RICHELIEU ET LA MONARCHIE ABSOLUE

 

TOME QUATRIÈME. — ADMINISTRATION GÉNÉRALE (SUITE).

LIVRE V. — ADMINISTRATION COMMUNALE.

CHAPITRE VI. — ASSISTANCE PUBLIQUE.

 

 

La charité privée. — Hôpitaux, leur revenu, leur aménagement ; réunion de plusieurs en un seul. — Leur mode d'administration ; par qui ils sont gérés. — Fondations nouvelles. — Léproseries et maladreries ; elles deviennent inhabitées et inutiles. — Les pauvres, secours à domicile. — Ressources de la charité officielle en France. — A qui incombe le soin de provoquer les dons et de les répartir ; bureaux de l'aumône ; soins médicaux gratuits. — Législation sur la mendicité et le vagabondage ; projets du gouvernement, en général avortés. — Les enfants trouvés ; abus auxquels ils donnent lieu. — Dots de filles pauvres, diverses institutions pieuses. — Confréries de charité, Sœurs de Saint-Vincent de Paul, Ordres hospitaliers. — Le paupérisme au dix-septième siècle ; l'augmentation moderne du nombre des indigents n'est qu'apparente.

 

L'Assistance publique, sous Louis XIII, c'est surtout l'assistance privée. Si nos pères savaient mal prévenir les épidémies, et se défendaient par des procédés assez sauvages de celles qui survenaient chez eux, ils n'avaient rien à apprendre de nous sous le rapport de la charité évangélique, que l'humanité moderne n'a pas surpassée, envers les pauvres, les infirmes, les malades ordinaires. Inférieures au physique, mal lavées et tortillant leurs rues au hasard, les villes de ce temps égalent les nôtres au moral. Elles ont, autant que nous, voire davantage, le sentiment de la solidarité, et leur religieux socialisme a ceci de bon qu'il est volontaire.

On peut citer telle localité de médiocre importance qui, du douzième au dix-septième siècle, fut dotée par l'initiative particulière de quinze hôpitaux et de six béguinages. Chacune de ces fondations avait son objet distinct, ses moyens d'existence, son organisation, son personnel à jamais fixé. L'hôpital Saint-André, à Bordeaux, est destiné à recevoir les pauvres et les pèlerins, pour une nuit ou davantage, pourvu que ce ne soient pas des truands. Il est dirigé par un hospitalier obligatoirement laïque, nommé suivant des formalités minutieuses, et dont la femme, s'il en a une, doit être d'âge à ne plus avoir d'enfants. Si cet administrateur perd sa femme, il ne pourra se remarier qu'avec une personne agréée par le conseil de l'hôpital, sinon il perdra sa place. Voilà un type de règlement que les testateurs — bourgeois du quatorzième siècle — ont édicté, et que la postérité observera avec une honorable bienséance. Des établissements plus vastes ont des titres plus illustres, privilèges, chartes, maintenues et confirmées, de roi en roi, qui se perdent dans la nuit des temps féodaux. Voici un Hôtel-Dieu, institué à la charge que toutes sortes de malades regnicoles ou étrangers y soient reçus ; on nomme les pauvres : vrais maîtres dudit hospice, et ce n'est pas une formule. Les infirmières sont tenues de bien servir leurs seigneurs les pauvres, et on se refuse à délimiter le nombre des malades parce que la maison est à eux, et qu'elle doit recevoir indifféremment tous ceux à qui elle peut suffire. Que cette bonne maxime fût poussée à l'excès, que l'on empilât parfois quatre ou cinq individus dans le mime lit — lits d'ailleurs trois fois plus larges que ceux de nos jours — et que l'on superposât plusieurs lits les uns aux autres, c'est ce qui arrivait souvent et ne choquait pas autrement les mœurs d'alors.

Puis, certains établissements n'étaient pas riches ; leur revenu, quand il consistait en rentes monnayées et non en propriétés terriennes, allait diminuant. Des hospices comme celui de Rambervillers, en Lorraine ; celui de Tournus, en Bourgogne, qui n'a que 200 livres par an, consistent en une méchante chambre basse avec cinq ou six paillasses pour coucher les passants, sans qu'on leur fournisse la moindre nourriture. Quand Louis XIV créa l'hôtel des Invalides, ce qui frappait le plus les contemporains, c'était le bon ordre de la maison : on ne voit rien là, disaient-ils, qui sente la crasse des hôpitaux. Cette crasse, il faut le dire, était bien de son temps ; elle ne paraissait pas si insupportable qu'elle le serait aujourd'hui. On avait pour ces tristes hôtes — hospites — de délicates attentions. Chaque année des legs, de modestes legs, — entre 1610 et 1643, nous en comptons 255 à Angers — sont faits par les gens aisés aux Maisons-Dieu du voisinage, afin de participer aux prières. Beaucoup ne sont pas l'acquit banal d'une dette charitable, fait par de bons chrétiens aux frais de leurs héritiers, avant de partir pour l'autre monde ; ils témoignent de l'intérêt, ils montrent le désir de faire aux malades de petits plaisirs. L'un a pour condition que, le jour de Noël, on leur servira du pain blanc et des chapons ; l'autre, qu'on lavera leur linge à leur entrée, ou qu'on leur donnera à la sortie un pécule déterminé. Celui-ci réserve à jamais à deux jeunes filles de sa commune une place à l'hôpital du chef-lieu, celui-là exige que l'on mette en métier deux pauvres garçons, et que l'on fasse dire, le dimanche, par iceux garçons la prière Pater noster à son profit. L'hôpital remplit souvent l'emploi de bureau de bienfaisance, de mont-de-piété, prête de l'argent aux uns, en donne à d'autres pour aller aux eaux, s'occupe des teigneux, des galeux, secourt d'un pain, d'une aumône pécuniaire les étudiants besogneux. L'un de ces derniers écrit à l'hospice de Condom : Il m'est tout à fait impossible, en la condition que je suis, de poursuivre mes études ; les misères me bravent, la rigueur du temps pénètre déjà la simplicité de mes habits. On lui vient en aide ; dans la même ville, deux écoliers irlandais reçoivent chacun 30 sous par semaine. L'étranger — n'est-ce pas là un triomphe de la foi catholique, c'est-à-dire cosmopolite, sur les idées particularistes des siècles que l'on vient de traverser — a sa place dans le Louvre ainsi qu'on désigne, par antinomie, la chambre des pauvres en plusieurs hospices. En droit, on pourrait les forcer à vider la ville aussitôt guéris ; de fait ils restent assez longtemps dans cet asile, ils y meurent en paix[1]. Les registres mentionnent, en termes laconiques, des pauvres décédés à l'hôpital, dont personne n'a pu savoir le nom, ni surnom, ni leur pays.

