I Ordre matériel : Les rues, alignements, travaux publics, constructions urbaines privées en province et à Paris. — Le gouvernement les interdit ; ses vains efforts contre l'extension des villes. — Agrandissements de la capitale sous Louis XIII. — Promenades publiques. — Soins de propreté ; balayage et nettoyage ; égouts défectueux, causes d'insalubrité. — Pavage et éclairage. — Eau et incendies.La ville, sous son aspect moderne, est, on le sait, de
création toute récente ; née informe, sale et nue, et pauvre naturellement,
dans le plein du moyen âge, elle a depuis lors changé de peau quatre ou cinq
fois. La ville primitive n'était pas faite pour plaire, mais pour protéger,
c'était une armure, non un vêtement de luxé ; le château fort des gens qui
n'avaient pas de châteaux forts. Issue d'un besoin, elle dut répondre à ce
besoin : on y institua la garde nationale avant d'y creuser des égouts, on y
fit des murailles plutôt que des trottoirs. Sûreté primait commodité. La
ville gothique, celle de Tout cela fut l'œuvre du dix-huitième siècle, de la
seconde moitié du dix-huitième siècle surtout, époque d'un progrès matériel
plus général et plus vif qu'on n'en avait jamais vu. C'est alors seulement
que l'on s'avisa, dans tel chef-lieu de province, de supprimer, par extinction,
ces gargouilles antiques qui tout à coup jettent un
grand volume d'eau sur les passants, que l'on enjoignit à tel
particulier de démolir, pour le reconstruire à neuf, le pignon de sa maison,
coupable de n'être point dans un juste alignement,
et de déroger à la décoration qui doit se trouver en ville. De
semblables ordonnances eussent paru simplement inouïes sous Louis XIII, où le
Roi prenait la peine de rendre une déclaration (1630)
pour défendre aux bouchers de la cour d'établir leurs échoppes dans la rue de
l'Arbre-Sec, mû, dit-il, par la considération que cet
embarras, outre qu'il ôte l'embellissement d'une des plus grandes rues de
notre ville, nous incommode encore en notre particulier, tous les princes,
seigneurs, ambassadeurs, devant passer par ladite rue pour nous venir trouver
dans le Louvre, dont elle est la principale avenue. Cette même année,
le marquis de C'est la lutte sourde de l'intérêt privé contre l'intérêt
public, l'effort perpétuel de chacun pour s'agrandir aux dépens du commun, le
mur qui fait indûment saillie... ; il faut ordonner sans cesse que la place... ou la cour...
reprendra sa largeur, qu'on abattra telles et
telles constructions subrepticement élevées, vraies verrues de pierre ou de
bois poussées sans que l'on s'en aperçoive. A Lyon,
dit un voyageur, la plupart des fenêtres ne sont que
des châssis de papier, qui se haussent et se baissent comme des auvents, par
dehors, avec des ficelles. La pente des toits va se joindre avec celle de la
maison voisine, puis l'eau est portée par de grandes gouttières de bois qui
s'avancent jusques au milieu de la rue, ce qui est fort incommode aux épaules
de ceux qui cheminent lorsqu'il pleut, et très laid à voir. L'autorité
municipale ne peut avoir égard à semblables délicatesses ; elle a bien assez
à faire, à Toulon, de défendre d'écorcher les pourceaux
dans les rues ; à Issoudun, d'interdire l'entretien, aux fenêtres des chambres hautes, d'aucuns jardinets, pots
d'œillets ou marjolaines, de peur que, par la chute d'iceux, il n'en advienne
inconvénient ; à Amiens, d'obliger à faire en briques ou en pierres
les façades des maisons et les murs mitoyens, que l'on construisait
jusqu'alors en bois, latte et boue, système éminemment favorable à la
propagation de ces incendies immenses qui détruisaient les trois quarts d'une
ville, comme on le vit à Briançon en 1624[2]. Elle intervient
pourtant, cette autorité municipale, en des matières où l'initiative
individuelle, est souveraine aujourd'hui : les enseignes par exemple, si
importantes, puisque c'est par elles que l'on désigne les maisons — où l'idée
n'est pas venue encore de mettre un numéro — doivent être approuvées par les
consuls. Ceux de Nîmes en font arracher une, parce que le commerçant n'avait pas demandé l'autorisation de la placer.
Les échevins se montrent d'ailleurs assez bons princes, si l'on en juge par
la joyeuse liberté dont témoignent ces appellations ou ces peintures —
armoiries et cris de guerre du tiers état marchand — que n'arrête pas un
pieux calembour : Le cygne de L'avènement d'un pouvoir absolu, dans le domaine de la politique, et les modifications qui en furent la conséquence dans les assemblées communales, a-t-il contribué à l'amélioration matérielle des villes ? Nous ne le pensons pas. Non que ce pouvoir, qui s'était chargé de tout, n'ait fait bien certaines choses, ni qu'il ne fût, par nature, ami de la règle et du bel ordre extérieur — Louis XIV ne cessa d'en donner la preuve dans les moindres terrassements et remuages de pierres où il mit la main, il fit de Versailles une cité modèle ; — mais le mouvement de rénovation urbaine fut éminemment spontané, comme tous les faits économiques. Sous Richelieu, le gouvernement n'en soupçonnait pas l'étendue future ; il s'en fût effrayé ; déjà il s'y montrait hostile. Le cardinal, dans un discours aux Parisiens, déclarait que la capitale (qui avait à peine le neuvième de sa superficie actuelle) demeurait digne de l'admiration d'un chacun comme la huitième merveille du monde. Et il pensait à coup sûr qu'elle avait atteint son apogée : Les rois nos prédécesseurs, dit Louis XIII en 1627, reconnaissant que l'augmentation de notre bonne ville de Paris était grandement préjudiciable, ont souvent fait défense de bâtir dans les faubourgs, et nous avons depuis quelques années continué les mêmes défenses, au mépris desquelles un grand nombre de personnes ne laissent d'y entreprendre plusieurs bâtiments, ce qui nous a fait résoudre d'y pourvoir par nouvelles défenses, et sur de plus grandes peines, afin de retenir chacun dans l'obéissance. En conséquence on interdisait, non-seulement de construire hors des portes, mais même dans l'intérieur de la ville en aucune place nouvelle, si ce n'est pour refaire les maisons qui s'y trouvent faites de vieille date, sans s'étendre. Ordre aux trésoriers de France d'y tenir la main, aux échevins d'y avoir l'œil et sous peine pour les ouvriers de quinze cents livres d'amende à ceux qui les pourront payer, et du fouet aux autres. Dix ans après, on renouvelle les mêmes prohibitions à l'instigation du prévôt des marchands et de ses échevins : a Plusieurs personnes, gémit un arrêt de conseil d'État, par un désordre extraordinaire, se sont jetées dans la dépense des bâtiments aux faubourgs et environs de Paris, et ont fait construire des maisons jusque dans la campagne, ce qui a rendu la ville plus susceptible de mauvais air et l'accroît insensiblement, de telle sorte qu'il sera dorénavant difficile d'en pouvoir vider les immondices, outre