La charité privée. — Hôpitaux, leur revenu, leur aménagement ; réunion de plusieurs en un seul. — Leur mode d'administration ; par qui ils sont gérés. — Fondations nouvelles. — Léproseries et maladreries ; elles deviennent inhabitées et inutiles. — Les pauvres, secours à domicile. — Ressources de la charité officielle en France. — A qui incombe le soin de provoquer les dons et de les répartir ; bureaux de l'aumône ; soins médicaux gratuits. — Législation sur la mendicité et le vagabondage ; projets du gouvernement, en général avortés. — Les enfants trouvés ; abus auxquels ils donnent lieu. — Dots de filles pauvres, diverses institutions pieuses. — Confréries de charité, Sœurs de Saint-Vincent de Paul, Ordres hospitaliers. — Le paupérisme au dix-septième siècle ; l'augmentation moderne du nombre des indigents n'est qu'apparente.L'Assistance publique, sous Louis XIII, c'est surtout l'assistance privée. Si nos pères savaient mal prévenir les épidémies, et se défendaient par des procédés assez sauvages de celles qui survenaient chez eux, ils n'avaient rien à apprendre de nous sous le rapport de la charité évangélique, que l'humanité moderne n'a pas surpassée, envers les pauvres, les infirmes, les malades ordinaires. Inférieures au physique, mal lavées et tortillant leurs rues au hasard, les villes de ce temps égalent les nôtres au moral. Elles ont, autant que nous, voire davantage, le sentiment de la solidarité, et leur religieux socialisme a ceci de bon qu'il est volontaire. On peut citer telle localité de médiocre importance qui, du douzième au dix-septième siècle, fut dotée par l'initiative particulière de quinze hôpitaux et de six béguinages. Chacune de ces fondations avait son objet distinct, ses moyens d'existence, son organisation, son personnel à jamais fixé. L'hôpital Saint-André, à Bordeaux, est destiné à recevoir les pauvres et les pèlerins, pour une nuit ou davantage, pourvu que ce ne soient pas des truands. Il est dirigé par un hospitalier obligatoirement laïque, nommé suivant des formalités minutieuses, et dont la femme, s'il en a une, doit être d'âge à ne plus avoir d'enfants. Si cet administrateur perd sa femme, il ne pourra se remarier qu'avec une personne agréée par le conseil de l'hôpital, sinon il perdra sa place. Voilà un type de règlement que les testateurs — bourgeois du quatorzième siècle — ont édicté, et que la postérité observera avec une honorable bienséance. Des établissements plus vastes ont des titres plus illustres, privilèges, chartes, maintenues et confirmées, de roi en roi, qui se perdent dans la nuit des temps féodaux. Voici un Hôtel-Dieu, institué à la charge que toutes sortes de malades regnicoles ou étrangers y soient reçus ; on nomme les pauvres : vrais maîtres dudit hospice, et ce n'est pas une formule. Les infirmières sont tenues de bien servir leurs seigneurs les pauvres, et on se refuse à délimiter le nombre des malades parce que la maison est à eux, et qu'elle doit recevoir indifféremment tous ceux à qui elle peut suffire. Que cette bonne maxime fût poussée à l'excès, que l'on empilât parfois quatre ou cinq individus dans le mime lit — lits d'ailleurs trois fois plus larges que ceux de nos jours — et que l'on superposât plusieurs lits les uns aux autres, c'est ce qui arrivait souvent et ne choquait pas autrement les mœurs d'alors. Puis, certains établissements n'étaient pas riches ; leur
revenu, quand il consistait en rentes monnayées et non en propriétés
terriennes, allait diminuant. Des hospices comme celui de Rambervillers, en
Lorraine ; celui de Tournus, en Bourgogne, qui n'a que Presque toutes ces fondations ont un caractère
confessionnel ; leurs auteurs songent à la vie future autant qu'à la
présente, pour eux, comme pour les misérables auxquels ils ménagent des soins
spirituels, en même temps qu'un abri temporel. Par suite une large place est
toujours faite à l'élément religieux. Tel hospice contient même plus de
prêtres et de sacristains que de médecins et d'apothicaires. Les protestants
agissaient à cet égard comme les catholiques ; leur charité n'était pas
exempte de prosélytisme dans les maisons de retraite qu'ils avaient établies
à Paris, au faubourg Saint-Marceau, et en d'autres villes. Aussi la populace
dont le cléricalisme, selon l'expression
moderne, était alors fort intransigeant, ne laissa-t-elle ni paix ni trêve au
pouvoir civil jusqu'à ce qu'il eût mis fin, sous de mauvais prétextes, à ces