Presque toutes ces fondations ont un caractère confessionnel ; leurs auteurs songent à la vie future autant qu'à la présente, pour eux, comme pour les misérables auxquels ils ménagent des soins spirituels, en même temps qu'un abri temporel. Par suite une large place est toujours faite à l'élément religieux. Tel hospice contient même plus de prêtres et de sacristains que de médecins et d'apothicaires. Les protestants agissaient à cet égard comme les catholiques ; leur charité n'était pas exempte de prosélytisme dans les maisons de retraite qu'ils avaient établies à Paris, au faubourg Saint-Marceau, et en d'autres villes. Aussi la populace dont le cléricalisme, selon l'expression moderne, était alors fort intransigeant, ne laissa-t-elle ni paix ni trêve au pouvoir civil jusqu'à ce qu'il eût mis fin, sous de mauvais prétextes, à ces distributions de drogues parpaillottes. Pour les hospices, naturellement orthodoxes, que créaient les municipalités, elles passaient des traités avec des congrégations d'hommes ou de femmes ; et cela non seulement par dévotion, mais surtout par intérêt, puisque ces infirmiers des deux sexes travaillaient mieux et à meilleur marché. Bien plus, ils payaient pour travailler, beaucoup léguant la totalité de leur fortune à ces demeures qu'ils avaient adoptées par vœux perpétuels. Le conseil de ville veille à ce que ces frères et sœurs fassent un service actif : il ne laisserait pas transformer un hospice en couvent ; il fait, au Mans, une enquête irritée sur l'intrusion de certaines femmes qui prennent l'habit sans permission, et vivent aux dépens de la Maison-Dieu. Au contraire, sitôt l'institution des filles de la charité de la demoiselle Le Gras, d'un bout de la France à l'autre on se les dispute. Angers n'en a pas assez, elles y tombent malades à cause du trop grand travail ; on en demande de nouvelles à Monsieur Vincent, qui promet d'en choisir de bien accortes.

Il est vrai que, là, les bâtiments charitables regorgent : 130.000 journées de malades, eu 1645, représentant une consommation de 40 bœufs, 500 veaux, 3.000 moutons et 12.000 livres de beurre. Neuf bergers, vingt vignerons et des laboureurs à proportion, sont employés par la maison à l'exploitation de ses domaines[2]. De pareilles organisations, jadis fort rares, devinrent plus nombreuses vers la fin du seizième siècle et durant la première moitié du dix-septième. Elles furent le résultat du grand mouvement de concentration qui tendit, vers cette époque, à réunir en un seul une foule d'hôpitaux minuscules, épars dans les villes et dans leur banlieue, dont les uns n'avaient plus de malades et les autres plus de revenu ; dont quelques-uns aussi, victimes de la situation faite par l'État aux immeubles ecclésiastiques, étaient administrés par des prieurs commendataires qui mettaient l'argent dans leur poche. Force bourgades, traversées par les routes conduisant de France en Espagne, étaient garnies d'hôpitaux pour les pèlerins allant à Saint-Jacques-en-Gallice ; comme on n'allait plus guère, sous Richelieu, à Saint-Jacques-en-Gallice, l'hospitalité, prévue par les donateurs du moyen âge, n'avait plus lieu de s'exercer. C'est le cas à Condom, à Saint-Sever, etc. Dans une requête adressée à leur évêque, les jurats de cette dernière localité lui demandent la suppression, ou mieux la fusion avec d'autres, d'un hospice de ce genre, désormais sans clientèle. Les peuples, disent-ils, mieux instruits et comprenant que l'on peut obtenir partout le pardon des péchés, sans le chercher dans un long pèlerinage qui fournit toujours des objets de dissipation, quelquefois même de débauche, ne pèlerinent plus. Ordinairement, c'est le Roi qui se charge d'opérer cette centralisation vraiment utile : à Nevers, on fond six hospices en un seul, à Troyes, en 1636, on en supprime sept sur huit, y compris une léproserie, depuis longtemps à peu près vide[3].

En 1226, année où saint Louis monta sur le trône, il existait en France 2.000 léproseries ; quelque vingt ans après, l'historien Mathieu Pâris en comptait jusqu'à 19.000 en Europe. Au dix-septième siècle, sur le territoire du département actuel de l'Aisne, il y en avait 57, dont le revenu variait de 50 livres, comme. Martigny-en-Thiérache, jusqu'à 4.000, comme Saint-Ladre de Laon. Dans le département de l'Aube 19 subsistaient encore, d'importance aussi inégale (de 90 livres de rente à 6.000). Les maladreries de fondation royale ou de patronage religieux avaient pour gérant supérieur le grand aumônier de France, qui distribuait des pensions de 50 à 70 livres sur tel ou tel de ces établissements à des sujets plus ou moins convaincus de lèpre, si mieux n'aiment les administrateurs les recevoir et loger en la léproserie[4]. C'était le lépreux à l'état libre ; une vraie révolution que le moyen âge n'eût jamais tolérée, lui qui séquestrait le malheureux si sévèrement, et chantait en sa présence la messe de son enterrement anticipé. Le temps était loin, à vrai dire, où l'affreuse décomposition du sang, connue sous le nom de lèpre, couvrait le corps de taches noires et d'ulcères si redoutables que souvent les membres se détachaient du corps avant sa dissolution dernière. Cette maladie mystérieuse travaillait cruellement encore tout l'Orient. Le voyageur rencontrait, vers 1700, aux environs de Damas, dans le jardin du prophète Élisée, des misérables en proie à la pourriture et dont la mâchoire même était tombée.

Chez nous, au contraire, on fait visiter soigneusement par trois médecins le lépreux qui sollicite son admission, car il pourrait y avoir de faux lépreux, et l'on tient à n'en recevoir que d'authentiques. Les lettres patentes qui nomment des inspecteurs, chargés d'envoyer aux maladreries les individus soupçonnés de lèpre, pour y vivre enfermés et ne s'y marier qu'avec femmes lépreuses ou réciproquement, recommandent aussi à ces fonctionnaires de se méfier des supercheries : Ne faut croire que tous ceux qui prennent la qualité et le nom de lépreux le soient ; l'expérience le montre lorsque l'on en recherche sur eux les marques. Ce sont canailles qui, pour éviter la main de la justice et plusieurs celle du bourreau, s'arment des cloquettes. Anciennement, disent les États de Normandie, Dieu visitant son peuple de la maladie de la lèpre, la charité des gens de bien avait aumôné... maintenant, la maladie ayant cessé, les revenus demeurent entre les mains de particuliers qui en abusent. Les États demandaient que ces revenus fussent consacrés à l'entretien d'un précepteur pour l'instruction de la jeunesse. Un édit de Louis XIV (1695) transforma plus tard celles des léproseries qui n'avaient pas encore disparu en hôpitaux ordinaires. Ces établissements étaient depuis longtemps à peu près vides de pensionnaires, on manquait de lépreux. La maladrerie d'Avallon n'a plus, en 1627, qu'une habitante unique, gardienne de la maison. Le régent, le majorel, comme on l'appelle dans le Midi, qui fait fonction d'administrateur, n'est désormais qu'un lépreux honoraire ; il vend et transmet son office comme une charge judiciaire ou autre, et n'a guère d'autre besogne que de payer les pensions, assignées sur les revenus de l'immeuble, aux soi-disant lépreux qui ne résident pas. Lui, au contraire, jouit du logement avec toute sa famille. L'un, à Nîmes, introduit dans la léproserie sa femme, qui s'engage à y demeurer après la mort de son mari, à la condition de jouir de tous les droits et privilèges des veuves de majorel[5].