que la quantité des logements qui se continuent aux faubourgs attire une infinité de personnes de la campagne, qui font enchérir les vivres, donnent lieu au dérèglement de la police, aux meurtres et larcins qui se font impunément de jour et de nuit... attendu que l'intention de Sa Majesté a été que sa ville de Paris fût d'une étendue certaine et limitée dans laquelle les bourgeois eussent à se contenir... ; le Roi en son conseil voulant réprimer la malice que les habitants de Paris et autres prennent de construire des maisons, tant à l'intérieur de l'enceinte que dans les faubourgs, aux lieux où jusqu'à présent il n'a été fait aucun édifice, sur les terres qui servaient précédemment à l'agriculture, pour les légumes, herbages et menus fruits nécessaires à la nourriture de la ville, ce qui rendrait à la longue les bourgades désertes, au grand préjudice des affaires de Sa Majesté et du public, s'il n'y était donné ordre... ; — un autre arrêt insistait, six mois après, sur ce qu'une plus grande tolérance à laisser ainsi bâtir causerait la ruine des meilleures villes de ce royaume ; — par ces motifs, il était de nouveau défendu de bâtir, même dans Paris, et cette fois sous la menace de trois mille livres d'amende, avec injonction à qui de droit de faire démolir les nouvelles constructions[4]. Mais personne, il faut l'avouer ; ne parait prendre garde
à ces ordonnances réitérées, pas même le prévôt des marchands qui les avait
sollicitées, puisque nous le voyons, assisté de M. du Cambout, propriétaire
de vastes terrains sur la rive gauche, traiter avec un entrepreneur pour un
prolongement important de la rue Dauphine ; pas même le Roi qui les avait
rendues, puisqu'il autorise la vente de l'hôtel de Nevers — dit anciennement
hôtel de Nesle — lequel ne produit aucun revenu et
est un très grand fonds d'héritage, afin d'élever sur l'emplacement de
ses cours et de son parc diverses constructions publiques et privées. Après
avoir énuméré, en 1638, les maux incalculables qu'occasionnaient les
nouvelles bâtisses, l'État crut cependant devoir, en 1639, pourvoir à la construction d'un nouveau faubourg du côté
de la porte Saint-Honoré, nécessaire comme étant l'abord de la province de
Normandie. La paroisse de Déjà la ville venait de voir reculer ses limites jusqu'à une enceinte nouvellement décrétée, qui, partant de la porte Montmartre, allait rejoindre la porte Saint-Honoré, et suivait la ligne de nos grands boulevards contemporains. Deux importantes artères de la banlieue de 1630, les rues Saint-Honoré et Montmartre, furent ainsi enclavées dans l'intérieur, mais le quartier qui s'étendait de l'une à l'autre ne se peupla que sous Louis XIV. Nul ne se doutait que la ville était destinée à se doubler du côté de l'ouest, en ce temps où Marillac écrivait à Richelieu : M. le marquis d'Effiat est allé se baigner à Chaillot, d'où j'espère qu'il reviendra demain. S'il était impossible au pouvoir public d'empêcher de bâtir, où il leur plaisait, ceux qui en avaient la volonté, il ne lui était pas facile de forcer à bâtir ceux qui ne paraissent pas s'en soucier. Quand Richelieu quitta son logement de la rue des Mauvaises-Paroles pour s'installer au Palais-Cardinal, il se trouvait au milieu d'un désert. Les particuliers qui avaient acheté les terrains autour de son parc, en bordure de la rue nouvelle, dite de Richelieu — d'assez minces personnages en général : un juré-maçon, un maître charpentier, un orfèvre — étaient tenus, par leur contrat d'acquisition, à construire ou du moins à élever des murs pour soutenir les terres, afin de mettre ladite rue à hauteur compétente. En effet, elle était beaucoup plus haute du côté du rempart (le boulevard Montmartre d'à présent) que du côté de Paris. La différence de niveau était telle que cette rue, non pavée encore en 1640, était impraticable et les rares maisons, bâties du côté de la porte Richelieu, inaccessibles. Et l'on ne parvenait pas, malgré des injonctions répétées, à faire utiliser les terrains par leurs propriétaires[6]. Pour les travaux d'édilité à effectuer dans la capitale,
le gouvernement n'était pas moins embarrassé : la construction d'un pont
exige des négociations infinies. En 1621, un incendie détruisit le
Pont-aux-Changeurs et le pont Marchand, tous deux en bois, qui allaient de
l'église Saint-Leufroy aux rues qui aboutissaient à l'horloge du Palais de
justice ; on passa dix-huit ans en pourparlers avant de prendre un parti. En
1639, le Roi concéda aux propriétaires des Cent-une
forges, autrefois établis sur le Pont-aux-Changeurs, la permission
d'en faire un autre avec piles de pierre et plancher de bois, aucun ouvrage ne devant être si bien reçu, ni plus utile
au public ; mais les orfèvres du quai et les possesseurs de l'ancien
pont Marchand, qui ne voulaient pas en voir reconstruire d'autre que le leur,
s'empressèrent de faire opposition à cette concession, et offrirent d'en
édifier un tout en pierre, moyennant la propriété
incommutable de leurs arches et le droit d'y élever des maisons. Presque
tous les ponts de Paris étaient en effet des biens particuliers : tel, le
pont Rouge, construit en 1632 et emporté plus tard par les glaces, après
avoir craqué trente ans, qui allait de la galerie du Louvre à la rue de
Beaune ; le financier qui en avait fait les frais s'indemnisait par un péage
qu'il percevait à son profit. Même situation au Pont-au-Double, que les
administrateurs de l'Hôtel-Dieu avaient jeté, à leurs risques et périls, sur
le petit bras de La confection du moindre ouvrage d'intérêt général, le
percement ou la suppression d'une ruelle, donne ainsi au gouvernement plus de
tracas que la construction du Luxembourg ne cause de soucis à Le citadin actuel qui voit, en toute saison, son trottoir,
sa chaussée soigneusement balayés, qui crie à la moindre odeur échappée d'une
bouche d'égout et proteste contre un rationnement provisoire de l'eau
d'arrosage, ignore au prix de quels efforts la société qui l'a précédé a
transformé ces villes cloaques d'il y a deux cents ans, remplies d'ordures et d'immondices dont procèdent les
maladies contagieuses, en une maison bien ordonnée où le ménage se
fait chaque jour sans que le maître puisse à peine s'en apercevoir. Voies
fangeuses, eaux croupissantes, viviers stagnants, sales tueries, nuées de
pauvres déguenillés, malsains, se démenant aux porches des églises, tel est
Rouen. Toulouse, au contraire, qui dépense Prière également aux habitants de faire
leurs aisances de nature ailleurs que sur les voies publiques, et à
tous propriétaires d'avoir des privés et chambres
aisées dans leur maison, afin que, à défaut de ce, les rues ne soient
empuanties !... Menace aux récalcitrants de la saisie de leur
immeuble. Une pareille rigueur pourrait mener loin si on l'appliquait dans le
