur requêtes aux
échevins ; ils les prennent par la vanité, et font, par exemple, compliment à
ceux de Nevers de leur très renommée ville, surpassant
Moulins en la classe de théologie morale. Moulins avait fait
pourtant de gros sacrifices. Il avait acheté, en vue d'accommoder
son collège, trois ou quatre maisons à la suite les unes des autres,
et le recteur déclarait qu'une cinquième aussi était nécessaire pour la
construction de la chapelle ; de plus, le conseil communal avait assuré 4.000 livres de
revenu à cet établissement, que des dons privés enrichissaient chaque jour,
et auquel les Pères avaient fait unir, depuis quinze ans, trois prieurés d'un
bon rapport. Car la
Compagnie fait flèche de tout bois et sait tirer argent de
tout le monde. Son collège d'Agen est renté de 500 livres par la
reine Marguerite, de 700 par l'évêque, de 600 par deux chapitres locaux, et
de 1.200 par les consuls, qui donnent en outre 9.000 livres une
fois payées. L'État, si chiche pour les dépenses scolaires, pensionne leur
collège d'Orléans de 2.000
livres et celui de la Flèche de 20.000[23].
Cette générosité de la part des communes n'était nullement
désintéressée, ainsi que nous avons eu occasion de le constater ailleurs ;
c'était un placement à gros intérêts : grâce au succès prodigieux des Pères,
chacune de leurs institutions était, pour les villes qui la possédaient, une
source de prospérité matérielle en même temps qu'un avantage moral. Dans une
localité où les appelait une partie de la population, leurs ennemis
insinuent, pour les faire repousser, que ces mastragots
amèneront à leur suite 500 ou 600 écoliers, lesquels empliront la ville de
bruit. C'était, aux yeux des commerçants, tout le contraire d'un
grief. Nul établissement laïque ne parait pouvoir soutenir la concurrence.
Depuis que les Jésuites enseignent à Poitiers, l'ancien collège universitaire
est devenu inutile ; il ne s'y fait plus aucun
exercice de lettres. On le désaffecte de sa destination première, on
en fait cadeau à l'Ordre de la Visitation. Même en pays protestant, on n'a
d'autre moyen d'empêcher le collège communal de se vider au profit de la Compagnie, que
d'interdire sévèrement les écoles particulières
qu'elle pourrait être tentée d'ouvrir.
Remarquons qu'à l'avènement de Louis XIII la rentrée des
Jésuites en France, d'où ils avaient été chassés à la fin du seizième siècle,
était toute récente. Le pouvoir officiel ne favorisait point leur expansion
comme il fera par la suite ; le Roi Très-Chrétien se serait bien gardé de
recommander, encore moins de contraindre par édit, comme le roi d'Espagne, à
Valenciennes, les pères, mères, tuteurs et autres
ayant charge d'enfants, à les envoyer depuis sept ans jusqu'à quatorze
dans les collèges des Révérends Pères. Henri IV, on le sait, n'avait consenti
à leur retour qu'avec répugnance ; les négociations avaient été longues. — Sire, disait au prince le Père Maggio, vous êtes plus lent que les femmes qui ne portent leur
fruit que pendant neuf mois. — C'est vrai,
Père Maggio, ripostait le Béarnais, mais les rois
n'accouchent pas si aisément que les femmes. En leur rendant le
collège de Clermont le gouvernement, nous dit Richelieu, avait posé cette
restriction qu'ils ne régenteraient pas par
eux-mêmes, mais seulement par des maîtres séculiers. Quand ils eurent
obtenu, en 1618, la levée de cette défense, qu'à dire vrai ils éludaient
déjà, ils ne tenaient rien encore. Les universités, par des arrêts réitérés,
s'efforcèrent d'éloigner les élèves de leurs chaires, et entamèrent contre
eux cette lutte homérique où elles déployèrent autant d'ingéniosité que ;le
persévérance[24].
Et cependant le collège de Clermont compta 800 étudiants
en 1620, 1.900 en 1630, 2.000 en 1650, 3.000 en 1675. Dans la seule province
de Paris les Jésuites, en 1627, instruisaient plus de 13.000 élèves, dont
2.000 à Rouen, 1.500 à Rennes et 1.400 à Amiens ; les autres provinces
françaises de l'Ordre, Lyon, Toulouse, Guyenne et Champagne en possédaient
autant. A cette vogue, non seulement des évêques et des chapitres, niais
aussi des parlements, des États provinciaux, et les assemblées communales
surtout, tous pouvoirs divers et souvent contraires les uns aux autres,
contribuèrent avec la même ardeur que les intéressés eux-mêmes[25]. Auprès des
Jésuites, les autres communautés enseignantes font petite figure : on voit
les prêtres de la doctrine chrétienne à Nérac, à Saint-Sever, à Avallon, les
Dominicains à Gap, où le bailli leur cherche noise parce que les écoliers de
leur pensionnat, situé en face de son auditoire, l'empêchent de rendre la
justice ; les Barnabites passent contrat avec les jurats de Mont-de-Marsan,
et les Cordeliers avec ceux de Dax. C'est chez eux que fut élevé Vincent de
Paul, moyennant la pension réglementaire de soixante livres par an. Toutes
maisons peu peuplées, peu onéreuses, à la portée des villes secondaires qui
n'avaient pu se procurer des disciples de Loyola[26]. Toulon, par
exemple, fonde un collège où l'on enseignera depuis l'A b c jusqu'à la
philosophie ; il le dote avec le produit de l'impôt sur les huiles et en
propose la direction aux Minimes. Les Minimes refusent, on propose aux
Jésuites de s'en charger, ils refusent également ; on se rabat alors sur les
Pères de l'Oratoire qui acceptent. Ceux-là acceptent toujours et par
conséquent en prennent trop. Comme ils sont peu nombreux, que leur congrégation
est née de la veille et que Bérulle, leur fondateur, assez dispersé lui-même,
un pied dans le mysticisme, l'autre dans la politique, embrasse plus qu'il
n'étreint, la plupart de leurs établissements languissent et beaucoup
périclitent. Richelieu nous dit avoir fort désapprouvé les collèges que le
Père de Bérulle prenait ainsi dans les villes, et
lui avoir représenté qu'il eût mieux valu faire instruire les pauvres âmes
champêtres, selon l'objet de son institut, que la jeunesse dont les Jésuites
prenaient un soin particulier. A cela le supérieur des Oratoriens
répondait que, précisément parce que les Jésuites cherchaient à empêcher les
jeunes gens d'entrer dans son Ordre, pour l'éteindre
en sa naissance, il était obligé de créer à la fois plus de collèges
qu'il ne voudrait pour avoir, dans les écoliers qu'il y éduquerait, matière à
recruter sa congrégation.