distributions de drogues parpaillottes. Pour les hospices, naturellement
orthodoxes, que créaient les municipalités, elles passaient des traités avec
des congrégations d'hommes ou de femmes ; et cela non seulement par dévotion,
mais surtout par intérêt, puisque ces infirmiers des deux sexes travaillaient
mieux et à meilleur marché. Bien plus, ils payaient pour travailler, beaucoup
léguant la totalité de leur fortune à ces demeures qu'ils avaient adoptées
par vœux perpétuels. Le conseil de ville veille à ce que ces frères et sœurs
fassent un service actif : il ne laisserait pas transformer un hospice en
couvent ; il fait, au Mans, une enquête irritée sur l'intrusion
de certaines femmes qui prennent l'habit sans permission, et vivent aux
dépens de Il est vrai que, là, les bâtiments charitables regorgent :
130.000 journées de malades, eu 1645, représentant une consommation de 40
bœufs, 500 veaux, 3.000 moutons et En 1226, année où saint Louis monta sur le trône, il
existait en France 2.000 léproseries ; quelque vingt ans après, l'historien
Mathieu Pâris en comptait jusqu'à 19.000 en Europe. Au dix-septième siècle,
sur le territoire du département actuel de l'Aisne, il y en avait 57, dont le
revenu variait de Chez nous, au contraire, on fait visiter soigneusement par
trois médecins le lépreux qui sollicite son admission, car il pourrait y
avoir de faux lépreux, et l'on tient à n'en recevoir que d'authentiques. Les
lettres patentes qui nomment des inspecteurs, chargés d'envoyer aux
maladreries les individus soupçonnés de lèpre, pour
y vivre enfermés et ne s'y marier qu'avec femmes lépreuses ou réciproquement,
recommandent aussi à ces fonctionnaires de se méfier des supercheries : Ne faut croire que tous ceux qui prennent la qualité et le
nom de lépreux le soient ; l'expérience le montre lorsque l'on en recherche
sur eux les marques. Ce sont canailles qui, pour éviter la main de la justice
et plusieurs celle du bourreau, s'arment des cloquettes. Anciennement,
disent les États de Normandie, Dieu visitant son
peuple de la maladie de la lèpre, la charité des gens de bien avait aumôné...
maintenant, la maladie ayant cessé, les revenus
demeurent entre les mains de particuliers qui en abusent. Les États
demandaient que ces revenus fussent consacrés à
l'entretien d'un précepteur pour l'instruction de la jeunesse. Un édit
de Louis XIV (1695) transforma plus
tard celles des léproseries qui n'avaient pas encore disparu en hôpitaux
ordinaires. Ces établissements étaient depuis longtemps à peu près vides de
pensionnaires, on manquait de lépreux. La maladrerie d'Avallon n'a plus, en
1627, qu'une habitante unique, gardienne de la maison. Le régent, le majorel, comme on l'appelle dans le Midi, qui
fait fonction d'administrateur, n'est désormais qu'un lépreux honoraire ; il
vend et transmet son office comme une charge judiciaire ou autre, et n'a
guère d'autre besogne que de payer les pensions, assignées sur les revenus de
l'immeuble, aux soi-disant lépreux qui ne résident pas. Lui, au contraire,
jouit du logement avec toute sa famille. L'un, à Nîmes, introduit dans la
léproserie sa femme, qui s'engage à y demeurer après la mort de son mari, à la condition de jouir de tous les droits et privilèges
des veuves de majorel[5]. Si la législation s'était ainsi relâchée envers la lèpre, à mesure que ce mal devenait plus bénin et disparaissait peu à peu, le peuple, on l'a vu plus haut, n'était pas long à voir renaître ses inquiétudes : il contraignait la personne atteinte d'une maladie inconnue et dangereuse à gîter dans une hutte qu'on lui construisait à la campagne. Il conservait aussi de très susceptibles préventions contre quiconque ne lui semblait pas de race saine : un arrêt du parlement de Toulouse constate que les charpentiers et leur syndic des villes de Lectoure et Saint-Clar, réputés descendre des capots et par conséquent de mauvais sang, ont été soumis à la visite de deux régents en médecine et de deux chirurgiens, que les visités et leur famille sont exempts de toute contagion ; il leur est permis en conséquence de jouir des mêmes droits que le autres citoyens[6]. Nos hospices français ont aujourd'hui 55.000 lits
d'incurables et 72.000 lits de malades ; de ces lits il en est plus d'un
tiers inoccupé, ce qui semble donner tort à l'opinion généralement admise que
le développement des moyens de secours développe les besoins et engendre les besogneux.