Midi : Aix, conte un voyageur, a seulement ce défaut-ci : que l'usage des fosses de
privés n'y étant point reçu, il faut aller faire ses affaires sur les toits
des maisons, ce qui empeste fort les logis et même toute la ville,
principalement lorsqu'il pleut, l'eau entraînant dans les rues toute cette
ordure, de sorte qu'il fait fort mauvais cheminer en ces temps-là ; aussi
dit-on qu'à Aix, il pleut m..., comme
aussi à Marseille et à Arles. Le public parait prendre assez gaiement
sou parti de ces petits inconvénients ; de leur côté, les administrations
communales se montrent fort chiches dans l'ouverture de crédits pour le
nettoyage, c'est là une dépense si peu intéressante. On proclame à son de
trompe : Qui voudra prendre la purgation et
nettoiement de la cité ? mais le prix offert est trop bas, il ne se
présente personne. C'est le cas, même à Paris, pour le faubourg Saint-Germain
où l'on proposait Même difficulté pour le pavage, pour l'éclairage, pour les
eaux, pour chaque dépense commune à laquelle tout le monde cherche à se
soustraire. En province, les habitants devaient faire paver la chaussée
devant leur maison ; tels riverains font remarquer, à Nevers, qu'il est
inutile de paver leur rue, attendu que ce n'est à proprement parler qu'un
égout, et le plus considérable de la ville, recevant les immondices de
plusieurs quartiers. Le prix du pavage ayant augmenté des deux tiers à Paris,
depuis l'établissement de la taxe — il coûtait, en 1640, 37 sous le mètre
carré, il coûte six fois plus aujourd'hui —, la plupart des voies de
communication étaient dans un fort piteux état. L'étroite bande de pavé qui
garnissait le milieu des routes de banlieue possédait de si belles
fondrières, que le carrosse de Richelieu versa un jour à l'entrée du faubourg
Saint-Antoine. A la suite de cet accident, le cardinal demanda à un intendant
des finances d'avancer 10.000 écus pour faire paver le faubourg ; celui-ci,
ayant prétexté n'avoir point de fonds, fut exilé à Bourges et dut, pour
obtenir son rappel, implorer, si l'on en croit Tallemant, son pardon à
genoux, avouant qu'il avait perdu le sens, que
ç'avait été un aveuglement. A la fin, les propriétaires des terrains
en bordure se chargèrent de cette dépense, à la
condition qu'on leur permit de bâtir comme au faubourg Saint-Honoré,
et la chute de la voiture ministérielle peupla ainsi le faubourg
Saint-Antoine[12].
A l'intérieur de la capitale, il était pourvu, jusqu'en 1637, à l'entretien
du pavé au moyen d'un prélèvement de Pour l'éclairage, c'est une idée qui ne vint pendant longtemps à personne que de faire brûler, aux frais de la communauté, des lanternes dans les voies urbaines, pas plus que nous n'imaginerions aujourd'hui de placer des becs de gaz le long des grandes routes, dans la campagne. On se borne, aussi bien à Paris qu'en province, à interdire de sortir sans chandelle après huit ou neuf heures du soir ; et si l'on oblige le citadin à ne pas parcourir les rues sans avoir lumière en main, c'est uniquement pour obvier à une infinité de larcins commis par ceux qui se promènent pendant la nuit. En cas d'alarme, on recommandait aux bourgeois d'allumer du feu à leurs fenêtres. Quand on inaugura, vers la fin du règne de Louis XIV, ces réverbères garnis de grosses chandelles de quatre à la livre, — éclairage modeste qui revenait annuellement à cinquante mille livres, tandis que celui d'aujourd'hui dépasse huit millions de francs — il fallut, pour protéger ces bienfaisants ustensiles contre la malice populaire, édicter la peine des galères contre ceux qui les briseraient[14]. La canalisation des eaux, bien qu'embryonnaire, était
néanmoins plus avancée ; cependant le titre d'intendant
des fontaines publiques de Paris, conféré à un sieur Francini, en
1623, eût fort ressemblé à une sinécure s'il n'y avait joint la surveillance
des grottes, aqueducs et artifices d'eau des
résidences royales. L'eau de Les petites cités et même les grandes, quand elles ne
disposaient pas d'une source susceptible d'être aisément distribuée dans
leurs fontaines, se bornaient à veiller au curage des rivières, mares et
puits de leur juridiction. Des commissaires sont préposés à l'entretien de
ces puits communs, souvent dotés du maximum d'élégance auquel il soit donné à
un puits d'atteindre : Nevers dépense dix-huit livres pour dorer le fer d'un
des siens. Si le feu prend, le mieux pour les propriétaires est de se
soumettre aux décrets de Dans ces villes aux malpropres impasses, aux étroits
carrefours, sans air ni soleil, d'immenses parcs privés, dont le prix infime
du sol urbain autant que leur condition d'immeubles inaliénables maintiennent
l'existence, formaient des oasis de verdure, remplacées aujourd'hui par nos
squares et les arbres de nos avenues. Après le Luxembourg et les Tuileries,
au bout desquels II Ordre moral : Police municipale, sur quoi elle porte. — Son caractère socialiste. — Prescriptions anciennes qui ont disparu ; obligations nouvelles, inconnues jadis. — Vagabondage. — Diverses autorités chargées du maintien de l'ordre ; parlements, lieutenants généraux. — Police parisienne.Si les phalanstères municipaux ne s'occupent pas de procurer à leurs membres la satisfaction collective de besoins ou de fantaisies qui paraissent, à nos yeux modernes, partie intégrante de l'existence urbaine : eau et nettoyage, pavé et clarté nocturne, jardins communs, etc., ce n'est pas qu'ils soient arrêtés par le caractère socialiste de jouissances obligatoires, procurées aux citoyens avec leur propre argent, au moyen de l'impôt. Le socialisme n'avait rien qui effrayât nos pères, tant qu'il ne dépassait pas les limites de la cité. Pour eux, l'intérêt général ce n'est que l'intérêt communal ; seulement ils n'hésitent pas à préférer, en toutes choses, cet intérêt à la liberté individuelle. La communauté, c'était la famille agrandie ; mais dans la famille la fusion des intérêts accompagne l'union des individus. Où le socialisme commence, c'est lorsqu'on fait fusionner de force des personnes dont les intérêts sont différents ou hostiles, tels que les citoyens d'une grande ville ou d'un État. Dans chacun de ces groupements d'individus, isolés géographiquement, politiquement et même socialement, que représente l'Europe des temps féodaux, le socialisme local était né tout seul, non par la pratique d'une doctrine, mais par la naturelle juxtaposition des intérêts identiques, en chaque morceau de territoire. C'est ce qui a permis à l'ancienne police urbaine de se montrer si absolue, si empiétante, si vexatoire même, semble-t-il, sans choquer, mieux encore, à la grande satisfaction de ceux auxquels s'adressaient ses arrêtés. L'immixtion du pouvoir public local dans la vie privée avait été plus grande, les mailles de ce communisme avaient été plus serrées, au moyen âge, qu'elles ne l'étaient au dix-septième siècle. En 1253, par exemple, une