Ces querelles des Oratoriens et des Jésuites ont fait
noircir force papier aux uns et aux autres ; quand on exprime la quintessence
des mémoires produits des deux côtés, ils se réduisent à des démarches
mutuellement hostiles et à des cancans : les Oratoriens auraient traité les
Jésuites d'ignorants et de pions de théologie,
ils auraient déclaré qu'on les devrait tous mettre
en un navire et les envoyer au Canada, et les Jésuites seraient
coupables d'appeler Bérullistes et ensorcelées
les bonnes âmes extatiques qui soutenaient l'Oratoire[27]. La vérité est
que les Oratoriens n'avaient pas d'organisation, et que les Jésuites en
avaient une, en somme excellente. Par une sélection perpétuelle, l'institut
puisait, pour remplir ses chaires, dans une armée de religieux qui comptait
des orateurs, des historiens, des mathématiciens, des poètes : L'Université les a contrepointés, disait Henri IV
au parlement de Paris, pendant leur exil, mais ç'a
été parce qu'ils faisaient mieux que les autres. Si on n'y apprenait mieux
qu'ailleurs, d'où vient qu'on les va chercher, nonobstant tous vos arrêts, à
Douai, à Pont, hors le royaume ? Le rôle des Jésuites dans
l'instruction était des plus heureux ; les écrivains qui leur sont les plus
hostiles ont dt1 reconnaître ce fait historique. C'est un plaisant reproche
adressé à leur pédagogie que celui de n'être pas
assez désintéressée de toute ambition de parti ; ceux de nos
contemporains les plus partisans de l'instruction obligatoire ne voudraient
pas non plus, ce nous semble, travailler à la propagation des idées qu'ils
détestent.
Chose bizarre, c'est par les religieux que l'enseignement est
laïcisé, mondanisé ; ce sont eux qui lui ouvrent des perspectives nouvelles,
ils sont dans le progrès, ils sont le progrès, même. A l'Université le grec,
le latin et la philosophie d'Aristote ; aux congréganistes, la géographie,
l'histoire, les sciences exactes, le dessin, la musique, l'escrime, la danse.
Duels classiques de la mémoire et de l'intelligence, tragédies en latin
moderne, ballets même, composés par les Pères, joués ou dansés par leurs
élèves, distributions solennelles des prix, compositions avec croix, diplômes
avec sceaux, testimoniales et
certificats d'études sur parchemin — toutes pièces plus ou moins régulières,
puisque le conseil privé en interdit la délivrance, comme préjudiciant aux
documents analogues des universités qu'elles imitent ; — tels sont, entre
beaucoup d'autres, les moyens employés par les Jésuites pour exciter
l'émulation des enfants et l'attention des familles[28]. Qu'il y ait eu
dans plusieurs de ces procédés quelque chose de puéril, un je ne sais quoi
qui sente la réclame, le désir de faire du
bruit, d'accord, mais le but n'en était pas moins atteint, l'enseignement
était rajeuni, étendu, ravivé. Les hommes graves ne s'y trompaient pas : En ce qui regarde l'éducation, disait Bacon, consultez les écoles de Jésuites, il ne se peut rien faire
de mieux. S'il est vrai que l'on demeure perplexe, en apprenant que
des professeurs de philosophie de la Compagnie, ayant
reconnu que cette science était spéculative et qu'ils la pouvaient enseigner
avec plus de facilité en joignant les démonstrations à leurs écrits,
ont fait confectionner à cette fin divers ouvrages
et machines, si l'on se défie d'innovations qui rappellent la méthode
originale, employée pour faire apprendre la grammaire à Gaston d'Orléans, et
consistant à mettre en action, noms, adjectifs et adverbes,
transformés en régiments qui guerroient ou s'accordent entre eux, on
doit se rappeler aussi que la
Compagnie venait de tracer, dans son Ratio studiorum,
dû à l'expérience de Jésuites des différentes nations, une méthode pratique
d'éducation secondaire qui, durant deux siècles et demi, est demeurée en
vigueur dans toute l'Europe.
Le cadre de notre travail qui porte, non sur la pédagogie
en elle-même, mais sur les côtés extérieurs de l'instruction, sur ses
rapports avec les pouvoirs publics, et la manière dont elle était administrée
aux peuples, nous interdit d'apprécier ici le mérite de ce livre qui, à
travers le labyrinthe inextricable de la police d'une classe, dirigeait
l'inexpérience du professeur novice. Nous devions toutefois en signaler
l'influence sur la marche ascensionnelle de l'institut, dans le domaine de
l'enseignement. Les plus grands esprits ne dédaignent pas les plus petits
détails ; Richelieu rédigeant le projet d'une société de vingt docteurs en
théologie, auxquels il ménageait de hautes destinées, se complaît à dresser
d'avance le menu de leurs repas : potage, entrée,
portion de bœuf, de mouton, et le soir, au prorata, du rôti ; le
général des Jésuites avait, avec une semblable prévoyance, donné place dans
son traité des études à des recommandations, futiles en apparence, mais de
sérieuse portée à ses yeux. Il ne proscrivait pas les châtiments corporels,
partout usités alors — dans les collèges de l'Université comme ailleurs, le
régent qui ne fesse pas est un phénomène —
mais il ordonnait, pour châtier du fouet ceux à
l'égard desquels les paroles amicales n'avaient pas suffi, d'employer
toujours un correcteur étranger à la Compagnie[29].