Ces maisons charitables sont, il est vrai, très capricieusement réparties sur
le territoire par l'initiative communale et privée : il y a huit hôpitaux
dans le Tarn et soixante dans Vaucluse, il y en a quatre dans les
Hautes-Pyrénées et quatre-vingts dans le Nord. On voit figurer des
départements pauvres (Basses-Alpes)
parmi ceux qui ont le plus de lits, et des départements riches (Haute-Garonne) parmi ceux qui en ont le
moins. La quantité d'hospices possédée par Issus de la bourse privée, il était naturel que ces hospices demeurassent soumit à la charte du donateur. Celui-ci, avons-nous dit, tenait à faire œuvre pie en même temps qu'œuvre humanitaire ; des prêtres et des moines furent donc presque partout administrateurs nécessaires des hospices jusqu'au seizième siècle, où, de grands désordres s'étant introduits, des plaintes nombreuses s'étant élevées, autant contre le défaut de service religieux que contre la dilapidation du bien des pauvres, les rois se mirent à la tête d'une longue et laborieuse réforme : les prieurs furent peu à peu dépossédés, leurs titres abolis, leurs fonctions inamovibles rendues triennales et électives. Un édit de François II avait déjà ordonné saisie du revenu des hôpitaux et lieux pitoyables de son royaume, non régis par les villes et communautés, pour être administré par des commissaires gens de bien. Dans les hôpitaux qui se trouvaient, pour une cause quelconque, sous la main du pouvoir central — il y en avait beaucoup — le choix de ces commissaires, des receveurs tout au moins, incombait au grand aumônier ; chaque ville dressait, au suffrage presque universel, une liste de trois notables, dont l'un était désigné à Paris comme caissier définitif. Le système laissait à désirer encore, puisque les États de 1614 insistaient pour que les comptes des hôpitaux royaux fussent rendus devant les baillis, et qu'un projet de règlement, dit à la plume de Richelieu en 16425, exprime le regret que le gaspillage du revenu de ces hospices empêche les malades d'y être reçus[8]. L'État de ce temps, nous l'avons déjà remarqué, était en
effet le plus médiocre des administrateurs ; non seulement il gérait
chèrement, ce qui toujours sera son lot, mais il gérait mal. Pour les
hospices communaux, au contraire, il se trouve des personnages riches et
qualifiés, ne touchant aucune rétribution, qui se donnent grand mal à tenir
les comptes et à faire valoir les biens. Quatre bons habitants de Nevers,
nommés par douze députés de la ville, et renouvelés en partie chaque année,
ont l'emploi de a gouverneurs et recteurs de l'hospice. Ce sont des
magistrats, des marchands, des curés, des médecins. A Blois, pour mettre fin
aux contestations de la municipalité avec la commission hospitalière, on
décide que les échevins seront eux-mêmes chargés de la direction de
l'Hôtel-Dieu. A Condom, il est régi par six personnes : deux consuls, deux
membres du présidial, deux ecclésiastiques, remplacés successivement de
manière qu'il en demeure toujours trois anciens pour
instruire les nouveaux. Limoges se passait d'économe : les quatre bailes sortants remettaient à leurs successeurs
le capital monnayé ; ceux-ci le partageaient entre eux et le faisaient
fructifier à leur guise. Ils devaient seulement en payer à l'hôpital
l'intérêt à 5 pour 100 et rembourser intégralement, à l'expiration de leur
mandat, la somme qu’ils avaient reçue. Ces fonctions gratuites ne paraissent
nulle part fort enviées ; on avait dû les rendre obligatoires, et l'on plaidait
en maint endroit pour s'en dispenser. Les consuls d'Aix sont tenus de servir
en sortant de charge, comme recteurs de l'hôpital ; s'ils se dérobent, ils
encourent une amende de On retrouve ici, comme dans tous les rouages anciens de l'organisation locale, cette aristocratie bourgeoise gratifiée de dignités toujours onéreuses à qui en est l'objet, toujours profitables à la masse qui les décerne. Les magistrats, les parlementaires surtout, chefs de ce patriciat nouveau des grands centres, étaient les premiers à donner l'exemple ; le point d'honneur exigeait d'eux des sacrifices non seulement d'argent, mais aussi de temps et de peine. L'exemption des logements militaires, dont on payait parfois leurs services, le don d'œufs de Pâques ou de pains de chapitre — tels qu'en recevaient les maîtres de l'hôpital Saint-Jacques-aux-Pèlerins, à