ordonnance du maire de Limoges interdit toute visite chez les accouchées avant leur rétablissement ; elle défend d'envoyer, à l'occasion des naissances, des gâteaux, oublies ou autres friandises. On ne trouverait pas la pareille sous Louis XIII. L'autorité municipale tranchait encore, en des pays voisins, des matières qu'elle n'eût osé aborder en France ; on n'apprend pas sans rire, de notre ministre en Danemark, qu'à la porte de l'hôtel de ville de Copenhague sont pendues deux mesures types : l'une est l'aune du pays, l'autre la mesure que doit avoir un homme pour ne pouvoir être convaincu d'impuissance[19]. Parmi les ingérences dans le domaine des affaires particulières que se permettent, chez nous, les conseils de ville, on peut citer les maxima sur la vente de certaines marchandises : ils fixent le profit que doivent faire les cabaretiers sur le vin et les brasseurs sur la bière ; ils imposent au bourgeois l'illumination de sa maison, les jours de réjouissance publique, le choix du médecin qui le soignera, ainsi que le prix de ses visites, l'emploi de tel barbier qui le rasera, de tel maréchal qui ferrera ses chevaux et d'autres artisans nécessaires. Ces obligations s'expliquent, elles ont leur contrepartie ; sans cette clientèle garantie, le médecin, le barbier ou le maréchal ne seraient pas venus s'établir dans la commune, ou y exercer leurs talents à jour fixe ; ils ne raseraient pas ou ne médicamenteraient pas les pauvres gratis, comme ils s'engagent souvent par contrat à le faire, ce qui indirectement soulage la communauté ; ils seraient en droit d'élever leurs prétentions d'une façon fâcheuse, s'il survenait une épidémie. Tout cela a été considéré, et si les habitants perdent sur quelques points leur liberté, ils y trouvent des avantages. La preuve, c'est que de pareils traités n'existent que dans les localités minimes, et qu'ils disparaissent presque partout au dix-huitième siècle, quand, la concurrence devenant possible, le monopole devint onéreux[20]. Mêmes procédés, mêmes souples combinaisons, inspirés par
les forces de chacun et les circonstances, dans les mesures de police prises
à l'égard de tout voyageur inconnu, qui naturellement est suspect. Le
capitaine de Saint-Malo, tenant le livre des
étrangers qui passent en cette ville, est invité à veiller exactement
à ce que leur nombre n'excède pas l'ordonnance.
Le nouveau venu à Poitiers, à Accueilli, le voyageur doit se soumettre aux règlements que la prudence a suggérés aux administrations locales. Ordre de remettre en arrivant vos armes à votre hôte qui ne peut vous les rendre qu'au moment du départ. Défense à quiconque de sortir la nuit après l'heure frappée, et aux aubergistes de recevoir personne après ladite heure. Pour être sûr que l'hôtelier saura empêcher son client de courir le pavé hors du logis, on le rend responsable des méfaits que ce client pourra commettre. D'ailleurs, si nous ne sommes pas aussi féroces qu'en Italie où, d'après un de nos compatriotes, on épie fort les étrangers, et où les Juifs et les Turcs sont enfermés chaque soir à la clef dans leurs maisons, nous avons des chaînes à l'entrée de presque toutes les rues et sur les rivières ; la population s'endort plus tranquille quand elle les sait tendues[22]. La police communale qui, dans l'ordre matériel, est assez rudimentaire, puisqu'elle interdit faiblement de laisser vaguer des pourceaux par la ville, ou d'en nourrir depuis le mois d'avril jusqu'au mois de septembre, qu'elle proteste sans succès contre l'élevage des moutons à domicile et contre l'envahissement des rues par les ouvriers de tous états qui installent, pendant l'été, leurs établis devant leur boutique, se montre au contraire fort rigoureuse dans l'ordre moral. Ce ne sont pas seulement les bateleurs qui ont besoin pour jouer des farces et faire tirer des blanques[23], de la permission du maire — permission que les comédiens doivent généralement acheter par une aumône à l'hôpital de l'endroit —, ce sont aussi les divertissements privés sur lesquels s'exerce la surveillance paternelle du magistrat. Nevers ferme d'autorité la maison d'un joueur de banque où plusieurs habitants vont hasarder leur argent, ce qui est contraire au bien public ; Nîmes, où l'on a récemment importé certains jeux appelés à billard, proscrit ces instruments scandaleux et défend d'en construire de nouveaux. Par ordre des consuls ces billards sont brisés et les morceaux portés à l'hôtel de ville ; Paris pourchasse les jeux de boules et n'en tolère qu'un par maison pour la récréation du propriétaire et de sa famille. Il va de soi que l'heure de fermeture des débits de boissons était prescrite par un arrêté ; mais tel prévôt, en Bourgogne, prétend défendre aux habitants d'aller boire et manger aux cabarets de leur propre ville, et un parlement, à Toulouse, interdit aux particuliers de donner des bals, la nuit, hors le cas de fiançailles et de noces, et aux ménétriers de s'y rendre pour faire danser, sous peine de quatre mille livres d'amende[24]. Cette descente des cours souveraines dans les détails du bon ordre urbain ou rural n'a pas de quoi nous surprendre. A Paris, comme en province, la police était le terrain de combat des officiers municipaux et des officiers royaux. Ils parvenaient rarement à s'entendre, et s'ils transigeaient, l'acte même de la transaction offrait de telles subtilités qu'il fournissait matière à de nouveaux différends. A Metz, par exemple, les difficultés se prolongèrent durant tout le dix-septième siècle. En 1702 seulement intervint un règlement qui donnait aux magistrats de l'État la police de la banlieue ; la police champêtre restait aux magistrats de l'hôtel de ville. Le lieutenant général donnait aux marchands étrangers la permission de vendre des faïences, mais la municipalité pouvait seule leur donner le droit de les étaler sur les places ; les bouchers devaient s'adresser au lieutenant général pour leurs étaux, les cabaretiers devaient s'adresser au maire pour leurs comptoirs ; lui seul donnait pouvoir de vendre à manger, de mettre la nappe. C'est le lieutenant général qui autorise les comédiens à se faire voir et entendre, mais si leur représentation a lieu en plein air, c'est à la mairie qu'ils doivent demander le placet. Tous les parlements s'insinuent ainsi par des ordonnances de
police dans le ménage de la cité : celui de Paris règle la visite des denrées
aux Halles, afin de s'assurer qu'elles sont salubres
pour les corps humains ; il prescrit de garantir les marchandises aussi bonnes dessous que dessus, et de préférer les
bourgeois aux revendeurs. A son exemple, tel autre règle les allées et venues
des bohémiens et s femmes mal vivantes qu'ils mènent avec eux ; tel encore
enjoint à la maréchaussée de s'emparer des gens qu'elle trouvera vaguant par les rues après neuf heures du soir.