Peu à peu la plupart des nouveautés congréganistes
passèrent dans l'enseignement laïc ; l'usage des récompenses, même de
récompenses en argent, se généralisa. Un professeur de Bourges donne, au
siècle dernier, dix-neuf livres huit sous, en un an, pour
animer l'émulation dans sa classe ; un magistrat fonde un prix annuel
pour les deux empereurs de rhétorique.
La question du latin commence aussi à être
agitée, quoique bien timidement. Les Jésuites, si fervents pour les langues
mortes, leur avaient cependant porté un premier coup par l'adjonction de dix
autres études, destinées tôt ou tard à leur faire tort. Au seizième siècle le
latin régnait encore sans partage : J'ai eu
connaissance des affaires de Rome, disait Montaigne, longtemps avant que je l'aie eu de celles de ma maison, je
savais le Tibre avant la Seine. La
même contradiction choquait sans doute le premier ministre de Louis XIII,
quand il instituait dans son duché de Richelieu un collège où, hardiesse
extraordinaire, on enseignerait la langue française en français,
à l'exemple des nations les plus illustres de
l'antiquité qui ont fait le semblable dans leur langue naturelle[30].
Tout nouveau collège eut aussi, comme une académie, son
écuyer, son prévôt de salle, ses maîtres de pique, de danse et de crayon,
mais aucun ne se montra, vis-à-vis de la clientèle scolaire, aussi
accueillant que ceux des Jésuites, dont la classe est ouverte à tout venant,
comme une église ou un musée. Les externes, admis tous gratuitement, assis pêle-mêle
avec les pensionnaires, Molière à côté du prince de Conti, n'étaient même pas
tenus de donner leurs noms ; il suffit, pour qu'on ne leur refuse pas
l'entrée, qu'ils ne causent ni trouble ni scandale[31].
Les collèges protestants n'eussent pas demandé mieux sans
doute que de pratiquer, dans un intérêt de prosélytisme, la même liberté,
mais à ceux-là le pouvoir civil est carrément réfractaire. Jésuites et
universités, ennemis sur tout autre terrain, sont ligués contre le huguenot.
L'Université, nous le savons, est corps ecclésiastique, et rentre comme telle
dans l'ordre du clergé ; son chancelier doit être prêtre, la bénédiction ne
pouvant être donnée aux gradués par un laïque ; maint arrêt de Parlement en a
décidé ainsi. Là où les catholiques sont en majorité, c'est-à-dire dans les
neuf dixièmes du royaume, il est interdit aux consistoires d'ouvrir des
écoles publiques ; on permet seulement aux maîtres approuvés par eux d'enseigner dans les maisons privées, sans dogmatiser ni
catéchiser. Une sentence de Rouen défend aux pères et mères de la
religion réformée d'empêcher leurs enfants d'aller dans les écoles
catholiques ; une autre sentence, de Paris, déclare même qu'on les peut
forcer d'y aller. Là où les protestants sont en majorité, comme en Languedoc
ou en Navarre, on daigne les admettre au partage, mais leur part est à peine
une portion congrue, et cette portion ils n'en jouissent que d'une façon
précaire. A Montpellier, l'évêque s'oppose à ce qu'ils enseignent la théologie
calviniste dans le morceau de collège qu'on leur laisse. A Nîmes, on leur
accorde d'abord quatre classes sur huit, pour les leur retirer au bout de
quelques amides. Ils font ce qu'ils peuvent avec leurs ressources, pauvrement
: un gentilhomme, comme le maréchal de Châtillon, maintiendra dans sa
seigneurie un collège pour ceux de la religion,
mais la plupart des synodes disposent de trop peu de fonds pour entretenir
convenablement les quelques établissements qu'on leur tolère. Ils ont des maître,
à vingt livres de gages, et dans les localités même où ils dominent sans
conteste, telles que la
Rochelle, ils ne parviennent pas à établir une discipline
suffisante. Les principaux nommés par des assemblées générales sont portés à cette charge par compère et commère. Ce
sont des pasteurs qui nous l'apprennent et, sous ce rapport, les dissidents
ne peuvent lutter avantageusement contre l'anarchie, prélude de la décadence[32].
Sur le terrain, tout neuf alors, de l'éducation des
filles, le protestantisme se heurte aussi à la jalousie de dominateurs
intolérants : Toutes les femmes, écrit de
Machaut, qui enseignent à lire, à écrire et à coudre
aux jeunes filles de Nîmes sont de la religion prétendue réformée et communiquent
journellement avec les ministres ou le consistoire ; il arrive par ce sexe
tous les maux imaginables à la religion catholique et au service du Roi. Pour
y remédier, il faudrait établir un couvent de religieuses ursulines...
Les Ursulines et les Visitandines venaient de semer la France, en moins de
trente ans, d'une nuée de maisons d'éducation qui s'adonnaient à une besogne
dont personne ne s'était avisée jusque-là : l'instruction des jeunes filles.