Si la législation s'était ainsi relâchée envers la lèpre, à mesure que ce mal devenait plus bénin et disparaissait peu à peu, le peuple, on l'a vu plus haut, n'était pas long à voir renaître ses inquiétudes : il contraignait la personne atteinte d'une maladie inconnue et dangereuse à gîter dans une hutte qu'on lui construisait à la campagne. Il conservait aussi de très susceptibles préventions contre quiconque ne lui semblait pas de race saine : un arrêt du parlement de Toulouse constate que les charpentiers et leur syndic des villes de Lectoure et Saint-Clar, réputés descendre des capots et par conséquent de mauvais sang, ont été soumis à la visite de deux régents en médecine et de deux chirurgiens, que les visités et leur famille sont exempts de toute contagion ; il leur est permis en conséquence de jouir des mêmes droits que le autres citoyens[6].

Nos hospices français ont aujourd'hui 55.000 lits d'incurables et 72.000 lits de malades ; de ces lits il en est plus d'un tiers inoccupé, ce qui semble donner tort à l'opinion généralement admise que le développement des moyens de secours développe les besoins et engendre les besogneux. Ces maisons charitables sont, il est vrai, très capricieusement réparties sur le territoire par l'initiative communale et privée : il y a huit hôpitaux dans le Tarn et soixante dans Vaucluse, il y en a quatre dans les Hautes-Pyrénées et quatre-vingts dans le Nord. On voit figurer des départements pauvres (Basses-Alpes) parmi ceux qui ont le plus de lits, et des départements riches (Haute-Garonne) parmi ceux qui en ont le moins. La quantité d'hospices possédée par la France de Richelieu ne nous est pas connue, encore moins le nombre des lits dont ils disposaient ; ces chiffres auraient d'ailleurs peu d'importance puisque beaucoup de ces hospices n'existaient plus que de nom, et que bien des lits étaient à peine des paillasses. Que nos pères aient disposé de ressources hospitalières aussi étendues que les nôtres, c'est là néanmoins un fait probable ; il suffit pour s'en convaincre de jeter les yeux sur la capitale. Aux anciennes fondations, Hôtel-Dieu, Saint-Esprit, la Charité, Saint-Louis, viennent s'ajouter à cette époque Bicêtre, la Pitié, la Salpêtrière. Saint-Louis, spécialement affecté aux maladies épidémiques, servait, en temps ordinaire, aux convalescents des autres hôpitaux ; à la Charité, écrit un voyageur anglais, j'ai eu grand plaisir à voir comment, et avec quels soins chrétiens, décens et même recherchés, les malades sont soignés. J'ai vu des gens de condition des deux sexes les servir eux-mêmes. Cette maison a des jardins, des promenades, des fontaines... Un Hollandais, de passage à Paris, disait de Bicêtre : C'est le plus bel établissement dont on se put jamais aviser, et c'est une merveille qu'on ne voie à présent pas un mendiant dans Paris, qui en fourmillait autrefois. Bien que cette appréciation fût beaucoup trop bienveillante, la part faite aux déshérités dans le chef-lieu du royaume était, croyons-nous, aussi large il y a deux cent cinquante ans que de nos jours, eu égard au chiffre de la population à ces deux dates ; et le gouvernement pouvait dire sans trop exagérer : Par la libéralité des gens de bien, les choses en sont venues à ce point que, quelque misère ou infirmité dont les pauvres puissent être affligés, il existe des maisons où ils se peuvent retirer. C'est en effet à l'argent des particuliers qu'étaient dues la plupart de ces fondations charitables ; en érigeant par exemple l'hôpital des incurables, le Roi ne lui donne rien autre chose que... son approbation, voulant seulement que l'on en continue la construction jusqu'à concurrence de la somme qui pourra être aumônée[7].

Issus de la bourse privée, il était naturel que ces hospices demeurassent soumit à la charte du donateur. Celui-ci, avons-nous dit, tenait à faire œuvre pie en même temps qu'œuvre humanitaire ; des prêtres et des moines furent donc presque partout administrateurs nécessaires des hospices jusqu'au seizième siècle, où, de grands désordres s'étant introduits, des plaintes nombreuses s'étant élevées, autant contre le défaut de service religieux que contre la dilapidation du bien des pauvres, les rois se mirent à la tête d'une longue et laborieuse réforme : les prieurs furent peu à peu dépossédés, leurs titres abolis, leurs fonctions inamovibles rendues triennales et électives. Un édit de François II avait déjà ordonné saisie du revenu des hôpitaux et lieux pitoyables de son royaume, non régis par les villes et communautés, pour être administré par des commissaires gens de bien. Dans les hôpitaux qui se trouvaient, pour une cause quelconque, sous la main du pouvoir central — il y en avait beaucoup — le choix de ces commissaires, des receveurs tout au moins, incombait au grand aumônier ; chaque ville dressait, au suffrage presque universel, une liste de trois notables, dont l'un était désigné à Paris comme caissier définitif. Le système laissait à désirer encore, puisque les États de 1614 insistaient pour que les comptes des hôpitaux royaux fussent rendus devant les baillis, et qu'un projet de règlement, dit à la plume de Richelieu en 16425, exprime le regret que le gaspillage du revenu de ces hospices empêche les malades d'y être reçus[8].