Gardienne de la morale privée, la cour de Rennes décrète contre un
gentilhomme qui a gratifié son bouffon d'une veste de velours couverte de priapes et autres figures sales et deshonnétes.
Chaque seigneur, ecclésiastique ou laïque, jouit des attributions de police
dans l'intérieur de sa seigneurie : l'évêque de Mende défend de se masquer ni déguiser en habits scandaleux ;
l'abbé de Vauluisant, en Bourgogne, fixe l'heure de la fermeture des cabarets
dans les paroisses dont il est suzerain. Dans les maisons royales, c'est le
grand prévôt de l'hôtel, sur les rivières, c'est le sénéchal du district, qui
doivent avoir l’œil pour faire observer les
règlements. En ce qui touche aux impôts indirects, Grosses peines d'ailleurs, à côté de répressions vénielles : le chef d'un groupe de turbulents de Nevers, qui s'assemblaient illicitement sous le nom de bande grise et joyeuse, est condamné par les échevins à demeurer attaché au pilori, pendant le marché, avec un écriteau portant ces mots : C'est le chef, auteur et instituteur de la bande grise et joyeuse, et à être ensuite banni du ressort. Le bannissement est la punition suprême ; chaque cité a sa pierre bannissoire, le délinquant y est conduit pour entendre le verdict qui lui défend de la franchir, à jamais, ou pendant un laps de temps déterminé. Là où les autorités royales et communales s'accordent, Messieurs de la maison de ville délèguent chaque année trois ou quatre d'entre eux pour être de la police avec le procureur du Roi. C'est le cas à Saintes et ailleurs[27]. Paris agit d'une façon toute démocratique : quand les vols et les meurtres y devenaient trop fréquents, que les mauvais plaisants insinuaient qu'il était tombé une bouteille d'encre sur les ordonnances de police, ce pour quoi les commissaires ne les peuvent plus lire, le parlement prescrivait des assemblées, où les magistrats, les agents, les commissaires, les colonels de quartier et autres notables bourgeois étaient invités à venir délibérer ensemble. Les uns et les autres devaient donner avis par écrit de ce qu'ils jugeaient être nécessaire. La cour décidait d'après ces réunions consultatives ; chacun était interpellé à son tour, les voix recueillies, et le vote de la majorité faisait loi. Le procédé était, comme nous l'avons dit précédemment, des plus défectueux ; un avocat général, M. Bignon, remarquait assez sagement qu'il n'y avait que trop d'ordonnances, que tout était dans la difficulté de l'exécution. L'exécution incombait aux commissaires de quartier — ancêtres de nos commissaires de police — et à leurs exempts. Mais le bâton de ces derniers était loin d'être aussi respecté, en France, que la baguette des policemen d'Angleterre, ou les varas (badines blanches) des alguazils d'Espagne. Les sergents à cheval se plaignaient d'emprisonner quinze ou vingt personnes chaque jour qu'ils trouvaient dans les lieux infâmes, et qui, le même soir, sortaient de prison et venaient les menacer à leurs portes. Le parlement avait beau fulminer contre les vagabonds, les mendiants valides et ceux qui n'ont d'autre profession que de ne rien faire, il parait que les conseillers au Châtelet se montraient à leur égard fort cléments, ayant pris pour maxime que, dans une grande ville comme Paris, la seule fainéantise n'était pas un crime. Sauf leur participation à la confection des règlements, le maire de Paris (prévôt des marchands) et ses échevins n'avaient donc pas sur la police de la capitale la même autorité que les chefs des municipalités de province. Paris était déjà à cet égard dans la même situation qu'aujourd'hui, avec cette différence qu'en ce temps-là le lieutenant civil n'était pas un fonctionnaire, comme le lieutenant de police du dix-huitième siècle, ou comme notre préfet de police actuel, mais un magistrat analogue au président du tribunal de première instance de la Seine[28]. Comme juge, il rendait des sentences, comme chef de police il prenait des arrêtés : la presse le regarde, c'est lui qui pourchasse et saisit les libelles, dessins ou images dans lesquels le Roi les princes et les ministres étaient représentés en divers costumes et postures scandaleuses et tendantes à mépris[29]. III Hygiène : Fréquence des épidémies, ravages qu'elles causent. — Peste de 1628. — Rôle et devoirs des administrations locales vis-à-vis du fléau. — Soins médicaux. — Modes de préservation employés. — Billets de santé, quarantaine, dureté extrême du traitement. — Indépendance des communes à cet égard.Un autre domaine où l'État s'est fait et devait se faire
sa part — part qu'il tend d'ailleurs à exagérer de nos jours — mais où, au
commencement du dix-septième siècle, les communes régnaient en absolues
maîtresses, c'est l'hygiène. La terrible peste qui désola l'Europe, en 1628,
marque tristement le règne de Louis XIII, et les annales de chaque région
nous révèlent sans cesse, en ces temps-là, des épidémies qui, pour être
localisées, n'en sévissent pas moins avec rigueur. La contagion est-elle déclarée,
la cité aussitôt s'organise pour lui tenir tête. Et d'abord que personne ne
sorte, de ceux qui peuvent être utiles ; défense aux riches de quitter la
place. Les chefs de maison de Narbonne,
décrète le parlement de Toulouse, rentreront en
ville malgré la peste dans un délai de trois jours, sous peine d'être privés
du droit de bourgeoisie. Pour empêcher l'émigration des premières