Paris — étaient, on en conviendra, des compensations légères. Les gratifications sont d'ailleurs interdites ; il fallait, pour en jouir, représenter des titres plus qu'authentiques ; les comptes sont publiquement examinés par le lieutenant général au nom des pauvres. Si les communes défendirent pied à pied leur indépendance hospitalière contre les empiétements de l'État, qui en est venu à les traiter à cet égard comme des interdits ou des mineurs, c'est qu'elles avaient conscience d'employer avec délicatesse le patrimoine de leurs nécessiteux[10]. Ces coffres-forts municipaux, épuisés sous Louis XIII par les impôts de guerre, s'ouvraient encore pour l'aumône. En 1636 — c'est Richelieu qui nous l'apprend — ils fournirent des chemises aux soldats et donnèrent aux hôpitaux le moyen de recueillir les valets d'armée chassés par les chevau-légers et les gendarmes. On achète, sur les fonds communaux, blé, porcs et tonneaux de vin à distribuer en nature : ici les mendiants reçoivent une livre de bœuf chaque jour, là les malades ont quatre onces de mouton ou un neuf. En pays de religion mixte, réformés et catholiques ont leurs syndics des pauvres qui procèdent à la répartition. Aux grandes fêtes, nombre d'entre eux sont habillés gratis ; l'étranger même est, vingt-quatre heures durant, hébergé dans l'aumônerie communale ; on lui octroie quelque viatique : un écolier de passage présente requête latine pour obtenir des secours, il reçoit un demi-teston ; un chanoine de Saint-Augustin supplie qu'on lui élargisse, en l'honneur de Dieu, quelque petite commodité pour accomplir son voyage de Rome. Il obtient cinq sols. Semblables mentions se rencontrent à chaque page des registres[11]. Pour pouvoir faire l'aumône, les villes font la quête : assistance officielle comme de nos jours. Rodez nomme des bassiniers du purgatoire et des pauvres ; Brive a son coffre des pauvres qui alimente les dons du consulat ; Condom charge six femmes des plus principales de la ville d'aller deux fois l'an quêter du linge ; Bourg confectionne des boites déposées chez les marchands pour recevoir les offrandes des acheteurs. Une quête obligatoire a lieu dans chaque paroisse de Paris au profit des pauvres du grand bureau ; le produit en est remis par les marguilliers aux commissaires du quartier. La quêteuse était la première dame qui présentait le pain à bénir ; nulle ne pouvait éluder ce devoir social ; un arrêt du parlement leur ordonnait de venir quêter elles-mêmes, sans qu'elles puissent y envoyer leurs servantes, ou commettre d'autres personnes de moindre qualité qu'elles[12]. L'impôt direct et indirect — taxe des aumônes levée par des délégués de bonne volonté, et octroi additionnel sur le vin — complète les ressources charitables de la capitale. A la campagne, le nécessiteux prélève lui-même sa part du revenu public. Le glanage est un droit pour les gens vieux et estropiés, petits enfants et autres qui n'ont pas la force de travailler. Un jour franc après l'enlèvement des gerbes, le champ leur appartient ; le propriétaire ne peut légalement s'opposer à leur envahissement ; bien mieux, il doit se garder de couper sa paille trop près de terre, s'il ne veut provoquer les réclamations procédurières des gueux qui s'estimeraient frustrés de ce qui leur est dû[13]. Autre ressource de l'assistance publique : une portion des
revenus du clergé ; partout un tant pour cent sur la dîme, variant du 10e au
20e, sert à l'entretien des pauvres. Si le couvent ou le curé s'y refusent,
la municipalité en réfère à l'évêque ; si c'est l'évêque qui fait la sourde
oreille, elle en appelle aux tribunaux, devant qui elle est sûre de gagner sa
cause. En attendant le jugement, elle prodigue les charités aux dépens du bénéficiaire. En un seul canton de