L'État de ce temps, nous l'avons déjà remarqué, était en effet le plus médiocre des administrateurs ; non seulement il gérait chèrement, ce qui toujours sera son lot, mais il gérait mal. Pour les hospices communaux, au contraire, il se trouve des personnages riches et qualifiés, ne touchant aucune rétribution, qui se donnent grand mal à tenir les comptes et à faire valoir les biens. Quatre bons habitants de Nevers, nommés par douze députés de la ville, et renouvelés en partie chaque année, ont l'emploi de a gouverneurs et recteurs de l'hospice. Ce sont des magistrats, des marchands, des curés, des médecins. A Blois, pour mettre fin aux contestations de la municipalité avec la commission hospitalière, on décide que les échevins seront eux-mêmes chargés de la direction de l'Hôtel-Dieu. A Condom, il est régi par six personnes : deux consuls, deux membres du présidial, deux ecclésiastiques, remplacés successivement de manière qu'il en demeure toujours trois anciens pour instruire les nouveaux. Limoges se passait d'économe : les quatre bailes sortants remettaient à leurs successeurs le capital monnayé ; ceux-ci le partageaient entre eux et le faisaient fructifier à leur guise. Ils devaient seulement en payer à l'hôpital l'intérêt à 5 pour 100 et rembourser intégralement, à l'expiration de leur mandat, la somme qu’ils avaient reçue. Ces fonctions gratuites ne paraissent nulle part fort enviées ; on avait dû les rendre obligatoires, et l'on plaidait en maint endroit pour s'en dispenser. Les consuls d'Aix sont tenus de servir en sortant de charge, comme recteurs de l'hôpital ; s'ils se dérobent, ils encourent une amende de 3.000 livres. La mission de procureur ou gouverneur de l'hospice de la Rochelle était fort honorable, car elle conduisait à la mairie ou à l'échevinage, mais elle était tellement lourde qu'il fallut l'imposer aux élus[9].

On retrouve ici, comme dans tous les rouages anciens de l'organisation locale, cette aristocratie bourgeoise gratifiée de dignités toujours onéreuses à qui en est l'objet, toujours profitables à la masse qui les décerne. Les magistrats, les parlementaires surtout, chefs de ce patriciat nouveau des grands centres, étaient les premiers à donner l'exemple ; le point d'honneur exigeait d'eux des sacrifices non seulement d'argent, mais aussi de temps et de peine. L'exemption des logements militaires, dont on payait parfois leurs services, le don d'œufs de Pâques ou de pains de chapitre — tels qu'en recevaient les maîtres de l'hôpital Saint-Jacques-aux-Pèlerins, à Paris — étaient, on en conviendra, des compensations légères. Les gratifications sont d'ailleurs interdites ; il fallait, pour en jouir, représenter des titres plus qu'authentiques ; les comptes sont publiquement examinés par le lieutenant général au nom des pauvres. Si les communes défendirent pied à pied leur indépendance hospitalière contre les empiétements de l'État, qui en est venu à les traiter à cet égard comme des interdits ou des mineurs, c'est qu'elles avaient conscience d'employer avec délicatesse le patrimoine de leurs nécessiteux[10].

Ces coffres-forts municipaux, épuisés sous Louis XIII par les impôts de guerre, s'ouvraient encore pour l'aumône. En 1636 — c'est Richelieu qui nous l'apprend — ils fournirent des chemises aux soldats et donnèrent aux hôpitaux le moyen de recueillir les valets d'armée chassés par les chevau-légers et les gendarmes. On achète, sur les fonds communaux, blé, porcs et tonneaux de vin à distribuer en nature : ici les mendiants reçoivent une livre de bœuf chaque jour, là les malades ont quatre onces de mouton ou un neuf. En pays de religion mixte, réformés et catholiques ont leurs syndics des pauvres qui procèdent à la répartition. Aux grandes fêtes, nombre d'entre eux sont habillés gratis ; l'étranger même est, vingt-quatre heures durant, hébergé dans l'aumônerie communale ; on lui octroie quelque viatique : un écolier de passage présente requête latine pour obtenir des secours, il reçoit un demi-teston ; un chanoine de Saint-Augustin supplie qu'on lui élargisse, en l'honneur de Dieu, quelque petite commodité pour accomplir son voyage de Rome. Il obtient cinq sols. Semblables mentions se rencontrent à chaque page des registres[11].

Pour pouvoir faire l'aumône, les villes font la quête : assistance officielle comme de nos jours. Rodez nomme des bassiniers du purgatoire et des pauvres ; Brive a son coffre des pauvres qui alimente les dons du consulat ; Condom charge six femmes des plus principales de la ville d'aller deux fois l'an quêter du linge ; Bourg confectionne des boites déposées chez les marchands pour recevoir les offrandes des acheteurs. Une quête obligatoire a lieu dans chaque paroisse de Paris au profit des pauvres du grand bureau ; le produit en est remis par les marguilliers aux commissaires du quartier. La quêteuse était la première dame qui présentait le pain à bénir ; nulle ne pouvait éluder ce devoir social ; un arrêt du parlement leur ordonnait de venir quêter elles-mêmes, sans qu'elles puissent y envoyer leurs servantes, ou commettre d'autres personnes de moindre qualité qu'elles[12]. L'impôt direct et indirect — taxe des aumônes levée par des délégués de bonne volonté, et octroi additionnel sur le vin — complète les ressources charitables de la capitale. A la campagne, le nécessiteux prélève lui-même sa part du revenu public. Le glanage est un droit pour les gens vieux et estropiés, petits enfants et autres qui n'ont pas la force de travailler. Un jour franc après l'enlèvement des gerbes, le champ leur appartient ; le propriétaire ne peut légalement s'opposer à leur envahissement ; bien mieux, il doit se garder de couper sa paille trop près de terre, s'il ne veut provoquer les réclamations procédurières des gueux qui s'estimeraient frustrés de ce qui leur est dû[13].

Autre ressource de l'assistance publique : une portion des revenus du clergé ; partout un tant pour cent sur la dîme, variant du 10e au 20e, sert à l'entretien des pauvres. Si le couvent ou le curé s'y refusent, la municipalité en réfère à l'évêque ; si c'est l'évêque qui fait la sourde oreille, elle en appelle aux tribunaux, devant qui elle est sûre de gagner sa cause. En attendant le jugement, elle prodigue les charités aux dépens du bénéficiaire. En un seul canton de son diocèse, tel prélat est condamné par le parlement de Bordeaux à aumôner 600 livres pur an. Vu le grand nombre des pauvres, à Avallon (460 en 1631), et l'insuffisance des revenus de l'hôpital, le parlement de Dijon décide que le chapitre en nourrira le quart à ses frais[14]. A côté, ou dans le sein du conseil communal, existe ce que nous nommons aujourd'hui le bureau de bienfaisance. Tantôt c'est un trésorier des pauvres qui représente leurs intérêts, et poursuit la délivrance des legs à eux destinés, tantôt c'est un bureau administratif du bien des pauvres qui est chargé de ce soin ; le tout dépend des régions. Malgré notre manie d'uniformité moderne, sur les quatorze mille bureaux de bienfaisance de la République, les départements de même importance en comptent encore des chiffres fort divers : l'Aisne 406 et l'Allier 4, la Haute-Vienne 32 et le Calvados 840. Seulement tous ces établissements étaient jadis indépendants du pouvoir central. On se fût égayé, sous Richelieu, de l'idée qu'un fonctionnaire parisien pourrait créer et maintenir à sa guise ces commissions charitables, comme notre législation lui en donne le droit, et qu'il en nommerait les membres suivant son bon plaisir.