familles, Les médecins et chirurgiens coûtent plus cher ; les tribunaux essayent bien de leur défendre, sous peine de la vie, d'abandonner leur résidence, mais les moyens coercitifs ne réussissent guère auprès de praticiens que la force même du fléau rend maîtres de la situation. On traitera donc avec eux : cent à cent cinquante livres par mois sont généralement les gages des médecins nommés au fait de la peste, c'est un tarif à peu près uniforme ; de plus ils sont logés. Cependant, si les concurrents sont peu nombreux, les exigences augmentent : Pour ne pas se priver des secours du seul homme de l'art qu'il y ait à Nîmes, en 1640, le conseil décide qu'il lui sera donné mensuellement trois cents livres[32]. Il faut payer en outre les sergents de la santé qui portent les pestiférés aux hôpitaux ; les pauvres filles qui essayent les maisons — triste profession ! — et sont nourries par la communauté, la désinfection des immeubles contaminés que l'on parfume avec force benjoin, storax, encens, soufre et bois de genévrier. On y dépense quatre et cinq mille livres ; les villes, en pareille occurrence, se montrent prodigues, elles s'inondent de senteurs, quitte à donner ensuite à l'entrepreneur qu'elles ont appelé dans ce but, une indemnité pour le faire déloger, ses parfums devenant nuisibles aux habitants[33]. Les frais de toute nature s'élèvent ainsi à des sommes considérables ; en six mois, ils dépassent à Angers cent mille livres. Il faut pourvoir à l'entretien des personnes séquestrées, de leurs familles et de leurs domestiques, et l'on imagine si les quarantaines sont impitoyables. On expulse sans pitié les pauvres étrangers et les suspects qui sont petites gens, on ouvre les prisons pour dettes et l'on en disperse les détenus ; puis il est ordonné à quiconque sera attaqué de la peste d'en faire aussitôt déclaration au prévôt de la santé, et de se rendre au lieu destiné pour traiter cette maladie, à moins qu'il n'aime mieux voir sa maison marquée d'une croix ou d'une étoile blanche, ses portes cadenassées, scellées ou condamnées avec une barre de fer, pour empêcher de sortir aucun de ceux qui communiquent avec lui. Défense de se faire administrer les secours spirituels par d'autres que les religieux à ce destinés. Un curé, déclaré infect pour avoir visité des malades, est confiné dans une hutte en planches ; on l'autorise ensuite, à grand'peine, à se réfugier dans une église écartée, où il fera sa quarantaine. Tout individu ayant fréquenté un local douteux est banni, et ne peut s'approcher d'aucun habitant de plus de dix pas, sous peine d'être éloigné à coups d'armes à feu ou autres[34]. Le sieur Robineau, dit un arrêt, se tient caché et, bien qu'atteint de la peste, maintient ses relations comme s'il était en parfaite santé. Ordre à Robineau de se présenter devant les chirurgiens des épidémies ; s'il résiste, ses biens seront saisis. La peste, dit le parlement de Provence, entre par Digne et Castellane ; prière aux habitants de ces villes de n'en pas sortir, et pour rendre la prière efficace, un conseiller est député qui établit aux alentours un blocus armé. Le fermier de l'hôpital de Condom se désiste judiciairement de son bail, emprisonné qu'il est dans sa maison par ordre des consuls, qui le supposent infecté du mal contagieux. Un boulanger que l'on expulse de Bourg, pour avoir fait des affaires avec des gens soupçonnés de maladie, demande un abri et jure qu'il n'est pas malade ; mêmes suppliques d'un huissier séquestré pour les mêmes motifs, d'un apothicaire convaincu d'avoir donné un clystère à un homme mort de la peste. Des peines identiques attendent celui ou celle qui recevrait des parents venant d'une localité suspecte ; les grands seigneurs ne sont pas plus épargnés que le commun du peuple. Et malheur à qui rompra son ban : deux individus atteints du terrible mal et internés dans une métairie s'étant évadés, y seront réintégrés par la force, et s'ils recommencent ils seront brûlés avec la maison. Les morts ne peuvent espérer un meilleur traitement que les vivants ; les corbeaux — croque-morts ordinaires — ont beau doubler les journées, multiplier les chariots et accélérer la tâche, c'est en vain que l'on voit passer et repasser dans les rues leurs lugubres uniformes — habits bleus chamarrés de blanc ou casaques à grandes croix noires — en vain qu'on leur adjoint des suppléants, des magogets, pour faire disparaître les cadavres. Les cimetières regorgent, et l'on doit les enclore pour les défendre des loups. Souvent les paroissiens ne veulent pas de ces corps dans le bourg, il y en a trop ! Nous trouvons sur des actes de décès collectifs N... N..., son fils, ses deux filles, sa servante... ; on va au plus près, on creuse une fosse dans un jardin, dans une pièce de terre ; ailleurs on met le feu à une maison de campagne où se trouvent deux cadavres de pestiférés que personne n'a osé ensevelir[35]. Les malheureux que la mort a épargnés inspirent grande défiance : les pestiférés guéris ne doivent sortir qu'avec une baguette blanche en main, sinon ils risquent d'être chassés à coups de pierres. Qu'il prenne garde celui qui, en temps d'épidémie, se met au lit pour une indisposition passagère, celui surtout qui a sur son corps trace de bouton, du furoncle le plus inoffensif ! C'est un ennemi ; si l'on s'en aperçoit, il lui sera fait un mauvais parti. Quant aux voyageurs bien portants, ils ont à se munir d'un billet de santé en chaque ville où ils couchent, où ils passent, ne fût-ce que quelques heures. Ils conserveront avec soin tous ces billets s'ils ne veulent être arquebusés ou, du moins, faire quarantaine. C'est la patente de santé actuelle des navires, appliquée aux petits déplacements intérieurs. Un grand chemin réputation d'être contagionné, ce n'est pas, malgré les ordonnances les plus formelles, un passeport royal qui donnera la libre pratique à ceux qui en viennent. Les municipalités n'ont de confiance que dans les certificats délivrés par elles-mêmes ou par