Dans le seul diocèse d'Autun elles forment quatorze établissements de 1617 à 1648. A l'imitation des
Jésuites, et conformément aux règles de leur propre institut, leur
enseignement est absolument gratuit et public pour
toutes filles qui se présenteront. C'est d'ailleurs une des conditions
de leur admission par les villes, une des clauses du contrat qu'elles passent
avec les maires et consuls. A défaut d'Ordres féminins, les conseils
municipaux obligeront les religieux auxquels ils ont concédé des privilèges,
à faire tenir un pensionnat pour le sexe faible ; car, on ne saurait trop le
répéter afin que personne ne s'y méprenne, nos anciennes assemblées
communales, quand elles accordaient un privilège,
prétendaient uniquement réaliser un bénéfice,
faire une bonne spéculation. Elles veulent un couvent pour éduquer les
filles, elles n'en veulent pas deux ; elles repoussent parfois le second avec
autant d'énergie qu'elles ont appelé le premier. Tant pis pour les
religieuses qui arrivent trop tard, la ville a ce qu'il lui faut. Et dans
cette période du règne de Louis XIII elle ne sera pas longue à se pourvoir,
elle n'aura que l'embarras du choix : Sœurs de la Croix, de la Charité, de l'Union
chrétienne, de la
Congrégation Notre-Dame, de Saint-Joseph, de madame Le
Gras, de madame de Lestomac, de madame de Miramion... C'est une éclosion
magnifique que n'arrête ni ne dérange aucun procès avec d'anciens occupants —
il n'y avait pas eu d'universités pour femmes — c'est une forme de la
renaissance religieuse, si spontanée et si générale, qui marque profondément la
première moitié de ce siècle[33].
IV. — INSTRUCTION PRIMAIRE.
Peu de goût des populations rurales pour l'école. — Degré d'avancement de
l'instruction primaire, difficulté de le connaître exactement. — Sa gratuité
relative. — Rétribution scolaire. — Traitements des instituteurs et
institutrices ; budget de l'instruction. — Mode de nomination des maîtres,
leur capacité, leur moralité. — Comme les autres, l'enseignement primaire est
un monopole.
Un maître d'école étant vertu à Chantemerle (Dauphiné), en 1607, savoir
si les habitants voulaient faire apprendre leurs enfants, le conseil
communal répond qu'il ne peut traiter à cause de la
pauvreté du lieu ; pour le même motif les gens de Grisac, en
Languedoc, refusent énergiquement d'entretenir un magister. Les enfants, disent-ils,
ne pourraient aller à l'école pendant neuf mois de l'année, occupés qu'ils
sont aux travaux de la campagne, sans lesquels leurs
pères et mères se trouveraient hors d'état de pourvoir à leur subsistance
; pendant les trois mois d'hiver où ils auraient le temps d'aller en classe,
les chemins sont impraticables à cause des neiges et
du nombre prodigieux de loups et de sangliers qui habitent les bois et qui,
excités par la faim, épouvantent les personnes de tout âge. En 1650,
la commune de Gontaud (Gascogne)
supprime les gages du régent attendu qu'il n'a pas
d'écoliers ; quelque trente ans plus tard, madame de Sévigné
s'exprimait ainsi sur le compte de ses vassaux d'Époisses, en Bourgogne,
village doté pourtant d'un instituteur : Ce sont des
sauvages, qui n'entendent même pas ce que c'est que Jésus-Christ. Voilà
les quatre types de populations illettrées qui formaient la majorité des
sujets du roi Louis XIII : ils ne veulent pas d'école parce qu'ils n'ont pas
de quoi payer le maître, ou parce qu'ils ne peuvent se passer de l'aide de
leurs enfants qui fait partie de leur gagne-pain ; l'école existe, mais elle
est peu ou point fréquentée, et la preuve c'est que les gens ne savent rien
ou quasi rien et qu'ils ne tiennent pas à savoir quelque chose. Vers la seconde
moitié du règne de Louis XIV seulement on commence à lire et à écrire dans le
plat pays, et ce n'est qu'au dix-huitième siècle que l'enseignement
élémentaire se généralise. La ville d'Aire, siège d'un évêché cependant,
s'avise pour la première fois en 1750, d'avoir un régent, afin de sortir la jeunesse de son ignorance crasse[34].
Cette ignorance était affaire de topographie : les
populations rurales des villages sont moins instruites que celles des bourgs,
et, parmi les populations des villages, celles disséminées dans les champs
sont moins instruites que celles agglomérées autour du clocher. L'ignorance
était aussi affaire de tempérament et de climat ; dans ce lent
dégrossissement des intelligences plébéiennes depuis deux cent cinquante ans,
les départements les plus arriérés du dix-septième siècle conservent leur
rang au dix-huitième et au dix-neuvième. L'instruction est en effet un de ces
mille besoins factices que la civilisation engendre et qu'en même temps elle
satisfait, un de ces besoins dont on peut dire qu'ils sont la civilisation
même ; c'est une forme du bien-être moral dont les progrès, dans la masse
travailleuse, suivent pas à pas les progrès du bien-être matériel. Au temps
de Richelieu, le bourgeois en train de se hausser et de s'enrichir se paye
des collèges ; le paysan, du fond de sa misère stagnante, dédaigne l'a, b, c.