Selon l'origine des dons, leur distribution appartient aux laïques ou aux clercs, mais la justice veille à ce que ni les uns ni les autres ne puissent distraire les deniers dont ils sont dépositaires. C'est par des élections publiques que l'un procède au recrutement : à Paris on désigne six personnes par quartier qui nomment à leur tour les membres du bureau central de la place de Grève ; en province, une assemblée générale, ou les corps de ville choisissent ces aumôniers. Comme celle d'administrateur d'hospice, la mission parait peu briguée ; comme l'autre, elle est imposée : on condamne à l'amende le député de paroisse qui prétend décliner le mandat dont on l'a jugé digne[15]. Les membres du grand bureau de la capitale, après avoir prêté serment de bien et dûment exercer leur charge, recueillaient à domicile, comme de nos jours, les contributions des habitants. Contribution facultative quant au chiffre — on invitait les bourgeois à se cotiser à l'aumône — mais obligatoire dans son principe, puisque, s'ils refusaient, on les taxait d'office. Deux fois la semaine, ces commissaires faisaient leur rapport sur les demandes en inscription, les mises à l'aumône dont ils étaient saisis. Il fallait, pour être assisté, appartenir à la religion catholique. D'autres soins, plus délicats, leur incombaient encore : ils devaient interroger les pauvres atteints de la maladie vénérienne, savoir comment ils l'ont gagnée, et si les chirurgiens déclaraient que ç'avait été par vice (?), leur faire subir la peine prévue par les ordonnances.

Enrôlé dans le bataillon officiel des nécessiteux, le client du bureau en portait la marque dans les rues ; il lui était interdit de mendier, et, à sa mort, l'assistance publique héritait de lui et faisait vendre à son profit ses habits et ses meubles. Une organisation à peu près similaire existait dans la plupart des cités populeuses ; chacune avait ses gueux patentés et leur délivrait, comme la Rochelle, la médaille moderne de mendicité, sous la forme d'un morceau de plomb aux armes municipales[16]. Chacune toutefois, si elle secourait ses indigents, si elle les employait, en cas de chômage, à des travaux publics d'une utilité douteuse, repoussait énergiquement ceux de ses voisines. Les natifs de l'endroit étaient invités, s'ils tombaient dans le besoin, à avertir le gouverneur du quartier pour leur être pourvu, suivant que le temps le requerra ; quant aux vagabonds et gens sans aveu, n'ayant pouvoir de travailler et profiter au public, il leur était enjoint de se retirer chez eux pour y vivre et y être nourris selon qu'ils mériteront. L'expulsion des mendiants étrangers, et par étrangers on entend tantôt ceux qui n'ont pas au moins trois ans de résidence, tantôt ceux qui ne sont pas nés dans la ville, est une mesure normale, surtout en cas de disette ou d'épidémie. On l'exécute alors, même entre provinces limitrophes, avec la dernière rigueur. Les gens de Bourg se plaignent des Maçonnais qui ont sorti de leur pays, avec défense d'y rentrer avant la récolte, 1.200 ouvriers originaires de Bresse. Pour se garantir contre l'invasion de cette population flottante de misérables, les municipalités défendent de leur donner asile, elles entretiennent aux portes des chasse-pauvres, soldats du guet ou maneuvres, gaillards solides, chargés d'en défendre l'accès aux mendiants[17]. On ne saurait trouver mauvais qu'une agglomération urbaine, qui a emprunté l'année précédente pour nourrir ses habitants, se débarrasse d'un nouveau venu qui ne peut produire un certificat de bonne vie, ni prouver ses moyens d'existence. Celui qui nourrit a droit, semble-t-il, de recevoir ou d'expulser. La saine doctrine sociale, c'est qu'il ne faudrait ni expulser ni nourrir.

Mais il est presque impossible de s'y conformer, puisqu'aucun État d'Europe ne la met encore en pratique. Notre législation charitable n'abonde-t-elle pas en contradiction ! Elle pose en principe que, si la société a le devoir moral de ne laisser aucune souffrance sans soulagement, l'assistance ne peut jamais être réclamée comme un droit par l'indigent... et qu'elle ne constitue pas par conséquent une dépense obligatoire de l'État et de la commune[18]. On n'en oblige pas moins les communes à concourir à l'entretien des enfants trouvés ou abandonnés, à celui des aliénés qui ont leur domicile sur son territoire ; on n'en continue pas moins à inscrire au budget de l'État le bizarre crédit des enfants assistés. Les mêmes plumes se déchaînent contre la charité méthodique et permanente, telle qu'elle était autrefois exercée par les couvents, qui déshabituèrent, disent-elles, des populations entières du travail, et n'hésitent pas à prôner l'assistance socialiste de l'État comme le louable idéal de l'avenir.

La maladie endémique du paupérisme dont toute société humaine est atteinte, le grand problème de savoir quoi faire des gens qui ne veulent rien faire, apparaît donc comme un vrai rocher de Sisyphe que nul ne parviendra à équilibrer : chaque siècle préconise ses remèdes à cet égard, chacun a ses utopies et se raille de celles du siècle passé. Les mendiants valides, dit un rapport au Roi en 1626, privent par la fainéantise, en temps de paix, le public de leur labeur, mettent ainsi hors de prix les manufactures et les fruits de la terre, qu'ils consomment inutilement, et ne servent de rien en temps de guerre que de misérables goujats et filles débauchées, pour ruiner le paysan et anéantir toute discipline militaire... qui plus est, par leur saleté, ils infestent l'air de mille maladies contagieuses... Ce sont là, ne l'oublions pas, les gueux épiques de Callot, l'ancien ligueur ou l'ancien lansquenet, ou leurs sous-produits, pittoresques mais dangereux, toute cette écume d'autant plus épaisse et abondante que le corps social a été plus longtemps et plus violemment remué. Dans une lettre à Richelieu, où sont dépeintes les ruses et méchancetés que de malins esprits, abandonnés à la misère, peuvent feindre et inventer, le correspondant du cardinal se désole de ce que Paris soit devenu le cloaque et sentine de la mendicité, comme si en un carnaval chacun voulait se travestir en Job, Schelet ou Gorgone... Le signataire, pour conclure, recommande le grand spécifique de l'époque : l'internement dans les hôpitaux de ceux qui paraissent incapables de travail. Preuve de l'excellence de son système, dit-il, s'il vous plaît m'en abandonner cinquante des plus déplorés, en dix ou douze jours ou je les guérirai et rendrai utiles, ou enterrerai s'ils sont incurables. Et ce sera humanité et non cruauté, car ils meurent tous les jours, abandonnés dans les litières et fangis, sans sacrements, et ils mourront avec nous soignés, consolés et avec méthode. Quant aux pauvres valides que l'on prétendait contraindre à travailler, le généreux esprit de Théophraste Renaudot s'attela courageusement à ce grand œuvre, et on lui en confia le succès par lettres patentes — ce n'était certes pas la besogne qui leur manquait. Afin qu'ils cessent d'être molestes à autrui et ennuyeux à eux-mêmes, et qu'ils servent au contraire à l'augmentation de cet État, on offre en perspective à cette armée de mendiants que l'on évalue à 200.000 hommes, le dessèchement et défrichement de tous marais inutiles, terres vaines et vagues ; on leur permet de nettoyer les rues, élargir, réparer et entretenir les chemins, planter des arbres et notamment des ormeaux. Mais ils ne paraissent aucunement se soucier de semblables choses, et ces beaux projets d'ateliers nationaux restent sur le papier[19].