leurs voisines. Elles s'encouragent à être fort regardantes sur ce chapitre : Une complaisance peut causer des maux incalculables, disent les échevins de Lyon. Ces billettes, sans lesquelles aucune circulation n'est possible, sont si précieuses, qu'elles deviennent l'objet d'un trafic ; on les falsifie, on les prête, on les échange, mais le tout à grand risque ; on encourt, en ce faisant, les peines les plus sévères. Une commune n'hésite pas à emprisonner un magistrat qui s'opposerait à l'exécution de ses règlements hygiéniques, et des patrouilles vont, la nuit, dans les hôtelleries, faire exhiber à chacun son permis. Les préjugés du temps s'ajoutaient alors à l'éternelle crédulité des foules, pour surexciter l'opinion publique. Les citadins du dix-septième siècle, qui ne doutaient pas des multiples propriétés du son des cloches, et les campagnards qui faisaient exorciser les chenilles de leurs vignes, étaient relativement excusables quand ils vouaient au supplice : à Lyon, les soi-disant engraisseurs qui propageaient le venin ; à Rouen, les éventeurs qui en conservaient ce qu'il fallait pour maintenir l'épidémie dans la ville ; plus d'un malheureux fut, pour de semblables motifs, condamné à mort par des tribunaux qui le jugèrent du haut de leurs fenêtres, sous lesquelles on l'avait amené[36]. Près de cent ans plus tard, lors de la peste de Marseille, la défense sanitaire était encore aussi barbare, aussi féconde en épisodes tragiques. Deux hommes venant du comtat Venaissin, où régnait l'épidémie, avaient réussi à forcer la ligne établie sur la frontière du Dauphiné. Des grenadiers se mirent à leur poursuite ; l'un des voyageurs, déjà malade, est blessé à l'épaule d'un coup de feu, puis poignardé, et achevé à coups de baïonnette. L'autre, plus hardi, se jette dans une rivière ; mais, s'étant dressé au milieu de l'eau, il reçoit plusieurs balles de mousquet. Il essaye d'approcher de la rive, en criant : Miséricorde ! Les soldats l'en empêchent et l'assomment à coups de pierres. Les cadavres ne purent être brûlés, conclut le procès-verbal, à cause de la pluie, et leurs vêtements seuls furent réduits en cendres[37]. On se figure l'impression de joie intense que des hommes,
qui avaient assisté à des scènes analogues, qui sortaient jusqu'à un certain
point du tombeau, éprouvaient lors de cette publication
de la santé terminant officiellement la période de peste, et rendant
chacun à la vie normale. Pourtant le soin minutieux avec lequel on combattait
l'épidémie déclarée, n'avait d'égal que l'insouciante négligence avec laquelle
la population défiait les fléaux à venir. On remarque, à La découverte de la vaccine mit seule fin à nombre de ces fièvres pourprées, auxquelles tant de personnages illustres succombaient à cette époque ; mais la création des égouts, l'appropriation des halles, la construction des abattoirs, l'interdiction faite, au dix-huitième siècle, par les évêques, à la demande du pouvoir civil, d'inhumer dans les églises — interdiction qui révolta longtemps la piété du peuple des campagnes, lequel se refusait à considérer le cimetière comme terre sainte — ces mesures, entre bien d'autres, contribuèrent à diminuer la mortalité[38]. Sous Louis XIII, une municipalité éclairée croit faire beaucoup en empêchant d'exposer dans les rues aucun animal mort de maladie, et en ajoutant : Il vaut mieux les jeter à la rivière. Or cette rivière abreuvait les habitants.... |
[1]
Déclaration d'avril 1630. —
[2] Règlement du 29 mars 1631. — Arrêt des commissaires généraux de la voirie, 3 septembre 1640. — Arch. Guerre, LXVII, 322. — Voyage de J. BOUCHARD, en 1630, p. 98. — Arch. com. de Toulon, FF. 702. — Arch. dép. Somme, B. 17, 21 ; Isère, B. 2921. — Ordon. munic. d'Issoudun (Société des Antiq. du Berry, 1882, p. 228). — A Beauvais, Abbeville et autres villes de la même contrée, dit l'auteur du Voyage à Paris en 1657 (Faugère, p. 25), les maisons sont presque toutes à l'antique, bâties de plâtre et de bois.
[3] GUI PATIN, Lettres, I, 31. — Arch. com. de Nîmes, FF. 17. — Arch. dép. Somme, B. 188. Parmi les enseignes d'Amiens à cette époque, on voyait : Musse (cache) ton pot, Les corps nus sans tête, La sotte couvée, Le cœur de la ville, etc.
[4] Déclaration du 29 juillet 1627. — Arrêts du conseil d'État du 15 janvier et du 4 août 1638. — Lettres et papiers d'État, III, 162.
[5]
On édicta que la paroisse de
[6]
Arrêt des commissaires généraux du 3 septembre 1640. — Aff. Étrang., t.
[7]
Le pont Rouge fut construit par Barbier, l'un des adjudicataires du domaine de
[8] Arrêt du Conseil d'État, 25 avril 1634 ; lettres patentes de février 1642.
[9]
Voyage de CORYATE
à Paris, p. 10. — Aff. Étrang.,
[10]
Arch. com. de Bourg, FF. 43 ; Avallon, FF. 36. — Arch. dép. Vaucluse, B. 1621,
1882 ; Haute-Garonne, B. 448. — Société des Ant. de Berry, 1882, p. 224.
— Courrier véritable arrivé en poste, parodie de
[11] Arrêt du prévôt de Paris, 30 septembre 1634. — Sentence du lieutenant civil du 5 janvier 1638. — Arrêt du Parlement du 4 mars 1638. — Arrêts du conseil d'État, 22 septembre 1638 et 15 mai 1641. — Voyage de J. BOUCHARD, en 1630, p. 119.
[12] Arrêt du Conseil d'État, 15 mai 1641. — Édit de février 1638. — TALLEMANT, Historiettes. — Arch. com. de Bourg, BB. 98 ; de Nevers, DD. 15. — Arch. dép. Lot-et-Garonne (Duras, BB. 1).
[13]
Déclaration du 9 juillet 1637. — Arrêt du Parlement du 23 décembre 1637. Le
pavage était à la charge du Roi sur le pont Neuf, autour du Louvre, le long du
quai des Tuileries sur la place des Halles, la place Maubert, la cour du
Palais, le pourtour du Grand-Châtelet, et
[14]
TALON, Mémoires,
32. — Ordonnance du lieutenant général de Boum), 1er janvier 1640. — Aff.