son diocèse, tel prélat est condamné par le parlement de Bordeaux à aumôner Selon l'origine des dons, leur distribution appartient aux laïques ou aux clercs, mais la justice veille à ce que ni les uns ni les autres ne puissent distraire les deniers dont ils sont dépositaires. C'est par des élections publiques que l'un procède au recrutement : à Paris on désigne six personnes par quartier qui nomment à leur tour les membres du bureau central de la place de Grève ; en province, une assemblée générale, ou les corps de ville choisissent ces aumôniers. Comme celle d'administrateur d'hospice, la mission parait peu briguée ; comme l'autre, elle est imposée : on condamne à l'amende le député de paroisse qui prétend décliner le mandat dont on l'a jugé digne[15]. Les membres du grand bureau de la capitale, après avoir prêté serment de bien et dûment exercer leur charge, recueillaient à domicile, comme de nos jours, les contributions des habitants. Contribution facultative quant au chiffre — on invitait les bourgeois à se cotiser à l'aumône — mais obligatoire dans son principe, puisque, s'ils refusaient, on les taxait d'office. Deux fois la semaine, ces commissaires faisaient leur rapport sur les demandes en inscription, les mises à l'aumône dont ils étaient saisis. Il fallait, pour être assisté, appartenir à la religion catholique. D'autres soins, plus délicats, leur incombaient encore : ils devaient interroger les pauvres atteints de la maladie vénérienne, savoir comment ils l'ont gagnée, et si les chirurgiens déclaraient que ç'avait été par vice (?), leur faire subir la peine prévue par les ordonnances. Enrôlé dans le bataillon officiel des nécessiteux, le
client du bureau en portait la marque dans les rues ; il lui était interdit
de mendier, et, à sa mort, l'assistance publique héritait de lui et faisait
vendre à son profit ses habits et ses meubles. Une organisation à peu près
similaire existait dans la plupart des cités populeuses ; chacune avait ses
gueux patentés et leur délivrait, comme Mais il est presque impossible de s'y conformer, puisqu'aucun État d'Europe ne la met encore en pratique. Notre législation charitable n'abonde-t-elle pas en contradiction ! Elle pose en principe que, si la société a le devoir moral de ne laisser aucune souffrance sans soulagement, l'assistance ne peut jamais être réclamée comme un droit par l'indigent... et qu'elle ne constitue pas par conséquent une dépense obligatoire de l'État et de la commune[18]. On n'en oblige pas moins les communes à concourir à l'entretien des enfants trouvés ou abandonnés, à celui des aliénés qui ont leur domicile sur son territoire ; on n'en continue pas moins à inscrire au budget de l'État le bizarre crédit des enfants assistés. Les mêmes plumes se déchaînent contre la charité méthodique et permanente, telle qu'elle était autrefois exercée par les couvents, qui déshabituèrent, disent-elles, des populations entières du travail, et n'hésitent pas à prôner l'assistance socialiste de l'État comme le louable idéal de l'avenir. La maladie endémique du paupérisme dont toute société humaine est atteinte, le grand problème de savoir quoi faire des gens qui ne veulent rien faire, apparaît donc comme un vrai rocher de Sisyphe que nul ne parviendra à équilibrer : chaque siècle préconise ses remèdes à cet égard, chacun a ses utopies et se raille de celles du siècle passé. Les mendiants valides, dit un rapport au Roi en 1626, privent par la fainéantise, en temps de paix, le public de leur labeur, mettent ainsi hors de prix les manufactures et les fruits de la terre, qu'ils consomment inutilement, et ne servent de rien en temps de guerre que de misérables goujats et filles débauchées, pour ruiner le paysan et anéantir toute discipline militaire... qui plus est, par leur saleté, ils infestent l'air de mille maladies contagieuses... Ce sont là, ne l'oublions pas, les gueux épiques de Callot, l'ancien ligueur ou l'ancien lansquenet, ou leurs sous-produits, pittoresques mais dangereux, toute cette écume d'autant plus épaisse et abondante que le corps social a été plus longtemps et plus violemment remué. Dans une lettre à Richelieu, où sont dépeintes les ruses et méchancetés que de malins esprits, abandonnés à la misère, peuvent feindre et inventer, le correspondant du cardinal se désole de ce que Paris soit devenu le cloaque et sentine de la mendicité, comme si en un carnaval chacun voulait se travestir en Job, Schelet ou Gorgone... Le signataire, pour conclure, recommande le grand spécifique de l'époque : l'internement dans les hôpitaux de ceux qui paraissent incapables de travail. Preuve de l'excellence de son système, dit-il, s'il vous plaît m'en abandonner cinquante des plus déplorés, en dix ou douze jours ou je les guérirai et rendrai utiles, ou enterrerai s'ils sont incurables. Et ce sera humanité et non cruauté, car ils meurent tous les jours, abandonnés