Le seul progrès réalisé, et à l'époque c'en était un, bien qu'au dix-huitième siècle, on ne fût plus frappé que des abus du système[20], consista, sous Louis XIII, à renfermer les pauvres dans des hôpitaux généraux de manufactures, pour les soustraire au libertinage et à l'indigence. La capitale prit les devants ; Lyon, Bordeaux, Angers, dix autres villes l'imitèrent ; et l'action de l'État, toujours assez gauche en ces matières, fut secondée par la charité particulière. Celle-ci va chercher le mal dans ses racines : ce sont des donations dont la rente est destinée à payer l'apprentissage d'un enfant pauvre dans tel ou tel métier, c'est un président au Parlement, Antoine Séguier, qui fait bâtir à ses frais, pour cent orphelins, l'hôpital de la Miséricorde, au faubourg Saint-Marcel ; c'est Vincent de Paul qui prend en main la cause des enfants trouvés et agit puissamment en leur faveur sur l'esprit de ses contemporains. Jusqu'au dix-septième siècle, la nourriture de ces enfants exposés demeure à la charge des seigneurs haut-justiciers, chacun dans son ressort. Les arrêts des tribunaux la leur adjuge régulièrement, mais ces seigneurs, investis de fonctions gouvernementales, n'ont plus les moyens d'y faire face, puisqu'ils ne peuvent, comme le Roi, mettre des impôts sur la nation pour équilibrer leur budget. Si on les pousse trop, ils démissionnent. Tels, voisins d'un centre populeux, préfèrent renoncer à leur haute justice, et abandonnent des droits plus onéreux que lucratifs. Quelques communes donnent au rabais l'entretenement des enfants trouvés, et comme la dépense leur paraît lourde encore, elles gourmandent l'adjudicataire sur la négligence qu'il apporte dans ses recherches contre les expositeurs d'enfants. Paris offre le spectacle d'une indifférence inouïe : une charitable veuve avait accepté de recevoir ces petits abandonnés ; les commissaires du Châtelet envoyaient à son domicile, situé près de Saint-Landry, et surnommé la Maison de la Couche[21], tous les nouveau-nés ramassés dans les carrefours. Au bout de peu de temps la charge excéda les forces de la dame qui l'avait assumée, et ses servantes se mirent à faire commerce des nourrissons. Elles les vendaient à des mendiants qui s'en servaient pour exciter la compassion publique, à des nourrices dont les enfants étaient morts... On achetait de ces malheureux, ce sont des documents officiels qui le disent, pour remplacer et supposer des héritiers dans les familles ; on en achetait pour des opérations magiques ; leur prix ne dépassait pas vingt sous. Un édit royal nous apprend qu'à cette époque on n'en élevait guère plus d'un sur trois cent cinquante. En 1638, un hospice fut fondé pour eux ; mais, faute d'argent, on tirait au sort ceux que l'on devait conserver, les autres étaient remis de nouveau sur le pavé. C'est alors que Monsieur Vincent intervint : une assemblée de dames, convoquée par lui, abolit la coutume barbare du tirage au sort, et décida que l'on conserverait la vie à tous. Mais on ne doit pas se dissimuler que ce vœu humanitaire ne reçut pendant longtemps qu'une exécution très partielle, puisque le nombre des petits hôtes de Saint-Lazare n'était encore que de 312 en 1670[22].

Des établissements analogues se créèrent un peu partout ; leur rôle alla s'étendant sans cesse ; mais leurs ressources restaient au-dessous des besoins. Bordeaux ne peut payer les nourrices le prix qu'il faudrait pour en avoir de bonnes et bien portantes ; il en résulte une grande mortalité. Le même reproche ne parait-il pas tout actuel ? Des diverses branches de l'assistance, d'ailleurs, n'est-ce pas celle des enfants trouvés où la pente vers le socialisme est la plus rapide, et où, plus on secourt, plus il faut secourir ? Les curés se plaignent amèrement, en ce temps-là, du nombre croissant d'enfants, fruits de la débauche, exposés jusque dans l'intérieur des hôtels-Dieu, et des filles qui s'y présentent, travesties en garçons, pour être reçues dans un état de grossesse avancée[23]. L'enfant de l'hôpital était recueilli, en province comme à Paris, par des fondations parallèles qui le conduisaient à l'âge adulte et le mettaient à même de gagner sa vie. Consuls et échevins passent en son nom des contrats d'apprentissage avec les patrons. D'autres institutions s'occupent des femmes dont le salaire est, comme de nos jours, trop peu rémunérateur. On leur constitue des dots qui les aident à entrer en ménage ; chaque district du Dauphiné et du Comtat a son procureur des pauvres filles à marier ; une rente est inscrite au budget en leur faveur. Parfois ces dots revêtent la forme de primes à la bonne conduite ; les couronnements de rosières qui ont subsisté sont le dernier vestige de ce type. Ce couronnement, le dirons-nous ? n'était pas toujours facile : on constate, à Nevers, que ; maintes fois, les jeunes personnes nommées à Pâques fleuries, pour être mariées à l'aumône de Monseigneur et Dame de Mantoue, ne reparaissaient plus parce qu'elles avaient forfait ; l'on a dit, remarque le procès-verbal, que c'est à cause des gens de guerre[24]...