11 faut considérer aussi que l'amour ressenti par la
nation ou par une partie de la nation pour la culture intellectuelle est
toujours intéressé. Cette culture doit, pour être appréciée, servir à quelque
chose : dans la société du moyen âge, construite pour la guerre et dominée
par la force, la science n'était un moyen de parvenir que tout au plus en la
cléricature ; un soldat courageux et ignare faisait son chemin sans jamais
s'embarrasser des quatre règles. La classe dirigeante d'alors se recrutait de
tous ceux qui savaient donner de bons coups, et se vidait de tous ceux qui ne
savaient pas se garer des mauvais. Dans la société qui débute avec le milieu
du dix-septième siècle, l'avènement d'un pouvoir politique assez fort pour
n'avoir rien à craindre de personne, relègue au second plan les vertus
physiques, et place insensiblement au premier les qualités de l'esprit, que
développe l'étude. L'étude sera donc en honneur, mais surtout chez ceux qui
peuvent en tirer parti ou en faire tirer parti par leurs héritiers, chez ceux
qui ont de l'argent pour acheter quelque place, puisque toutes se vendent, ou
pour parvenir à quelque dignité locale, puisque toutes les dignités d'alors sont
onéreuses. La classe moyenne s'instruit, et parce que la science est un luxe
et qu'elle aspire à tous les luxes, et parce que la science procure des
profits, ne fût-ce que le profit d'un grandissement dans l'opinion, une auctio capitis, et qu'aucun profit ne lui est
indifférent. Puis, un certain minimum d'érudition une fois entré dans les
mœurs de cette classe moyenne, devient indispensable à tous ses membres ;
celui qui ne le posséderait pas serait, par là même, atteint d'une sorte de
tare, il serait amoindri vis-à-vis de ses pairs. Pour se bien représenter
aine pareille évolution de l'opinion dans le passé, il suffit de regarder
celle à laquelle nous assistons aujourd'hui pour l'instruction des filles de
la bourgeoisie ; il suffit de se rappeler celle qui vient de se produire,
dans les cinquante dernières années, parmi le peuple. Un manant de 1640 qui
ressusciterait demain dans sa paroisse, et qui apprendrait que, de nos jours,
il est honteux de ne pas savoir lire, en serait certainement aussi surpris qu'il
pourrait l'être de telle de nos inventions que nous jugeons la plus
merveilleuse.
L'instruction publique, l'instruction primaire surtout,
ayant été à des époques récentes le terrain de combat des partis politiques,
sou histoire s'est naturellement trouvée assez défigurée par des groupes de
polémistes qui cherchaient à prendre en flagrant délit d'incurie les anciens
pouvoirs sociaux, ou se faisaient fort au contraire de les combler de
louanges. Comme les détracteurs et les apologistes citaient des faits et des
dates à l'appui de leur argumentation, il devenait difficile au lecteur
impartial de savoir auxquels des premiers ou des seconds il convenait
d'ajouter foi, et surtout dans quelle mesure. Lors même qu'on serait fixé —
on ne l'est pas — sur le nombre des écoles ouvertes dans les différentes
provinces aux diverses périodes, il faudrait savoir le nombre des élèves, la
nature de l'enseignement donné, le degré de l'instruction acquise. Ce seront
là toujours autant de points d'interrogation : par suite de l'indépendance
avec laquelle agissait à cet égard chaque région, chaque commune, les
recherches que l'on fait dans les archives donnent des résultats
contradictoires ; elles découvrent tantôt une richesse, tantôt une pauvreté
qui étonnent autant l'une que l'autre. Des documents du quatorzième siècle
nous font voir, en certains districts, grand nombre de classes rudimentaires
régulièrement fournies d'instituteurs — les Juifs même avaient les leurs, en
Franche-Comté, pour les deux sexes — tandis que des documents du dix-huitième
siècle nous révèlent que des contrées situées au cœur du royaume étaient
totalement dépourvues de maisons d'école.
Il faut se garder de conclure du particulier au général,
de prendre les intentions pour les faits, de baser des affirmations positives
sur des critériums douteux. La comparaison du nombre des signatures, dans les
actes de l'état civil, est généralement employée pour établir la proportion
des lettrés aux illettrés. Elle est loin d'être absolument concluante ; bien
des gens, dans les campagnes, savaient signer, poser
leur signe, et ne savaient rien autre chose. Ils étaient incapables de
lire ou d'écrire. Quand ces signatures sont apposées au bas du procès-verbal
d'une assemblée communale, et que leur chiffre est presque égal au chiffre
des habitants présents, comme nous le constatons sous Richelieu dans beaucoup
de paroisses de l'Île-de-France, avons-nous le droit d'en induire que la
plupart des habitants savaient signer ? Évidemment non, puisque sans doute
les assistants à ces assemblées étaient les gros bonnets de l'endroit, et
qu'il est permis de les supposer plus instruits que le commun des tenanciers,
indifférents sans doute aux soucis de l'administration. En effet, dans ces
mêmes localités, les signatures des actes de mariage ne représentent que 20
pour 100 de la population totale[35]. Pour les écoles
il faut tenir compte des interruptions plus ou moins prolongées que le
brusque départ d'un maître non remplacé, le manque d'argent, d'autres
accidents encore apportaient à leur régulier fonctionnement. Telle commune
qui avait un précepteur dès la fin du
seizième siècle, parait au dix-septième n'en plus avoir : La jeunesse perd son temps et se plonge dans l'ignorance,
remarquent les jurades. Aussi changeante est l'attitude de l'État et de ses
représentants en province ; de 1620 à 1640 il pratique vis-à-vis de
l'instruction primaire la neutralité idéale, il ne s'en occupe pas. Richelieu
ne semble pas se douter qu'elle existe, il n'en prononce jamais le nom ;
c'est un domaine exclusivement municipal. Le tiers état, en 1614, se bornait
à faire des vœux platoniques, et le clergé à renouveler des prescriptions,
qui n'avaient pas beaucoup plus de sanction que les vœux du tiers, pour la
création des petites écoles. Sous Louis XIV
et Louis XV le pouvoir intervint davantage, mais tantôt pour encourager,
tantôt pour restreindre : l'intendant de Dauphiné, ayant appris que des
consuls n'avaient pas inscrit à leur budget le traitement du régent (1709), leur écrit d'avoir à le faire sans
retard, parce qu'autrement j'ordonnerai que vous le
paierez en votre propre et privé nom. En Bourgogne, au contraire, les
curés se plaignent que nos seigneurs les intendants
refusent d'homologuer les actes des paroisses pour les appointements des
maîtres d'école[36].