dans les litières et fangis, sans sacrements, et ils mourront avec nous soignés, consolés et avec méthode. Quant aux pauvres valides que l'on prétendait contraindre à travailler, le généreux esprit de Théophraste Renaudot s'attela courageusement à ce grand œuvre, et on lui en confia le succès par lettres patentes — ce n'était certes pas la besogne qui leur manquait. Afin qu'ils cessent d'être molestes à autrui et ennuyeux à eux-mêmes, et qu'ils servent au contraire à l'augmentation de cet État, on offre en perspective à cette armée de mendiants que l'on évalue à 200.000 hommes, le dessèchement et défrichement de tous marais inutiles, terres vaines et vagues ; on leur permet de nettoyer les rues, élargir, réparer et entretenir les chemins, planter des arbres et notamment des ormeaux. Mais ils ne paraissent aucunement se soucier de semblables choses, et ces beaux projets d'ateliers nationaux restent sur le papier[19]. Le seul progrès réalisé, et à l'époque c'en était un, bien
qu'au dix-huitième siècle, on ne fût plus frappé que des abus du système[20], consista, sous
Louis XIII, à renfermer les pauvres dans des
hôpitaux généraux de manufactures, pour les soustraire au libertinage et à
l'indigence. La capitale prit les devants ; Lyon, Bordeaux, Angers,
dix autres villes l'imitèrent ; et l'action de l'État, toujours assez gauche
en ces matières, fut secondée par la charité particulière. Celle-ci va
chercher le mal dans ses racines : ce sont des donations dont la rente est
destinée à payer l'apprentissage d'un enfant pauvre dans tel ou tel métier,
c'est un président au Parlement, Antoine Séguier, qui fait bâtir à ses frais,
pour cent orphelins, l'hôpital de Des établissements analogues se créèrent un peu partout ; leur rôle alla s'étendant sans cesse ; mais leurs ressources restaient au-dessous des besoins. Bordeaux ne peut payer les nourrices le prix qu'il faudrait pour en avoir de bonnes et bien portantes ; il en résulte une grande mortalité. Le même reproche ne parait-il pas tout actuel ? Des diverses branches de l'assistance, d'ailleurs, n'est-ce pas celle des enfants trouvés où la pente vers le socialisme est la plus rapide, et où, plus on secourt, plus il faut secourir ? Les curés se plaignent amèrement, en ce temps-là, du nombre croissant d'enfants, fruits de la débauche, exposés jusque dans l'intérieur des hôtels-Dieu, et des filles qui s'y présentent, travesties en garçons, pour être reçues dans un état de grossesse avancée[23]. L'enfant de l'hôpital était recueilli, en province comme à Paris, par des fondations parallèles qui le conduisaient à l'âge adulte et le mettaient à même de gagner sa vie. Consuls et échevins passent en son nom des contrats d'apprentissage avec les patrons. D'autres institutions s'occupent des femmes dont le salaire est, comme de nos jours, trop peu rémunérateur. On leur constitue des dots qui les aident à entrer en ménage ; chaque district du Dauphiné et du Comtat a son procureur des pauvres filles à marier ; une rente est inscrite au budget en leur faveur. Parfois ces dots revêtent la forme de primes à la bonne conduite ; les couronnements de rosières qui ont subsisté sont le dernier vestige de ce type. Ce couronnement, le dirons-nous ? n'était pas toujours facile : on constate, à Nevers, que ; maintes fois, les jeunes personnes nommées à Pâques fleuries, pour être mariées à l'aumône de Monseigneur et Dame de Mantoue, ne reparaissaient plus parce qu'elles avaient forfait ; l'on a dit, remarque le procès-verbal, que c'est à cause des gens de guerre[24]... A la même époque remonte l'institution des monts-de-piété
qui se transforment peu à peu, et, après avoir été, au début, de simples
banques où il était loisible à toute personne de
prêter à 6,25 pour 100, deviennent les maisons d'avances sur gages de
nos jours, et sont autorisés par le Roi afin que ses
sujets puissent être soulagés en leurs affaires domestiques. Un
soulagement plus efficace leur est procuré par les nouvelles confréries de
charité, œuvre de Vincent de Paul, qui parcourt Malgré tout, le nombre des pauvres, qui s'était accru
depuis le milieu du seizième siècle jusqu'au milieu du dix-septième, continue
à se multiplier depuis l'avènement de Louis XIV, jusqu'à la chute de l'ancien
régime, et l'on sait que, depuis cent ans, il ne cesse de grandir encore.