A la même époque remonte l'institution des monts-de-piété qui se transforment peu à peu, et, après avoir été, au début, de simples banques où il était loisible à toute personne de prêter à 6,25 pour 100, deviennent les maisons d'avances sur gages de nos jours, et sont autorisés par le Roi afin que ses sujets puissent être soulagés en leurs affaires domestiques. Un soulagement plus efficace leur est procuré par les nouvelles confréries de charité, œuvre de Vincent de Paul, qui parcourt la France, assisté de madame Le Gras, assemble les femmes pieuses, les dresse au service des malades, et leur apprend à composer les remèdes nécessaires. D'autres associations, plus anciennes, et dont les titres sentent le moyen tige : les Suaires, les Trépassés du consulat, les Pères de la mort, avaient pour lot de procurer aux nécessiteux l'enterrement modeste, aux frais duquel les familles n'auraient pu faire face[25]. La pitié publique n'abandonne l'infortuné ni dans la folie — on consacre, à Paris, aux aliénés, l'hospice dit des Petites–Maisons[26] — ni dans la captivité ; — ceux qui contribuent à la délivrance des chrétiens esclaves du Turc sont exempts de la garde civique et du logement des troupes.

Malgré tout, le nombre des pauvres, qui s'était accru depuis le milieu du seizième siècle jusqu'au milieu du dix-septième, continue à se multiplier depuis l'avènement de Louis XIV, jusqu'à la chute de l'ancien régime, et l'on sait que, depuis cent ans, il ne cesse de grandir encore. Nous n'avons, il est vrai, pour les siècles passés, aucune base d'une statistique solide ; mais nous possédons des indices épars et probants de ce fait, qui, d'ailleurs, n'est pas contesté. De 1600 à 1650, en quinze ans, en trente ans, la population indigente d'un gros bourg ou d'une ville passe de 500 âmes à 1.000 et de 1.000 à 1.900[27]. Mais cette augmentation est une illusion d'optique, où le vulgaire seul se laisse prendre. Ce n'est pas, sauf en une heure de crise, comme durant la Fronde, la pauvreté qui grandit, mais le nombre des pauvres secourus qui augmente : nous avons fait voir, dans un volume précédent, que, depuis deux siècles, la classe ouvrière avait changé de pain ; il serait facile de montrer ici que la société a changé de pauvres. Le mot pauvre est, en effet, très élastique, très relatif, et les caractéristiques de l'indigence qui varient fort aujourd'hui de Paris à la commune rurale, qui varient même, dans l'intérieur de Paris, d'un quartier à l'autre, se sont modifiées bien davantage encore à travers les temps, avec les progrès de la civilisation. Le pauvre de 1889 est presque à son aise, si on le compare au pauvre de 1639, et même si on le rapproche de certains salariés du temps de Louis XII I, qui n'étaient pas regardés comme pauvres par leurs contemporains, et qui, pourtant, logeaient dans des galetas, couchant sur la paille, buvant de l'eau et mangeant du pain noir à peine à leur faim.

 

 

 



[1] Arch. hosp. Condom, p. 14, 22. Les revenus de cet hospice sont, indépendamment des rentes en grains, de 2.500 livres en 1572, de 4.000 livres en 1655, de 15.000 livres en 1789. Sous Louis XIII, les journées de malade y étaient estimées 17 sols. — Arch. hosp. Gironde, VII, AH ; Maine-et-Loire, E. 1, 153, 1. 3. — Arch. hosp. Tournus, B. 35 ; Avallon, BB. 3. — DANIEL, Hist. de la milice, II, 574.

[2] Arch. hosp. Maine-et-Loire, Sup. H. 3, E. 1. — Ara. dép. Sarthe, G. 740. — Arch. com. de Nevers, GG. 150 ; Moulins, 10 ; Bourg, GG. 41 ter, 44 ter. — BENOIT, Hist. de l'Édit de Nantes, II, 566, 585.

[3] Arch. dép. Landes (Saint-Sever, GG. 19), Aube, G, 942. 1297. — Arch. hosp. Condom, p. 13. — Arch. com. de Nevers, GG. 155 — Société Académ. Aube, 1847, p. 508.

[4] Soc. Académ. 1858, p. 133. — Soc. Académ. Aube, 1847, p. 431. Arch com. d'Avallon, BB. 3, GG. 155.

[5] Arch. com. de Nîmes, FF. 15. — Arch. dép. Haute-Garonne, B. 445, 472. — DE BEAUREPAIRE, États de Normandie, I, 115. — Lettres patentes du 30 mai 1626. — Soc. arch. Soissons, Ill. 2e S'e, p. 128. -La pension des lépreux est de 12 livres à Rodez, en 1649 (Arch. CC. 323) ; elle est de 60 livres à Dun-le-Roi, en 1609 (Arch. dép. Cher, B. 2637) ; à Avallon, elle va de 16 à 26 livres. De plus, on donnait aux lépreux une gratification le jour de la fête de saint Lazare. (Arch. com. d'Avallon, BB. 3, GG. 178 et suiv.)

[6] Arch. dép. Drôme, E. 6203 ; Haute-Garonne, B. 477.

[7] Lettres patentes d'avril 1637. — FAUGÈRE, Journal d'un voyage a Paris en 1657, p. 33. — Voyage d'Evelyn à Paris (Édit. bibliop.), p. 232. Les confiscations du bien des condamnés étaient appliquées en général à l'hôpital des estropiés... ; mais elles étaient rarement disponibles, un personnage bien en cour les ayant toujours obtenues d'avance. (Lettres et papiers d'État, V, 757.)

[8] Lettres et papiers d'État, II, 189. — RAPINE, Relation des États de 1614, p. 26. — Lettres patentes, 30 mai 1626. — Arch. hosp. Maine-et-Loire, E. 1.

[9] Arch. com. de Nevers, GG. 156. — Arch. hosp. Nevers, p. VIII et E. 1 ; Condom, p. 14. — Arch. dép. Charente-Inférieure, E. sup. p. 4. — Aff. Étrang., t. 1669, f. 128. — Bul. Soc. archéol. Corrèze, VII, 198. — DE MONTAUGÉ, Agriculture dans le Toulousain, 131. — CABASSE, Parlement de Provence, II, 64.

[10] Arch. dép. Lot-et-Garonne (Mézin, BB. 7) ; Somme, B. 18 ; Haute-Garonne, B. 364. — Arrêt du Parlement, 29 juin 1628 (Chauny) ; 8 mai 1638 (Paris). — Édit d'avril 1634 (Metz). — FLOQUET, Parlement de Normandie, IV, 462. — Les médecins d'hôpitaux avaient de 100 à 150 livres de gages par an ; les chirurgiens de 160 à 210. (Arch. hosp. Maine-et-Loire, E. 157.) Les médecins avaient avec les administrateurs de fréquentes luttes de préséance. Les docteurs avaient le pas sur les administrateurs quand ceux-ci étaient simples commerçants, ils le leur cédaient quand ils étaient magistrats ou avocats. (GUI PATIN, Lettres, édit. Reveillé, II, 538.)