On n'a pas de peine à croire que l'instruction publique
suive les fluctuations du bien-être public, qu'elle se développe ou se
rétrécit selon que ce bien-être augmente ou diminue. Les progrès ou les
reculs qu'elle subit en France correspondent, dans l'histoire économique de
la nation, à des périodes d'amélioration ou de crise, et la marche en avant
de l'alphabet et de la plume reprend d'autant plus lentement et difficilement
que la crise a été plus longue, plus dure. C'est ainsi que l'instruction
acquise au, quatorzième siècle, époque heureuse, fut perdue au quinzième
siècle, époque désastreuse, c'est ainsi qu'au cours du dix-septième siècle le
nombre des écrivant et des lisant, dans les diverses provinces, s'élève en
même temps que le revenu des terres et les salaires des ouvriers jusque vers
1680, où il atteint parfois 40 pour 100 de la population rurale, pour
retomber à 15 pour 100 en 1700. Cette proportion ne remonte que bien
doucement jusqu'à la seconde moitié du siècle, où commence une nouvelle ère
de prospérité industrielle et agricole, et grandit étonnamment durant le
règne de Louis XVI, où cette prospérité prit un essor qu'elle n'avait jamais
eu. Même les philosophes, les écrivains progressistes, trouvent alors qu'il y
a abus, que l'on va trop vite et trop loin[37]...
A cette date pourtant toutes les communes étaient loin
d'être pourvues d'une école primaire ; au plus en comptait-on la moitié, les
deux tiers en pays très favorisé. Cent cinquante ans auparavant, sous le
ministère de Richelieu, nous ne pouvons prétendre à rien de pareil :
vingt-sept écoles dans Maine-et-Loire, vingt-six dans la Sarthe, treize dans le
Béarn, six dans Saône-et-Loire et dans l'Aube, douze dans le Tarn, etc.,
quelques points éclairés piquetant une obscurité profonde. Nos voisins des
Flandres étaient un exemple et en même temps un reproche, par le contraste
qu'ils faisaient avec nous : Douai a six cents enfants dans ses classes et
Cambrai en a près de mille, la plupart instruits gratis[38].
Ce n'était pas du reste par défaut de gratuité que nous
péchions en France : sans qu'aucune loi l'ait ordonné, sans qu'aucune règle
le prescrive, tout hameau qui a son école y admet volontiers les pauvres pour
rien ; chaque année, la liste des non-payants est dressée, vers 1620, comme
elle l'était encore il y a quinze ans. La paroisse n'a-t-elle pas de
magister, le curé a-t-il dit, au prône, que si on
voulait lui envoyer les enfants à l'église il leur montrerait leur leçon,
ici personne bien entendu ne payera ; mais lors même que la rétribution scolaire
est exigible des riches, la commune, dans son contrat avec l'instituteur,
prend soin d'en exempter les nécessiteux. Et si elle a omis de le faire c'est
qu'il s'est trouvé des paroissiens généreux qui ont légué à l'école une rente
ou une maison, sous cette expresse condition de l'admission gratuite des
indigents : pour le soulagement seulement de ceux
qui n'ont pas le moyen de faire instruire leurs enfants, n'empêchant que ceux
qui en ont le moyen ne payent. Quelquefois on fait plus encore ;
Clisson, en Bretagne, donne du blé et des vêtements aux enfants de l'école,
Bourg, en Bresse, les habille complètement, Tallard, en Dauphiné, gratifie
chaque jour d'une demi-livre dé pain douze écolières choisies,
sans aucun égard de considération humaine, parmi les plus pauvres dudit lieu[39]. Ce ne sont là
évidemment que des faits isolés, des actes de la charité privée que nul n'eût
songé à ériger en système légal. Tels qu'ils sont ils signifient que la
préoccupation n'est pas nouvelle d'assurer la soupe gratuite en même temps
que les rudiments gratuits ; de remplir le ventre de ceux dont on meuble
l'esprit. Le nombre des non-payants est rarement fixé ; si l'on veut en
quelques endroits limiter cette faveur aux plus
propres, c'est-à-dire à ceux qui montrent le plus de dispositions, il
en est d'autres aussi où la gratuité est universelle ; le maître, payé sur
les fonds de l'hôpital qui ne sauraient être
employés en chose plus pieuse, éduque pour rien les riches comme les
pauvres. Ce qu'il faut noter, ce qui ressort de tous les faits particuliers,
de toutes les combinaisons locales — combinaisons d'ailleurs innombrables —
c'est que les classes moyennes remplissant les États provinciaux et les
conseils municipaux ont, pour l'enseignement populaire, beaucoup plus de
sollicitude que les intéressés n'en ont eux-mêmes. Les députés de Normandie
font observer (1616) qu'il n'y a rien de si nécessaire à la République que
l'instruction de la jeunesse et demandent une école publique dans
chaque abbaye pour les enfants du pauvre peuple des
paroisses voisines. Et ce qui prouve que le pauvre
peuple n'y tenait pas, c'est qu'il ne profite guère de son admission
gratuite dans les écoles déjà ouvertes, comme on le voit par le peu de
fréquentation de celles-ci[40].
Si la gratuité existe dès lors pour les indigents, les
enfants aisés sont presque partout astreints au payement d'une mensualité
scolaire qui varie de deux sous et demi à douze sous selon qu'ils syllabaient, lisaient, écrivaient ou apprenaient la
grammaire. Ici les commençants payent quatre sous par mois, ceux qui lisent au Caton, Pelisson et autres lires, cinq
sous, les élèves de syntaxe six sous. Là, les abécédaires
débutent à sept sous, on demande aux écrivains
dix sous, aux arithméticiens douze, aux latinistes quinze. Le taux de ces rétributions
était librement fixé par les conseils de ville ; elles varient du simple au
double à quelques lieues de distance, dans la même localité, elles
augmentent, diminuent ou disparaissent même tout à fait selon les
fluctuations de l'opinion publique. A Marsanne (Dauphiné)
la redevance exigée des écoliers est en 1667, de cinq à vingt sous chaque
mois suivant leur degré d'avancement ; en 1736, elle n'est plus que de 2 à 7
sous et en 1740 de 1 à 3 sous, pour remonter plus tard aux chiffres de 1736.