Nous n'avons, il est vrai, pour les siècles passés, aucune base d'une
statistique solide ; mais nous possédons des indices épars et probants de ce
fait, qui, d'ailleurs, n'est pas contesté. De 1600 à 1650, en quinze ans, en
trente ans, la population indigente d'un gros bourg ou d'une ville passe de
500 âmes à 1.000 et de 1.000 à 1.900[27]. Mais cette augmentation
est une illusion d'optique, où le vulgaire seul se laisse prendre. Ce n'est
pas, sauf en une heure de crise, comme durant |
[1]
Arch. hosp. Condom, p. 14, 22. Les revenus de cet hospice sont, indépendamment
des rentes en grains, de
[2] Arch. hosp. Maine-et-Loire, Sup. H. 3, E. 1. — Ara. dép. Sarthe, G. 740. — Arch. com. de Nevers, GG. 150 ; Moulins, 10 ; Bourg, GG. 41 ter, 44 ter. — BENOIT, Hist. de l'Édit de Nantes, II, 566, 585.
[3]
Arch. dép. Landes
(Saint-Sever, GG. 19),
[4] Soc. Académ. 1858, p. 133. — Soc.
Académ.
[5] Arch. com. de Nîmes, FF. 15. —
Arch. dép. Haute-Garonne, B. 445, 472. — DE BEAUREPAIRE, États de Normandie, I, 115. — Lettres
patentes du 30 mai 1626. — Soc. arch. Soissons, Ill. 2e S'e, p. 128. -La
pension des lépreux est de
[6] Arch. dép. Drôme, E. 6203 ; Haute-Garonne, B. 477.
[7] Lettres patentes d'avril 1637. — FAUGÈRE, Journal d'un voyage a Paris en 1657, p. 33. — Voyage d'Evelyn à Paris (Édit. bibliop.), p. 232. Les confiscations du bien des condamnés étaient appliquées en général à l'hôpital des estropiés... ; mais elles étaient rarement disponibles, un personnage bien en cour les ayant toujours obtenues d'avance. (Lettres et papiers d'État, V, 757.)
[8] Lettres et papiers d'État, II, 189. — RAPINE, Relation des États de 1614, p. 26. — Lettres patentes, 30 mai 1626. — Arch. hosp. Maine-et-Loire, E. 1.
[9] Arch. com. de Nevers, GG. 156. —
Arch. hosp. Nevers, p. VIII et E. 1 ; Condom, p. 14. — Arch. dép. Charente-Inférieure,
E. sup. p. 4. — Aff. Étrang., t.
[10]
Arch. dép. Lot-et-Garonne (Mézin, BB. 7) ; Somme, B. 18 ; Haute-Garonne, B.
364. — Arrêt du Parlement, 29 juin 1628 (Chauny) ; 8 mai 1638 (Paris). — Édit
d'avril 1634 (Metz). — FLOQUET,
Parlement de Normandie, IV, 462. — Les médecins d'hôpitaux avaient de
100 à
[11] Arch. com. de Bourg, BB. 74. ; CC. 79, 90 ; Rodez, BB. 22 ; Angers, BB. 62 ; Nîmes, NN. 24 ; LL. 18. — Arch. hosp. Condom, p. 22. — Lettres et papiers d'État, V, 391.