[11] Arch. com. de Bourg, BB. 74. ; CC. 79, 90 ; Rodez, BB. 22 ; Angers, BB. 62 ; Nîmes, NN. 24 ; LL. 18. — Arch. hosp. Condom, p. 22. — Lettres et papiers d'État, V, 391.

[12] Arrêt du Parlement, 8 juin 1639. — Règlement de janvier 1637 remettant en vigueur un arrêt du 25 mars 1559. — Arch. com. de Bourg, BB. 75 ; Rodez, BB. 22. — Arch. hosp. Condom, p. 14. — Bul. Soc. archéol. Corrèze, VII, 159. — L'Hôtel-Dieu avait également ses quêtes réservées, et à Notre-Dame un aveugle des Quinze-Vingts était député par ses collègues pour tenir la bourse au nom de la corporation.

[13] Arrêt du Parlement, 16 juillet 1632. — Déclaration du 28 décembre 1623. — Ordonnance de Henri II, de novembre 1554.

[14] Arch. Lot-et-Garonne (Astaffor, BB. A ; Mézin, BB. 1 ; Gontaud, BB. 6). — Haute-Garonne, B. 819 ; Drôme, E. 8810. — Arch. com. d'Avallon, BB. 2. — Un arrêt du parlement de Toulouse défend aux consuls d'Auch d'ameuter les pauvres, sous prétexte d'aumône, pour les conduire au palais de l'archevêché. (Arch. dép. Haute-Garonne, B, 315.)

[15] Aff. Étrang., t. 783, f. 122. — Arrêt du Parlement, 10 février 1626. — Arch. dép. Charente-Inférieure, H. 202 ; Eure-et-Loir, B. 774, 1653 ; Basses-Pyrénées, E. 1516. — Arch. com. de Rodez, BB. 11 ; Bourg, BB, 91. — Le devoir de charité avait d'autres sanctions assez singulières : en Bretagne, on mentionne sur les registres paroissiaux, dans les actes de décès, la générosité ou l'avarice du défunt. On y lit, par exemple : X..., décédé sans avoir voulu faire aucune aumône, quoique très riche. Arch. dép. Morbihan, E. pref. 65.

[16] Règlement de janvier 1637. — Arch. com. d'Angers, BR. 68. —Arch. dép. Haute-Garonne, B. 326. — Arch. hist. Saintonge, V, 77.

[17] On les paye pour cette besogne de 24 sous à 3 livres par mois. — Arch. hosp. Gironde, A. 1 ; E. 1. — Arch. dép. Lot-et-Garonne (Astaffort, CC. 6 ; Sainte-Colombe, BR. 1) ; Drôme, E. 5687. — Arch. com. de Nevers, BB. 5 ; Bourg, BB. 70 ; CC. 90 ; FF. 43 ; GG. 251. — Ordon. munic. d'Issoudun (1598). — Soc. Émul. Ain, 1873, p. 247. — Des mesures analogues étaient prises contre les prêtres errants et vivant de la charité ; des lettres patentes, en 1654, ordonnent de les renvoyer à leurs évêques respectifs.

[18] Rapport de l'inspection générale des établissements de bienfaisance, en 1874.

[19] Aff. Étrang., t. 783, f. 122, 128 ; t. 806, f. 153 et suiv. — Arrêt du Parlement, 16 juillet 1632. — Arch. dép. Gironde, A. 1. — Arch. com. d'Angers, BB. 64.

[20] MONTESQUIEU (Esprit des lois, 405) ne voulait pas d'hôpitaux perpétuels, mais seulement des secours passagers. Le mal est momentané, dit-il, il faut donc des secours de même nature, applicables à l'accident particulier.

[21] Nom donné plus tard à la maison des Enfants trouvés, près de Notre-Dame.

[22] Il s'éleva à 890 en 1680, à 1.504 en 1690, et il était, en 1740, de 3.150. (V. Coll. Rondonneau, Arch. nat., 1638.) Édit de septembre 1641. Arch. hist. Saintonge, III, 191. — Lettres patentes de janvier 1623 (Isambert). — RENAULDON, Dict. des fiefs (au mot Enfants trouvés). — Arch. com. d'Angers, BB. 56 ; Avallon, CC. 235.

[23] Arch. com. de Nevers, GG. 164 ; hosp. id., G. 2. — Arch. hosp. Condom, p. 22. Dans cette dernière localité, on payait les nourrices 10 à 15 sous par mois durant la première moitié du XVIe siècle, 30 sous au commencement du mie, 40 sous en 1650 et 6 livres en 1789. Le médecin communal, qui touche une centaine de livres de gages, doit, en général, soigner les pauvres gratis ; la sage-femme ou mère-sage doit les accoucher gratuitement, moyennant une dizaine d'écus de salaire annuel. Arch. dép. Drôme, E. 5751 ; Lot-et-Garonne (Mas d'Agenais, BB. 1). — Arch. com. de Rodez, BB. 9.

[24] Procès-verbal du 25 août 1638. — Arch. dép. Vaucluse, B, 2265 ; Drôme, E, 4755 ; Basses-Pyrénées, B. 987. — Arch. com. de Nîmes, KK. 12 ; Nevers, GG. 23. — Règlement de janvier 1637.

[25] ABÉLY, Vie de saint Vincent de Paul, 90, 200. — Édit de février 1626. — Lettres patentes de janvier 1625 (Isambert). — TAUSSERAT, Châtellenie de Lury, 13. — Soc. Ant. Normandie, IV, 538 (1866). — Bul. Soc. Archéol. Corrèze, VII, 159. — Arch. dép. Drôme, E. 5845. — Arch. com. de Bourg, CC. 100. — Parmi les legs aux églises, il en est fait encore sous Louis XIII, pour le vin de la charité destiné à la communion pascale.

[26] Le traitement était plus sommaire en quelques provinces arriérées. A Locminé (Bretagne), dans la chapelle de Saint-Columban, patron des fous, sont creusés deux caveaux où l'on enfermait les aliénés de l'un et l'autre sexe, conduits des diocèses voisins au tombeau du saint pour y faire leur neuvaine. Ils ne tardaient pas naturellement à y mourir, et mention de leur décès était faite à l'envers sur le registre. (Arch. dép. Morbihan, E. préf. 64.) — Lettres patentes, 5 janvier 1643. — TALLEMANT, IV, 42.

[27] Arch. dép. Gironde, E. 1. — Arch. dép. Lot-et-Garonne (Mézin, BB. 1). — Aff. Étrang., t. 808, f. 287. — Cahiers des États de Normandie, 1624. — Variétés hist., d'ED. FOURNIER, III, 61 (Chasse au vieil grognard de l'antiquité en 1622). — DESMAZES (Pénalités anciennes, p. 133) donne le chiffre de 5.000 pour les mendiants inscrits aux aumônes de Paris, en 1556.