En général, si l'on tient compte de la valeur des monnaies, les prix de la
fin du dix-huitième siècle sont beaucoup moins élevés que ceux du ministère
de Richelieu. C'est là un point intéressant : soit que l'instruction devint
moins coûteuse parce qu'elle se répandit davantage, soit qu'on l'ait plus
appréciée parce qu'elle était meilleur marché[41].
Cette gratification obligatoire de l'élève formait, à
cette époque comme jusqu'à nos jours, une partie du salaire des maîtres ;
l'autre partie était représentée par un traitement fixe sur les fonds
communaux. Si quelque budget provincial accorde des appointements à un écolier — écolier signifiant ici instituteur —
c'est à titre tout à fait exceptionnel comme fait l'assemblée du diocèse de
Toulouse à celui qui tient les classes de
Montesquieu, pour le reconnaître des peines qu'il prend en l'instruction de
la jeunesse. La diversité que nous venons de signaler dans les frais
de scolarité est plus grande encore pour les gages officiels qui vont de
trente à cent vingt livres, mais qui le plus ordinairement ne dépassent pas
soixante livres, même dans des villes importantes comme Bourges. Comme
l'administration locale jouit à cet égard d'une souveraine indépendance, tout
dépend, dans les contrats qu'elle passe avec les magisters, de la capacité
plus ou moins grande de ces derniers, et aussi de leurs prétentions fondées
sur la rareté ou l'abondance des concurrents. Celui de Toulon, qui a cent
vingt livres en 1614, monte à cent quatre-vingts, quatre ans plus tard. A la
même date, dans les mêmes régions, tel instituteur nouvellement engagé s'en
va au bout de quelques mois et refuse de continuer son année, ne pouvant, dit-il, vivre
de ses appointements ; un autre décampe sans mot dire et écrit aux
consuls pour s'excuser d'être parti parce qu'il n'avait
pas six écus d'assurés[42]. La commune
essaye successivement tous les systèmes, sans doute pour éprouver, à l'usage,
quel est le meilleur : celle-ci prend un maître d'école à trente livres par
an, plus le logement, —souvent on lui accorde aussi le chauffage ; — peu
après, comme il ne fait pas son devoir envers les
enfants, elle le remplace par un autre à quarante-cinq livres de gages
; puis elle porte ces gages à cent soixante-cinq livres, à la condition qu'il ne prendra aucun salaire des écoliers
; enfin elle supprime la totalité du traitement, l'instituteur devant se
contenter uniquement de la pension payée par les parents. En dix ans tous les
modes de rémunération avaient été appliqués là : appointements fixes combinés
avec la rétribution scolaire, appointements fixes seuls, autrement dit
gratuité absolue de la classe ; rétribution scolaire seule, c'est-à-dire
l'école à la charge exclusive des intéressés. Il est d'autres façons, pour
l'agglomération communale, de récompenser son précepteur
; l'un est nourri et alimenté par les particuliers
les mieux aisés, chacun pendant un mois, régime qui dura cent vingt
ans et prit fin en 1715, où l'on accorda une indemnité annuelle de trente
livres à ce pédagogue, attendu que personne ne veut
plus le nourrir. Un pauvre jeune homme
instruisant la petite jeunesse à Vézelay, reçoit un bichet de froment
et un bichet d'orge, pris aux revenus de l'hôpital qui prélève ainsi, sur la
part des malades, la part des ignorants. A Brétigny, le magister est payé au
moyen de souscriptions volontaires s'élevant à soixante livres par an ;
ailleurs cette redevance est rendue obligatoire, par délibération municipale,
et imposée sur chaque feu à raison de 1 livre 16 sous par laboureur, 1 livre 6 sous par
journalier, et 15 sous par veuve ; ou bien elle est perçue moitié en argent,
moitié en nature. Quelques-uns de ces usages ont subsisté : la bonne seur, en Normandie, fait encore chaque année
la quête des pommes et se procure ainsi un
tonneau de cidre gratis[43].
Certains régents reçoivent chez eux des pensionnaires : un
laboureur place son fils, en 1614, chez le précepteur
de Boissy, près Paris, qui, moyennant trente-six livres par an, le devra nourrir, fournir de feu et chandelle, et lui
apprendre, comme un bon maître est tenu de le faire, ce que son esprit pourra
comprendre. Quand le père, au lieu d'un paysan, se trouve être quelque
demi-bourgeois, quelque gros artisan de la capitale, le prix de cet internat
peut s'élever jusqu'à cent livres. Souvent l'instituteur est déchargé de la
taille, de la corvée, des autres impôts ; s'il est prêtre et que la paroisse
soit contente de lui, elle lui fera cadeau d'une soutane, tant pour la doctrine et enseignement des enfants que pour
la prédication du carême ; beaucoup de ces petites écoles rurales ont
des profits et émoluments, à elles attachés
par des legs anciens, sans qu'ils puissent être
employés à autre chose ; elles ont un petit patrimoine, parfois une
maison avec un pré, de quoi nourrir une vache. Le revenu des fondations qui
furent englouties dans le bouleversement révolutionnaire n'était pas, dès le
règne de Louis XIII, un mince chapitre du budget de l'instruction
villageoise.