[12] Arrêt du Parlement, 8 juin 1639. — Règlement de janvier 1637 remettant en vigueur un arrêt du 25 mars 1559. — Arch. com. de Bourg, BB. 75 ; Rodez, BB. 22. — Arch. hosp. Condom, p. 14. — Bul. Soc. archéol. Corrèze, VII, 159. — L'Hôtel-Dieu avait également ses quêtes réservées, et à Notre-Dame un aveugle des Quinze-Vingts était député par ses collègues pour tenir la bourse au nom de la corporation.
[13] Arrêt du Parlement, 16 juillet 1632. — Déclaration du 28 décembre 1623. — Ordonnance de Henri II, de novembre 1554.
[14] Arch. Lot-et-Garonne (Astaffor, BB. A ; Mézin, BB. 1 ; Gontaud, BB. 6). — Haute-Garonne, B. 819 ; Drôme, E. 8810. — Arch. com. d'Avallon, BB. 2. — Un arrêt du parlement de Toulouse défend aux consuls d'Auch d'ameuter les pauvres, sous prétexte d'aumône, pour les conduire au palais de l'archevêché. (Arch. dép. Haute-Garonne, B, 315.)
[15]
Aff. Étrang., t.
[16] Règlement de janvier 1637. — Arch. com. d'Angers, BR. 68. —Arch. dép. Haute-Garonne, B. 326. — Arch. hist. Saintonge, V, 77.
[17]
On les paye pour cette besogne de 24 sous à
[18] Rapport de l'inspection générale des établissements de bienfaisance, en 1874.
[19]
Aff. Étrang., t.
[20] MONTESQUIEU (Esprit des lois, 405) ne voulait pas d'hôpitaux perpétuels, mais seulement des secours passagers. Le mal est momentané, dit-il, il faut donc des secours de même nature, applicables à l'accident particulier.
[21] Nom donné plus tard à la maison des Enfants trouvés, près de Notre-Dame.
[22] Il s'éleva à 890 en 1680, à 1.504 en 1690, et il était, en 1740, de 3.150. (V. Coll. Rondonneau, Arch. nat., 1638.) Édit de septembre 1641. Arch. hist. Saintonge, III, 191. — Lettres patentes de janvier 1623 (Isambert). — RENAULDON, Dict. des fiefs (au mot Enfants trouvés). — Arch. com. d'Angers, BB. 56 ; Avallon, CC. 235.
[23] Arch. com. de Nevers, GG. 164 ;
hosp. id., G. 2. — Arch. hosp. Condom, p. 22. Dans cette dernière
localité, on payait les nourrices 10 à 15 sous par mois durant la première
moitié du XVIe siècle, 30 sous au commencement du mie, 40 sous en 1650 et
[24] Procès-verbal du 25 août 1638. — Arch. dép. Vaucluse, B, 2265 ; Drôme, E, 4755 ; Basses-Pyrénées, B. 987. — Arch. com. de Nîmes, KK. 12 ; Nevers, GG. 23. — Règlement de janvier 1637.
[25] ABÉLY, Vie de saint Vincent de Paul, 90, 200. — Édit de février 1626. — Lettres patentes de janvier 1625 (Isambert). — TAUSSERAT, Châtellenie de Lury, 13. — Soc. Ant. Normandie, IV, 538 (1866). — Bul. Soc. Archéol. Corrèze, VII, 159. — Arch. dép. Drôme, E. 5845. — Arch. com. de Bourg, CC. 100. — Parmi les legs aux églises, il en est fait encore sous Louis XIII, pour le vin de la charité destiné à la communion pascale.
[26] Le traitement était plus sommaire en quelques provinces arriérées. A Locminé (Bretagne), dans la chapelle de Saint-Columban, patron des fous, sont creusés deux caveaux où l'on enfermait les aliénés de l'un et l'autre sexe, conduits des diocèses voisins au tombeau du saint pour y faire leur neuvaine. Ils ne tardaient pas naturellement à y mourir, et mention de leur décès était faite à l'envers sur le registre. (Arch. dép. Morbihan, E. préf. 64.) — Lettres patentes, 5 janvier 1643. — TALLEMANT, IV, 42.
[27]
Arch. dép.