Étrang., t.
[15]
Lettres patentes du 24 février 1623. — Plumitif de la chambre des comptes,
P.
[16]
Traité du 9 octobre 1631. — Lettres et papiers d'Etat, VI, 48. — Le
concessionnaire (un Sr Pidou, secrétaire de la chambre du Roi) devait
construire en outre des quais et des murailles. On lui donnait en payement : 1°
une somme de
[17]
Aff. Étrang., t.
[18] Lettres et papiers d'État, VIII, 144. — MONTPENSIER, Mémoires, 22. — M. LISTER, Voyage à Paris, 25 et 169.
[19]
DESHAYES DE COURMENIN, Voyage en
Danemark, 235. — Bul. Soc. Archéol. Corrèze, VII, 173.
[20] Arch. dép. Lot-et-Garonne,
BB. 3 et (Gontaud, BR. 3) ; Drôme, E. 5597, 5680, 5726, 5737. — En 1660, les
visites du médecin de Castillonnès, qui reçoit
[21]
FONTENAY-MAREUIL, Mémoires,
213. — Ordon. munic. de Poitiers, 1634.— E. FOURNIER, Var.
historiques, III, 83.— Arch. com. de Saint-Malo, VI ; Nîmes, FF. 17 ;
Bourg, FF. 43. — Arch. dép. Drôme, E. 4995 et passim ; Haute-Garonne, B.
[22]
Arch. dép. Vaucluse, B. 1547 ; Aube, G. 1297, 2384. — QUICLET, Voyage à
Constantinople en 1657, p. 47. — PONTIS, Mémoires, 627. — Aff. Étrang., t.
[23] Sortes de loteries analogues aux tourniquets de nos foires.
[24]
Arrêt du Parlement de Paris, 7 septembre 1629. — Arch. com. de Nevers, BB. 24,
25 ; Nîmes, FF. 15, 17 ; d'Avallon, CC. 43 ; Bourg, BB. 99. — Arch. dép.
Haute-Garonne, B. 370. — Aff. Étrang., t.
[25]
Arrêt de
[26] Arch. dép. Eure-et-Loir, B. 303, 1694, 1700 ; Côte-d'Or, C. 2096. Haute-Garonne, B, 381, 493 ; Lot-et-Garonne, B. 13. — Arch. com. d'Angers, BB. 73. — Arrêts du Conseil d'État des 13 août 1620 et 18 septembre 1638. Édit de mai 1631. — Bul. Soc. Archéol. Corrèze, VII, 157.
[27] Arch. Saintonge et Aunis, XI, 353. — Soc. académ. de Laon (1859), p. 50. — Arch. com. Nevers, FF. 9. — Le tiers état, en 1614, insistait pour le maintien de la justice policière des villes où toutes causes sont jugées sommairement, sans ministère d'avocat ni de procureur. (PICOT, États généraux, IV, 96.)
[28] Arrêts du Parlement, 15 mars 1633, 27 mars 1634, 13 mars 1640. — TALON, Mémoires, 31 et suiv. — BASSOMPIERRE, Mémoires, 152. — On ne doit pas confondre les commissaires de quartiers avec les sept commissaires dits de l'hôtel de ville, préposés aux quais, ports, places et rivières. (Voy. Arrêt du Parlement, 8 août 1629.)
[29] Ordon. du 19 décembre 1639. — Le faubourg Saint-Germain, qui constituait une ville dans Paris, échappait à peu près complètement à la surveillance du lieutenant civil. Le bailli de Saint-Germain des Prés y exerçait seul la police et forçait les gens qui lui déplaisaient à vider le faubourg et à émigrer dans un autre quartier. (Arrêt du conseil privé, 19 novembre 1641.)
[30]
RICHELIEU, Mémoires,
II, 30. Aff. Étrang., t.
[31] Arch. dép. Drôme, E. 5686 ; Haute-Garonne, B. 487, 522. — Arch. com. de Nîmes, LL. 49 ; Bourg, BB. 89 : GG. 247. — Arch. hist. Saintonge, V, 118. — CABASSE, Parlement de Provence, II, 44.
[32] D'autres sont plus modestes : Nevers accepte l'offre d'un chirurgien de visiter les malades sans se mettre en péril de sa personne (?), à la condition d'être exempt de toutes sortes d'impôts. — Arch. com. de Nevers, BB. 19 ; CC. 163 ; Nîmes, LL, 21 ; Avallon, BB, 3. — Arch. dép. Lot-et-Garonne (Francescas, BB. 5), Haute-Garonne, B. 490. — CABASSE, Parlement de Provence, II, 64.
[33]
Arch. corn. de Nîmes, LL. 20, Mg. 2 ; Angers, BB. 69 ; Rodez, CC. 163 ;
Avallon, CC. 244, Bourg, GG. 253. — La dépense est ensuite répartie, sous forme
de taxe, sur les contribuables. Un gantier de Nîmes doit, pour ce chapitre, une
cotisation de
[34] Arch. dép. Lot-et-Garonne (Aiguillon, BB. 1 ; Sainte-Colombe, BB. 1 ; Francescas, BB. 15) ; Haute-Garonne, D, 4.87. — Arch. com. de Nevers, GG. 179 ; CC. 93 ; Avallon, BB. 3 ; Bourg, GG. 253.
[35] Arch. dép. Morbihan, E. pref. 60
; Lot-et-Garonne (Grayssas, GG. 3 ; Mézin, BB. 7 ; Aiguillon, BB. 3) ;
Haute-Garonne, B. 478. — CABASSE,
Parlement de Provence, II, 44. — Arch. hosp. Condom, B.134. — Arch. com. d'Avallon, GG. 246
;
[36] Arrêt du Parlement, 7 août 1623. — RICHELIEU, Mémoires, I, 593. — Voyage de J. BOUCHARD, en 1630, p. 99, 195. — Arch. hist. Saintonge, V, 113. — FLOQUET, Parlement de Normandie, IV, 460, 465. — Arch. com. d'Angers, BB. 69 ; Bourg, CC. 86 ; GG. 249, 251 ; Nîmes, LL. 49 ; Avallon, FF. 13 ; GG. 72.
[37]
Arch. dép. Drôme, B. 5221.
[38] Arch. dép. Morbihan, E. pref. 58 ; Côte-d'Or, C. 2104 ; Haute-Garonne, C. 322. — Arch. com. de Bourg, GG. 251 ; Nîmes, LL. 21. — Arch. hist. Saintonge, V, 113.