Mais ce budget, même en réunissant en un seul bloc toutes
les miettes éparses qui le composent dans l'ensemble du royaume est, on doit
le reconnaître, fort modique. C'est un beau droit que celui dont jouissent,
là l'église, es magisters revêtus de leur surplis, d'être encensés avant les
laïques et les seigneurs eux-mêmes, mais il n'est point lucratif. On ne saurait
prétendre sérieusement que la situation financière des anciens régents
apparaisse sous un jour aussi favorable que celle de nos instituteurs actuels[44]. Les ordonnances
qui établissent le chiffre de ces traitements ne peuvent être prises pour
base à cet égard ; elles ne sont pas observées. Le premier édit qui ait
prétendu généraliser les écoles rurales date de 1724 : il fixe les gages des
maîtres à cent cinquante et ceux des maîtresses à cent livres, ce qui
n'empêchait pas un intendant de défendre, quelques années après, d'allouer aux
maîtres plus de cent livres dans les communautés les
plus considérables et les plus étendues et seulement trente à quarante
livres dans les petites. Sous Richelieu, où le pouvoir central ne s'immisce
pas encore dans les budgets locaux, chaque paroisse agit à sa guise et l'on
ne peut trouver mauvais qu'elle cherche à se procurer l'instruction au
moindre prix possible. Aussi l'instituteur doit-il cumuler divers métiers
pour vivre : chantre généralement et sacristain, il est parfois geôlier,
sergent et témoin attitré des actes notariés[45].
Que faisait-il avant de prendre en main la férule ? Mille
choses, il est un peu de toutes les conditions : celui-ci est un ancien
Bénédictin, celui-là un ex-capitaine d'infanterie, cet autre est procureur
postulant de plusieurs paroisses. La corporation est fort mêlée : Le régent, disent les jurades de Mézin, en Guyenne,
enseigne très bien le latin, l'écriture et
l'arithmétique, et les élèves peuvent entrer, en sortant de sa classe, en
première ou en seconde dans les bons collèges. Maître Julien Mathieu, écrivain et précepteur à Malestroit, en Bretagne,
fait représenter par ses propres écoliers l'Histoire de Judith,
son œuvre ; c'est donc un lettré. Pendant ce temps des consuls de Provence
cherchent vainement un maître d'école qui ait bon
caractère, c'est-à-dire qui écrive bien ; des habitants du Dauphiné se
plaignent de leur instituteur, habituellement
courant les vignes et les vergers à prendre les fruits, ce qui est un mauvais
exemple ; un autre maître est renvoyé parce
qu'il s'acquitte mal de sa charge et soulève des querelles dans la ville,
et l'on prie monsieur le curé de faire subir un examen aux deux compétiteurs
qui se présentent pour le remplacer afin de décider
lequel on doit choisir[46]. En principe, il
faut préférer un homme du pays : Avez à prendre
garde, écrit aux consuls de Rousset (comtat
Venaissin) un candidat à la régence, à qui
devez confier vos enfants ; non à ces racailles d'Auvergnats, Narbonnais et
autres lieux lointains, mais à des personnes circonvoisines qui ont quelque
chose au monde. Les gros personnages civils ou religieux, intendants
ou évêques, ne suscitent encore par leur ingérence aucun conflit, aucune
difficulté ; ainsi qu'ils feront plus tard ; si le droit de nomination appartient
alors à quelque chapitre, à quelque ecclésiastique régulier ou séculier,
c'est en vertu d'un accord avec la population ou des volontés testamentaires
d'un donateur ; le droit commun c'est le recrutement au concours, ou la
désignation par le suffrage universel. Extrême liberté par conséquent, mais
recrutement difficile et médiocre, et les titulaires restent fort peu de
temps en place. C'est la coutume ancienne, c'est la loi en Lorraine et en
Languedoc que tous les ans les écoles soient mises pour ainsi dire en
adjucation ; mais ailleurs, sans qu'on le veuille, règne une instabilité
presque aussi grande. Un matin en se réveillant, les pères de famille
constatent le départ clandestin de leur magister, le sieur X..., étranger et inconnu. Pourtant ledit X... venait à
peine de signer peut-être le contrat par lequel il s'obligeait à demeurer sédentaire à la maison pour vacquer à
l'instruction de la jeunesse, à recevoir indifféremment tous les enfants de
la paroisse, soit riches, soit pauvres, et à les instruire également de son
mieux[47].
Pas plus que l'enseignement secondaire l'enseignement
primaire n'est libre, l'école comme le collège est un monopole municipal ; si
les édiles permettent d'envoyer les enfants chez un maître marron nouvellement
arrivé, c'est à la condition que les parents payeront comme auparavant
la rétribution scolaire à la commune. Le plus souvent il est défendu à toute personne de quelque qualité qu'elle soit,
d'enseigner publiquement ni secrètement à lire et à écrire, au préjudice
du régent mis de la part de la communauté. Et ceux qui tiennent
ces écoles buissonnières et non autorisées
sont rappelés à l'ordre par de lourdes amendes, aussi bien au Nord qu'au
Midi, aussi bien en province qu'à Paris où le grand chantre de Notre-Dame est
souverain dispensateur des rudiments. Le seul point controversé est de savoir
où s'arrêtent ces rudiments, querelles de privilèges. Les détenteurs des
collèges qui luttent avec l'Université, par en haut, s'estiment par en bas
victimes de l'empiètement des classes grammaticales. Si l'on en croit
ceux-ci, l'étude de la grammaire, ainsi que l'entendaient les grammairiens de
l'ancienne Rome, consiste à tout ou à presque tout apprendre ; les humanités seraient son affaire propre. Si l'on
écoute au contraire les professeurs gradués, on ne doit recevoir dans les
petites écoles que des enfants âgés de moins de neuf ans. L'État assiste
impassible à cette concurrence, que les tribunaux seuls sont appelés à régler
; il n'estime pas que l'enfance lui appartienne, il ne s'est encore découvert
vis-à-vis d'elle ni devoir ni droit[48].
|